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CONSEIL DE GUERRE

Les éclaireurs avaient rapporté la nouvelle que l’avant-garde de l’armée mongole n’était qu’à quelques jours de marche. À la surprise de ses conseillers, Alexandre avait décidé d’essayer d’entamer des pourparlers.

Il avait été horrifié par ce que les modernes lui avaient raconté des destructions provoquées par l’expansion mongole. Il était peut-être lui-même un conquérant aux mains tachées de sang, mais ses ambitions ne se réduisaient pas à la conquête : ses intentions étaient certainement plus subtiles que celles de Gengis Khan, quinze siècles après lui. Il était décidé à s’opposer aux Mongols. Son but était de bâtir du neuf dans ce monde dépeuplé, pas d’y semer la destruction.

— Nous et nos camarades aux manteaux rouges d’outre-océan, nous sommes tout autant que ces cavaliers des plaines d’Asie les survivants de dislocations du temps et de l’espace, des prodiges qui dépassent l’entendement humain, avait-il dit à ses conseillers. N’avons-nous pas d’autre réponse à tout cela que de nous entre-tuer ? N’avons-nous donc à apprendre les uns des autres que les armes et les stratagèmes ?…

Il avait donc donné l’ordre d’envoyer une délégation, avec des présents et des tributs, pour engager le dialogue avec les chefs mongols. Les émissaires devaient voyager au sein d’une impressionnante troupe de mille hommes placée sous le commandement de Ptolémée.

Celui-ci était un des plus proches compagnons du roi, son ami depuis l’enfance. Guerrier macédonien au visage sévère, c’était un homme sombre et taciturne, et manifestement astucieux. Il s’agissait sans doute d’un bon choix pour une si délicate entreprise : le portable de Bisesa lui avait dit que, dans une autre réalité, Ptolémée serait devenu, lors du partage des conquêtes d’Alexandre après sa mort, pharaon de l’antique royaume d’Égypte. Pour l’instant, en se préparant à sa mission, il arpentait le palais royal d’un air furieux. Bisesa se demandait si sa désignation pour cette dangereuse et très probablement fatale ambassade n’avait pas quelque chose à voir avec les sempiternelles intrigues du proche entourage d’Alexandre.

À la suggestion d’Abdikadir, le capitaine Grove avait insisté pour que le caporal Batson et quelques soldats britanniques se joignent à la délégation. On avait proposé que quelqu’un du groupe de Bisesa les accompagne, puisque l’on soupçonnait Zabel d’être à l’origine de l’attaque attendue, mais Alexandre avait décrété que ses trois survivants du XXIe siècle étaient trop peu nombreux pour risquer leur vie dans une telle expédition et il n’en avait plus été question. Néanmoins, à la suggestion d’Eumène, Bisesa avait écrit un mot que Batson devait remettre à Kolya, s’il avait l’occasion de le rencontrer.

La délégation franchit les portes de Babylone et se mit en route. Les officiers macédoniens en uniforme de parade avec leurs éclatantes capes pourpres, le caporal Batson et les autres britanniques en kilt et veste de serge, le tout au son des tambours et des trompettes.

Alexandre était un combattant endurci et, s’il espérait la paix, il se préparait à la guerre. À Babylone, Bisesa, Abdikadir et Casey, avec le capitaine Grove et un certain nombre de ses officiers, furent convoqués pour un conseil de guerre.



Comme la porte d’Ishtar, le palais royal de Babylone était bâti sur une esplanade surélevée d’une quinzaine de mètres par rapport à la plaine alluviale.

C’était un édifice stupéfiant – même si, du point de vue de Bisesa, c’était un étalage obscène de richesse, de puissance et d’oppression. En se rendant au centre du complexe, ils étaient passés devant des jardins en terrasses aménagés sur le toit des bâtiments. Les arbres avaient l’air assez sains, mais l’herbe était un peu flétrie, les fleurs étiolées ; les jardins avaient été négligés depuis la Discontinuité. Mais le palais était un symbole de la ville et du nouveau règne d’Alexandre, et il y régnait une activité fébrile, les serviteurs courant en tous sens avec des amphores d’eau fraîche et de la nourriture. Ce n’étaient pas des esclaves, mais d’anciens dignitaires babyloniens revenus piteusement de l’arrière-pays où ils s’étaient enfuis. Dans les heures suivant la Discontinuité, ils avaient apporté la preuve de leur lâcheté ; maintenant, sur l’ordre d’Alexandre, ils étaient réduits à accomplir des tâches subalternes.

