18

ENVOYÉS DES CIEUX

Brandissant toujours son épée, le Mongol cria par-dessus son épaule. D’autres hommes en armes sortirent en courant des tentes… ou plus exactement des yourtes. Des femmes et des enfants suivirent. Ces derniers avaient l’air de petites boules en manteaux de feutre, les yeux écarquillés de curiosité.

Les hommes avaient des traits asiatiques classiques, avec de larges visages, de petits yeux noirs et des cheveux de jais qu’ils portaient attachés sur la nuque. Certains avaient des bandeaux de tissu autour de la tête. Ils étaient vêtus de larges pantalons brunâtres et marchaient pieds nus ou portaient des bottes dans lesquelles étaient rentrées les jambes de leur pantalon. Ceux qui n’allaient pas torse nu avaient des tuniques légères, fortement rapiécées.

Ils avaient l’air mauvais, et costauds. Ils s’attroupèrent, menaçants, autour des cosmonautes accablés par la pesanteur. Kolya essayait de tenir le coup. Il tremblait ; le cadavre décapité de Mousa gisait contre le flanc du Soyouz, un ultime filet de sang s’égouttant de son cou.

Celui qui avait tué Mousa s’avança vers Zabel, qui le fusilla du regard. Résolument, il lui empoigna les seins et serra.

Zabel ne broncha pas.

— Bon sang, ce que ce type peut puer, dit-elle.

Kolya perçut la tension de sa voix, il sentait la peur sous sa détermination. Mais le guerrier recula.

Les hommes discutèrent rapidement, jetant des coups d’œil aux deux cosmonautes et à leur vaisseau, ainsi qu’à la soie du parachute étalé sur la steppe poussiéreuse.

— Tu sais ce que je crois qu’ils racontent ? chuchota Zabel. Qu’ils vont te tuer. Moi, ils vont me violer et, ensuite seulement, ils me tueront.

— Essaie de ne pas faire de geste brusque, dit Kolya.

La tension fut rompue par un cri perçant. Une petite fille d’environ cinq ans, le visage rond comme une soucoupe, avait touché la paroi du Soyouz et s’était brûlé la main.

Les guerriers grognèrent comme un seul homme. L’assassin de Mousa appuya son épée sur le cou de Kolya. Il avait la bouche ouverte, de petits yeux, et son haleine dégageait des relents de viande et de lait. Le monde prit brusquement un relief nouveau pour Kolya : la puanteur animale de l’homme devant lui, le parfum de rouille de la steppe, même le battement du sang à ses oreilles. Cela serait-il son dernier souvenir, avant de rejoindre Mousa dans le néant ?…

Darughachi, dit-il. Tengri. Darughachi.

L’homme ouvrit de grands yeux. Il recula, tout en gardant son épée levée, et le conciliabule reprit, mais maintenant les guerriers les regardaient encore plus fixement.

— Qu’est-ce que tu as dit ? siffla Zabel.

— Des souvenirs d’école, répondit Kolya, qui essayait de garder un ton égal. J’ai lancé ça un peu au hasard. Ç’aurait pu ne pas être leur langue du tout ; nous aurions pu atterrir à n’importe quelle époque…

— Quelle langue, Kolya ?

— Le mongol.

— J’en étais sûre !

— J’ai dit que nous étions des émissaires. Des envoyés des cieux éternels. S’ils me croient, ils devront nous traiter avec respect. Nous conduire devant leurs responsables locaux, peut-être. C’était un bluff… un simple bluff…

— Bien joué, Batman. Après tout, ces types nous ont vus tomber du ciel. « Conduisez-nous à votre chef». Au cinéma, ça marche à tous les coups.

Elle réussit même à rire, d’un affreux ricanement forcé.

Finalement, le cercle qui les entourait commença à se disperser et personne ne vint les tuer. Un homme mit une veste et un bonnet de feutre, courut jusqu’à un cheval attaché près d’une yourte, sauta dessus et s’éloigna à toute allure.

Quelqu’un attacha dans le dos les mains des cosmonautes et on les poussa en direction d’une des yourtes. Même sans les mains liées, ils auraient eu du mal à marcher ; Kolya avait l’impression d’être coincé sous une chape de plomb et ses oreilles bourdonnaient. Les enfants, qui les dévisageaient en se mettant les doigts dans le nez, formaient une sorte de haie d’honneur sur leur passage. Un vilain garnement leur lança une pierre qui rebondit sur l’épaule de Kolya. C’était loin d’être un retour triomphal sur Terre. Mais ils étaient en vie ; son intervention leur avait au moins gagné un peu de temps.

Le rabat masquant l’entrée de la yourte s’écarta et on les poussa à l’intérieur.



Les cosmonautes furent jetés sur des tapis de feutre. Dans leur encombrante tenue pressurisée, ils paraissaient énormes et leurs jambes pointaient grotesquement devant eux. Mais le simple fait de s’asseoir était pour eux un soulagement.

