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ZEUS-AMMON

L’Italie semblait aussi dépeuplée que la Grèce. Les voyageurs n’y trouvèrent aucune trace des cités-États dont les Macédoniens gardaient le souvenir, ni des villes modernes du temps de Bisesa. Même à l’embouchure du Tibre, ils ne virent pas le moindre signe des grands chantiers navals que la Rome impériale avait construits pour l’entretien des vastes flottes céréalières dont dépendait sa survie.

Alexandre fut intrigué d’apprendre que cette ville, de son temps simple cité ambitieuse, bâtirait un jour un empire rivalisant avec le sien. Il fit donc construire une poignée d’embarcations fluviales et, couché sous un dais d’un pourpre éclatant, prit la tête d’une expédition vers l’amont.

Les sept collines de Rome étaient reconnaissables d’emblée. Mais le site était inhabité, à part quelques méchants villages fortifiés sur le mont Palatin, à l’endroit où auraient dû se dresser les palais des César. Alexandre trouva la plaisanterie excellente et, magnanime, décida d’épargner la vie de ses rivaux aux yeux de l’histoire.

Ils bivouaquèrent dans la plaine marécageuse qui aurait dû devenir le Forum. Il y eut cette nuit-là une nouvelle aurore boréale qui arracha des cris stupéfaits aux Macédoniens.

Sans être géologue, Bisesa se demandait ce qui avait pu se passer au cœur de la planète quand le nouveau monde avait été assemblé à partir de fragments disparates. Le noyau terrestre était un planétoïde de fer en rotation gros comme la Lune. Si les sutures de Mir allaient jusqu’au centre même du monde, cette grande infraplanète, grossièrement reconstituée, devait gigoter en tous sens. Les courants des couches supérieures du manteau devaient aussi être perturbés par des jets de roche en fusion de plusieurs centaines de kilomètres qui s’entrechoquaient. Les effets de ces tempêtes dans les profondeurs telluriques se faisaient peut-être maintenant sentir en surface.

Le champ magnétique de la planète, engendré par la grande dynamo de son noyau de fer tournoyant, devait s’être effondré. C’était peut-être là l’explication des aurores boréales et du fonctionnement erratique des boussoles. En temps normal, ce bouclier magnétique protégeait les fragiles formes de vie du bombardement perpétuel des particules lourdes en provenance du soleil et des restes dégradés d’explosions de supernovae. Avant que le champ magnétique se rétablisse, les radiations auraient fait des dégâts : cancers, avalanches de mutations presque toutes nocives. Et si la couche d’ozone, malmenée, s’était elle aussi effondrée, le flot d’ultraviolets expliquait l’intensification du rayonnement solaire et les créatures vivant à la surface de la Terre devaient s’attendre à subir des dommages supplémentaires.

Mais d’autres milieux abritaient aussi la vie. Bisesa pensait à la biosphère des profondeurs brûlantes, aux créatures thermophiles qui, depuis les premiers jours de la Terre, survivaient autour des sources chaudes des fonds océaniques et au sein des volcans. Ce ne serait pas un peu d’ultraviolets en surface qui les dérangeraient… mais si la planète avait été découpée jusqu’à son centre, leur antique domaine devait, tout comme la surface, avoir été morcelé. Une lente extinction était-elle également en cours dans les profondeurs rocheuses ? Et y avait-il aussi des Œils enfouis dans les entrailles de la Terre pour observer ce qui s’y passait ?



La flotte repartit, suivant les côtes françaises, puis espagnoles, en direction de Gibraltar.

On voyait peu de signes d’occupation humaine, mais dans les paysages rocailleux du sud de la péninsule Ibérique, les éclaireurs découvrirent une population d’êtres robustes et trapus aux arcades sourcilières proéminentes qui s’enfuyaient dès qu’ils les apercevaient. Bisesa se souvint que cette région avait été un des ultimes refuges européens des néandertaliens devant la progression vers l’ouest d’Homo sapiens. S’il s’agissait bien des derniers représentants de l’espèce, ils étaient fort avisés de se méfier des hommes modernes.

