20

LA VILLE DE TENTES

À l’aube, deux jours après son départ, le messager revint. Les cosmonautes allaient bientôt savoir quel sort les attendait.

Il fallut secouer Zabel pour la réveiller. Kolya était déjà debout, les yeux rougis par le manque de sommeil. Dans la pénombre enfumée de la yourte, où les enfants ronflaient doucement dans leur lit, il fut servi aux cosmonautes en guise de petit déjeuner un peu de pain sans levain et un bol d’une infusion brûlante. C’était fortement parfumé, sans doute à base d’herbes et de plantes de la steppe, et étonnamment revigorant.

Tous deux se sentaient ankylosés. Ils se remettaient rapidement de leur séjour en orbite, mais Kolya rêvait d’une douche chaude, ou de pouvoir simplement se débarbouiller.

On les fit sortir de la yourte et on leur laissa un moment pour se soulager. Le ciel s’éclaircissait et l’habituelle chape de nuages et de cendres semblait ce jour-là relativement mince. Quelques nomades présentaient leurs respects à l’aube avec force génuflexions vers l’est et vers le sud. C’était une de leurs très rares démonstrations de sentiment religieux : les Mongols étaient des chamanistes, évitant les cérémonies publiques au profit d’oracles, d’exorcismes et d’incantations magiques dans l’intimité de leur yourte.

Les cosmonautes furent conduits devant un petit groupe d’hommes, qui avaient sellé une demi-douzaine de chevaux et en avaient attelé deux autres à un petit chariot à roues de bois. Ces animaux râblés paraissaient aussi indisciplinés que leurs maîtres ; ils regardaient nerveusement autour d’eux, comme impatients d’en finir avec cette corvée.

— Enfin nous quittons ce trou, grommela Zabel avec ferveur. Civilisation, nous voilà !

— Il y a un dicton qui dit : « En croyant se sortir d’un mauvais pas... »

— Rien à foutre de tes dictons russes.

Les cosmonautes furent poussés vers le chariot. Ils durent y monter avec les mains toujours attachées. Tandis qu’ils s’asseyaient directement sur le plateau, un Mongol puissamment bâti, même pour un membre de cette peuplade, s’approcha et se mit à les haranguer. Son visage parcheminé était plissé comme un plan-relief.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Zabel.

— Aucune idée. Mais nous l’avons déjà vu, rappelle-toi. Je pense que c’est leur chef. Et qu’il s’appelle Scacataï.

Celui-ci était venu les inspecter durant leurs premières heures de captivité.

— Ce petit trou-du-cul s’imagine qu’il va tirer profit de nous. Quels sont ces mots que tu as utilisés ?

Darughachi. Tengri.

Zabel foudroya Scacataï du regard :

— Pigé ? Tengri. Tengri. Nous sommes les envoyés de Dieu. Et je ne vais pas me laisser conduire à votre lupanar avec les bras attachés dans le dos. Détache-nous les mains ou je te balance un éclair pour griller tes minables petites fesses.

Scacataï, bien entendu, n’avait rien compris d’autre que les fragments de mongol, mais le ton de Zabel était éloquent. Après un autre échange mutuellement incompréhensible, il fit signe à un de ses fils, qui vint couper leurs liens.

— Beau travail, dit Kolya en se frottant les poignets.

— C’était du gâteau. Ensuite, enchaîna-t-elle en montrant le Soyouz et la soie de parachute pliée contre une des yourtes, je veux ce qui m’appartient. Fais porter ce parachute dans le chariot. Et tout ce que vous avez volé dans le Soyouz…

Une longue pantomime lui fut nécessaire pour se faire comprendre, mais à la fin, avec beaucoup de mauvaise grâce, Scacataï ordonna à ses guerriers d’apporter le parachute et divers objets ressortis des yourtes. Le chariot croula bientôt sous un entassement incongru : parachute, scaphandres spatiaux et autres pièces d’équipement. Kolya vérifia que les trousses médicales d’urgence et les fusées de détresse étaient là… ainsi que les composants du poste de radioamateur, leur seul lien possible avec le monde extérieur, Casey et les autres en Inde.

