19

LE DELTA

Son déjeuner terminé, le chancelier Eumène renvoya ses pages. Il endossa son manteau pourpre et, poussant la lourde portière de cuir, sortit de sa tente.

Les nuages s’étaient dissipés, révélant un ciel bleu délavé, pâle comme une peinture défraîchie, et le soleil matinal était chaud. Au moins, pour une fois la pluie avait cessé. Mais quand il regarda vers l’ouest, Eumène vit des nuées d’orages qui s’amoncelaient au-dessus de la mer et il sut qu’une nouvelle tempête se préparait. Même les autochtones qui s’agglutinaient autour du camp pour vendre des amulettes et des bibelots, quand ce n’était pas le corps de leurs enfants, disaient n’avoir jamais vu un tel temps.

Il se dirigea vers la tente d’Héphestion. Sa progression était difficile. À force d’être piétiné par les hommes et par les animaux, le sol n’était plus qu’une boue jaune et molle qui collait à ses bottes.

Autour de lui, la fumée d’un millier de feux s’élevait vers les cieux livides. Les hommes sortaient de leurs tentes, peinant sous le poids de leur équipement et de leurs vêtements alourdis par la boue. Certains étaient en train de raser leur barbe de plusieurs jours : une des premières initiatives du roi, quand il avait pris la tête de l’armée après l’assassinat de son père, avait été d’ordonner que les hommes soient rasés de près, prétendument pour que les ennemis trouvent moins facilement une prise en combat rapproché. Les Macédoniens râlaient, comme d’habitude, contre cette lubie grecque, tout comme ils maugréaient contre cette région barbare et arriérée où on les avait menés.

Les soldats ont toujours aimé rouspéter. Mais quand la flotte était arrivée dans le delta après avoir descendu l’Indus, Eumène lui-même avait été effaré par la chaleur, par la puanteur et par les nuages d’insectes qui volaient au-dessus des marécages. Mais il se faisait gloire de son esprit discipliné ; un sage vaque à ses affaires quelles que soient les conditions climatiques. La pluie tombe même sur les dieux-rois.

La tente d’Héphestion était somptueuse, bien plus luxueuse que celle d’Eumène, signe de la faveur dans laquelle le roi tenait son plus proche compagnon. Les appartements d’Héphestion étaient entourés par une série de vestibules et d’antichambres gardés par un détachement de porte-boucliers, l’élite de l’infanterie, réputés être les meilleurs fantassins du monde.

Devant la tente, un garde interpella Eumène. C’était un Macédonien, bien sûr. Il l’avait certainement reconnu, et pourtant il lui barrait la route, brandissant son épée. Eumène ne se laissa pas impressionner pour autant : il ne détourna pas les yeux et le soldat finit par s’écarter.

L’hostilité d’un guerrier macédonien envers un administrateur grec était aussi inévitable que la pluie – même si elle était fondée sur l’ignorance, car comment ces semi-barbares croyaient-ils que la grande machinerie de l’armée les maintenait en vie et approvisionnés, organisés et dirigés, sinon grâce au travail minutieux des intendants d’Eumène ? Ce dernier pénétra dans la tente sans un regard en arrière.

Le plus grand désordre régnait dans le vestibule. Pages et chambellans redressaient les tables, ramassaient les fragments de vaisselle brisée et les lambeaux de vêtements déchirés, épongeaient les flaques de vin et ce qui semblait être du vomi mêlé de sang. Manifestement, la nuit dernière, Héphestion avait une fois de plus diverti ses capitaines et autres « invités ».

Le portier était un petit homme gras et affecté aux cheveux d’un curieux blond roux. Après avoir fait patienter Eumène dans le vestibule le temps indispensable pour bien souligner son statut, il s’inclina et lui fit signe qu’il pouvait entrer dans les appartements privés de son maître.

Celui-ci était étendu sur son lit, vaguement recouvert d’un drap et encore en chemise de nuit. Il était le centre d’une activité fébrile : des chambellans préparaient ses vêtements et apportaient à manger, une file de pages amenaient des cruches d’eau. Héphestion lui-même, appuyé sur un coude, picorait avec langueur de la viande disposée sur un plateau.

