16

RENTRÉE ATMOSPHÉRIQUE

L’allumage des rétrofusées fut bref, une simple poussée dans le dos. Mais cela suffit à les faire décrocher d’orbite.

C’était donc fait, la décision était prise, et le temps qui leur restait à vivre – que ce soit en minutes ou en années – était irrévocablement compté.

Après le lancement, la rentrée atmosphérique était la partie la plus dangereuse d’une mission spatiale, car les énergies colossales dépensées pour mettre la capsule en orbite allaient maintenant devoir être dissipées par les forces de friction dans l’air. Les seuls accidents de vol du programme spatial russe étaient survenus à ce stade et le cœur de Kolya se serra au souvenir de ces pauvres cosmonautes, comme à celui de l’équipage de la défunte navette Columbia. Mais il n’y avait rien d’autre à faire qu’attendre. Le Soyouz était conçu pour revenir sur Terre sans aide au sol ni intervention de son équipage. Kolya, qui avait une formation de pilote, piaffait de n’être qu’un simple passager et aurait souhaité avoir un meilleur contrôle de la situation – disposer devant lui d’un manche à balai, pouvoir agir pour guider le vaisseau à destination.

Il jeta un coup d’œil par le hublot. Les impénétrables jungles sud-américaines, bariolées de nuages, défilaient pour la dernière fois sous la proue du vaisseau. Il se demanda si quelqu’un reverrait jamais un tel spectacle… et combien de temps il se passerait avant que l’existence même d’un endroit tel que ce lointain continent soit oubliée. Puis, quand le Soyouz survola l’Amérique du Nord, il vit un ouragan, spirale d’un blanc crémeux, installé telle une immense toile d’araignée sur le golfe du Mexique. De plus petites formations orageuses tourbillonnaient au-dessus des Antilles, de la Floride, du Texas et du Mexique. Ces enfants du monstre du golfe, eux-mêmes d’une puissance dévastatrice, avaient creusé de profonds sillons dans les forêts d’Amérique centrale. Pire, le système dépressionnaire principal se dirigeait lui-même vers le nord et épargnerait certainement peu de choses entre Houston et La Nouvelle-Orléans. C’était la deuxième supertempête qu’ils voyaient en quelques jours – les restes de la première étaient encore en train de parcourir l’est des États-Unis en direction de l’Atlantique. Mais les cosmonautes ne pouvaient rien faire pour ceux qui se trouvaient à terre, pas même les prévenir.

Pile au moment prévu, une série de détonations retentirent au-dessus et en dessous d’eux. Le vaisseau, soudain allégé, s’ébroua. Les boulons explosifs avaient sauté, séparant le module de rentrée des deux autres sections du Soyouz : les réacteurs et leurs déchets allaient maintenant brûler telles des étoiles filantes, au grand étonnement de ceux qui les verraient depuis le sol.

Ils passèrent les minutes suivantes dans un silence uniquement troublé par le cliquètement de leurs instruments et le ronronnement du recycleur d’air. Mais, pour Kolya, ces petits bruits étaient presque rassurants, comme s’il se trouvait chez lui, dans son atelier. Cet environnement allait lui manquer.

Au fil de leur descente dans le ciel, la résistance de l’air de moins en moins raréfié s’intensifia progressivement. Kolya regardait augmenter la valeur de la décélération sur le cadran placé devant lui : 0,1 g, 0,2 g. Il commença bientôt à la sentir. Elle le repoussait sur sa couchette et ses sangles s’étaient relâchées ; il les resserra. Mais la montée en pression n’était pas régulière : la haute atmosphère était agitée et secouait le module comme un avion pris dans des turbulences. Kolya était conscient, comme il ne l’avait été lors d’aucun autre retour sur Terre, de la petitesse et de la fragilité de la capsule à l’intérieur de laquelle il se précipitait vers le sol.

Il ne voyait plus maintenant par son hublot que la noirceur de l’espace. Mais il s’y insinua peu à peu de la couleur : d’abord du marron foncé, comme du sang séché, mais celui-ci s’éclaircit rapidement, parcourant le spectre du rouge, de l’orange et du jaune. À mesure que l’atmosphère devenait plus dense, la décélération se faisait plus forte, passant rapidement de 1 à 2 g, puis 3 et 4. Dehors, la lueur des atomes d’air fracassés par leur passage avait maintenant atteint le blanc et une lumière perlée brillait derrière les hublots, répandant son éclat fantomatique sur leurs genoux. On se croirait à l’intérieur d’un tube fluorescent, se dit Kolya. Mais les hublots noircirent lorsque l’air ionisé carbonisa l’extérieur de la capsule et la lumière éthérée s’obscurcit.

Ils étaient toujours ballottés. Les secousses les jetaient les uns contre les autres malgré leurs harnais. Ils étaient même beaucoup plus malmenés qu’au décollage et, après plusieurs mois dans l’espace, Kolya n’était plus aussi bien équipé pour encaisser. Il trouvait même difficile de respirer et n’aurait pas pu lever un doigt, quelle que soit l’urgence de la tâche.

