43

L’ŒIL DE MARDOUK

Quand Bisesa arriva dans le temple de Mardouk, le lendemain matin, Abdikadir l’attendait et Casey était déjà en train de vérifier son matériel de détection. Ils étaient venus pour elle ; elle fut touchée de la confiance qu’ils lui témoignaient et rassurée par leur compétence.

L’Œil flottait, toujours aussi impassible.

Josh était là, lui aussi. Bisesa portait sa combinaison de vol abondamment rapiécée, quant à lui, il avait revêtu un costume de flanelle froissé, une chemise et, de façon assez absurde, une cravate. Après tout, ils ne savaient pas ce qu’ils allaient rencontrer, pourquoi donc ne pas soigner son apparence ?

Mais il avait le teint blême et de grands cernes sous les yeux.

— En route vers l’infini avec la gueule de bois !… Au moins, quoi qu’il arrive, je ne risque pas de me sentir plus mal.

Bisesa se sentait bizarrement impatiente, irritable.

— Finissons-en. Tiens, dit-elle en lui tendant un petit sac à dos.

Il le regarda d’un air dubitatif.

— Qu’est-ce qu’il y a, là-dedans ?

— De l’eau. Des rations déshydratées. Des médicaments.

— Tu penses que nous aurons besoin de ça ? Bisesa, nous entrons dans l’Œil de Mardouk, nous ne partons pas en randonnée dans le désert.

— Elle n’en a pas moins raison, intervint Abdikadir. Autant être prévoyants.

Il prit le sac qu’il lança à Josh.

— Prenez-le.

— Et si tu comptes passer ton temps à râler, je te plante là, dit Bisesa.

Josh grimaça un sourire :

— Je serai bien sage.

Bisesa regarda à la ronde.

— J’ai demandé à Grove et à Eumène de tenir tout le monde à distance. J’aurais préféré qu’ils fassent évacuer cette fichue ville, mais je suppose que ce n’était pas possible… Avons-nous oublié quelque chose ?

Elle était allée aux toilettes, s’était brossé les dents : de simples activités de tous les jours, mais elle se demandait où et quand elle aurait pour la prochaine fois le temps de s’occuper d’elle.

— Abdi, prends soin de mon portable.

— C’est promis, répondit-il doucement. Et… encore une chose.

Il lui tendit deux morceaux de papier – du parchemin babylonien - nettement pliés et scellés.

— Si tu veux bien…

— De ta part ?

— De la mienne et de celle de Casey. Si c’est possible… Si tu pouvais retrouver nos familles…

Bisesa prit les papiers et les mit dans sa poche.

— Je vais tout faire pour ça.

Casey hocha la tête. Puis il s’écria :

— Il se passe quelque chose.

Il ajusta ses écouteurs et tapota un détecteur électromagnétique arraché aux entrailles de la radio hors d’usage de l’hélicoptère. Il tourna la tête vers l’Œil.

— Ce truc n’a pas l’air d’avoir changé d’un poil, mais le signal s’amplifie. On dirait que tu es attendue, Bisesa.

Elle prit Josh par la main.

— Nous ferions mieux de nous mettre en position.

— Où ça ?

Un courant d’air ébouriffa une boucle de cheveux sur le front de Josh.

— Du diable si je le sais, dit-elle.

Tendrement, elle lui remit les cheveux en place. Mais le courant d’air revint, lui balayant le visage, un courant d’air sans aucune source apparente, qui soufflait vers le centre de la pièce.

— C’est l’Œil, dit Abdikadir.

Des feuilles de papier et des câbles débranchés s’agitaient autour de lui.

— Il respire. Bisesa, prépare-toi.

Le courant d’air était devenu un souffle continu en direction du milieu de la pièce, assez fort pour pousser Bisesa dans le dos. Elle tira Josh par la main et s’avança vers l’Œil. Ce dernier planait là, toujours aussi immobile, lui renvoyant son reflet déformé de poupée vaudou, mais des bouts de paille et de papier volaient vers lui, se collant à sa surface.

Casey rejeta ses écouteurs.

— Merde ! Il y a eu un sifflement – une stridence électromagnétique -, ç’a grillé les circuits. Je ne sais pas à qui ce truc envoie un signal, mais ce n’est pas à moi

— C’est le moment, dit Josh.