Quelque chose bougea sous le drap. Un garçon, les yeux embués de sommeil, en émergea et s’assit, l’air désorienté. Héphestion lui sourit. Il porta les doigts à ses lèvres, puis à celles du garçon et lui donna une tape sur l’épaule.

— Va, maintenant.

Le garçon sortit du lit, nu. Un chambellan l’enveloppa dans un manteau et le conduisit hors de la chambre.

Eumène, qui attendait près de l’entrée, essaya de ne pas laisser voir le mépris que tout cela lui inspirait. Il vivait et travaillait avec ces Macédoniens depuis assez longtemps pour les comprendre. Leurs rois en avaient fait une force capable de conquérir le monde, mais ce n’étaient que des tribus montagnardes qui n’avaient pas oublié leurs traditions ancestrales depuis plus de deux ou trois générations. Eumène s’efforçait même de se joindre à leurs festivités quand il jugeait de bonne politique de le faire. Mais quand même, certains de ces pages étaient des fils de la noblesse macédonienne, envoyés servir les officiers du roi pour parfaire leur éducation. Eumène n’osait imaginer ce que pouvaient penser d’aussi jeunes gens contraints de passer leurs matinées à nettoyer les puantes déjections de quelque guerrier barbare ivre mort – ou leurs nuits à satisfaire d’autre manière les besoins de celui-ci.

Enfin, Héphestion salua Eumène :

— Tu es en avance, aujourd’hui, chancelier.

— Je ne crois pas… à moins que le soleil se soit remis à sauter dans le ciel.

— Alors, c’est moi qui dois être en retard. Ah !

Il agita une brochette de viande en direction d’Eumène.

— Tu devrais goûter ça. Je n’aurais jamais pensé qu’un chameau mort puisse être aussi succulent.

— Si les Indiens épicent autant leur nourriture, dit Eumène, c’est parce qu’ils mangent de la viande avariée. Je préfère m’en tenir aux fruits et au mouton.

— Tu es ennuyeux à mourir, Eumène, dit Héphestion d’un air crispé.

Le chancelier ravala son irritation. Malgré sa rivalité sans fin avec Héphestion, il pensait comprendre son humeur.

— Et toi, le roi te manque. Je suppose qu’on n’a toujours pas eu de ses nouvelles.

— La moitié de nos éclaireurs ne sont même pas revenus.

— Cela te réconforte-t-il de te perdre entre les cuisses d’un page ?

— Tu me connais trop bien, chancelier.

Héphestion laissa retomber sa brochette sur le plateau.

— Tu as peut-être raison pour ces épices, elles se taillent un passage dans les boyaux comme la cavalerie des Compagnons dans les lignes perses…

Il sortit de son lit, ôta sa chemise de nuit et enfila une tunique propre.

Ce Macédonien était une contradiction vivante. Il était plus grand que la plupart, avec des traits réguliers, malgré un nez un peu long, et avait des yeux d’un bleu intense et des cheveux noirs coupés court. Il savait se maîtriser. Mais il ne faisait pas de doute que c’était un guerrier, ainsi qu’en attestaient ses nombreuses cicatrices.

Nul n’ignorait qu’Héphestion était depuis l’enfance le plus proche compagnon d’Alexandre et son amant depuis l’adolescence. Même si le roi avait depuis pris des épouses, des maîtresses et d’autres amants, le dernier en date étant le cauteleux eunuque perse Bagoas, il avait une fois confié à Eumène, dans un moment d’ivresse, qu’il avait toujours considéré Héphestion comme son seul vrai compagnon et le grand amour de sa vie. Alexandre, qui n’était pas un imbécile même quand il s’agissait de ses amis, l’avait nommé à la tête de cette armée et, avant ça, en avait fait son chiliarque – c’est-à-dire son vizir, à la mode persane. Et pour celui-ci, il n’y avait personne d’autre que le roi : ses pages et autres concubins ne servaient guère qu’à le réchauffer quand son royal amant n’était pas là.