Enfin, la descente se fit plus calme. Puis un nouveau claquement sec de l’autre côté de la paroi le fit sursauter. Un bouclier de protection du hublot venait de se faire arracher, entraînant avec lui la suie et dévoilant un coin de ciel bleu étonnamment clair. Pas le ciel de la Terre, le ciel d’un nouveau monde, le ciel de Mir.

Le parachute auxiliaire se déploya, accrochant brutalement l’air. Le module de descente se balança violemment, deux, trois, quatre fois, puis le parachute principal s’ouvrit et lui donna un nouveau coup de frein brusque qui accentua le mouvement de pendule. Kolya parvenait tout juste à distinguer la grande corolle orange du parachute principal au-dessus de lui. Il était difficile de croire qu’il n’y avait pas plus de dix minutes qu’ils avaient largué les autres parties du Soyouz, peut-être cinq qu’ils étaient entrés dans l’atmosphère. Il sentait les doigts invisibles de la gravitation qui tentaient d’arracher ses organes internes… Même sa tête était lourde, comme faite de béton, trop pesante pour son cou. Mais il éprouvait un soulagement intense ; la partie la plus dangereuse de la descente était passée.

À l’approche de l’atterrissage, un sifflement de gaz comprimé se fit entendre. Kolya sentit son siège, dont la base était pressurisée pour servir d’amortisseur, se soulever et le repousser contre le tableau de commandes, accentuant encore davantage son inconfort.

— Bon Dieu, bougonna Zabel, qui subissait le même traitement, je ne vous dis pas comme je serai contente de sortir de cette cabine de tracteur.

— Elle t’a bien rendu service, répondit Mousa d’un ton égal. Il n’y en a plus que pour quelques minutes.

Mais Kolya, aussi inconfortablement installé fût-il, savourait ces dernières minutes durant lesquelles les systèmes automatiques du vaisseau le protégeaient, peut-être les dernières de sa vie.

— Détecteur de proximité allumé, dit Mousa.

Kolya banda ses muscles. Un bref rugissement s’éleva lorsque les réacteurs furent mis à feu, à quelques mètres d’altitude. Puis il y eut un grand fracas quand ils heurtèrent le sol… et rebondirent. Après une seconde interminable, la cabine retomba, racla bruyamment le sol, puis bondit de nouveau en l’air, vibrant de toutes ses membrures. Kolya savait ce que cela signifiait : le parachute du Soyouz traînait celui-ci sur le sol.

— Merde ! s’écria Zabel. Il doit y avoir un de ces vents…

— Si nous nous renversons, dit Mousa d’une voix hachée par les secousses, nous risquons d’avoir du mal à sortir.

— Il aurait peut-être fallu y penser avant ! hurla Zabel.

Un autre choc, un raclement prolongé, un rebond. Malgré le capitonnage de son scaphandre protégeant son corps, la tête de Kolya ballottait dans son casque et son front vint cogner contre la visière. Il n’y avait rien d’autre à faire que supporter l’épreuve et espérer que la capsule ne se renverserait pas.

Puis, dans un dernier rebond suivi d’un autre raclement, celle-ci s’immobilisa… dans le bon sens. Ils restèrent assis, le souffle court. Mousa enfonça prestement un bouton pour détacher le parachute.

Kolya avait atrocement chaud : il sentait la sueur dégouliner dans son dos à l’intérieur du scaphandre. Il tendit un bras – qui lui parut peser des tonnes – et chercha à tâtons le gant de Mousa. Pendant un moment, ils se tinrent par la main, rassurés d’être encore en vie.

— Nous sommes saufs, dit Mousa, haletant. Nous sommes posés.

— Oui, dit Zabel dans un souffle, mais ?



Même à ce stade, il y avait une routine à suivre pour débrancher les derniers systèmes du vaisseau. Kolya coupa le ventilateur avant d’ôter casque et gants. Une soupape s’était ouverte quelques minutes avant l’atterrissage pour laisser pénétrer l’air du dehors et Kolya en aspira une goulée miséricordieusement exempte de la poussière qui avait infesté le Soyouz.

Mousa lui adressa un large sourire.

— Je sens une odeur de polyn’.

— Oui.

C’était un parfum sucré, légèrement fumé. Le polyn’, une sorte d’armoise, poussait un peu partout dans la steppe. Cette senteur familière parut revigorer Kolya.

— Ta planète Mir n’est peut-être pas si étrange, après tout !

Mousa poussa un grognement.

— Il n’y a qu’un moyen de le savoir.

Il enfonça un autre bouton. Des clenches cliquetèrent. Au-dessus de leurs têtes, l’écoutille s’ouvrit et Kolya vit un pan de ciel encombré de nuages gris. Une nouvelle bouffée d’air frais s’engouffra dans la cabine.

Mousa détacha son harnais et prit appui sur son siège.