Zabel farfouilla dans le tas et en ressortit un canot de sauvetage. Elle le tendit cérémonieusement à Scacataï.

— Tiens, dit-elle. Un présent du Ciel. Après notre départ, tire cette languette, comme ça. Pigé ?

Elle mima plusieurs fois le geste, jusqu’à ce qu’il soit bien clair que le Mongol avait compris. Puis elle s’inclina, imitée par Kolya, et ils montèrent dans le chariot.

Les cavaliers se mirent en route, l’un d’entre eux menant l’attelage à l’aide d’une corde, et le chariot s’ébranla.

— Et merci pour le mouton, vieux, lança Zabel.

Kolya l’examina. Pas à pas, partie d’une position de totale faiblesse et de vulnérabilité, elle avait pris le contrôle de la situation. Depuis leur atterrissage, elle semblait avoir surmonté sa peur par la seule force de sa volonté… mais l’intensité de sa détermination le mettait un peu mal à l’aise.

— Tu as du cran, Zabel.

Elle sourit :

— Une femme ne peut pas se hisser au sommet de la hiérarchie des astronautes sans s’endurcir. En tout cas, ça fait du bien de repartir avec un peu plus de panache qu’à notre arrivée…

Il y eut une forte détonation suivie d’un chœur d’exclamations confuses. Scacataï avait tiré le cordon de gonflage du canot de sauvetage. Les Mongols regardaient bouche bée cet objet orange vif surgi de nulle part dans un bruit de tonnerre. Avant que le village ait disparu dans le lointain, les enfants commençaient déjà à rebondir sur le boudin pneumatique de l’embarcation.



Leur escorte avançait remarquablement vite. Pendant des heures d’affilée, les cavaliers maintenaient leurs chevaux au trot, allure dont Kolya était sûr qu’elle allait rapidement épuiser les animaux, mais ceux-ci étaient manifestement sélectionnés pour leur résistance. Les Mongols mangeaient sans descendre de selle et ils attendaient des cosmonautes qu’ils en fassent autant. Ils ne s’arrêtaient même pas pour se soulager et Zabel et Kolya durent apprendre à s’écarter en vitesse quand le vent rabattait sur eux la giclée d’urine d’un cavalier.

Kolya apercevait de temps en temps au loin le miroitement d’objets qui planaient en silence au-dessus du sol. Il se demandait si c’étaient ces fameux « Œils » que Casey leur avait décrits. Dans ce cas, était-ce un phénomène mondial ? Il aurait aimé avoir l’occasion d’en examiner un, mais leur piste ne s’en rapprochait jamais et les Mongols ne manifestaient aucune curiosité à leur égard.

Avant que le soleil soit au zénith, ils parvinrent à un relais. Ce n’était qu’un petit groupe de yourtes perdues au milieu de l’immensité de la steppe, mais il y avait là plusieurs chevaux à l’attache et Kolya en aperçut au loin tout un troupeau. Quand ils s’en furent rapprochés, les cavaliers sonnèrent une cloche et les gardiens du relais sortirent en courant. Les cavaliers négocièrent rapidement avec eux, échangèrent leurs chevaux et se remirent en route.

— J’aurais apprécié une halte, bougonna Zabel. La suspension de cet engin est un peu trop ferme.

Kolya se tourna vers le relais :

— Je pense que ce doit être le yam.

— Le quoi ?

— À l’époque où les Mongols régnaient sur toute l’Eurasie, de la Hongrie à la mer de Chine, ils préservaient l’unité de leur empire grâce à des communications rapides… un réseau de routes et de relais où ils pouvaient changer de chevaux. Les Romains avaient un système similaire. Un messager pouvait couvrir deux ou trois cents kilomètres dans la journée.

— On peut difficilement appeler ça une route. Ces types chevauchent à travers une steppe désertique, comment ont-ils donc fait pour trouver cet endroit ?