Tout en s’habillant, Héphestion demanda :

— Cela te réjouit-il de me voir souffrir de l’absence du roi ?

— Non, moi aussi je tremble pour lui, Héphestion. Et pas simplement parce qu’il est mon roi – ni à cause du bouleversement que sa mort causerait dans notre vie à tous – mais pour lui. Tu peux le croire ou non, ça n’en est pas moins vrai.

Héphestion le toisa. Il alla à sa table de toilette, prit un gant et s’humecta le visage.

— Je n’en doute pas, Eumène. Après tout, nous avons vécu ensemble beaucoup de choses depuis que nous suivons Alexandre dans sa grande aventure.

— Jusqu’aux confins de la Terre, dit doucement Eumène.

— Jusqu’aux confins de la Terre… oui. Et maintenant, qui sait, peut-être même au-delà… Donne-moi encore un moment. Je t’en prie, prends place, sers-toi de l’eau, du vin, des fruits…

Eumène s’assit et prit quelques figues sèches. Le voyage avait été long, en vérité. Et combien étrange, à quel point… décevant… si tout devait finir ici, dans ce lieu désolé, si loin de chez lui.



Encouragés par la pointe des lances que des guerriers de l’âge du fer leur poussaient dans le dos, Bisesa, Cecil De Morgan, le caporal Batson et leurs trois cipayes gravirent une dernière crête. Le delta de l’Indus leur apparut, vaste plaine sillonnée par la surface miroitante du large fleuve paresseux. Vers l’ouest, Bisesa aperçut à l’horizon, sur la mer, la silhouette de navires rendus indistincts par l’atmosphère lourde et embrumée.

Ils ressemblaient à des trirèmes, constata-t-elle, étonnée.

Devant eux, une armée avait établi son camp. La fumée d’innombrables feux montait en spirale dans l’air matinal au milieu des tentes dressées sur les berges. Certaines étaient gigantesques et s’ouvraient par-devant à la façon d’échoppes. C’était un fourmillement général. Il n’y avait pas que des soldats : des femmes marchaient lentement, pour beaucoup lourdement chargées, des enfants couraient dans la boue, et des chiens, des poules et même des cochons trottinaient dans les allées détrempées. Plus loin, des chevaux, des chameaux et des mulets étaient enfermés dans de grands enclos et des troupeaux de chèvres et de moutons s’égaillaient sur le terrain marécageux. Chaque chose, chaque être était couvert de boue, du plus hautain chameau au plus petit enfant.

De Morgan, malgré la fatigue et la saleté, paraissait euphorique. Grâce à son « semblant d’éducation », il en savait beaucoup plus qu’elle sur ce qui se passait là. Il montra du doigt les tentes ouvertes :

— Vous voyez ça ? Les soldats étaient censés acheter leurs provisions, il y avait donc des marchands – en grande partie des Phéniciens, si j’ai bonne mémoire – qui suivaient les troupes. Il y avait toutes sortes de commerces, des théâtres ambulants – des tribunaux, même, pour rendre la justice… Songez que cette armée était en campagne depuis des années. Beaucoup d’hommes avaient acquis des maîtresses, des épouses et même des enfants en chemin. C’est véritablement une ville en marche…

Bisesa se sentit poussée dans le dos par la longue lance à pointe de fer d’un Macédonien : sa « sarisse », comme De Morgan l’avait appelée. Il était temps de repartir. Ils redescendirent la crête en direction du camp.

Elle essayait de surmonter sa fatigue. À la demande du capitaine Grove, elle était partie avec ce petit groupe d’éclaireurs pour essayer d’entrer en contact avec l’armée macédonienne. Après plusieurs jours de marche dans la vallée de l’Indus, ils s’étaient rendus à l’aube à une patrouille macédonienne, dans l’espoir que celle-ci les conduirait devant ses supérieurs. Depuis, ils avaient couvert une dizaine de kilomètres à marche forcée.

Ils se retrouvèrent bientôt au milieu des tentes, pataugeant dans la boue et les excréments ; la puanteur animale était suffocante. On aurait plus dit une cour de ferme qu’un camp militaire.

