9

PARADOXE

Josh était intrigué par cette femme du futur… si c’était bien ce qu’elle était ! À défaut d’être belle, Bisesa avait des traits agréables et bien proportionnés, le nez busqué et la mâchoire carrée ; mais son regard était clair, sa chevelure soyeuse, quoique coupée court. Il y avait en elle une force, aussi bien morale que physique, qu’il n’avait jamais rencontrée chez une femme : confrontée à cette situation sans précédent, elle était sûre d’elle, bien qu’éprouvée par la fatigue.

La soirée se poursuivant, il se mit à la suivre partout comme un petit chien.

La journée avait été longue – la plus longue de sa vie, avait-elle dit, même si elle avait été amputée de plusieurs heures – et l’avis du capitaine Grove qu’il serait bon de permettre aux nouveaux venus de manger et de se reposer semblait sage. Mais ceux-ci avaient protesté qu’ils avaient du travail à faire avant de se reposer. Abdikadir voulait aller voir Casey, l’autre pilote. Et il voulait retourner à la machine qu’ils appelaient le « Little Bird ».

— Il faut effacer les banques de mémoire de l’équipement électronique, avait-il dit. Elles renferment des données sensibles, en particulier concernant l’avionique…

Josh était fasciné par ces histoires de machines intelligentes et il se représentait les airs pleins de fils télégraphiques invisibles transmettant en tous sens de mystérieux et importants messages.

Grove penchait pour accéder à la requête d’Abdikadir.

— Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous nuire d’autoriser la destruction de ce que nous ne comprenons de toute façon pas, dit-il flegmatiquement. De plus… vous dites que c’est votre devoir, adjudant-chef, et je ne puis que m’incliner devant cet argument. Le temps et l’espace peuvent fondre comme du caramel mou, le devoir perdure.

De son côté, Bisesa voulait refaire à l’envers la route suivie par l’hélicoptère avant de s’écraser.

— Nous avons été abattus. Je crois que c’était juste après que nous avons remarqué la danse du soleil dans le ciel. Donc… vous voyez ? Si nous avons franchi une sorte de… barrière temporelle, celui qui nous a tiré dessus doit aussi s’être retrouvé de ce côté…

Grove pensait qu’il valait mieux remettre cette expédition au lendemain, car il voyait tout autant que Josh la fatigue de Bisesa. Mais elle ne voulait pas cesser de s’agiter – pas encore –, comme si s’arrêter avait signifié baisser les bras devant cette situation exceptionnelle. Grove donna donc son accord. Le respect de Josh pour son jugement et pour sa compassion s’en accrut : Grove ne comprenait pas mieux que les autres ce qui se passait, mais il essayait visiblement de pourvoir aux besoins élémentaires des gens qui lui étaient, littéralement, tombés du ciel.

Un détachement fut constitué : Bisesa, avec Josh et Ruddy, qui avaient tous deux insisté pour l’accompagner, et une petite escouade sous le commandement du soldat Batson, qui avait ce jour-là, semblait-il, suffisamment impressionné Grove pour obtenir une promotion.

Le temps de quitter la forteresse, la nuit tombait. Les soldats étaient munis de torches et de lampes à pétrole. Ils se dirigèrent droit vers l’est à partir du site du crash de l’hélico. Bisesa avait calculé que la distance ne devait pas excéder un kilomètre et demi.

Tandis que les lumières du fort s’amenuisaient dans leur dos, l’obscurité de la Frontière se referma sur eux, immense et solitaire, et Josh voyait toujours d’épais nuages noirs amoncelés de toutes parts sur l’horizon.

Il pressa le pas pour rattraper Bisesa.

— S’il est vrai…, dit-il.

— Oui ?

— Cette histoire de glissement dans le temps… Vous, et ces femmes-singes… Comment pensez-vous que cela puisse être arrivé ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Et je ne sais pas ce que je préfère, être naufragée du temps ou victime d’une guerre atomique. De toute façon, ajouta-t-elle brusquement, comment savez-vous si ce n’est pas vous, les naufragés ?

Josh frémit.

— Je n’y avais pas pensé. Vous savez, c’est tout juste si j’arrive à croire que j’ai cette conversation ! Si vous m’aviez dit ce matin qu’avant d’aller me coucher ce soir je verrais une machine volante assez puissante pour transporter des gens – et que ces gens affirmeraient, de façon tout à fait plausible, en plus, venir d’un siècle et demi dans le futur –, je vous aurais prise pour une folle !

— Mais si c’est vrai, insista Ruddy en les rejoignant au pas de course – jamais en grande forme physique, il haletait légèrement –, si c’est vrai, il y a tellement de choses que vous pourriez nous dire ! Car notre avenir est votre passé.

Elle secoua la tête.

— J’ai vu trop de films. N’avez-vous jamais entendu parler du principe de protection chronologique ?

Josh en fut aussi déconcerté que Ruddy.