— Les Mongols apprennent à monter à cheval avant de savoir marcher, répondit Kolya. Pour traverser ces vastes plaines, il leur faut être des navigateurs hors pair. Ils n’ont sans doute même pas eu besoin de se poser la question.

La nuit venue, les Mongols continuèrent à chevaucher. Ils dormaient en selle, pendant qu’un ou deux d’entre eux guidaient les autres. Les secousses du chariot maintenaient Zabel éveillée. Mais Kolya, surmené, épuisé par deux nuits sans sommeil, terrassé par l’air riche en oxygène de la steppe, dormit du crépuscule à l’aurore.



Par moments, malgré tout, les cavaliers hésitaient. Il leur fallait franchir de curieuses démarcations rectilignes entre une steppe aride et des étendues d’herbe verdoyante, ou bien des endroits où des fleurs gisaient éparpillées, en train de faner… et d’autres, encore plus étranges, où des couches de neige gisaient à demi fondues dans des flaques d’ombre.

Il était évident aux yeux de Kolya que ces frontières suspicieusement rectilignes étaient des transitions entre deux zones temporelles et que cette steppe était un patchwork de fragments prélevés à diverses époques de l’année… ou même à des ères différentes. Mais tout comme la neige fondait sous l’effet de la chaleur, les fleurs printanières se flétrissaient rapidement et les tapis d’herbe estivale étaient pelés et roussis. Les choses se rétabliraient peut-être, la nature reprenant ses droits après avoir parcouru le cycle des saisons, mais Kolya soupçonnait qu’il faudrait plus d’une année pour atteindre un nouvel équilibre à partir de ces bouts de l’ancien écosystème arrachés au temps.

Les nomades mongols ne pouvaient rien y comprendre, bien sûr. Même les chevaux renâclaient et hennissaient en franchissant ces inquiétantes démarcations.

À un moment, les cavaliers, manifestement déconcertés, firent halte en un lieu qui semblait aussi désert et quelconque que le reste de la steppe. Il aurait peut-être dû se trouver là un relais, supputa Kolya, et les cavaliers ne comprenaient pas pourquoi ils ne l’avaient pas trouvé. Celui-ci était perdu, non dans l’espace, mais dans le temps. Les nomades, manifestement pragmatiques, ne se laissèrent pas démonter. Après une brève discussion ponctuée de force haussements d’épaules, ils repartirent, mais à une allure moins soutenue ; ils avaient de toute évidence décidé que, s’ils ne pouvaient pas compter sur les relais, il fallait ménager les chevaux.

Dans l’après-midi de la deuxième journée, la physionomie du terrain commença à changer et se fit plus accidentée. Ils chevauchaient maintenant dans des vallées peu profondes, franchissant parfois des torrents à gué, et passaient parmi des bouquets de mélèzes et de pins. C’était un paysage beaucoup plus humain et Kolya se sentit soulagé d’avoir quitté l’oppressante et monotone immensité de la steppe. Même les Mongols avaient l’air plus enjoués. Alors qu’ils traversaient un petit bosquet, un jeune guerrier au visage de brute se pencha pour cueillir une poignée de géraniums sauvages qu’il fixa sur sa selle.

La région était relativement peuplée. Ils rencontraient de nombreux villages de yourtes, pour certains très étendus, au-dessus desquels montaient de fines fumerolles qui s’inclinaient dans le vent. Il y avait même des routes, ou du moins des pistes très fréquentées et creusées d’ornières. Cette partie de l’Empire mongol avait l’air d’avoir franchi la Discontinuité sans grands dommages, même si elle était ponctuée d’incongruités temporelles.

Ils parvinrent à une large rivière paresseuse en travers de laquelle avait été aménagé un bac, simple plate-forme guidée par des cordes tendues d’une rive à l’autre. Il était assez grand pour accueillir et transporter en un seul voyage les cavaliers, les cosmonautes, les chevaux et même le chariot.

