3

MAUVAIS ŒIL

Josh White comprit qu’il devait se passer quelque chose d’inhabituel quand il se sentit brutalement tiré du sommeil : une main rude sur son épaule, un flot de paroles excité, un visage penché sur lui.

— Josh… réveille-toi ! Tu ne vas pas le croire… c’est vraiment quelque chose… si ce n’est pas un coup des Russes, je veux bien manger tes bandes molletières…

C’était Ruddy, bien sûr. Le jeune journaliste n’avait pas de veste et sa chemise était déboutonnée ; il venait manifestement lui-même de tomber du lit. Mais son large visage, dominé par un grand front, était emperlé de sueur, et ses yeux, minuscules derrière ses lunettes en cul-de-bouteille, brillaient d’excitation.

Clignant des paupières, Josh s’assit dans son lit. Le soleil se déversait dans la pièce par la fenêtre ouverte. C’était la fin de l’après-midi : il faisait la sieste depuis une heure.

— Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’assez important pour que tu me prives de mon repos, Binoclard ? Surtout après la nuit dernière… Laisse-moi d’abord faire un brin de toilette !

Ruddy s’écarta.

— D’accord. Mais pas plus de dix minutes. Si tu rates ça, Josh, tu le regretteras le restant de ta vie. Dix minutes !

Et il sortit en coup de vent.

Josh, se résignant à l’inévitable, s’extirpa du lit et traversa la chambre dans un état second.

Comme Ruddy, Josh était journaliste, envoyé spécial du Boston Globe, chargé de fournir des reportages sur le vif de la province de la Frontière du Nord-Ouest, cette région reculée de l’Empire britannique – reculée, oui, mais sans doute cruciale pour l’avenir de l’Europe et, par conséquent, d’un intérêt certain jusque dans le Massachusetts. La chambre n’était guère plus qu’un réduit exigu du fort de Jamroud et il devait la partager avec Ruddy, grâce à qui elle était encombrée de vêtements, de malles à moitié vides, de livres, de journaux et d’un petit bureau pliant sur lequel Ruddy rédigeait ses dépêches pour la Civil and Military Gazette and Pioneer, le journal de Lahore qui l’employait. Malgré tout, Josh savait qu’il avait de la chance d’avoir ne serait-ce qu’une chambre : la grande majorité des soldats en poste à Jamroud, Européens aussi bien qu’Indiens, dormaient sous une tente.

À la différence des soldats, Josh était tout à fait en droit de faire la sieste s’il en éprouvait le besoin. Mais il pouvait maintenant entendre qu’il se passait bien quelque chose d’inhabituel : cris, bruits de pas précipités. Pas une opération militaire, assurément, ni une nouvelle attaque de rebelles pachtouns, sinon il aurait déjà entendu des coups de feu. Quoi, alors ?

Josh trouva une cuvette d’eau propre et chaude, avec son nécessaire de rasage à côté. Il se lava la figure et le cou, examinant son visage ensommeillé dans le morceau de miroir fixé au mur. Ses traits étaient quelconques, avec un nez qu’il considérait comme retroussé, et cet après-midi ses poches sous les yeux ne l’avantageaient en rien. À vrai dire, il n’avait pas eu trop mal à la tête ce matin-là, mais c’était dû au fait que, pour survivre aux longues soirées du mess, il avait appris à s’en tenir à la bière. Pour sa part, Ruddy avait cédé à son occasionnel penchant pour l’opium – mais les heures passées à téter son narguilé paraissaient n’avoir laissé aucune trace sur son jeune organisme de dix-neuf ans. Josh, qui à l’âge de vingt-trois ans se faisait l’effet d’un ancien combattant, l’enviait.

L’eau de son rasage avait été discrètement apportée par Noor Ali, le boy de Ruddy. En bon Bostonien, Josh trouvait choquante une telle servilité : quand Ruddy cuvait ses pires excès de boisson, Noor Ali était censé le raser au lit, même endormi ! Et les coups de fouet que Ruddy estimait nécessaire de lui administrer de temps en temps étaient durs à avaler. Mais Ruddy était un « Anglo-Indien », né à Bombay. Il était dans son pays, dut se rappeler Josh ; lui-même était là pour rapporter ce qu’il voyait, pas pour juger. Et de toute façon, reconnut-il avec un sentiment de culpabilité, il était bien agréable de trouver à son réveil de l’eau chaude et une tasse de thé brûlant.