Ils furent vite entourés de gens qui regardaient d’un œil rond la combinaison de vol de Bisesa, le costume de De Morgan et les vestes de serge rouge vif des soldats britanniques. La plupart étaient petits, plus même que les cipayes du XIXe siècle, mais les hommes étaient râblés, larges d’épaules, puissamment bâtis. Leurs tuniques avaient été retaillées et raccommodées, et même leurs tentes de cuir montraient des signes d’usure et de réparations… mais leurs boucliers étincelaient, dorés, et leurs chevaux avaient des mors d’argent dans la bouche. C’était un curieux mélange d’opulence et de dénuement. Bisesa voyait bien que cette armée était depuis longtemps loin de chez elle, mais qu’elle avait été victorieuse, accumulant les richesses au-delà des rêves de ses soldats.

De Morgan avait l’air plus intéressé par les réactions de Bisesa que par les Macédoniens eux-mêmes.

— À quoi pensez-vous ?

— Je me dis que je suis vraiment là, répondit-elle lentement. Que j’assiste vraiment à ça… Que vingt-trois siècles ont été en quelque sorte rayés d’un trait de plume. Et je pense à tous ceux qui, chez moi, auraient aimé être ici, voir ça.

— Oui. Mais nous, au moins, nous sommes ici, c’est déjà ça.

Bisesa trébucha et en fut récompensée par une nouvelle poussée de sarisse. Elle dit doucement :

— Vous savez, j’ai un pistolet dans ma ceinture.

Les Macédoniens, comme il fallait s’y attendre, n’avaient pas reconnu comme des armes leurs pistolets, qu’ils leur avaient permis de garder, tout en confisquant couteaux et baïonnettes.

— Et je suis très tentée d’ôter le cran de sûreté et d’obliger mon ange gardien à s’enfoncer cette pointe de lance dans son cul de l’âge du fer.

— Je vous le déconseille, dit calmement De Morgan.



Quand Héphestion fut prêt à affronter une nouvelle journée, Eumène fit apporter par son chambellan les registres matricules et les rapports disciplinaires. Ces papyrus furent étalés sur une table basse. Comme presque tous les matins, Eumène et Héphestion se mirent au travail pour régler les détails administratifs sans fin d’une armée de dizaines de milliers d’hommes – les effectifs des différentes unités, la distribution de la paie, les renforts, les armes, les armures, l’habillement, les animaux de bât – travail nécessaire même quand cette armée était immobilisée depuis de si longues semaines. En fait, leur tâche était rendue encore plus compliquée que d’habitude par les demandes de la flotte ancrée à l’embouchure du fleuve.

Comme toujours, le rapport du secrétaire à la cavalerie était particulièrement préoccupant. Les chevaux mouraient en grand nombre et, dans tout l’empire, il était du devoir des gouverneurs provinciaux de fournir des montures de remplacement à répartir entre les divers haras dont le rôle était de les envoyer ensuite sur le terrain. Mais, avec l’interruption des communications, il n’y avait pas eu de réapprovisionnement depuis un certain temps et le secrétaire à la cavalerie, qui commençait à s’inquiéter, recommandait des réquisitions auprès des populations locales…

— S’il est possible de trouver un cheval valide en dehors de leurs marmites, dit Héphestion en riant jaune.

Héphestion était le chef de cette armée. Mais Eumène, en tant que chancelier royal, avait sa propre hiérarchie, parallèle à la structure de commandement. Il avait des intendants attachés à chacune des principales unités – l’infanterie, la cavalerie, le corps des mercenaires, etc. –, assistés chacun par des inspecteurs chargés du plus gros du travail de recueil des informations. Eumène s’enorgueillissait de la précision et de l’exactitude de ses renseignements : un véritable exploit au service des Macédoniens, qui étaient pour la plupart illettrés, même les nobles.

Mais Eumène était parfaitement équipé pour cette tâche. Plus âgé que la plupart des proches compagnons du roi, avant celui-ci il avait servi son père, Philippe.

