5

SOYOUZ

Pour Kolya, la Discontinuité fut subtile. Elle débuta par une perte de signal, des visions incertaines, un échouage silencieux.

L’heure était arrivée pour la navette Soyouz de se détacher de la station spatiale. Les dernières poignées de main échangées, les doubles portes du sas avaient été fermées et, si le Soyouz était encore matériellement relié à la station, Kolya avait déjà quitté la cahute orbitale où il venait de passer trois mois de sa vie. Il ne lui restait plus que le court trajet de retour, une descente d’à peine quatre cents kilomètres à travers l’atmosphère jusqu’à la surface de la Terre où il retrouverait sa petite famille.

Le nom complet de Kolya était Nikolaï Konstantinovitch Krivalapov. Il était âgé de quarante et un ans et ce séjour à bord de la Station spatiale internationale était son quatrième.

Kolya, Mousa et Zabel, l’équipage de la navette, traversèrent le compartiment orbital du Soyouz en direction du module de descente. Ils étaient maladroits dans leurs encombrants scaphandres orange aux poches bourrées de souvenirs qu’ils comptaient soustraire à l’attention des équipes au sol. Le compartiment orbital, destiné à être largué et à brûler lors de son entrée dans l’atmosphère, était rempli de matériel de rebut de l’ISS, y compris des déchets médicaux et des sous-vêtements usagés. Zabel Jones, la seule Américaine de l’équipe, qui ouvrait la marche, se plaignit bruyamment avec son fort accent du sud des États-Unis :

— Bon sang, qu’est-ce qu’ils ont entassé là-dedans, ces Cosaques, leurs vieux slips sales ?

Mousa, le capitaine du Soyouz, échangea un coup d’œil excédé avec Kolya.

Le module de descente était une cabine exiguë presque entièrement occupée par leurs trois couchettes. Zabel avait suivi une initiation au pilotage de l’appareil, mais pour ce vol de retour sur Terre, elle était plus une passagère qu’autre chose. Elle fut donc la première à entrer dans la cabine, où elle se glissa sur la couchette de droite. Kolya la suivit et s’installa sur celle de gauche. Il devait jouer le rôle d’ingénieur de bord au cours de la descente, d’où son attribution de cette place. Le module était si petit que, pour parvenir au fond de la cabine, il effleura au passage les jambes de Zabel, qui le fusilla du regard.

Puis ce fut au tour de Mousa de descendre, tel un missile orange vif, son casque à la main. Sa corpulence naturelle était encore accentuée par l’épaisseur de son scaphandre. Les couchettes étaient si rapprochées que, une fois allongés tous les trois, leurs jambes étaient collées les unes aux autres et, en essayant maladroitement d’attacher son harnais, Mousa bouscula alternativement Zabel et Kolya.

La réaction de Zabel était prévisible :

— D’où sort cet engin, d’une fabrique de tracteurs ?

C’était l’instant qu’attendait Mousa.

— Zabel, j’ai dû supporter tes jérémiades pendant trois mois et, comme tu étais chef de mission, je ne pouvais rien y faire. Mais à bord de ce Soyouz, le commandant, c’est moi, Mousa Khiromanovitch Ivanov. Et, jusqu’à ce qu’on rouvre le sas et que l’équipe au sol nous extirpe de là, tu vas me faire le plaisir de… comment dit-on chez vous ? « Fermer ta grande gueule ».

Zabel devint livide. Mousa était un cosmonaute expérimenté de cinquante ans et avait lui-même servi comme commandant à bord de la station et avait même séjourné sur la Lune – mais pas comme commandant de la base internationale. Tous savaient que son engueulade avait été entendue par leurs collègues de la station et, pire, par les contrôleurs au sol.

— Tu me le paieras, Mousa, dit Zabel entre ses dents.

Celui-ci se contenta de sourire et lui tourna le dos.

Le module de descente était un vrai capharnaüm. Il renfermait les commandes principales de l’appareil ainsi que tout l’équipement nécessaire pour le retour sur Terre : parachutes, flotteurs de secours, matériel de survie, rations d’urgence. Ses parois, couvertes d’étiquettes caoutchoutées et de bandes Velcro, disparaissaient sous le matériel qu’ils rapportaient de la station, dont les échantillons de sang et de fèces du programme biomédical et des boutures prélevées par Kolya sur les plants de pois et les arbres fruitiers qu’il avait essayé de faire pousser. Cet entassement réduisait d’autant l’espace disponible pour les cosmonautes.

Mais au milieu de tout ce fatras, sur la gauche de Kolya, se trouvait un hublot par lequel le cosmonaute apercevait le noir de l’espace, un croissant de Terre d’un bleu lumineux, la coque et les entretoises criblées de micrométéorites de la station elle-même, éblouissante dans la lumière crue du soleil. Le Soyouz, encore amarré à l’ISS, était entraîné dans la rotation solennelle de cette dernière dont les ombres défilaient dans le champ visuel de Kolya.