Il se sécha et s’habilla rapidement. Puis il jeta un dernier coup d’œil dans le miroir et passa les doigts dans sa tignasse noire indisciplinée. Il hésita, puis glissa son revolver dans sa ceinture avant de se diriger vers la porte.

C’était l’après-midi du 24 mars 1885. Du moins Josh le croyait-il encore.



Une grande excitation régnait dans le fort. Dans la cour plongée dans l’ombre, des soldats couraient vers la porte. Josh se joignit à leur joyeuse cohue.

Une bonne partie des Britanniques stationnés à Jamroud appartenaient au 72e régiment de Highlanders et, si certains portaient des culottes bouffantes indigènes, d’autres étaient vêtus de vestes kaki et de pantalons d’uniforme rouges. Mais les visages blancs étaient rares : les Sikhs et les Gurkhas étaient trois fois plus nombreux que les Britanniques. Quoi qu’il en soit, cet après-midi, Européens et cipayes mélangés se bousculaient et jouaient des coudes pour sortir du fort. Ces hommes, stationnés depuis des mois loin de leur famille dans ce lieu désolé, auraient donné n’importe quoi pour la moindre nouveauté venue rompre la monotonie. Sur le chemin de la porte, Josh aperçut le capitaine Grove, commandant du fort, qui traversait la cour, l’air préoccupé.

En sortant dans la lumière du soleil déclinant, à l’extérieur du fort, Josh fut passagèrement aveuglé. L’air frais et sec le fit frissonner. Le ciel était bleu pâle et sans nuages, mais Josh vit à l’ouest, au-dessus de l’horizon, une bande ténébreuse, comme une nuée orageuse. De telles intempéries étaient inhabituelles à cette époque de l’année.

C’était la Frontière du Nord-Ouest, l’endroit où les Indes se fondaient dans l’Asie. Pour les Britanniques, ce grand couloir qui courait du nord-est au sud-ouest, entre les chaînes de montagnes au nord et l’Indus au sud, était la limite naturelle de leur dominion indien… mais c’était aussi une écorchure à vif dans leur flanc et la sécurité de la possession la plus précieuse de l’Empire dépendait de la stabilité de la Frontière. Et le fort de Jamroud était planté en son milieu.

Celui-ci était un vaste ensemble aux épaisses murailles de pierre flanquées à chaque coin de robustes tours de guet. Hors les murs, des tentes coniques étaient alignées avec une rigueur toute militaire. À l’origine, Jamroud avait été édifié par les Sikhs, qui avaient longtemps gouverné la région et mené leurs propres guerres contre les Afghans, mais il était désormais aux mains des Britanniques.

Ce jour-là, ce n’était pas la destinée des empires que chacun avait en tête. Les soldats convergeaient vers l’esplanade de terre battue qui servait de place d’armes, en direction d’un point situé à une centaine de mètres des portes du fort. Là, Josh aperçut, flottant en l’air, une boule qui évoquait l’enseigne d’un prêteur sur gages. Elle brillait au soleil d’un vif éclat argenté. Un attroupement d’une cinquantaine de soldats, d’ordonnances et de civils diversement accoutrés s’était rassemblé sous la mystérieuse sphère.

Au milieu, bien sûr, se tenait Ruddy. Il était en train de prendre la direction des opérations, marchant de long en large sous la boule en suspension, la scrutant à travers ses grosses lunettes et se grattant le menton comme s’il était aussi savant que Newton. Ruddy était petit, pas plus d’un mètre soixante-dix, et assez trapu, voire un peu grassouillet. Il avait un visage large, une moustache fournie et, au-dessus de ses sourcils en broussaille, un large front plat qu’un début de calvitie faisait paraître d’autant plus grand. Débordant d’énergie… oui, se dit Josh avec une affection teintée d’exaspération, c’était ce qui décrivait le mieux Ruddy. Avec son maintien raide, quoique vigoureux, celui-ci donnait plus l’impression d’avoir trente-neuf ans que dix-neuf. Il avait une vilaine tache rouge sur la joue, sa « plaie de Lahore », qu’il pensait due à une morsure de fourmi et qui résistait à tous les traitements.

Les soldats se moquaient parfois de lui à cause de sa suffisance et de son air pompeux… les combattants avaient de toute façon une piètre opinion des civils. Mais, en même temps, ils l’aimaient bien ; dans ses dépêches pour la Gazette, comme dans ses histoires de chambrée, il prêtait à ces « Tommies » si loin de chez eux une âpre éloquence dont ils savaient manquer.

Josh se fraya un chemin dans la foule jusqu’à lui.