Lequel s’était emparé du trône de Macédoine trois ans avant la naissance de son héritier. À l’époque, le royaume était une coalition lâche de principautés rivales, sous la menace des tribus barbares au nord et des retorses cités-États grecques au sud. Sous le règne de Philippe, les tribus du nord avaient vite été soumises. La confrontation avec les Grecs était inévitable – et quand elle était arrivée, l’innovation militaire décisive du roi de Macédoine, une division de cavaliers parfaitement entraînés, extrêmement mobiles, appelés « Compagnons », avait débandé l’infanterie lente à la manœuvre des hoplites grecs.

Eumène, lui-même Grec de la cité de Cardia, savait que le ressentiment des Grecs envers leurs conquérants n’était pas près de s’apaiser. Mais, en un temps où la civilisation était réduite à quelques îlots cernés par des hordes de barbares, les plus politiquement conscients des Grecs savaient qu’une Macédoine forte les protégeait des pires dangers. Ils louaient la grande ambition de Philippe d’envahir l’immense Empire perse, prétendument pour venger d’anciennes atrocités contre des cités grecques. Et le fait qu’il avait confié l’éducation de son fils à des précepteurs grecs, dont le célèbre Aristote, élève de Platon, n’avait pu que les prédisposer favorablement à son égard.

C’était au moment où Philippe se préparait à sa grande aventure perse qu’il avait été assassiné.

Le nouveau roi n’avait que vingt ans, mais il n’avait montré aucune hésitation à reprendre les choses là où son père les avait laissées. Une série de rapides campagnes avait consolidé sa position en Macédoine comme en Grèce. Puis il avait retourné son attention vers la proie que convoitait Philippe au moment de sa mort. L’Empire perse s’étendait de l’Égypte à la Turquie et au Pakistan et son Grand Roi était capable d’aligner sur le terrain des forces pouvant s’élever à un million d’hommes. Mais après six ans d’une brève, brutale et brillante campagne, un roi de Macédoine était monté sur le trône de Persépolis.

Son intention n’était pas simplement de conquérir, mais de gouverner. Il avait répandu la culture grecque dans toute l’Asie, fondé ou redessiné des villes sur le modèle grec dans tout son empire. Et, avec moins de succès, il avait essayé de souder les peuplades disparates désormais réunies sous son autorité. Il avait adopté la façon de se vêtir et les coutumes des Perses et choqué ses hommes en embrassant sous leurs yeux l’eunuque Bagoas sur la bouche.

La carrière d’Eumène avait progressé parallèlement à celle du roi. Son efficacité, son intelligence et sa subtilité politique lui avaient valu la confiance absolue de ce dernier… et ses responsabilités avaient crû en même temps que se développait l’empire, jusqu’à ce qu’Eumène ait l’impression de porter le monde entier sur ses épaules.

Mais un simple empire ne pouvait suffire à un tel roi. La Perse conquise, il avait lancé son armée bien aguerrie, forte de cinquante mille hommes, vers les riches et mystérieuses contrées de l’Inde. Les Macédoniens s’étaient ainsi enfoncés toujours plus à l’est dans des territoires inexplorés, se dirigeant vers une côte qu’ils croyaient être le rivage de l’océan ceignant le monde. C’était un pays étrange : il y avait des crocodiles dans les fleuves, les forêts grouillaient de serpents gigantesques et ils avaient appris l’existence d’empires dont personne n’avait jamais entendu parler. Mais le roi n’avait pas voulu s’arrêter.

Pourquoi continuait-il ? Certains affirmaient que c’était un dieu qui avait pris apparence humaine et que les ambitions des dieux transcendaient celles des hommes. D’autres disaient qu’il cherchait à rivaliser avec les exploits du grand Achille. C’était aussi une question de curiosité : en bon élève d’Aristote, il avait éprouvé en grandissant un profond désir de connaître le monde. Mais Eumène soupçonnait que la vérité était plus simple. Le roi était ce qu’en avait fait son illustre père et il n’était pas étonnant qu’Alexandre ait désiré surpasser les ambitions de ce dernier, se révélant ainsi encore plus grand que lui.