Une fois de l’autre côté, ils prirent vers le sud. Kolya vit qu’une deuxième grande rivière serpentait, miroitante, à travers la plaine : ils se dirigeaient vers un puissant confluent. Les nomades savaient manifestement où ils allaient.

Mais, au pied d’une colline, près d’un large méandre, ils rencontrèrent une stèle de pierre gravée d’une inscription. Les nomades ralentirent pour la regarder.

— Ils ne l’ont jamais vue, c’est évident. Mais moi si, dit Kolya d’un air sombre.

— Tu es déjà venu ici ?

— Non, mais j’en ai vu des photos. Si je ne m’abuse, c’est le confluent de l’Onon et de la Balj, et si j’ai bonne mémoire ce monument a été érigé dans les années 1960.

— C’est donc tout récent pour nous. Pas étonnant que ces types soient surpris.

— L’inscription est censée être en ancien mongol. Mais personne n’est vraiment sûr qu’il n’y a pas eu d’erreurs.

— Tu crois que notre escorte peut la lire ?

— Probablement pas. La plupart des Mongols étaient illettrés.

— C’est donc une stèle commémorative ? Pour commémorer quoi ?

— Un huit centième anniversaire…

Ils poursuivirent leur chemin et franchirent une dernière crête. Là, étalé devant eux dans une plaine verdoyante, leur apparut un autre village de yourtes… non, pas un village, une ville.



Il devait y avoir des milliers de tentes, disposées en un quadrillage régulier sur des hectares de terrain. Certaines n’étaient pas plus imposantes que celles du village de Scacataï dans la steppe, mais il y avait au milieu un ensemble plus luxueux, un vaste complexe de pavillons interconnectés. Le tout était enclos d’un mur, mais aussi entouré d’une « banlieue », un genre de bidonville de yourtes d’aspect plus rudimentaire qui s’entassaient à l’extérieur de l’enceinte. Dans toute la plaine, venues de toutes les directions, des routes de terre convergeaient vers les portes ménagées dans la muraille. Il y circulait beaucoup de monde et la fumée montant des yourtes se rassemblait en un nuage brunâtre en suspension au-dessus de la ville.

— Seigneur, dit Zabel, c’est un Manhattan de tentes.

Peut-être. Mais dans les pâturages, par-delà la cité, Kolya voyait de vastes troupeaux de moutons, de chèvres et de chevaux qui broutaient joyeusement.

— Tout comme le disaient les légendes, murmura-t-il. Ils n’ont jamais été rien de plus que des nomades. Ils dirigeaient un monde, mais ils ne se souciaient que d’avoir un endroit où faire paître leurs troupeaux. Et quand viendra le moment de rejoindre leurs pâturages d’hiver, ils démonteront cette ville et partiront vers le sud…

Les chevaux se remirent en marche et le petit groupe descendit la crête vers la cité de yourtes.

À la porte, un garde en bonnet de feutre et tunique bleue ornée d’étoiles les arrêta.

— Tu penses que notre escorte va essayer de nous vendre ? demanda Zabel.

— De solliciter un bakchich, plutôt. Dans cet empire tout appartient à l’aristocratie dirigeante – la famille impériale. Les hommes de Scacataï ne peuvent pas nous vendre… nous appartenons déjà à l’empereur.

Ils furent enfin autorisés à passer. Le chef des gardes détacha quelques soldats pour escorter dans la ville Zabel, Kolya et un seul de leurs accompagnateurs mongols, avec leur chariot chargé de matériel.

Ils s’engagèrent dans une large allée menant vers le complexe de tentes du centre de la ville. Le sol n’était que de la boue piétinée. Les yourtes étaient imposantes, pour certaines décorées de luxueux tissus. Mais ce qui frappa surtout Kolya fut la puanteur suffocante… comme dans le village de Scacataï, mais en mille fois pire ; c’est tout juste s’il put contenir un haut-le-cœur.