— Je ne vois pas ce que cet engin flottant a de si étrange… un tour de magie, peut-être ?

Ruddy poussa un grognement.

— Plus vraisemblablement une ruse du tsar. Un nouveau modèle d’héliographe, peut-être.

Ils furent rejoints par Cecil De Morgan, le mandataire.

— Si c’est jadoo, j’aimerais connaître le secret de cette magie. Toi, là…, dit-il en s’approchant d’un des cipayes, prête-moi ta batte de cricket.

Il la prit et, la brandissant, la fit passer sous la boule flottante, puis tout autour.

— Vous voyez ? Il est impossible qu’il y ait quelque chose pour la soutenir, pas de fil invisible ni de tige de verre, aussi contournée soit-elle.

Asli nahim ! Fareib ! s’exclamèrent les cipayes, alarmés.

— Ils disent que c’est un œil, un mauvais œil, chuchota Ruddy. Il nous faudrait peut-être un nuzzoo-watto pour détourner son regard maléfique.

Josh posa une main sur l’épaule de Ruddy.

— Mon ami, tu es plus imprégné des Indes que tu es disposé à l’avouer. C’est probablement un ballon rempli d’air chaud. Rien de plus extraordinaire.

Mais l’attention de Ruddy fut attirée par un lieutenant à l’air préoccupé qui se frayait un passage dans la foule, manifestement à la recherche de quelqu’un. Ruddy se hâta d’aller lui parler.

— Un ballon, avez-vous dit ? demanda De Morgan à Josh. Comment se fait-il donc qu’il reste immobile malgré le vent ? Et… voyez ça !

Il fit tourner la batte de cricket comme une hache au-dessus de sa tête et en frappa la sphère volante. Il y eut un bruit fracassant et, à la grande surprise de Josh, la batte rebondit simplement sur la sphère, qui demeura aussi immobile que si elle avait été scellée dans le roc. De Morgan montra la batte et Josh vit que celle-ci s’était fendue.

— Je m’en suis fait mal aux doigts ! Dites-moi donc, monsieur, avez-vous jamais vu une telle chose ?

— Non, reconnut Josh. Mais s’il y a un moyen d’en tirer profit, Morgan, je vous fais confiance pour le trouver.

De Morgan, Joshua.

De Morgan gagnait grassement sa vie en approvisionnant Jamroud et d’autres forts de la région. Âgé d’une trentaine d’années, c’était un homme de haute taille assez suiffeux. Même ici, à des kilomètres de la ville la plus proche, il portait un costume neuf en toile d’une délicate teinte vert olive, une cravate bleu ciel et un casque colonial d’un blanc de neige. C’était le genre d’homme qu’attiraient les franges de la civilisation où il y avait de gros bénéfices à engranger et un certain laisser-aller dans l’application de la loi. Les officiers le considéraient, lui et ses semblables, avec un mépris non dissimulé, mais il entretenait sa popularité auprès des hommes de troupe en leur fournissant bière et tabac, ou même des prostituées à l’occasion, et de temps en temps un sac de haschisch pour les officiers… ainsi que pour Ruddy.

Malgré le petit numéro de De Morgan, le spectacle semblait terminé. Comme la sphère ne bougeait pas plus qu’elle tournait, ni ne s’ouvrait ou tirait des balles, l’assistance parut se lasser. En outre, certains frissonnaient en cet après-midi inhabituellement froid pour la saison, d’autant que le vent du nord continuait à souffler. Quelques-uns repartirent vers le fort et l’attroupement commença à se disperser.

Mais des cris s’élevèrent alors en bordure du groupe : il devait s’être encore passé quelque chose d’inusité. De Morgan, la langue pendante, partit en courant aux nouvelles, flairant une bonne affaire.

Ruddy tira Josh par l’épaule.

— Ça suffit avec ces tours de magie, dit-il. Nous devrions rentrer. Nous allons bientôt avoir beaucoup de travail, je le crains !

— Que veux-tu dire ?

— Je viens d’avoir une conversation avec Brown, qui a parlé à Townshend, qui a entendu Harley dire…

Le capitaine Harley était le chargé d’affaires délégué par l’agence de Khyber, la branche de l’administration provinciale responsable des relations diplomatiques avec les chefs des tribus pachtouns et afghanes. Ce n’était pas la première fois que Josh enviait les relations chez les jeunes officiers de Jamroud qu’avait Ruddy.

— Bref, nos communications sont coupées, conclut Ruddy.