Finalement, sur les berges de l’Hyphase, les troupes épuisées par des années de campagnes s’étaient révoltées et, tout dieu-roi qu’il fût, il n’avait pu aller plus loin. Eumène estimait que la réaction viscérale des soldats était sage. Trop, c’était trop : mieux valait s’en tenir à ce qu’ils avaient déjà conquis.

De plus, dans les tréfonds de son esprit subtil, Eumène avait calculé ce qui était le plus avantageux pour lui. Il avait toujours été en butte à des rivalités de cour : le mépris des Macédoniens pour les Grecs, le dédain des guerriers pour les simples « scribes » et sa compétence même avaient suffi à lui valoir de nombreux ennemis. Héphestion, en particulier, était notoirement jaloux de quiconque avait la confiance de son royal amant. Les tensions entre les compagnons du roi pouvaient souvent être mortelles. Mais Eumène avait survécu… et il n’était pas lui-même dépourvu d’ambition. Quand la phase de conquête aurait laissé place à la consolidation politique et économique, ses talents pourraient trouver à mieux s’employer et il était décidé à tout faire pour s’élever au-dessus du rang de chancelier.

Malgré le revers de l’Hyphase, le roi avait gardé de grandes ambitions. Toujours profondément enfoncé au cœur de l’Inde, il avait fait construire une flotte immense pour descendre l’Indus, puis suivre la côte du golfe Persique dans l’intention d’établir une nouvelle route commerciale susceptible de renforcer l’unité de son empire. Il avait scindé ses forces : Héphestion devait conduire la flotte jusqu’à l’embouchure du fleuve, suivi par le train des équipages et les précieux éléphants du roi ; Eumène et son équipe l’avaient accompagné. Le roi lui-même était resté en arrière pour mater la révolte de certaines tribus de sa nouvelle province.

Tout s’était bien passé jusqu’à ce que le roi s’en prenne à la peuplade des Malliens et à leur cité fortifiée de Multan. Avec son audace habituelle, il avait mené l’attaque en personne… mais il avait été atteint d’une flèche à la poitrine. La dernière dépêche reçue par Héphestion annonçait que le roi blessé avait embarqué sur un navire qui devait descendre le fleuve pour rejoindre le reste de la flotte et que son armée suivrait plus tard.

Mais c’était il y avait des jours de cela. C’était à croire que l’armée qui avait conquis le monde avait disparu corps et biens en amont. Et il était apparu au firmament quantité de présages d’une étrangeté inouïe ; certains prétendaient avoir vu le soleil lui-même faire un bond dans le ciel. Des signes aussi extraordinaires ne pouvaient qu’annoncer un immense et terrible événement… Et de quoi pouvait-il s’agir, sinon de la mort du dieu-roi ? Eumène se fiait davantage aux faits purs et durs qu’à n’importe quel augure, mais il lui était difficile d’interpréter cette information, ou plutôt l’absence d’informations, et il sentait croître son appréhension.

La fastidieuse routine de gestion de l’armée détournait néanmoins son esprit de l’incertitude de la situation. Avec Héphestion, il devait se pencher sur les questions litigieuses ne pouvant être résolues aux niveaux inférieurs de la hiérarchie. Il leur fallait aujourd’hui régler le cas du capitaine d’une compagnie d’infanterie qui, après avoir surpris sa prostituée favorite dans le lit d’un de ses collègues officiers, avait coupé avec sa dague le nez de ce dernier.

— C’est une vilaine histoire qui risque de donner un mauvais exemple, dit Eumène.

— C’est même pire que ça. C’est un comportement indigne.

C’était vrai ; un tel supplice avait été infligé pour l’exemple, par ordre du roi, à un des assassins de Darius, le Grand Roi de Perse vaincu.

— Et je connais ces hommes, poursuivit Héphestion. La rumeur court qu’ils étaient aussi amants ! Cette fille s’est insinuée entre eux, sans doute dans l’espoir de les dresser l’un contre l’autre pour en tirer profit.