De concert avec l’équipe au sol et les occupants de la station, Mousa procédait aux opérations de contrôle préalables à la séparation. Kolya n’avait pas grand-chose à faire : sa tâche la plus importante était de vérifier l’étanchéité de son scaphandre. C’était un vaisseau russe et, contrairement à la tradition américaine où tout reposait sur le pilote, la plupart des systèmes étaient automatisés. Zabel continuait à grommeler en cherchant à atteindre diverses commandes disséminées à travers le module dans toutes sortes de positions et sous tous les angles. Certaines étaient si difficiles à atteindre que les cosmonautes chevronnés avaient appris qu’il valait mieux les manœuvrer à l’aide d’une baguette de bois. Mais Kolya retirait une fierté perverse de la conception rustique, pour ne pas dire spartiate, du vaisseau.

Le Soyouz ressemblait à un poivrier verdâtre agrémenté de panneaux solaires plantés de part et d’autre de sa coque cylindrique. Vu par les hublots de la station, dans la lumière crue du soleil, il avait l’air d’un insecte disgracieux : à côté des nouveaux avions spatiaux américains, c’était effectivement une vieille relique mal fagotée. Mais c’était un appareil vénérable. Né à l’époque de la guerre froide et des missions Apollo, il avait été conçu pour aller sur la Lune. Dire que les Soyouz volaient depuis deux fois plus d’années qu’en avait Kolya ! Bien sûr, en 2037, les hommes étaient retournés sur la Lune… avec cette fois des Russes parmi eux. Mais les Soyouz n’avaient plus leur place lors de tels voyages : pour ces fidèles bêtes de somme, il ne restait que les allers et retours vers la vieille Station spatiale internationale délabrée, dont les rares objectifs scientifiques avaient depuis longtemps été supplantés par les projets lunaires et le prestige éclipsé par les missions martiennes… mais qui pourtant demeurait en orbite, soutenue par l’inertie et par l’orgueil politique.

Le moment était enfin venu de se séparer de la station. Kolya entendit quelques légers chocs et cliquètements, puis il sentit une imperceptible poussée et eut un petit pincement au cœur. En tant que vaisseau spatial autonome, ce jour-là le nom de code du Soyouz était « Stéréo » et Kolya se sentit quand même réconforté d’entendre Mousa appeler patiemment le sol :

« Stéréo Un, ici Stéréo Un… »

Il restait encore trois heures avant le moment prévu pour le début de la descente et l’équipage devait maintenant inspecter l’extérieur de la station. Mousa activa un programme sur l’ordinateur de bord et le Soyouz, par de brèves mises à feu de ses propulseurs, entama une série de sauts de puce autour de la station. Chaque poussée résonnait comme si quelqu’un avait assené un coup de marteau sur la coque et Kolya pouvait voir les gaz d’échappement jaillir des petites tuyères comme autant de fontaines cristallines. La Terre et l’ISS décrivaient un lent ballet autour de lui. Mais il n’avait guère le temps d’admirer la vue : Zabel et lui, assis près des hublots, photographiaient manuellement la station, en complément des nacelles automatiques montées sur la coque du Soyouz. Avec les lourds gants de leurs scaphandres, c’était un travail délicat.

Chaque allumage des propulseurs éloignait un peu plus le Soyouz de la station. Le contact radio finit par se dégrader et, en guise d’adieu, l’équipage de l’ISS leur mit de la musique. Tandis que tourbillonnait la valse de Strauss, métallique au milieu des sifflements et des parasites, Kolya se laissa un peu plus emporter par la nostalgie. Il en était venu à aimer la station. Il avait appris à sentir la très discrète rotation de cette grande arche, ses vibrations quand elle réalignait ses panneaux solaires, les cliquetis et les claquements de son système de ventilation. Après un si long séjour à bord, il éprouvait des sentiments plus profonds pour elle que pour toute autre demeure où il avait vécu. Après tout, existait-il une autre demeure qui vous maintienne en vie, minute après minute ?

La musique s’interrompit.

Mousa fronça les sourcils.

« Stéréo Un, ici Stéréo Un. J’appelle le sol. Ici Stéréo Un… »

— Hé, Kolya, dit Zabel. Tu vois la station ? Elle devrait maintenant être revenue de mon côté.

— Non, répondit Kolya en regardant par son hublot.

Il n’y avait aucune trace de la station.

— Elle est peut-être passée dans l’ombre, dit Zabel.

— Je ne pense pas.

En fait, le Soyouz précédait la station dans l’ombre de la Terre.

— De toute façon, nous verrions ses lumières.

Il se sentait étrangement mal à l’aise.

— Vous allez vous taire, tous les deux ! s’exclama Mousa. Nous avons perdu la liaison avec le sol.

Il enfonça des boutons sur la console devant lui.

— J’ai procédé à toutes les vérifications et j’ai essayé les circuits de secours. Stéréo Un, Stéréo Un…

Zabel ferma les yeux.

— Dites-moi que votre bande de ploucs ne s’est pas une fois de plus emmêlé les pinceaux.

— La ferme ! dit Mousa d’un ton menaçant, avant de reprendre ses appels pendant que Zabel et Kolya écoutaient en silence.

La lente rotation du vaisseau offrait maintenant à Kolya une vue de l’immense disque de la Terre. Ils survolaient l’Inde en train de s’enfoncer dans le crépuscule : au nord du sous-continent, l’ombre des chaînes de montagnes s’allongeait. Mais il paraissait y avoir des changements à la surface de la Terre, des tavelures, comme le jeu des reflets du soleil sur le fond d’un lac aux eaux agitées.

L'Oeil du temps
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