Josh fronça les sourcils.

— Que veux-tu dire… ? Le fil du télégraphe a encore été sectionné ?

Quand la liaison avec Peshawar était rompue, il était difficile de faire passer des articles. Dans sa lointaine Boston, le rédacteur en chef de Josh voyait d’un mauvais œil les retards dus aux envois en ville par coursier à cheval.

Mais Ruddy répondit :

— Pas uniquement. Les héliographes aussi. Nous n’avons pas vu le moindre éclat de lumière en provenance des stations du nord et de l’ouest depuis l’aube. Selon Brown, le capitaine Grove va envoyer des patrouilles. Ce qui est arrivé a dû être coordonné à grande échelle.

Les héliographes étaient des appareils de signalisation portatifs rudimentaires, de simples miroirs sur des trépieds pliants. Une série de postes de transmissions héliographiques avait été mise en place dans les collines entre Jamroud et la passe de Khyber, ainsi que de l’autre côté, vers Peshawar. C’était donc pour ça que le capitaine Grove avait l’air si préoccupé, tout à l’heure dans le fort.

— Sur le terrain, une centaine de gorges britanniques ont peut-être été tranchées durant la nuit par ces sauvages de Pachtouns ou par les assassins de l’émir… ou, pis encore, par ceux qui les manipulent : les Russes en personne ! ajouta Ruddy.

Mais, alors même qu’il décrivait ces sinistres possibilités, les yeux de Ruddy brillaient d’excitation, derrière les verres épais de ses lunettes.

— Tu te réjouis du déclenchement d’une guerre comme seul un civil en est capable, dit Josh.

— Le moment venu, je ferai mon devoir, répliqua Ruddy sur la défensive. Mais en attendant, les mots sont mes seules armes… comme ils le sont pour toi, Joshua, alors ne viens pas me faire la morale.

Mais il retrouva vite sa bonne humeur naturelle.

— C’est excitant, hein ? Tu ne peux pas le nier. Au moins il se passe quelque chose ! Allez, mettons-nous au travail !

Sur ce, il tourna les talons et partit en courant vers le fort. Josh s’apprêtait à le suivre. Il crut entendre comme le battement d’ailes d’un grand oiseau. Il se retourna. Mais la direction du vent changea et le bruit étrange disparut.

Quelques soldats jouaient encore avec l’Œil. Un homme monté sur les épaules d’un autre s’accrocha des deux mains à la sphère et y resta suspendu de tout son poids. Puis, riant, il se laissa tomber à terre.



De retour dans leur chambre, Ruddy se dirigea droit à son bureau, attira à lui une pile de papier, ouvrit le couvercle d’un encrier et se mit à écrire.

Josh le regarda.

— Que vas-tu raconter ?

— Je le saurai dans un instant.

Il ne s’arrêtait pas d’écrire pour parler. Une cigarette turque aux lèvres comme à son habitude, il travaillait sans souci de propreté, projetant des gouttelettes d’encre autour de lui. Josh avait appris à mettre ses affaires à l’abri. Mais il ne pouvait s’empêcher d’admirer la facilité de Ruddy.

Vidé de toute énergie, Josh s’allongea sur son lit, les mains croisées derrière la nuque. Contrairement à Ruddy, il lui fallait mettre ses idées en ordre avant de pouvoir écrire un mot.

La région était d’une importance stratégique capitale pour les Britanniques, comme elle l’avait été pour les conquérants qui les avaient précédés. Au nord-ouest s’étendait l’Afghanistan, centré sur l’Hindou Kouch, par les passes duquel avaient jadis déferlé les armées d’Alexandre le Grand comme les hordes de Gengis Khan et de Tamerlan, toutes attirées vers le sud par les mystères et les richesses des Indes. Jamroud même occupait une position clé sur le chemin de la passe de Khyber, entre Kaboul et Peshawar.

Mais la province elle-même était plus qu’un simple couloir pour la soldatesque étrangère. Il y vivait une population qui considérait ce pays comme sien : les Pachtouns, une race de farouches guerriers, fiers et rusés. Ceux-ci – que Ruddy appelait des « Pathans» - étaient des musulmans dévots et soumis à leur code de l’honneur, le pakhtunwali. Ils étaient divisés en tribus et en clans, mais ce morcellement même leur donnait une flexibilité qui faisait leur force. Peu importait la gravité d’une défaite subie par l’une ou l’autre de leurs tribus, il en surgissait toujours davantage des montagnes, avec leurs vieilles pétoires à long canon, les jezails. Josh en avait rencontré quelques-uns, prisonniers des Britanniques. C’étaient les gens les plus étranges qu’il avait jamais vus. Les soldats britanniques leur témoignaient néanmoins un certain respect empreint de prudence. Des Highlanders disaient même que le pakhtunwali n’était pas tellement différent de leur propre code de l’honneur.