Il se gratta le nez.

— Qui est cette fille, à propos ?

C’était une bonne question. Il n’était pas impossible à des membres vindicatifs de peuples vaincus de se frayer un chemin dans la chaîne de commandement macédonienne pour lui infliger autant de dommages que possible. Eumène se plongea dans ses rouleaux.

Mais avant qu’il ait pu trouver la réponse, le portier d’Héphestion entra, l’air préoccupé.

— Seigneur ! Il faut que tu viennes… La chose la plus étrange, les gens les plus bizarres…

— A-t-on des nouvelles du roi ?

— Je ne sais pas, seigneur. Oh, viens, viens !

Eumène et Héphestion échangèrent un coup d’œil. Puis ils se levèrent, renversant dans leur hâte la table et ses rouleaux, et sortirent. Héphestion ramassa son épée au passage.



Bisesa et De Morgan furent conduits vers un groupe de tentes plus luxueuses, mais non moins éclaboussées de boue que les autres. Postés devant en sentinelle, des gardes à l’air rébarbatif armés de lances et de courtes épées les dévisagèrent. L’escorte de Bisesa s’avança et se mit à baragouiner à toute vitesse. Une des sentinelles hocha sèchement la tête, entra dans la première tente et parla à quelqu’un à l’intérieur.

De Morgan était tendu, nerveux, excité… état dans lequel il entrait quand il flairait une bonne affaire. Bisesa, elle, s’efforçait de garder son calme.

D’autres soldats, vêtus d’uniformes légèrement différents, surgirent de la tente. Ils entourèrent Bisesa et ses compagnons, pointant des épées sur leur ventre. Puis sortirent deux personnages, manifestement de plus haut rang ; ils portaient des tuniques et des manteaux d’allure militaire, mais leurs vêtements étaient propres. L’un d’eux, le plus jeune, s’ouvrit un chemin parmi les gardes. Il avait un large visage, un long nez, des cheveux noirs coupés court. Il les toisa de haut en bas et les dévisagea. Comme ses soldats, il était plus petit que Bisesa et les compagnons de cette dernière. Il avait l’air tendu, émacié, malheureux, mais son langage corporel était si étranger qu’il était difficile de se faire une opinion.

Il se planta devant De Morgan et lui hurla au visage. De Morgan frémit, recula devant l’averse de postillons et bredouilla une réponse.

— Qu’est-ce qu’il veut ? murmura Bisesa.

De Morgan se concentra, plissant le front.

— Savoir qui nous sommes… je crois. Il a un accent à couper au couteau. Il s’appelle Héphestion. Je lui ai demandé de parler moins vite. Je lui ai dit que mon grec n’était pas très bon – et c’est la vérité : ce qu’on m’a appris à ânonner à l’école de Winchester ne ressemblait pas beaucoup à ça.

L’autre dignitaire s’avança alors. Il était de toute évidence plus âgé, chauve en dehors d’une couronne de cheveux argentés, et son visage était plus doux et étroit. Il avait aussi l’air plus psychologue, jugea Bisesa. Il posa la main sur l’épaule d’Héphestion et s’adressa d’un ton mesuré à De Morgan, dont le visage s’éclaira.

— Oh, Dieu merci… un vrai Grec ! Sa langue est archaïque, mais au moins il la parle correctement, pas comme ces Macédoniens…

Et donc, par le double truchement de De Morgan et de l’aîné des deux hommes, qui s’appelait Eumène, Bisesa fut en mesure de se faire comprendre. Elle donna leurs noms et montra la vallée de l’Indus :

— Nous appartenons à un détachement armé, dit-elle. Plus haut dans la vallée…

— Si c’est la vérité, nous vous aurions rencontrés avant, répliqua Eumène.

Elle ne sut que répondre. Rien dans sa vie ne l’avait préparée à un tel incident. Tout était bizarre, tout ce qui concernait ces gens surgis de la nuit des temps. Ils étaient petits, crasseux, vigoureux, fortement musclés… ils semblaient plus proches de l’animal que de l’homme. Elle se demandait comment ils la voyaient, elle.