Odeur ou pas, les rues grouillaient de monde, et pas seulement des Asiatiques. Il y avait des Chinois et peut-être même des Japonais, mais aussi des Moyen-Orientaux, sans doute perses ou arméniens, des Arabes… et même des Occidentaux à l’œil rond. Tous portaient des tuniques, des bottes et des chapeaux de bonne facture, beaucoup avaient de lourds bijoux autour du cou, aux doigts et aux poignets. Les combinaisons voyantes des cosmonautes attiraient quelques regards, ainsi que les scaphandres et le matériel entassés sur leur chariot, mais personne ne semblait particulièrement intéressé.

— Ils ont l’habitude des étrangers, dit Kolya. Si nous avons bien deviné l’époque, cette ville est la capitale d’un empire qui s’étend sur tout un continent. Il faut prendre garde de sous-estimer ces gens.

— Oh, je ne risque pas, dit Zabel d’un air sinistre.

À l’approche du complexe central, la présence de soldats était plus visible. Kolya voyait des archers et des porte-glaives armés et vigilants. Même ceux qui n’étaient pas de garde interrompaient leur repas ou leur jeu de dés pour les observer au passage. Il y avait bien un millier de soldats pour garder cette seule grande tente.

Ils firent halte devant le pavillon servant d’entrée, assez grand pour engloutir en entier la yourte de Scacataï. Un étendard de queues de yak blanches était accroché au-dessus. Après de nouvelles palabres, un messager fut envoyé à l’intérieur.

Il revint avec un homme de haute taille, visiblement asiatique, mais avec des yeux étonnamment bleus, richement vêtu d’un gilet et d’un pantalon aux broderies compliquées et accompagné d’une suite de conseillers. Il examina les cosmonautes et leur équipement, passant brièvement les mains sur le tissu de la combinaison de Zabel, et ses yeux se rétrécirent de curiosité. Il eut un rapide et inintelligible entretien avec ses conseillers. Puis il claqua des doigts, tourna le dos et s’apprêta à partir. Des serviteurs commencèrent à emporter les possessions des cosmonautes.

— Non, lança Zabel d’une voix impérieuse.

Kolya grinça des dents, mais elle était déterminée. L’homme se retourna lentement et la dévisagea, les yeux écarquillés de surprise.

Elle alla au chariot, prit une poignée de tissu du parachute et la déplia devant l’homme.

— Ceci est notre propriété. Darughachi. Tengri. Capito ? Ça reste avec nous. Et ce tissu est notre cadeau pour l’empereur, un présent du Ciel.

— Zabel…, dit nerveusement Kolya.

— Nous n’avons pas grand-chose à perdre, Kolya. En plus, c’est toi qui as eu en premier l’idée de cette comédie.

L’homme hésita. Puis un sourire s’épanouit brièvement sur son visage. Il lança un ordre et un de ses conseillers rentra en hâte dans le complexe.

— Il sait que nous bluffons, dit Zabel. Mais il ne sait pas ce qu’il faut penser de nous. C’est un malin.

— S’il est si intelligent que ça, nous devrions nous montrer prudents.

Le conseiller revint en compagnie d’un Européen, un petit gringalet qui devait avoir la trentaine, mais sous l’habituelle couche de crasse et avec sa barbe et ses cheveux hirsutes, c’était difficile à dire. Il les examina tous deux d’un œil vif et calculateur. Puis il parla rapidement à Kolya.

— On dirait du français, dit Zabel.

C’en était. L’homme s’appelait Basile et il était né à Paris.



Dans une espèce d’antichambre, une jeune servante leur apporta à boire et à manger – des morceaux de viande épicée et une sorte de citronnade. Elle était grassouillette, ne devait pas avoir plus de quatorze ou quinze ans et n’était vêtue que de quelques voiles. Elle paraissait vaguement européenne et avait le regard vide ; Kolya se demanda à quelle distance de son pays d’origine elle pouvait se trouver.

L’intention du haut personnage leur apparut bientôt clairement. Basile parlait couramment le mongol et devait servir d’interprète.