— C’est le moment que je redoutais.

Il devait passer le premier en raison de sa position centrale. Lentement, avec des gestes de vieillard, il se mit debout. Normalement, une équipe d’assistance médicale aurait dû être présente pour l’aider à sortir de la cabine, à la façon dont on dégage une poupée de porcelaine de son emballage ; là, il n’y avait personne. Zabel et Kolya se penchèrent pour lui pousser le postérieur et les jambes, mais Kolya se sentait lui-même faible comme un petit chat. Mousa dit :

— Ce foutu scaphandre est si rigide qu’il m’empêche de bouger.

Il réussit enfin à se lever et passa la tête à l’extérieur. Il cligna des paupières dans la lumière et le vent ébouriffa son épaisse chevelure. Puis il écarquilla les yeux. Il posa les mains sur la coque – prudemment, car celle-ci était encore chaude de leur descente – puis, avec ce qui parut à Kolya un effort surhumain, se hissa pour s’asseoir sur le bord de l’écoutille.

— À moi, maintenant, dit Zabel.

Elle était visiblement affaiblie, mais à côté de Mousa, elle avait l’air agile et pleine d’entrain. Elle se dégagea de sa couchette et Mousa l’aida à monter s’asseoir près de lui.

— Ça alors, s’exclama-t-elle.

Kolya, resté seul dans la capsule, ne voyait rien d’autre que leurs jambes qui pendaient.

— Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a, dehors ?

— Aide-moi, demanda Mousa à Zabel.

Il hissa ses jambes hors de l’écoutille, se tourna pesamment sur le ventre et tendit les mains vers elle. Puis il se laissa glisser sur le flanc arrondi du Soyouz et disparut aux yeux de Kolya.

Zabel se tourna vers Kolya avec un large sourire.

— Viens admirer la vue.

Quand Kolya se mit debout, il eut l’impression que tout son sang refluait de son cerveau. Il attendit sans bouger que son vertige soit passé, puis il laissa Zabel l’aider à monter s’asseoir sur la coque.

Il se trouvait à environ deux mètres au-dessus du sol, au sommet d’un dôme de métal posé sur l’herbe. Du haut de son perchoir, il contemplait la steppe éternelle qui s’étendait à l’infini sous un grand couvercle de nuages. Elle avait été marquée par leur atterrissage : une série de sillons grossiers et de cratères menaient jusqu’à la position finale du vaisseau et, plus loin, le parachute principal gisait à terre, se gonflant tristement au vent, son orange vif tranchant sur le vert jaunâtre du sol.

Kolya vit droit devant lui ce qui pouvait passer pour un village. Ce n’était qu’un amas de tentes hémisphériques crasseuses. Figés, des gens, hommes, femmes et enfants, tous emmitouflés dans des fourrures, le regardaient bouche bée. Plus loin, des chevaux vaguement attachés broutaient, imperturbables.

Un homme sortit du village de tentes. Il avait le visage large, des yeux noirs profondément enfoncés qui semblaient très rapprochés et portait un lourd manteau traînant jusqu’à terre et un bonnet conique, tous deux en fourrure. Il avait à la main une lourde épée en fer martelé.

— Un guerrier mongol, murmura Zabel.

Kolya lui lança un coup d’œil.

— Tu t’y attendais, n’est-ce pas ?

— Je me disais qu’il y avait de grandes chances, d’après ce que nous avions vu d’orbite…

Le vent tourna et une odeur de viande cuite, d’humanité mal lavée et de sueur chevaline vint frapper les narines de Kolya. Ce fut comme si un voile s’était déchiré devant lui, le confrontant soudain à la réalité : c’était vraiment le passé, ou un fragment de celui-ci, et il était coincé au beau milieu.

Mousa était en train de se relever, s’appuyant d’une main sur la coque de l’astronef.

— Nous sommes tombés de l’espace, dit-il à l’homme en souriant. N’est-ce pas un prodige ? S’il vous plaît…

Il tendit ses mains vides.

— Pouvez-vous nous aider ?

Le guerrier réagit si vite que Kolya parvint tout juste à suivre son mouvement. Son épée tournoya dans les airs, invisible comme les pales d’un hélicoptère. La tête de Mousa vola en l’air, tranchée aussi facilement qu’une fleur de la steppe, et roula dans la poussière comme un ballon de football. Le corps du cosmonaute était encore debout, les bras toujours tendus devant lui. Mais le sang jaillissait en bouillonnant de la racine de son cou, ruisselant sur l’orange éraflé de son scaphandre. Puis le corps s’abattit d’un bloc.

Kolya regardait fixement la tête tranchée, à peine capable d’en croire ses yeux.

Le guerrier leva de nouveau son épée. Mais, de sa main libre, il fit signe aux deux compagnons de sa victime de descendre à terre.

— Bienvenue sur Mir, murmura Zabel.

Kolya, horrifié, crut détecter une note de triomphe dans la voix de sa partenaire.

L'Oeil du temps
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