Eumène s’avança. Il tourna autour de Bisesa, tâtant le tissu des vêtements de celle-ci. Ses doigts s’attardèrent sur la crosse du pistolet et elle se crispa ; mais, par chance, il n’insista pas.

— Rien en vous n’est familier.

— Mais tout est différent, maintenant, dit-elle en montrant le ciel. Vous devez vous en être aperçus. Le soleil, le temps. Rien n’est plus comme avant. Nous avons été emportés contre notre volonté, sans rien y comprendre. Tout comme vous. Mais nous avons été transplantés au même endroit. Nous pouvons peut-être… nous entraider.

Eumène sourit.

— Depuis six ans, je voyage dans l’anomalie avec l’armée d’un dieu-roi, et tout ce que nous avons rencontré, nous l’avons soumis. Quelle que soit la puissance étrange qui a perturbé la marche du monde, je doute qu’elle recèle vraiment un danger pour nous

À cet instant, des cris s’élevèrent, se propageant à travers tout le camp. Les gens s’élançaient par milliers vers le fleuve, à la façon d’une rafale de vent soufflant sur une prairie. Un messager arriva au pas de course et dit quelque chose à toute vitesse à Eumène et Héphestion.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Bisesa à De Morgan.

— Il arrive, dit le mandataire. Il arrive enfin.

— Qui ?

— Le roi…



Une petite flottille descendait la rivière. La plupart des embarcations étaient des barges à fond plat ou de superbes trirèmes aux voiles pourpres que gonflait le vent. Mais le navire de tête était plus petit et sans voile, propulsé par quinze paires de rameurs. À l’arrière avait été dressée une tente pourpre et argent. À l’approche du camp, les rideaux de la tente s’écartèrent, révélant un homme, entouré de sa suite, étendu sur une litière dorée.

Un murmure parcourut la foule assemblée. Bisesa et De Morgan, oubliés de tous sauf de leurs gardiens, se précipitèrent comme tout le monde vers la berge.

— Qu’est-ce qu’ils disent, maintenant ? demanda Bisesa.

— Que c’est une illusion, répondit De Morgan. Que le roi est mort et que c’est juste son cadavre qu’on ramène pour l’inhumer.

Le navire aborda la rive. Sur l’ordre d’Héphestion, un groupe de soldats s’élança avec une sorte de brancard, mais à la surprise générale, l’homme étendu sur la litière bougea. Il renvoya d’un geste les brancardiers, puis, lentement, laborieusement, il se leva, aidé par des serviteurs en robe blanche. Sur les berges, la foule suivait, presque silencieuse, ses efforts. Il portait une tunique à longues manches, un manteau de pourpre et une lourde cuirasse. Son manteau était brodé de fils d’or et sa tunique richement ornée de différents motifs et de symboles solaires.

Petit et râblé, comme la plupart des Macédoniens, il était rasé de près et ses cheveux coiffés en arrière séparés par une raie médiane lui tombaient sur les épaules. Son visage aux traits fins, quoique burinés par les éléments, était ouvert et résolu, son regard calme et perçant. Et, quand il fit face à la foule rassemblée sur la berge, il tenait bizarrement la tête, légèrement penchée sur le côté, les yeux tournés vers le haut, et sa bouche était ouverte.

— On dirait une rock star, murmura Bisesa. Et il a le port de tête de la princesse Diana. Pas étonnant qu’ils l’aiment…

Une nouvelle rumeur commença à courir dans la foule.

C’est lui, chuchota De Morgan. Voilà ce qu’ils disent.

Bisesa lui jeta un coup d’œil et fut étonnée de voir des larmes dans ses yeux.

C’est lui ! C’est Alexandre en personne ! Mon Dieu, mon Dieu.

Les acclamations commencèrent, se répandant comme un feu dans les herbes sèches, tandis que les hommes brandissaient le poing, leur lance ou leur épée. Certains jetaient des fleurs et une douce pluie de pétales descendait sur le navire.

L'Oeil du temps
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