Alexandre était beaucoup plus intéressé par le détroit lui-même, qu’il appelait les Colonnes d’Hercule. L’océan qui s’étendait au-delà n’était pas entièrement inconnu des hommes de sa génération. Deux siècles avant lui, le Carthaginois Hannon s’était élancé hardiment vers le sud le long des côtes africaines. Il y avait aussi des récits moins connus d’explorateurs qui, partis vers le nord, avaient découvert d’étranges contrées où la glace se formait en plein été et où le soleil ne se couchait pas de la nuit. Alexandre, fort de sa nouvelle représentation de la forme du monde, fit valoir que de telles bizarreries étaient faciles à expliquer si on se disait que l’on vivait à la surface d’une sphère.

Il rêvait de braver le vaste océan qui s’étendait après le détroit. Josh était tout à fait d’accord, impatient d’entrer en contact avec la population de Chicago qui ne devait pas être très éloignée de sa propre époque. Mais Alexandre était plus intéressé par la nouvelle île que le Soyouz avait repérée au milieu de l’Atlantique : il avait été fasciné par les récits de voyages sur la Lune que lui avait faits Bisesa et avait déclaré que, si conquérir un pays était une chose, être le premier à y poser le pied était encore plus exaltant.

Mais même un roi a ses contraintes. En premier lieu, ses petits navires étaient incapables de rester plus de quelques jours en mer sans devoir relâcher à terre. Les tranquilles assurances de ses conseillers l’avaient persuadé que ce nouveau monde de l’ouest pouvait attendre. Si bien qu’il avait accepté à contrecœur de faire demi-tour.

La flotte était repartie en longeant la rive sud de la Méditerranée. Le voyage se déroulait sans incident, la côte de l’Afrique était apparemment inhabitée.

Bisesa s’était une fois de plus renfermée dans sa coquille. Les semaines passées avec l’expédition d’Alexandre, qui l’avaient soustraite à l’extrême tension de son huis clos avec l’Œil, lui avaient laissé du temps pour réfléchir à ce qu’elle avait appris. Maintenant, quelque chose dans la vacuité de la mer et de la côte ravivait les mystères de l’Œil dans son esprit.

Abdikadir et Josh, surtout, essayaient de l’arracher à cet état. Un soir, alors qu’ils étaient assis sur le pont, Josh murmura :

— Je ne comprends toujours pas comment tu sais. En regardant l’Œil, je n’ai jamais rien senti. Je suis prêt à croire que chacun de nous a une perception intérieure des autres… que nos esprits, gouttelettes d’écume solitaires dans le vaste océan ténébreux du temps, ont une façon de se chercher l’un l’autre. Pour moi, l’Œil est un grand et pesant mystère, et manifestement le siège d’une terrible puissance… mais c’est celle d’une machine, pas d’un esprit.

— Ce n’est pas un esprit, dit Bisesa, mais c’est un passage vers des esprits. Ils sont comme des ombres au bout d’un tunnel obscur. Mais ils sont là.

Il n’y avait de mots dans aucune langue humaine pour décrire ces sensations, car elle soupçonnait que nul être humain n’en avait jamais éprouvé de telles.

— Il faut me faire confiance, Josh.

Il la serra plus fort contre lui :

— Je te fais confiance et je te crois. Sinon je ne serais pas ici…

— Tu sais, je me dis parfois que toutes ces tranches de temps que nous visitons ne sont que… des fantasmes. Des fragments d’un rêve.

— Que veux-tu dire par là ? demanda Abdikadir en fronçant les sourcils, ses yeux bleus brillant à la lueur des lampes.

Elle s’efforça d’expliciter ses impressions :

— Je pense que nous sommes, en un sens, contenus dans l’Œil.