— Ils présument que tous les Européens parlent la même langue de l’Atlantique à l’Oural, leur dit-il. Mais, si loin de Paris, l’erreur est compréhensible…

Le français de Kolya était très bon… meilleur que son anglais, en fait. Comme beaucoup d’écoliers russes, il l’avait appris en première langue étrangère. Mais le français de Basile, remontant à quelques siècles seulement après la naissance de cette nation, était difficile à saisir.

— C’est comme si tu rencontrais Chaucer, expliqua Kolya à Zabel. Représente-toi combien l’anglais a changé depuis… Sauf que Basile doit être né un siècle ou davantage avant Chaucer.

Zabel n’avait jamais entendu parler de Chaucer.

Basile était brillant, il avait l’esprit vif – Kolya supposait que, sinon, l’homme ne serait pas arrivé où il en était – et il ne leur fallut que quelques heures pour parvenir à un arrangement raisonnable.

D’après ses explications, c’était un commerçant venu faire fortune dans la capitale du monde.

— Les marchands adorent les Mongols. Ils leur ont ouvert les portes de l’Orient ! La Chine, la Corée…

Il leur fallut un moment pour identifier les noms de lieux qu’il utilisait.

— Bien sûr, ici, presque tous les marchands sont arabes ou musulmans – en France, la plupart des gens ignorent jusqu’à l’existence des Mongols !

Basile était toujours à l’affût d’une bonne affaire et il commença à poser des questions aux cosmonautes… D’où ils venaient, ce qu’ils avaient apporté avec eux.

— Écoutez, mon vieux, nous n’avons pas besoin d’imprésario, le coupa Zabel. Votre boulot, c’est de répéter ce que nous avons à dire à… euh, ce grand type.

— Yeh-lü, dit Basile. Il s’appelle Yeh-lü Ch’u-ts’ai. C’est un Khitan…

— Conduisez-nous à lui, dit simplement Zabel.

Basile eut beau essayer de discuter, le ton autoritaire de Zabel ne laissait pas place au doute, même sans interprète. Basile claqua des mains et un chambellan arriva pour les conduire en présence de Yeh-lü en personne.

Ils suivirent des couloirs de feutre, baissant la tête : la yourte n’était pas conçue pour des gens de leur taille.

Dans une petite pièce d’un coin de ce palais de tentes, Yeh-lü était étendu sur une couche basse. Des serviteurs se tenaient à sa disposition. Il avait étalé devant lui sur le sol des schémas à demi effacés qui devaient être des cartes, un genre de boussole, des statuettes vaguement bouddhistes et un tas de petits objets – joaillerie, pièces de monnaie. C’était manifestement là l’attirail de base d’un astrologue. D’un geste élégant, Yeh-lü les invita à s’asseoir sur des couches voisines de la sienne.

Il était patient : obligé de converser avec eux par le truchement hasardeux de Basile et de Kolya, il leur demanda leurs noms et d’où ils venaient. À ce qui était devenu leur réponse classique – «Tengri», « des Cieux» – il roula des yeux. Il était peut-être astrologue, mais il n’était pas idiot.

— Il nous faut une meilleure histoire, dit Kolya.

— Qu’est-ce que ces gens connaissent de la géographie ? Savent-ils même quelle est la forme du monde ?

— Du diable si je le sais.

Vivement, Zabel se mit à genoux et écarta un tapis de feutre, dégageant un carré de terre poudreuse. Du bout du doigt, elle commença à esquisser une carte rudimentaire : l’Asie, l’Europe, l’Inde, l’Afrique. Elle planta un doigt au milieu :

— Nous sommes ici…

Kolya se rappelait que les Mongols s’orientaient toujours par rapport au sud, alors que Zabel avait mis le nord en haut de sa carte ; mais, au prix d’une simple inversion, les choses devenaient beaucoup plus claires.

— Et maintenant, poursuivit-elle, voici l’Océan mondial.

Elle traça dans la poussière un cercle approximatif autour des continents.

— Nous sommes venus de loin… de l’autre côté de l’Océan. Nous l’avons survolé comme des oiseaux sur nos ailes orange…

Ce n’était pas tout à fait exact, mais c’était proche de la vérité et Yeh-lü eut l’air de l’accepter, au moins provisoirement.

