2

LE LITTLE BIRD

Au moment de la Discontinuité, Bisesa Dutt était dans les airs.

De sa place au fond du cockpit de l’hélicoptère, la visibilité était réduite – ce qui était paradoxal, car le but de sa mission était justement d’observer le sol. Mais quand le Little Bird prit de la hauteur, son champ de vision s’élargit et elle put voir les rangées de hangars préfabriqués alignés avec une rigueur toute militaire. Cette base des Nations unies existait depuis déjà une trentaine d’années, ses bâtiments « provisoires » avaient acquis une noblesse un peu miteuse et les pistes de terre battue qui s’en éloignaient à travers la plaine avaient tout de véritables routes.

Quand l’hélicoptère s’éleva encore, la base se réduisit à un barbouillage de blanc de chaux et de filets de camouflage perdu sur la paume immense du pays. La région était désolée, avec par endroits une tache gris-vert là où s’efforçaient de survivre un bouquet d’arbres ou quelques touffes d’herbe racornie. Mais, dans le lointain, des montagnes se pressaient au-dessus de l’horizon, couronnées de blanc, majestueuses.

Le Little Bird fit une embardée et Bisesa fut projetée contre la paroi.

Casey Othic, le pilote, tira sur le manche et l’appareil retrouva bientôt son assiette, se rapprochant du sol rocailleux. Casey se retourna avec un large sourire.

— Désolé. La météo n’avait pas prévu ce genre de rafales. Mais qu’est-ce qu’elles peuvent y connaître, ces grosses têtes ? Ça va bien, derrière ? demanda-t-il d’une voix qui résonnait terriblement fort dans le casque de Bisesa.

— Je me sens comme sur la banquette arrière d’une Corvette, répondit-elle.

Le sourire de Casey s’élargit, découvrant des dents parfaites.

— Pas la peine de crier, je t’entends très bien par la radio, dit-il en tapotant son casque. La ra-dio. Vous connaissez ça, dans l’armée britannique ?

Sur le siège voisin de Casey, le copilote, Abdikadir Omar, lança un coup d’œil en direction de l’Américain et secoua la tête d’un air affligé.

Le Little Bird était un appareil d’observation à verrière dérivé d’un hélicoptère d’attaque en service depuis la fin du XXe siècle. En cette année 2037, moins agitée, ce Little Bird était affecté à des tâches plus pacifiques : observation, recherche et missions de secours. La bulle de son habitacle avait été agrandie pour accueillir un équipage de trois personnes, les deux pilotes à l’avant et Bisesa tassée sur la banquette arrière.

Casey pilotait son antique appareil avec nonchalance, d’une seule main. Solide et trapu, il portait le grade d’adjudant-chef et avait été détaché auprès de l’O.N.U. par les forces aérospatiales des États-Unis. Son casque bleu ciel des Nations unies était orné d’une animation holographique qui n’avait rien de réglementaire : un drapeau américain flottant au vent. L’épaisse visière de son CDP, ou « collimateur de pilotage », qui lui couvrait la plus grande partie du visage au-dessus du nez, était noire aux yeux de Bisesa, de sorte qu’elle ne voyait que la mâchoire carrée du pilote.

— Malgré ta stupide visière, je vois bien que tu me reluques, dit-elle d’un ton sec.

Abdikadir, un beau Pachtoun, se tourna vers elle avec un large sourire :

— À force de passer du temps avec des pithécanthropes comme Casey, on finit par s’habituer.

— Je suis un parfait gentleman, répliqua Casey, qui se pencha pour lire le badge de Bisesa. « Bisesa Dutt ». C’est un nom pakistanais ?

— Indien.

— C’est donc d’Inde que tu viens ? Mais ton accent est… quoi, australien ?

Elle réprima un soupir : les Américains ne reconnaissaient jamais les accents régionaux.

— Je viens de Manchester, en Angleterre. Je suis une Britannique de troisième génération.