Au cœur du palais se trouvait la salle du trône. À elle seule, cette pièce mesurait près de cinquante pas de longueur et, du sol au plafond, la moindre surface était revêtue de briques émaillées multicolores ornées de lions, de dragons et d’arbres de vie stylisés. S’efforçant de ne pas se laisser impressionner par les proportions de la salle, les modernes y pénétrèrent, leurs pas éveillant des échos sur le sol vernissé.

Au milieu de la salle avait été dressée une table supportant une gigantesque maquette de la ville, de ses remparts et de la campagne environnante. Large d’environ cinq mètres, elle était peinte de couleurs vives et extrêmement détaillée, jusqu’aux personnages dans les rues et aux chèvres dans les champs. Des canaux miniatures miroitaient, remplis d’eau véritable.

Bisesa et ses compagnons s’installèrent sur leurs couches devant la table et des serviteurs leur apportèrent à boire.

— L’idée vient de moi, dit Bisesa. Je me suis dit qu’une maquette serait plus facile à visualiser qu’une carte. Je n’ai pas pensé un instant qu’ils allaient construire quelque chose d’aussi grand… ni aussi rapidement.

— Voilà qui nous montre ce qu’il est possible de réaliser quand on peut compter sur des ressources humaines – physiques ou intellectuelles – illimitées, dit posément le capitaine Grove.

Accompagné de ses conseillers, Eumène entra et prit place. À son grand crédit, il manifestait peu de goût pour les simagrées protocolaires, il était bien trop intelligent pour ça. Mais, comme membre de la cour d’Alexandre, il ne pouvait échapper à la flagornerie et ses conseillers papillonnaient autour de lui tandis qu’il s’installait dignement sur sa couche. À leur nombre figurait désormais De Morgan, qui avait pris l’habitude, comme d’autres courtisans d’Alexandre, de porter des costumes persans recherchés. Il avait aujourd’hui le visage rouge et bouffi, les yeux cernés.

— Cecil, mon vieux, vous avez une sale gueule, malgré votre robe de cocktail, lui dit sans ménagement Casey.

De Morgan poussa un grognement.

— Quand Alexandre et ses Macédoniens s’adonnent à une de leurs orgies, ils feraient passer pour de petits garçons les Tommies britanniques dans les bordels de Lahore. Le roi est en train de cuver. Il dort parfois la journée entière, mais il est toujours debout le soir quand ça repart…, répondit-il en acceptant une coupe de vin que lui tendait un serviteur. Et ce vin macédonien ressemble à de la pisse de chèvre. Mais enfin… pour passer la gueule de bois.

Il but une longue gorgée, suivie d’un frisson.

Le capitaine Grove commença à exposer ses idées pour le renforcement des défenses déjà formidables de Babylone. Il dit à Eumène :

— Je sais que vous avez déjà des équipes qui restaurent les murailles et qui approfondissent les fossés.

C’était particulièrement important du côté occidental, où les remparts avaient été presque complètement arasés par le temps ; en fait, les Macédoniens, qui avaient décidé d’abandonner les quartiers ouest de la ville et d’utiliser l’Euphrate comme barrière naturelle, édifiaient des défenses sur ses berges.

— Mais, poursuivit Grove, je recommanderais d’établir de plus fortes défenses un peu plus loin, surtout à l’est, d’où viendront les Mongols. Je pense à des casemates et à des tranchées… des fortifications que nous pourrions monter rapidement.

La traduction de plusieurs de ces idées, par le truchement des assistants d’Eumène et d’un De Morgan aux prises avec la gueule de bois, prit quelque temps.

Eumène écouta patiemment pendant un moment.