Au cours des siècles, bien des envahisseurs s’étaient cassé les dents sur la Frontière, qu’un administrateur impérial avait qualifiée de « haie épineuse non taillée ». L’autorité du puissant Empire britannique ne s’y étendait guère au-delà des routes ; ailleurs, seules régnaient les lois de la tribu et du fusil.

La région était redevenue l’arène d’intrigues internationales. Une nouvelle fois, un empire cupide tournait vers les Indes des yeux avides : cette fois, c’était la Russie tsariste. Les intérêts de la Grande-Bretagne étaient parfaitement clairs. Il ne fallait à aucun prix laisser la Russie, ou la Perse que cette dernière soutenait, prendre pied en Afghanistan. À cette fin, les Britanniques faisaient depuis des lustres tout pour que l’Afghanistan soit gouverné par un émir bien disposé à leur égard… à défaut, ils se préparaient à lui livrer bataille. La confrontation larvée semblait près d’atteindre un point critique. Le mois passé, les Russes avaient régulièrement progressé à travers le Turkestan et approchaient maintenant de Pendjeh, la dernière oasis avant la frontière afghane, obscure halte de caravanes devenue soudain le centre de l’attention mondiale.

Josh trouvait assez consternant ce jeu d’échecs international. Par une simple logique géographique, la région était un endroit où de grands empires entraient en collision et, malgré tout le panache des Pachtouns, ces forces formidables écrasaient les populations qui avaient l’infortune d’y être nées. Il se demandait parfois s’il en serait toujours ainsi, si cette malheureuse contrée était à jamais destinée à être le théâtre de guerres… et pour quels inimaginables trésors les gens s’y affrontaient.

— Ou un jour, peut-être, avait-il une fois dit à Ruddy, les hommes renonceront à la guerre comme, en grandissant, un enfant oublie les jouets de sa nurserie.

Ruddy avait grogné dans sa moustache.

— Peuh ! Pour quoi faire… jouer au cricket toute la journée ? Josh, les hommes iront toujours à la guerre, parce que ce seront toujours des hommes et que la guerre sera toujours distrayante.

Josh était un naïf, un Américain à la vision étriquée, loin de chez lui, qui avait besoin de « sortir de l’enfance », avait ajouté Ruddy du haut de ses dix-neuf ans.

En moins d’une demi-heure, Ruddy eut fini d’ébaucher son article. Il se laissa aller contre son dossier, contemplant par la fenêtre les lueurs du couchant, son regard de myope braqué sur des visions que Josh ne pouvait partager.

— Ruddy… si la situation dégénère… penses-tu qu’on nous renverra à Peshawar ?

Ruddy poussa un grognement.

— J’espère bien que non ! C’est pour ça que nous sommes ici. Réfléchis ! dit-il, et il se mit à lire ce qu’il venait d’écrire : « Loin là-bas, par-delà l’Hindou Kouch, ils font mouvement… dans leurs vareuses vertes ou grises, au pas cadencé sous l’aigle à deux têtes du tsar. Bientôt ils dévaleront la passe de Khyber. Mais au sud se masseront d’autres colonnes. Venus de Dublin et de Delhi, de Calcutta et de Colchester, réunis par une discipline et par un but communs, des hommes prêts à donner leur vie pour la veuve de Windsor…» Les joueurs attendent sur les marches du vestiaire, les arbitres sont prêts, les bâtonnets posés sur les piquets. Et nous, ici, nous sommes sur la ligne de touche ! Qu’est-ce que tu en dis… hein, Josh ?

— Tu peux être vraiment énervant, parfois, Ruddy.

Mais avant que ce dernier ait pu répliquer, Cecil De Morgan fit irruption dans la chambre. Le mandataire était cramoisi, haletant, les vêtements couverts de poussière.

— Vous devriez venir, vous autres… venez donc voir ce qu’ils ont trouvé !

Avec un soupir, Josh se leva de son lit. N’y aurait-il jamais de fin aux bizarreries de cette journée ?