— Bienvenue à bord, lady Dutt, dit Casey en imitant la voix de Cary Grant.

Abdikadir lui donna une bourrade.

— Bon sang, tu n’en loupes pas une, tu alignes les pires clichés. Bisesa, c’est ta première mission ?

— La deuxième.

— Ça fait une dizaine de fois que je vole avec cet abruti et il fait ça à tous les coups, quelle que soit la personne à l’arrière. Ne le laisse pas t’embêter.

— Il ne m’embête pas, répondit-elle d’un ton uni. Il fait ça pour tromper l’ennui.

Casey éclata d’un rire gras :

— C’est plutôt monotone par ici, à la base Clavius. Mais tu devrais te sentir comme chez toi, là-bas dans les zones tribales, lady Dutt. On va voir si on peut te trouver quelques têtes crépues à dégommer au fusil à éléphants. Abdikadir adressa un sourire à Bisesa.

— Que peut-on attendre d’autre d’un culturiste chrétien ?

— Ça te va bien de dire ça, espèce de moudjahid au nez crochu, répliqua Casey.

Devant l’air inquiet de Bisesa, Abdikadir s’empressa de dire :

— Ne t’en fais pas. Je suis vraiment un moudjahid, ou je l’ai été, et lui c’est vraiment un culturiste. En fait, nous sommes les meilleurs amis du monde. Nous sommes tous les deux œcumènes, mais ne le répète à personne…

Ils furent soudain pris dans une turbulence. C’était comme si l’hélico venait de descendre de plusieurs mètres dans un trou d’air. Les pilotes se turent, concentrés sur leurs instruments.

De même grade que Casey, Abdikadir, citoyen afghan, était un Pachtoun, originaire de la région. Bisesa en était venue à le connaître relativement bien, alors qu’elle était en poste depuis peu de temps. Il avait un large visage ouvert, un nez imposant que l’on pouvait qualifier d’aquilin et un mince collier de barbe. Ses yeux étaient d’un bleu surprenant et ses cheveux blond vénitien. Il disait les avoir hérités des armées d’Alexandre le Grand, qui étaient autrefois passées par là. Doux, aimable et cultivé, il acceptait sa place dans la hiérarchie locale officieuse : étant un des rares Pachtouns à travailler pour l’O.N.U., sa collaboration était appréciée, mais en tant qu’Afghan il devait s’effacer devant les Américains et passait plus de temps à copiloter qu’à piloter. Les soldats britanniques l’avaient surnommé « Ginger», le « Rouquin ».

Le voyage, qui n’avait rien de confortable, se poursuivit. Le Little Bird prenait de l’âge : la cabine empestait l’huile de moteur et le liquide hydraulique, les surfaces métalliques étaient couvertes d’éraflures et les déchirures du capitonnage rudimentaire de la banquette de Bisesa étaient rafistolées avec du ruban adhésif. Et le bruit du rotor, juste au-dessus de sa tête, était assourdissant, malgré le généreux rembourrage de son casque. Mais il fallait bien se dire qu’il en avait toujours été ainsi, les gouvernements dépensaient moins pour la paix que pour la guerre.



En entendant approcher l’hélicoptère, Moallim fit ce qu’il avait à faire.

La plupart des villageois adultes coururent s’assurer que leurs caches d’armes et de haschisch étaient bien dissimulées, mais les intentions de Moallim étaient autres. Il prit son barda et s’élança vers le trou qu’il s’était aménagé quelques semaines plus tôt en prévision d’un tel jour.

En une poignée de secondes, il s’y retrouva à plat ventre, le lance-roquettes sur l’épaule. Il avait creusé pendant des heures avant d’arriver assez profond pour se mettre à l’abri des gaz brûlants éjectés à l’arrière du tube tout en bénéficiant de l’élévation nécessaire au tir. Mais, une fois dans le trou et recouvert d’un peu de terre et de végétation, il était vraiment bien caché. L’arme était une antiquité, un vestige de l’invasion russe des années 1980, mais, bien entretenue et nettoyée, elle fonctionnait encore et était toujours mortelle. Si l’hélico passait assez près, il réussirait certainement.