Elle se réfugia dans la sécurité de la physique :

— Voyons les choses de cette façon : les unités fondamentales de notre réalité…

— Les petites cordes, dit Josh.

— C’est ça. Elles ne sont pas vraiment comme les cordes d’un violon. Elles peuvent être nouées de différentes façons autour de leur strate sous-jacente, de leur table d’harmonie. Imagine des boucles flottant librement à la surface de cette dernière et d’autres serrées autour. Si on modifie les dimensions de cette strate – si on l’épaissit – la tension des cordes enroulées autour augmente, mais l’énergie vibratoire des boucles diminue. Et ç’a un effet dans l’univers observable. Si on continue comme ça assez longtemps, les deux dimensions, la plus grande et la plus petite, s’intervertissent… Leur relation est inverse…

— Je suis perdu, dit Josh en secouant la tête.

— Je crois qu’elle nous explique, dit Abdikadir, que dans ce modèle physique, les très grandes distances et les très courtes sont en quelque sorte équivalentes.

— Oui, dit-elle. C’est ça. Le cosmos et le niveau subatomique… l’un est simplement l’inverse de l’autre, si on les regarde sous le bon angle.

— Et l’Œil…

— L’Œil renferme une image de moi, tout comme il y a sur ma rétine la projection de ton image, Josh. Mais je pense que, dans le cas de l’Œil, la réalité de mon image, et celle du monde, sont davantage qu’une simple projection.

Abdikadir fronça les sourcils :

— Si bien que les images déformées à l’intérieur de l’Œil ne sont pas simplement une ombre de notre réalité. Et, en manipulant ces images, l’Œil est en quelque sorte capable de contrôler ce qui se passe dans le monde extérieur. C’est peut-être comme ça qu’il a pu déclencher la Discontinuité. C’est là ce que tu penses ?

— C’est comme les poupées vaudou, dit Josh, ravi de cette idée. L’Œil renferme un monde vaudou… Mais Abdikadir n’a pas entièrement raison – n’est-ce pas, Bisesa ? L’Œil ne fait rien. Tu as dit qu’il n’était qu’un outil, aussi prodigieux soit-il. Et que tu as senti… des présences… de l’autre côté de l’Œil, qui le contrôlent. Ce n’est donc pas une créature manipulatrice démoniaque. C’est simplement un… un…

— Un tableau de commande, murmura-t-elle. J’ai toujours su que tu avais l’esprit vif, Josh.

— Euh, dit lentement Abdikadir. Je commence à saisir. Tu penses avoir un moyen d’accéder à ce tableau de commande. Pouvoir influencer l’Œil. Et c’est ce qui te fait peur.

Elle ne put soutenir le regard de ses yeux brillants.

— Mais, si tu peux influencer l’Œil… que lui as-tu demandé ? dit Josh, médusé.

Elle se cacha le visage.

— De me laisser rentrer chez moi, chuchota-t-elle. Et je crois…

— Oui ?

— Je crois qu’il le pourrait.

Les deux autres gardèrent le silence, abasourdis. Mais elle l’avait enfin dit et elle savait maintenant que, sitôt cette expédition terminée, elle devrait faire une fois de plus face à l’Œil, le défier de nouveau… quitte à mourir en essayant.



Quelques jours avant d’arriver à Alexandrie, la flotte fit escale à terre. Les arpenteurs d’Alexandre lui assurèrent que c’était le site de Parétonium, une ville qu’il avait autrefois visitée, mais dont il ne restait plus trace. Eumène les y rejoignit et annonça qu’il voulait accompagner son roi dans la réédition du plus important pèlerinage de sa vie.