— Yeh-lü voudrait savoir ce qu’il en est du yam. Il a envoyé des cavaliers le long de toutes les grandes routes, mais certaines sont coupées. Il sait que le monde a subi un grand bouleversement. Il vous demande ce que vous savez de cette étrangeté et ce qu’elle présage pour l’Empire.

— Nous ne savons rien, répondit Zabel. C’est la vérité. Nous en sommes tout autant que vous des victimes.

Yeh-lü parut accepter cette réponse. Il se leva langoureusement et dit quelque chose. Basile en eut le souffle coupé d’excitation :

— L’empereur en personne a été impressionné par votre présent – le tissu orange – et il veut vous voir.

Le regard de Zabel se durcit :

— Nous passons enfin aux choses sérieuses.

Ils se levèrent et une colonne se forma rapidement sous la conduite de Yeh-lü, avec Zabel, Kolya et Basile en son milieu, encadrés par une escouade de gardes à l’air farouche.

Kolya était paralysé par la peur.

— Zabel, il faut être prudents. N’oublie pas que nous sommes la propriété de l’empereur. Il ne parle qu’aux membres de sa famille et peut-être à quelques hauts dignitaires comme Yeh-lü. Personne d’autre ne compte.

— Ouais, ouais. Mais nous nous sommes quand même bien débrouillés, Kolya. Vois où nous en sommes arrivés au bout d’à peine quelques jours… Il ne nous reste plus qu’à mettre au point une stratégie.



Ils furent conduits dans une salle beaucoup plus vaste, tendue de riches broderies et de tapisseries, au sol couvert de tapis si épais que l’on s’y enfonçait en marchant. La pièce grouillait de courtisans et, tout autour, de robustes soldats bardés d’armes tenaient tout le monde à l’œil… même leurs camarades. Dans un coin de la yourte, un ensemble de luths jouait doucement. Tous les instrumentistes étaient de très belles jeunes filles.

Et pourtant, malgré son opulence, c’était toujours une simple yourte et la puanteur de crasse et de lait suri qui y régnait était tout aussi atroce que dans l’humble demeure de Scacataï.

— Quels barbares, marmonna Kolya. Ils ne voyaient dans les villes et les fermes que des sources de butin. Ils rançonnaient le monde entier, mais ils continuaient à vivre comme des gardiens de chèvres, malgré les trésors entassés dans leurs tentes. Et à notre époque leurs descendants sont les derniers des nomades… toujours prisonniers de leurs racines barbares…

— La ferme, siffla Zabel.

Ils s’avancèrent lentement sur les talons de Yeh-lü jusqu’au centre de la yourte. Autour du trône constituant le point central de ce vaste espace se tenaient un certain nombre de jeunes hommes au visage glabre. Ils se ressemblaient beaucoup : peut-être les fils de l’empereur. Il y avait aussi beaucoup de femmes, assises devant le trône. Toutes étaient belles, même si certaines avaient l’air âgées d’au moins soixante ans ; les plus jeunes étaient d’une beauté extraordinaire. Épouses, ou concubines ?

Yeh-lü fit un pas de côté et ils se retrouvèrent face à l’empereur.

Celui-ci avait la soixantaine. Assis sur son trône richement sculpté, il n’était pas grand. Mais il était mince et se tenait droit ; il paraissait en excellente forme physique. Il avait le visage plein, un petit nez et une petite bouche – très asiatique – avec tout juste une trace de gris dans ses cheveux et dans sa barbe bien soignée. Il tenait à la main une bande de tissu de parachute et les regardait sans ciller. Puis il se tourna pour murmurer quelque chose à un de ses conseillers.

— Il a des yeux de chat, dit Zabel.

— Zabel… tu sais de qui il s’agit, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

Au grand étonnement de Kolya, elle sourit largement, plus excitée qu’effrayée.

Gengis Khan les dévisageait de ses yeux noirs au regard indéchiffrable.

L'Oeil du temps
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