Moallim avait quinze ans.

Il en avait à peine quatre quand il avait vu pour la première fois des hélicoptères occidentaux. Ceux-ci étaient arrivés de nuit, toute une escadrille. Ils volaient très bas, noirs sur fond noir, tels des corbeaux en furie. Leur vacarme vous vrillait les oreilles et le vent qu’ils produisaient menaçait de vous jeter à terre en déchirant vos vêtements. Les échoppes du marché avaient été balayées, les vaches et les chèvres s’étaient enfuies, terrifiées, et les maisons avaient vu s’envoler les tôles de leur toit. Moallim avait entendu dire, sans en être directement témoin, qu’un bébé arraché aux bras de sa mère s’était élevé en tourbillonnant dans les airs pour ne plus jamais redescendre.

Puis les tirs avaient commencé.

Plus tard, d’autres hélicoptères étaient arrivés et avaient largué des tracts censés expliquer le « but » du raid : on avait constaté une recrudescence de la contrebande d’armes dans la région, on soupçonnait que des cargaisons d’uranium avaient transité par le village, et ainsi de suite. « Indispensable », cette frappe avait été « chirurgicale » et appliquée avec « la plus grande retenue ». Les tracts avaient été déchirés et utilisés en guise de papier hygiénique. Tout le monde détestait les hélicoptères et leur arrogance. À quatre ans, Moallim ne connaissait pas de mots pour décrire ce qu’il ressentait.

Et il avait continué à venir des hélicoptères. Les plus récents étaient ceux de l’O.N.U., censés être là pour faire respecter la paix, mais tout le monde savait que c’était la paix de quelqu’un d’autre et que ces appareils de « surveillance » étaient bardés d’armes.

Il n’existait qu’une solution à ces problèmes, avait-on expliqué à Moallim.

Les anciens lui avaient appris à se servir d’un lance-roquettes. Il était toujours difficile d’atteindre une cible mouvante. On avait donc remplacé les détonateurs par des minuteries, de façon à faire exploser les projectiles en plein vol. Du moment qu’on tirait assez près, il n’était pas nécessaire de faire mouche pour abattre un appareil aérien… surtout un hélico, à plus forte raison si on visait le rotor de queue, son élément le plus vulnérable.

Les lance-roquettes étaient gros, encombrants et aisément repérables. Ils étaient délicats à manier, lourds, il n’était pas facile de viser avec… et si on vous voyait en train d’en manipuler un en terrain découvert ou sur un toit, vous étiez mort. Alors il fallait se cacher et laisser l’hélicoptère venir à vous. S’il passait par là, son équipage, entraîné à éviter les constructions par crainte d’un piège éventuel, ne verrait rien de plus qu’un bout de tuyau pointant hors du sol. Il supposerait qu’il s’agissait simplement d’une canalisation éventrée, vestige d’un des nombreux programmes « humanitaires » imposés depuis des lustres à la région. Comme il survolait un terrain dégagé, il se croirait en sécurité. Moallim sourit.



Au-dessus de Bisesa, le ciel paraissait bizarre. D’épais nuages noirs surgis de nulle part se rassemblaient en une bande compacte qui formait une barre sur l’horizon, masquant les montagnes. Le ciel lui-même était comme délavé.

Discrètement, Bisesa extirpa son portable d’une poche de sa combinaison de vol. Le tenant niché au creux de sa main, elle chuchota dans le micro :

— Je ne crois pas que la météo avait prévu des formations orageuses.

— Moi non plus, répondit son portable, qui fit défiler sur son petit écran, à la recherche des derniers bulletins météo, les centaines de chaînes qui arrosaient, invisibles, cette partie de la Terre.

On était le 8 juin 2037. C’était du moins ce que pensait Bisesa. L’hélicoptère poursuivit son chemin.

L'Oeil du temps
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