— Je vais demander à Diadès, l’ingénieur en chef d’Alexandre, de voir ça… mais vous devez savoir que le roi n’est pas uniquement soucieux de se défendre. Parmi toutes ses campagnes, c’est de ses sièges victorieux qu’il est le plus fier – comme ceux de Tyr ou de Milet et une dizaine d’autres - ; le souvenir de ces triomphes épiques se transmettra certainement pendant des siècles.

— Tout à fait, acquiesça le capitaine Grove. Je pense que vous voulez dire qu’Alexandre ne s’accommodera pas de se retrouver lui-même assiégé. Il va vouloir sortir à la rencontre de l’ennemi pour lui livrer bataille.

— Oui, murmura Abdikadir, mais contrairement à lui, les Mongols n’étaient pas de grands tacticiens en matière de sièges, ils préféraient de loin se mesurer à leurs adversaires en rase campagne. Si nous sortons à leur rencontre, nous les affronterons sur leur terrain de prédilection.

— Le roi a parlé, grommela Eumène.

— Alors il faut que nous l’écoutions, dit tranquillement Grove.

— Par ailleurs, Alexandre et Gengis Khan sont séparés par plus de quinze siècles, bien plus que Gengis Khan l’est de nous, poursuivit Abdikadir. Nous devons exploiter tous les avantages dont nous disposons.

— Quels avantages ? Vous voulez dire vos fusils et vos grenades ? demanda Eumène d’un ton mielleux en utilisant les termes anglais.

Depuis qu’ils avaient rencontré les Macédoniens, les modernes et les Britanniques avaient essayé de leur cacher certaines choses. À ces mots, Casey bondit de sa place et se pencha par-dessus la table pour étrangler De Morgan.

— Cecil, espèce d’enfoiré. Qu’est-ce que vous leur avez raconté d’autre ?

De Morgan recula hors de la portée de Casey et deux des gardes d’Eumène se précipitèrent, leur grosse main sur le pommeau de leur glaive. Grove et Abdikadir saisirent Casey et le tirèrent en arrière.

Bisesa poussa un soupir :

— Allons, Casey, qu’est-ce que tu imaginais ? Depuis le temps, tu devrais savoir à quoi t’attendre avec Cecil. Il offrirait à Eumène tes couilles sur un plateau s’il pensait y trouver son avantage.

— De toute façon, Eumène savait probablement déjà tout, ajouta Abdikadir. Ces Macédoniens ne sont pas idiots.

Eumène avait suivi cet échange avec intérêt.

— Vous oubliez que Cecil n’a peut-être pas eu le choix, dit-il.

De Morgan traduisit ces paroles d’un air indécis, détournant les yeux, et Bisesa vit le côté obscur du choix qu’il avait fait.

— En outre, poursuivit Eumène, que je sois au courant nous fera gagner du temps, maintenant que nous en avons besoin, non ?

Le capitaine Grove se pencha vers lui :

— Mais vous devez comprendre, monsieur le chancelier, que nos armes, quoique formidables, ont des limites. Nous n’avons qu’une petite quantité de grenades et de munitions pour les fusils…

Le plus gros de leur armement était constitué de quelques centaines de fusils Martini apportés de Jamroud, des modèles du XIXe siècle. Un si petit nombre d’armes ne pèserait pas lourd face à une horde extrêmement mobile comptant des dizaines de milliers d’hommes. Eumène ne fut pas long à le comprendre.

— Il nous faut donc être très sélectifs dans notre usage de ces armes.

— Exactement, grommela Casey. D’accord – si on en arrive là –, nous devrions les utiliser pour briser leur premier assaut.

— Oui, dit Abdikadir. Les grenades aveuglantes affoleront leurs chevaux… et eux, s’ils ne sont pas habitués aux armes à feu.

— Mais ils ont Zabel avec eux, dit Bisesa. Nous ne savons pas quelles armes il y avait à bord du Soyouz… au moins deux ou trois pistolets, à coup sûr.

— Ça ne l’aidera pas beaucoup, dit Casey.

— Non, mais si elle s’est alliée aux Mongols, elle peut s’en être servie pour les familiariser avec les armes à feu. Et elle a reçu une formation militaire moderne. Nous devons envisager la possibilité qu’ils arriveront préparés à tout ce que nous pourrions faire.

— Merde, dit Casey. Je n’avais pas pensé à ça.

