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LE LAC DE PLAISANCE
L’expédition partirait d’Alexandrie. Ils devaient suivre les côtes méditerranéennes dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : d’Égypte, ils navigueraient vers le nord, puis vers l’ouest jusqu’au détroit de Gibraltar, pour revenir en longeant les côtes d’Afrique du Nord.
Rien de ce que faisait ce roi n’était marqué du sceau de la modestie. C’était Alexandre le Grand, après tout. Et sa virée autour de la Méditerranée, que ses conseillers avaient affublée du sobriquet de « lac de plaisance d’Alexandre », n’y faisait pas exception.
Il avait été terriblement déçu de découvrir que la ville qu’il avait fondée à l’embouchure du Nil, son Alexandrie d’Égypte, avait été anéantie par la Discontinuité. Mais, sans se laisser décourager, il avait donné l’ordre à une partie de son armée d’entreprendre au même endroit la construction d’une nouvelle cité sur le plan de celle qui avait disparu. Et il avait confié à ses ingénieurs la tâche de creuser un canal entre le Nil et le golfe de Suez. En attendant, il avait ordonné la construction d’un port temporaire à Alexandrie et fait remonter le golfe de Suez à un grand nombre des navires construits en Inde qui avaient ensuite été démontés et transportés par voie de terre.
À la grande surprise de Bisesa, il n’avait fallu que deux mois pour que la flotte soit réassemblée sur le site d’Alexandrie, prête à hisser les voiles. Après deux jours de sacrifices religieux et de réjouissances dans le village de tentes qui abritait les bâtisseurs, la flotte avait pris la mer.
Au début, Bisesa, éloignée de l’Œil pour la première fois depuis cinq ans, trouva le voyage étrangement reposant. Elle passait beaucoup de temps sur le pont à regarder défiler le rivage ou à suivre de laborieuses conversations interculturelles. Même la mer lui était un émerveillement. À son époque, pour la régénérer après des dizaines d’années de pollution, la Méditerranée avait été transformée en un hybride de parc naturel et de réserve de pêche interdite d’accès par de grandes barrières invisibles, électriques et soniques. Là, elle était revenue à l’état sauvage et on apercevait des baleines et des dauphins. Une fois, même, Bisesa crut entrevoir la forme fuselée d’un énorme requin, plus gros que tous ceux de son temps.
Mais il ne faisait jamais chaud. Le matin, l’air était souvent glacial. Il semblait faire un peu plus froid chaque année, mais il était difficile de s’en assurer ; elle regrettait qu’ils n’aient pas pensé à noter dès le début leurs observations du climat. Malgré le froid, elle constata qu’il valait mieux éviter de s’exposer au soleil. Les Britanniques avaient pris l’habitude de porter sur la tête des mouchoirs noués aux quatre coins et même les Macédoniens basanés souffraient de coups de soleil. Sur les navires royaux, des tauds en toile épaisse avaient été installés et les médecins d’Alexandre expérimentaient des onguents à base de beurre d’ânesse et de sève de palmier pour arrêter les rayons solaires soudain devenus intenses. Les tempêtes des premiers jours suivant la Discontinuité s’étaient depuis longtemps calmées, mais de toute évidence le climat demeurait perturbé.
Le soir apportait aussi son lot de bizarreries. Sous les tauds, Alexandre et ses compagnons buvaient à longueur de nuits. Bisesa, elle, restait assise sur le pont dans l’obscurité silencieuse à regarder défiler le rivage où l’on n’apercevait généralement pas la moindre lumière. Si le ciel était dégagé, elle scrutait les constellations subtilement altérées. Et elle voyait aussi souvent des aurores boréales, grands voiles de lumière à la structure visiblement tridimensionnelle ondulant au-dessus du monde enténébré. Elle n’avait jamais entendu parler d’aurores boréales visibles à d’aussi basses latitudes et ce que cela pouvait signifier lui procurait une sensation désagréable ; la Discontinuité n’était pas superficielle et devait avoir entamé en profondeur la structure de la planète.