Nous y sommes, se dit-elle. Dans les tréfonds de sa conscience, elle n’y avait pas cru elle-même. Mais c’était en train d’arriver. Elle avait l’estomac noué et son cœur battait à tout rompre ; elle était profondément reconnaissante à Josh pour la sensation de sa main ferme.

— Regardez, dit Abdikadir.

Pour la première fois depuis qu’ils l’avaient trouvé, l’aspect de l’Œil était en train de changer.



L’Œil était toujours poli comme un miroir. Mais il oscillait maintenant comme une flaque de mercure parcourue d’ondes concentriques.

Puis sa surface se creusa, comme l’enveloppe d’un ballon qui se dégonfle brusquement.

Bisesa levait maintenant les yeux vers un entonnoir aux parois d’argent doré. Elle voyait toujours des reflets d’elle-même, avec Josh à son côté, mais leurs images étaient morcelées, comme diffractées par les éclats d’un miroir brisé. L’entonnoir donnait l’impression de se trouver juste au-dessus de sa tête… mais elle devinait que si elle s’était déplacée dans la pièce, si elle était passée au-dessus ou en dessous de l’Œil, elle aurait vu la même forme d’entonnoir aux parois de lumière s’infléchissant vers son centre.

Ce n’était pas un entonnoir, pas un simple objet tridimensionnel, mais une faille dans sa réalité.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. L’atmosphère était maintenant chargée d’étincelles qui se précipitaient vers le cœur de l’Œil implosé. Abdikadir était encore là, mais il avait l’air de s’éloigner et il était bizarrement flou : il s’accrochait aux montants de la porte, et il était par terre, et il s’en allait et il revenait – pas à tour de rôle, mais tout à la fois, comme les images d’un film qu’on aurait coupées et remontées au petit bonheur.

— Allez dans la paix d’Allah, cria-t-il. Allez, allez…

Mais sa voix se perdit dans le vent. Puis l’averse de lumière se transforma en blizzard et elle cessa de le voir.

Le vent la gifla, manquant de la faire tomber. Elle s’efforçait de garder l’esprit analytique. Elle essayait de compter ses respirations. Mais ses pensées semblaient se fragmenter, les phrases qu’elle formait dans sa tête se désagrégeaient en mots, puis en syllabes et en lettres, s’entremêlant à en devenir incompréhensibles. C’était à cause de la Discontinuité, comprit-elle. Agissant à l’échelle d’une planète, elle avait détaché de grands morceaux de terrain. Lorsqu’elle avait fait irruption dans cette pièce, elle avait découpé en tranches la vie d’Abdikadir, et maintenant, pour finir, elle s’immisçait dans la propre tête de Bisesa, car, après tout, même sa conscience était insérée dans l’espace-temps…

Bisesa regarda dans l’Œil, vers le cœur duquel la lumière ruisselait. Au tout dernier instant, il changea encore. L’entonnoir se transforma en un puits aux parois lisses qui s’éloignaient à l’infini – mais c’était un puits qui défiait la perspective, car ses parois ne s’amenuisaient pas avec la distance, conservant toujours la même taille apparente.

Ce fut sa dernière pensée consciente avant que la lumière déferle sur elle, l’investisse, cautérisant jusqu’à la sensation qu’elle avait de son corps. L’espace n’existait plus, le temps était suspendu, et elle était devenue une particule, rien de plus qu’une âme animale incandescente, brute, opiniâtre. Mais sans cesser un instant de sentir la chaleur de la main de Josh dans la sienne.

Il n’y avait qu’un Œil, même s’il avait de nombreuses projections dans l’espace-temps. Et ses fonctions étaient multiples.

L’une d’elles était celle d’un portail.

Le portail s’ouvrit. Le portail se referma. Durant un instant trop bref pour être mesuré, l’espace s’ouvrit et se retourna sur lui-même.

Puis l’Œil disparut, laissant la chambre du temple vide, à part un fouillis de matériel électronique hors d’usage et deux hommes gardant le souvenir de ce qu’ils avaient vu et entendu… et qu’ils n’arrivaient pas plus à croire qu’à comprendre.

L'Oeil du temps
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