— Très bien, dit le capitaine Grove. Casey, que suggérez-vous d’autre ?

— De disposer des postes de tir dans la ville, répondit Casey, et il expliqua sa stratégie à Eumène : comment anticiper l’approche de l’ennemi et placer des tireurs en quinconce, et ainsi de suite. Nous allons devoir entraîner certains de vos hommes à l’usage des kalachnikovs, ajouta-t-il à l’intention de Grove. L’essentiel est de ne pas gaspiller les munitions – ne pas tirer tant qu’ils n’auront pas une cible bien définie… Si nous attirons les Mongols dans la ville, nous pourrions réussir à neutraliser une bonne partie de leurs forces.

Une fois de plus, Eumène ne fut pas long à comprendre.

— Mais cela détruirait Babylone par la même occasion, dit-il.

— Gagner cette guerre va être coûteux…, dit Casey en haussant les épaules. Et si nous perdons, Babylone sera de toute façon détruite.

— Nous ne devrions peut-être recourir à cette tactique qu’en dernier ressort, dit Eumène. Autre chose ?

— Bien sûr, ce ne sont pas simplement des fusils que nous avons apportés de l’avenir, mais des connaissances, dit Bisesa. Nous pourrions mettre au point des armes que vous seriez capables de construire avec les ressources dont vous disposez.

— À quoi penses-tu, Bisesa ? demanda Casey.

— J’ai vu les catapultes et les machines de siège en pièces détachées des Macédoniens. Nous arriverons peut-être à leur apporter des perfectionnements. Et pourquoi pas aussi des feux grégeois ? N’était-ce pas une forme primitive de napalm ? Je crois qu’il suffit de mélanger du bitume liquide et de la chaux vive…

Ils discutèrent un moment de différentes possibilités, mais Eumène finit par les interrompre :

— Je ne comprends que vaguement ce que vous décrivez, mais je crains que nous n’ayons pas assez de temps pour mettre en œuvre de tels plans.

— J’ai une idée qui pourrait être réalisée rapidement, murmura Abdikadir.

— Quoi donc ? demanda Bisesa.

— Des étriers, dit-il, et il décrivit rapidement à Eumène ce dont il parlait. Un genre de repose-pied pour les cavaliers, suspendus à des lanières de cuir…

Quand le Grec eut compris que ces dispositifs, faciles et rapides à fabriquer, pouvaient multiplier la manœuvrabilité de la cavalerie, il se montra extrêmement intéressé :

— Mais nos Compagnons sont des hommes de tradition. Ils s’opposeront à toute innovation.

— Les Mongols, eux, ont des étriers, fit remarquer Abdikadir.

Il y avait beaucoup à faire, et peu de temps à y consacrer ; le conseil de guerre se sépara.



Bisesa prit Abdikadir et Casey à part.

— Vous pensez vraiment que l’affrontement est inévitable ?

— Oui, grommela Casey. Les solutions de rechange à la guerre – les méthodes non violentes de résolution des différends – dépendent de la bonne volonté de l’ensemble des parties concernées. À l’âge du fer, ces types n’ont pas bénéficié de notre expérience de deux mille ans d’effusions de sang, à quelques Hiroshima ou Lahore près, pour apprendre qu’il est parfois nécessaire de céder. Pour eux, la guerre est la seule solution.

Bisesa le regarda attentivement :

— Voilà qui est étonnamment pondéré de ta part, Casey.

— Allons donc…, répliqua-t-il.

Mais il retomba vite dans son numéro de macho, ricanant et se frottant les mains.

— Il y a aussi un côté marrant, poursuivit-il. Tu sais, nous sommes dans une belle merde. Mais, maintenant que j’y pense… Alexandre le Grand contre Gengis Khan ! Je me demande combien la télé à la demande facturerait un truc pareil.

Bisesa savait ce qu’il voulait dire. Elle aussi avait reçu une formation de soldat ; à son appréhension et à son désir que rien de tout ça ne soit réel – qu’elle puisse tout simplement rentrer chez elle – se mêlait une sorte d’excitation.

Ils sortirent de la salle du trône en continuant à dresser des plans.

L'Oeil du temps
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