Josh venait parfois s’asseoir avec elle. Et, si les Macédoniens restaient tranquilles, il leur arrivait de trouver un coin sombre pour faire l’amour, ou même simplement rester nichés l’un contre l’autre.
Mais elle demeurait la plupart du temps seule. Ses amis avaient sans doute raison, elle avait été en danger de se perdre dans l’Œil. Elle avait besoin de retrouver un ancrage dans le monde, et même Josh l’en détournait. Mais elle savait qu’en l’évitant elle le faisait souffrir, une fois de plus.
Le but affiché de ce voyage était d’explorer le nouveau monde et Alexandre envoyait régulièrement des détachements à terre. Il avait choisi pour remplir ces missions une petite équipe – très mobile, flexible, débordant d’audace et d’initiative – de Perses, de Grecs des colonies et d’Agrianiens. Quelques Britanniques se joignaient à eux et chaque expédition était accompagnée de géomètres et de cartographes.
Leurs premiers rapports avaient néanmoins été décevants. Dès le début, les explorateurs avaient à leur retour décrit des prodiges - étranges formations rocheuses, îlots de végétation extraordinaire et même animaux fantastiques. Mais ces merveilles étaient toutes d’origine naturelle : des ouvrages de l’humanité, presque aucun n’avait survécu. L’antique civilisation égyptienne, par exemple, avait complètement disparu. Les grands blocs destinés à ses constructions monumentales n’avaient jamais été extraits de leurs carrières et, dans la vallée des Rois, il n’y avait rien pour évoquer l’humanité, sinon quelques timides créatures simiesques que les Britanniques appelaient des hommes-singes et qui s’accrochaient à leurs lambeaux de forêts.
Hisser les voiles pour les côtes de Judée avait été un soulagement. Les explorateurs n’avaient pas trouvé trace de Nazareth ni de Bethléem – et nul signe du Christ et de sa Passion. Mais près du site de Jérusalem, sous la direction des ingénieurs britanniques, une petite révolution industrielle avait été lancée. Josh et Bisesa avaient visité des fonderies et des chantiers où des ingénieurs britanniques joviaux et des ouvriers macédoniens en sueur, ainsi que quelques brillants apprentis grecs, construisaient des chaudières évoquant des bouilloires géantes et essayaient des prototypes de voies ferrées et d’hélices de bateaux. Les ingénieurs apprenaient à communiquer dans un grec ancien émaillé de termes techniques tels que « vilebrequin » et « pression de vapeur ».
Partout, chacun se hâtait de construire avant que soient perdus les souvenirs et les capacités de la première génération, transmis par-delà la Discontinuité. Mais Alexandre lui-même, jusque-là roi-guerrier d’avant-garde, se montrait désormais sceptique quand on lui parlait de technologie. Il avait fallu la construction d’un prototype pour l’impressionner. C’était un engin proche du célèbre éolipile d’Héron - dans l’ancienne trame temporelle, un inventeur d’applications mécaniques d’Alexandrie –, une simple sphère munie de deux tubes coudés crachant de la vapeur sous pression qui la faisait tourner comme un arroseur rotatif pour pelouse. En ce qui le concernait, Eumène avait vu immédiatement le potentiel de cette nouvelle source d’énergie.
La tâche était néanmoins difficile. Les Britanniques manquaient de presque tous les outils nécessaires et il allait falloir édifier littéralement à partir de zéro toute une infrastructure industrielle, à commencer par les mines de fer et de charbon. Bisesa estimait qu’il pourrait se passer vingt ans avant qu’il soit possible de fabriquer des machines aussi puissantes et efficaces que celle de James Watt, par exemple.
— Mais le processus est relancé, lui dit Abdikadir. Bientôt, dans tout l’empire d’Alexandre, des pompes fonctionneront dans des mines de plus en plus profondes, des navires à vapeur sillonneront la Méditerranée et de vastes réseaux ferrés s’étendront à travers l’Asie jusqu’à la capitale de la Mongolie. Cette Nouvelle Jérusalem sera l’atelier du monde.