Alexandre envoya des éclaireurs capturer des chameaux qu’ils chargèrent d’eau pour un voyage de cinq jours. Un petit groupe d’une dizaine de personnes, dont Alexandre, Eumène, Josh et Bisesa, plus quelques gardes du corps, fut rapidement formé. Les Macédoniens se drapèrent dans de longs vêtements enveloppants, à la mode bédouine : ils étaient déjà venus et savaient à quoi s’attendre. Les modernes suivirent leur exemple.

Ils se mirent en route vers le sud, s’éloignant de la mer. Le voyage devait durer plusieurs jours. Ils suivirent d’abord une chaîne de collines érodées le long de la frontière égypto-libyenne. À mesure que la raideur quittait ses muscles et que ses poumons s’habituaient à l’exercice physique, Bisesa s’aperçut que mettre mécaniquement un pied devant l’autre l’aidait à se changer les idées. Le soir, ils dormirent sous des tentes, enroulés dans leurs burnous. Le deuxième jour, ils durent affronter une tempête de sable, blizzard brûlant et corrosif comme du papier de verre. Ensuite, ils s’engagèrent dans un ravin au sol étrangement tapissé de coquillages, traversèrent des paysages de rochers sculptés par le vent, puis un plateau de graviers qui rendaient la marche exténuante.

Ils atteignirent enfin une petite oasis. Il y avait là des palmiers et même quelques oiseaux – des cailles et des faucons –, épargnés au milieu d’un paysage désolé de lacs salés évaporés. Les lieux, dominés par les vestiges d’une austère citadelle, abritaient parmi leurs sources de petits temples à demi cachés sous la végétation. On n’y voyait personne, pas la moindre trace d’habitation, rien d’autre que ces ruines pittoresques.

Alexandre s’avança, suivi comme une ombre par ses gardes. Il dépassa les fondations érodées de bâtiments disparus et atteignit un large escalier menant à ce qui avait été un temple. Il tremblait visiblement en gravissant cette volée de marches usées. Parvenu sur une esplanade poussiéreuse et dénudée, il s’agenouilla, courbant la tête.

— À notre première visite, cet endroit était antique, mais pas en ruine, murmura Eumène. Le dieu Ammon est arrivé dans sa barque sacrée sur les épaules de hiérophantes tandis que des vierges chantaient des hymnes à sa gloire. Le roi s’est rendu dans le saint des saints, une petite pièce au toit en troncs de palmiers, où il a consulté l’oracle. Il n’a jamais révélé les questions qu’il avait posées, pas même à moi ni à Héphestion. Et c’est ici qu’il a eu la révélation de sa divinité.

Bisesa connaissait l’histoire. Au cours du premier pèlerinage d’Alexandre, les Macédoniens avaient assimilé Ammon, le dieu libyen à tête de bélier, au Zeus grec et Alexandre avait appris que son vrai père n’était pas le roi Philippe de Macédoine, mais Zeus-Ammon, qu’il allait ensuite porter toute sa vie dans son cœur.

Le roi semblait accablé. Il avait sans doute espéré découvrir que le sanctuaire avait survécu à la Discontinuité, que cet endroit, le plus sacré de tous à ses yeux, avait été épargné. Mais il n’en était rien et il n’y avait trouvé que le poids écrasant du temps.

— Dites-lui qu’il n’en a pas toujours été ainsi, murmura Bisesa à Eumène. Dites-lui que neuf siècles plus tard, alors que cet endroit faisait partie de l’Empire romain et que le christianisme était devenu religion officielle, il y avait encore dans cette oasis un groupe de fidèles qui adoraient Zeus-Ammon, et Alexandre lui-même.

Eumène acquiesça d’un air grave et, d’un ton mesuré, transmit ces nouvelles du futur. Le roi lui répondit et Eumène retourna auprès de Bisesa.

— Il dit que même un dieu ne peut vaincre le temps, mais que n’importe qui devrait pouvoir se satisfaire de neuf cents ans.

L’expédition resta une journée dans l’oasis pour se reposer et abreuver les chameaux, puis regagna la côte.

L'Oeil du temps
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