L’unique porte faisait face au sud : Kolya voyait le soleil à travers un voile de fumée. Il savait que c’était une tradition mongole : leur théologie rudimentaire tournait autour de l’adoration du soleil et ici, dans les plaines du nord de l’Asie, celui-ci restait pratiquement cantonné au sud durant tout l’hiver dans son parcours quotidien.

Des Mongols, hommes trapus et femmes aux muscles noueux, ne cessaient d’entrer et de sortir, manifestement pour examiner les nouveaux venus. Ils les dévisageaient, principalement Zabel, avec une avidité calculatrice.

Une partie de leur équipement – leurs trousses de premiers secours, un canot de sauvetage gonflable – fut apportée du Soyouz. Presque rien de tout ça n’avait de sens pour leurs ravisseurs. Mais Zabel et Kolya furent autorisés à échanger leurs encombrants scaphandres contre les légères combinaisons orange qu’ils avaient portées en orbite. Les enfants mongols regardaient avec de grands yeux leurs sous-vêtements et les pantalons élastomères que les cosmonautes venaient d’ôter. Leurs tenues pressurisées furent reléguées tels des cocons abandonnés dans un coin de la yourte crasseuse.

Ils réussirent à dissimuler aux yeux des Mongols leurs armes de poing en les cachant derrière leur dos.

Ensuite, à l’immense soulagement de Kolya, on les laissa un moment seuls. Adossé à la paroi malpropre de la yourte, tremblant de tous ses membres, il s’efforça de maîtriser les battements de son cœur et de dissiper les brumes de son cerveau par la seule force de sa volonté. Il aurait maintenant dû être à l’hôpital, entouré du dernier cri de la technologie, afin de suivre un programme de physiothérapie et de remise en forme, et non coincé au fond de cette tente puante. Il était faible comme un vieillard et, face à ces Mongols râblés et costauds, complètement démuni ; il était aussi accablé que terrifié.

Il essaya de réfléchir, d’évaluer ce qui l’entourait.

La yourte était élimée, mais solide. Elle appartenait sans doute au chef de cette petite communauté. Son principal support était un robuste poteau, tandis que des perches plus légères et des lattes de bois donnaient sa forme au dôme de feutre. Des tapis crasseux recouvraient le sol, des outres et des récipients métalliques étaient suspendus à des crochets. Contre la paroi circulaire étaient disposés des coffres de cuir et de bois, le mobilier d’un peuple nomade. L’endroit était dépourvu de fenêtre, mais un trou était ménagé dans le toit au-dessus d’un foyer de pierres noircies sur lequel brûlait en permanence de la bouse séchée.

Kolya se demanda d’abord comment la yourte pouvait être démontée et remontée, ainsi qu’il le fallait au moins deux fois par an pour passer des pâturages d’hiver à ceux d’été et inversement. Mais il avait aussi remarqué un grand chariot stationné un peu plus loin. Son plateau était largement assez vaste pour transporter la yourte d’un seul bloc avec son contenu.

— Mais ils n’ont pas toujours procédé comme ça, chuchota-t-il à Zabel. Les Mongols. Ils ne l’ont fait qu’au début du XIIIe siècle. Aux autres époques, ils se contentaient de démonter leurs yourtes comme des tentes et de les replier pour le transport. Ce qui nous donne une indication chronologique… Nous avons atterri en plein apogée de l’Empire mongol !

— Une chance pour nous que tu en saches autant sur eux.

— Une chance ? bougonna Kolya. Zabel, les Mongols ont envahi la Russie – deux fois. Une telle expérience ne s’oublie pas, même en huit siècles.

Au bout d’un moment vint l’heure de préparer le repas. Une femme entra en traînant un grand chaudron de fer. Elle débita une demi-carcasse de mouton qu’elle jeta dedans – pas juste la viande et les os, mais aussi le mou, la panse, la cervelle, les intestins, les yeux, les sabots : manifestement, rien n’était gaspillé. La femme avait le visage parcheminé et des bras de lanceuse de poids. Elle vaquait tranquillement à sa tâche sans prêter la moindre attention à Zabel et Kolya, comme si elle trouvait tous les jours deux humains du futur tassés dans un coin de sa yourte.

Les cosmonautes naufragés faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour accélérer leur adaptation à la pesanteur accablante de la Terre, fléchissant discrètement leurs membres, changeant de position pour favoriser tel ou tel ensemble de muscles. En dehors de cela, ils n’avaient rien d’autre à faire qu’attendre le retour du cavalier envoyé auprès du responsable local qui devait probablement décider de leur sort – décision qui pouvait toujours signifier leur mort. Malgré cette sinistre perspective, comme l’après-midi traînait en longueur, Kolya, étonnamment, commença à s’ennuyer.

La masse de viande et d’abats mijota pendant plusieurs heures dans la marmite. Puis d’autres adultes et des enfants s’entassèrent dans la yourte. Certains venaient ajouter de la viande dans le chaudron, apparemment des morceaux de renard, de souris, de lapin. Grossièrement dépecés, mais pas nettoyés, on y voyait encore collés des saletés et du sang séché.