— Ruddy aurait adoré ça, dit Josh. Il a toujours été impressionné par les machines. C’est comme une nouvelle race d’êtres qui serait venue au monde, disait-il. Et il affirmait que les moyens de transports sont la civilisation. Si les navires à vapeur et les chemins de fer peuvent unifier les continents, ce nouveau monde ne verra peut-être plus de guerres, ni même de nations, sinon la seule merveilleuse nation de l’humanité !
— Je croyais que la base de la civilisation, c’étaient les égouts, dit Abdikadir.
— Oui, ça aussi !
Bisesa prit affectueusement la main de Josh :
— Ton optimisme est comme une dose de caféine, Josh.
Il plissa le front :
— Je vais considérer ça comme un compliment.
— Mais ce nouveau monde ne sera en rien le nôtre, dit Abdikadir. Eux, les Macédoniens, sont infiniment plus nombreux que nous. Si un nouvel État mondial doit émerger, il parlera grec… si ce n’est mongol. Et il sera probablement bouddhiste…
Dans un monde privé de ses messies, les étranges jumeaux temporels dans leur temple d’Asie centrale avaient fasciné les Macédoniens aussi bien que les Mongols. La vie circulaire du lama semblait fournir une métaphore parfaite tout autant de la religion qu’il pratiquait que de la Discontinuité et de l’état bizarre du monde que celle-ci avait laissé derrière elle.
— Oh, dit Josh, mélancolique, j’aimerais me projeter dans deux ou trois siècles d’ici pour voir ce qui aura poussé des graines que nous sommes en train de planter !…
Mais, le voyage se poursuivant, l’inanité de tels rêves de bâtir des empires et de juguler des mondes finit par leur apparaître.
La Grèce était déserte. Les envoyés d’Alexandre eurent beau explorer les forêts touffues recouvrant presque tout le pays, ils ne trouvèrent pas la moindre trace de ses grandes cités, Athènes, Sparte ou Thèbes. Ils n’y rencontrèrent pas beaucoup plus d’habitants : quelques tribus à la mine patibulaire, rapportèrent les explorateurs, et ce qu’ils décrivirent comme des « sous-hommes ». Sans grande conviction, Alexandre envoya des éclaireurs au nord, vers la Macédoine, pour voir ce qui pouvait avoir survécu du pays de ses ancêtres. Il s’écoula des semaines avant que les éclaireurs reviennent avec des nouvelles négatives.
— Il semblerait qu’il y ait désormais en Grèce plus de lions que de philosophes, dit Alexandre d’un ton désabusé.
Mais même les lions ne se portaient pas très bien, constata tristement Bisesa.
Partout où ils allaient, ils voyaient des signes de délabrement et de désastre écologique. Les forêts grecques étaient flétries et cernées par des prairies pelées. En Turquie, l’intérieur des terres avait été calciné, drainé de toute vie, laissant à nu un sol brun roux – «rouge comme Mars », avait dit Abdikadir après avoir pris part à une expédition. Et, quand ils avaient exploré la Crète, Josh avait demandé :
— Avez-vous remarqué comme il y a peu d’oiseaux ?
Il était difficile de connaître avec certitude l’étendue de ce qui avait été perdu, car il n’y avait pas moyen de savoir ce qui avait survécu juste après la Discontinuité. Mais Bisesa pressentait qu’une extinction majeure était en cours. Ils ne pouvaient qu’essayer d’en deviner les causes.
— Le simple fait de tout mélanger doit avoir causé d’énormes dégâts, dit Bisesa.
— Mais… des mammouths à Paris ! protesta Josh. Des tigres à dents de sabre dans le Colisée de Rome ! Mir est une juxtaposition de fragments, mais c’est aussi le cas d’un kaléidoscope et le résultat est magnifique.