C’est un chimpanzé, pensa-t-il tout d’abord. Un chimpanzé, pris dans un genre de filet, qui gisait immobile sur le sol. Près de lui, un petit paquet renfermait un autre animal, peut-être un bébé. Les animaux prisonniers avaient été ramenés au camp accrochés à de longs bâtons passés dans les mailles des filets. Deux cipayes étaient en train de déballer le plus gros des deux.

De Morgan était là, virevoltant, comme pour délimiter une concession minière.

— Ils les ont capturés au nord – deux soldats en patrouille – à moins de deux kilomètres.

— Ce n’est jamais qu’un chimpanzé, dit Josh.

— Je n’ai jamais entendu parler de chimpanzés dans cette partie du monde, objecta Ruddy en se tripotant la moustache. Y a-t-il un zoo, à Kaboul ?

— Il ne vient pas d’un zoo, haleta De Morgan. Et ce n’est pas un chimpanzé. Doucement, les enfants…

Les cipayes avaient dégagé leur prisonnier de son filet. La fourrure de l’animal était poisseuse de sang. Il était roulé en boule, les jambes ramenées contre la poitrine et la tête cachée entre ses longs bras repliés. Les hommes avaient à la main des bâtons qu’ils brandissaient comme des massues et Josh vit des meurtrissures sur le dos de l’animal.

Ce dernier parut se rendre compte qu’il n’était plus prisonnier du filet. Il baissa les bras et, soudain, d’un mouvement fluide, roula sur le côté et s’accroupit, les phalanges doucement posées sur le sol. Méfiants, les hommes reculèrent et l’animal les regarda fixement.

— Grands dieux, c’est une femelle, s’exclama Ruddy.

De Morgan fit signe à un cipaye.

— Fais-la se lever.

À contrecœur, le cipaye, un solide gaillard, s’avança. Il tendit son bâton à bout de bras et poussa le bas du dos de la créature. Celle-ci gronda et montra de larges dents. Mais le cipaye insista. Finalement, avec grâce – et une certaine dignité, estima Josh –, la créature déplia ses jambes et se mit debout.

Josh entendit Ruddy hoqueter de surprise.

Elle avait un corps de chimpanzé, cela ne faisait pas de doute, avec des mamelles flasques, des parties génitales gonflées et des fesses roses. Ses membres aussi avaient des proportions simiesques, mais elle se tenait droit sur de longues jambes qui, visiblement, s’articulaient sur son bassin comme celles d’un être humain.

— Mon Dieu, s’exclama Ruddy. C’est une caricature de femme… une monstruosité !

— Ce n’est pas une monstruosité, dit Josh. Elle est moitié singe, moitié humaine ; j’ai lu que certains naturalistes envisageaient l’existence de telles créatures intermédiaires entre nous et les animaux.

— Vous voyez ? dit De Morgan en les regardant alternativement d’un air cupide et calculateur. Avez-vous jamais vu une telle chose ?

Il entreprit de faire le tour de la créature.

— Attention, sahib, dit avec un accent prononcé le robuste cipaye. Elle ne mesure qu’un mètre vingt, mais elle sait griffer et donner des coups de pied, je vous assure.

— Pas un singe, une femme-singe… Il faut la ramener à Peshawar, puis à Bombay et en Angleterre. Imaginez un peu la sensation dans les zoos ! Ou peut-être même dans les salles de théâtre… On n’a jamais rien vu de tel, même en Afrique ! Quelle sensation !

Le plus petit des deux animaux, encore pris dans le filet, parut s’éveiller. Il s’agita et marmonna faiblement. La femelle réagit aussitôt, comme si elle ne s’était pas rendu compte jusque-là de sa présence. Elle bondit vers lui, les bras tendus.

Aussitôt, les cipayes la rouèrent de coups. Elle fit volte-face et se débattit, mais elle se retrouva clouée à terre.

Ruddy se jeta dans la mêlée, les sourcils en bataille.

— Pour l’amour du ciel, ne la frappez pas comme ça ! Ne voyez-vous pas ? C’est une mère. Et regardez-la dans les yeux… regardez ! Son expression ne vous hantera-t-elle pas à jamais ?

Mais la femme-singe continuait à se débattre, les cipayes à la rouer de coups et De Morgan à hurler, craignant de voir son trésor s’échapper… ou, pire, se faire tuer.

Josh fut le premier à entendre le crépitement. Il se tourna vers l’est pour voir les nuages de poussière soulevés dans les airs.

— Ça recommence… J’ai déjà entendu ça…

Ruddy, accaparé par le déferlement de violence en cours, marmonna :

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

L'Oeil du temps
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