L’heure du repas venue, les Mongols puisèrent simplement dans le récipient avec une écuelle en bois des morceaux de viande qu’ils mangèrent avec les doigts, tout en buvant dans des tasses ce qui semblait être du lait tiré d’une outre luisante d’humidité. De temps en temps, après quelques bouchées, quand ils n’aimaient pas le goût d’un morceau, ils le recrachaient dans la marmite.

Zabel observait cela avec horreur.

— Et personne ne s’est lavé les mains avant le dîner.

— Pour les Mongols, l’eau participe de la pureté divine, dit Kolya. Pas question de la souiller en l’utilisant pour se laver.

— Mais comment font-ils pour rester propres ?

— Bienvenue au XIIIe siècle, Zabel.

Les convives gardaient leurs distances avec les cosmonautes, mais la vie sociale ne semblait pas autrement affectée par leur présence.

Au bout d’un moment, un des plus jeunes hommes s’approcha d’eux avec une écuelle de viande. Kolya constata que la graisse de mouton qui brillait sur les lèvres du garçon n’était que la partie supérieure de la couche de saleté qui lui recouvrait le visage ; il avait même sous ses larges narines de la morve séchée par le vent et sa puanteur de vieux fromage avarié était tout simplement suffocante. Le garçon passa le bras derrière Kolya et lui détacha une main. Puis il prit dans son écuelle un morceau de viande qu’il lui tendit. Ses ongles étaient noirs de crasse.

— Tu sais, murmura Kolya, les Mongols attendrissaient souvent leur viande en la plaçant sous la selle de leur cheval. Ce morceau de mouton a peut-être passé des jours à s’imprégner du méthane produit par le cul d’un gros gardien de troupeau.

— Mange, répondit Zabel. Nous avons besoin de protéines.

Kolya prit la viande et mordit dedans en fermant les yeux. Celle-ci était caoutchouteuse et avait un goût de graisse et de beurre. Le garçon lui apporta ensuite une tasse de lait. Il s’en dégageait un arôme puissant et Kolya se rappela vaguement que les Mongols faisaient fermenter du lait de jument. Il en but aussi peu que possible.

Après le repas, les cosmonautes furent autorisés à sortir pour se soulager, séparément et tout le temps sous étroite surveillance.

Kolya en profita pour examiner les alentours. De gros nuages couraient dans un ciel livide, projetant des ombres semblables à des lacs. Mais la plaine déserte, immensité de poussière jaune parsemée de plaques de verdure s’étendant à perte de vue, plate et monotone, semblait encore plus vaste que le ciel. C’était le plateau de Mongolie – comme il avait pu le voir pendant leur descente. Ne s’élevant en aucun point à moins de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, il était séparé du reste de l’Asie par de grandes barrières naturelles : chaînes de montagnes à l’ouest, désert de Gobi au sud, forêts de Sibérie au nord. Vu d’orbite, c’était un vaste espace vide, une plaine légèrement ondulée sillonnée çà et là de rivières… À peine un pays, tout juste une esquisse préliminaire de paysage. Et c’était maintenant là que Kolya se trouvait, coincé au milieu de nulle part.

Dans ce vaste néant était blotti le campement. Les yourtes circulaires, couleur de boue, battues parles intempéries, ressemblaient davantage à des rocs sculptés par le vent qu’à des habitats humains. Le module d’atterrissage cabossé du Soyouz n’y paraissait, en un sens, pas particulièrement déplacé. Les enfants couraient en riant, les voisins s’interpellaient d’une yourte à l’autre. Kolya voyait des animaux, moutons, chèvres et chevaux, se déplacer en troupeaux que ne contenait aucun enclos ; leurs bêlements et leurs meuglements portaient au loin dans l’air immobile. Il avait beau avoir été déplacé de huit siècles dans le temps, et même s’il aurait difficilement pu y avoir un plus grand contraste entre ses origines et celles de ces gens – l’homme de l’espace et les nomades, les humains les plus avancés technologiquement à côté des plus primitifs -, la grammaire de base du discours humain restait inchangée et il avait abordé un îlot de chaleur humaine au milieu de l’immensité silencieuse et déserte de la plaine. C’en était presque rassurant, même pour un Russe tombé aux mains des Mongols.

Cette nuit-là, Zabel et Kolya se blottirent ensemble sous une couverture puante qui semblait, à l’odeur, tissée en crin de cheval. Les ronflements des Mongols les entouraient de toutes parts, mais chaque fois que Kolya regardait, il y en avait toujours un qui avait l’air éveillé, le regard luisant à la pâle lueur du feu. Il pensait n’avoir pas fermé l’œil de la nuit. La tête sur son épaule, Zabel avait en revanche dormi des heures d’affilée ; il était stupéfait de son courage.

Dans la nuit, le vent se leva et la yourte se mit à grincer et à tanguer sur la steppe comme un navire à la dérive. Définitivement réveillé, Kolya se demanda ce qu’était devenu Casey.

L'Oeil du temps
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