— Je suppose que vous ne savez même pas ce qu’est un film, vous avez encore moins de chances d’avoir vu Terminator… Voyons, certaines personnes pensent que si vous retournez dans le passé pour modifier quelque chose, de sorte que le futur d’où vous venez ne puisse plus exister, vous risquez de déclencher une terrible catastrophe.

— Je ne comprends pas, avoua Josh.

— Supposez que je vous dise où vit mon arrière-arrière-arrière-grand-mère en ce moment, en 1885, puis que vous alliez la trouver et que vous l’assassiniez.

— Pourquoi ferais-je une telle chose ?

— Peu importe ! Si vous le faisiez, je ne serais jamais née… par conséquent je ne pourrais jamais venir vous parler de ma grand-mère… et vous ne la tueriez jamais. Dans ce cas…

— C’est un paradoxe logique, s’exclama Ruddy. Comme c’est intéressant ! Mais si nous promettons de ne pas faire de mal à votre aïeule, ne pouvez-vous rien nous dire sur nous ?

Josh se moqua de lui.

— Comment aurait-elle jamais pu entendre parler de nous, Ruddy ?

Ce dernier prit un air songeur.

— J’ai le sentiment qu’elle en a entendu parler, tu sais… de moi, en tout cas. Quand quelqu’un vous a reconnu, on s’en rend compte !

Mais Bisesa refusa d’en dire plus.

À mesure que s’estompaient les dernières lueurs du jour et que les étoiles reculaient dans l’infini au-dessus de leur petit groupe, celui-ci resserrait les rangs et les soldats, tenant haut leurs lanternes, baissaient la voix. Nous nous enfonçons dans l’étrange, songea Josh. Ce n’était plus simplement qu’ils ne pouvaient savoir qui rôdait là-dehors, ni où ils allaient. Ils ne pouvaient même pas être sûrs de quand ils allaient se retrouver… Il constata que tout le monde parut soulagé quand ils franchirent une colline basse et que le croissant de Lune montante projeta une lumière blafarde sur la plaine. Mais l’atmosphère était bizarre, turbulente, et la face de la Lune d’un curieux jaune orangé.

— C’est ici, dit soudain Bisesa.

Elle avait fait halte devant une excavation dans le sol. S’approchant, Josh vit que la terre était fraîche et humide, comme si elle avait été récemment retournée.

— C’est un trou-abri, dit Ruddy.

Il sauta dedans et ramassa un bout de tuyau, comme un morceau de canalisation, qu’il brandit.

— Et voilà donc l’arme redoutable qui vous a abattus en plein vol ?

— C’est le lance-roquettes, oui.

Elle scruta les ténèbres en direction de l’est.

— Il y avait un village, juste là. À une centaine de mètres, pas plus.

Les soldats levèrent leurs lanternes. Il n’y avait pas le moindre village en vue, rien que la plaine rocailleuse qui semblait s’étendre jusqu’à l’horizon.

— Il doit y avoir une frontière près d’ici, hasarda-t-elle. Une frontière dans le temps. Quelle idée bizarre. Que nous arrive-t-il ?…

Elle leva les yeux vers la Lune.

— Oh, Clavius a disparu.

Josh vint la rejoindre.

— Clavius ?

— La base Clavius, répondit-elle en pointant le doigt. Construite dans un grand cratère de l’hémisphère Sud.

Josh la regarda en ouvrant de grands yeux.

— Vous avez des villes sur la Lune ?

Elle sourit.

— Je n’appellerais pas ça une ville. Mais on devrait en voir la lumière, comme une étoile captive, la seule entre les branches du croissant. Elle a maintenant disparu. Ce n’est même pas ma Lune. Il y a une équipe sur Mars, et une deuxième est en route… ou elle l’était. Je me demande ce qu’elles sont devenues…

Une exclamation de dégoût s’éleva. Un des soldats, qui était allé creuser au fond du trou, en ressortait maintenant avec ce qui semblait être un morceau de viande, encore dégoulinant de sang et répandant une âcre puanteur.

— Un bras humain, dit Ruddy d’une voix blanche.

Il se détourna et vomit.

— On dirait l’œuvre d’un grand félin…, dit Josh. Il semblerait que celui qui vous a attaqués n’a pas survécu longtemps pour jouir de sa victoire.

— Je suppose qu’il était aussi désorienté que moi.

— Oui. Je m’excuse pour Ruddy. Il n’a pas l’estomac assez solide pour supporter de telles visions.

— Non. Et il ne l’aura jamais.

Josh la regarda : à la lueur de la Lune, son regard était inexpressif.

— Que voulez-vous dire ?

— Il a raison. Je sais qui il est. Vous êtes Rudyard Kipling, n’est-ce pas ? Ce fichu Rudyard Kipling. Mon Dieu, quelle journée.

Ruddy ne répondit pas. Il était plié en deux, toujours en train de vomir, le menton souillé de bile.

À cet instant, la terre trembla, assez fort pour soulever partout de petits nuages de poussière, telles d’invisibles traces de pas. Et la pluie se mit à tomber d’épais nuages noirs qui accouraient, voilant la face vide de la Lune.

L'Oeil du temps
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