— Certes, mais quand on mélange les populations animales, il en résulte des extinctions : quand un isthme s’est formé entre le nord et le sud de l’Amérique, quand les hommes ont introduit un peu partout des rats et des chèvres qui ont supplanté les formes de vie indigènes… Le même phénomène doit être ici à l’œuvre. On trouve des créatures du fin fond de l’ère glaciaire à côté de rongeurs de nos villes modernes, sous un climat qui ne convient ni aux uns ni aux autres. Ceux qui ont survécu à la Discontinuité éliminent leur voisin ou se font éliminer par lui.
— C’est comme nous, dit Abdikadir, l’air sinistre. Nous ne pouvons pas non plus supporter d’être mélangés, n’est-ce pas ?
— Il doit y avoir des explosions d’espèces et des disparitions, dit Bisesa. Cela explique peut-être nos invasions d’insectes, symptômes d’un écosystème déstabilisé. Des maladies doivent aussi avoir franchi la barrière des espèces. Je suis un peu surprise que nous n’ayons pas encore eu de véritables épidémies.
— Les humains sont trop dispersés, dit Abdikadir. Même comme ça, nous avons peut-être eu de la chance…
— Mais pas de chants d’oiseaux dans les arbres ! se désola Josh.
— Les oiseaux sont des précurseurs, Josh, dit Bisesa. Ils sont vulnérables… Leurs habitats, telles les zones humides et les plages, sont facilement endommagés par les changements climatiques. La disparition des oiseaux est mauvais signe.
— Alors, si les choses sont si difficiles pour les animaux…, dit Josh en frappant la rambarde du poing, nous devrions faire quelque chose pour eux.
Abdikadir éclata de rire, avant de s’arrêter :
— Quoi, exactement ?
— Vous vous moquez de moi, dit Josh, rougissant.
Il agita les mains, cherchant ses idées.
— Nous devrions les rassembler dans des zoos ou des réserves. Pareil pour la végétation, arbres et autres plantes. Les oiseaux et les insectes aussi… surtout les oiseaux ! Et puis, quand les choses se seront tassées, nous pourrons relâcher les bêtes dans la nature…
— Et attendre qu’un nouvel Éden se mette en place de lui-même ? demanda Bisesa. Mon cher Josh, nous ne nous moquons pas de toi. Et nous devrions soumettre à Alexandre ton idée de rassembler des spécimens dans des zoos : si le mammouth et l’ours des cavernes ont été ramenés à la vie, préservons-en quelques-uns. Seulement nous avons appris à nos dépens que c’est plus compliqué que ça… Préserver les écosystèmes, sans parler de les restaurer, n’est pas si facile, d’autant plus que nous n’avons jamais vraiment compris comment ils fonctionnent. Ils ne sont pas statiques : ils sont dynamiques, soumis à de longues phases cycliques… Les extinctions sont inévitables ; elles surviennent au moment opportun. Peu importe ce que nous tenterons, nous ne pourrons pas tout préserver.
— Alors, qu’allons-nous faire ? dit Josh. Baisser les bras et accepter les décisions du destin ?
— Non, mais il faut accepter nos limites. Nous ne sommes qu’une poignée. Nous ne pouvons pas sauver le monde, Josh. Nous ne savons même pas comment faire. Faisons simplement de notre mieux pour nous sauver nous-mêmes. Il faut avoir de la patience.
— De la patience, oui, dit sombrement Abdikadir. Mais il a suffi d’une fraction de seconde à la Discontinuité pour infliger de profondes blessures qui mettront des millions d’années à guérir…
— Et ça n’a rien à voir avec le destin, dit Josh. Si les dieux de l’Œil ont été assez intelligents pour disloquer l’espace et le temps, n’auraient-ils pas pu prévoir ce qu’il adviendrait de nos écosystèmes ?
Ils se turent tandis que les jungles de la Grèce, denses, flétries, menaçantes, défilaient au loin.