35

CONFLUENCE

La poussière : c’est ce que Josh vit en premier, un grand nuage soulevé par le galop des chevaux.

Il était presque midi. Pour une fois, c’était une belle journée dégagée et le nuage tourbillonnant, large de plusieurs centaines de mètres, laissait entrevoir dans sa luminosité trouble des formes indistinctes. Puis ces dernières émergèrent du halo de poussière, d’abord telles des ombres, avant de devenir de menaçantes silhouettes trapues : des guerriers mongols, identifiables au premier coup d’œil.

Malgré tout ce qui s’était passé jusque-là, Josh avait trouvé difficile de croire qu’une horde mongole placée sous le commandement de Gengis Khan en personne s’approchait vraiment, résolue à le tuer, lui. Mais c’était pourtant vrai : il la voyait de ses propres yeux. Il sentit son pouls s’accélérer.

Assis dans un poste de garde exigu de la porte d’Ishtar qu’il partageait avec deux Britanniques et quelques Macédoniens, il observait la plaine en direction de l’est, d’où arrivaient les Mongols. Les Britanniques avaient d’assez bonnes paires de jumelles de fabrication suisse. Grove avait insisté sur l’importance d’en masquer les lentilles : ils ignoraient les renseignements que pouvait posséder Gengis Khan sur leur situation à Babylone, mais Zabel Jones n’aurait pas manqué de comprendre la signification d’un rayon de soleil se reflétant sur un objectif. D’eux tous, c’était Josh le mieux équipé, car Abdikadir – qui était parti se battre – lui avait confié ses précieuses jumelles de vision nocturne qui se portaient comme des lunettes.

Dès l’apparition des Mongols, il s’installa chez les guetteurs une atmosphère tendue, électrique, une excitation palpable. Au sommet de la porte voisine, Josh pensa voir la cuirasse aux couleurs vives d’Alexandre en personne, venu assister au premier heurt.

L’armée mongole s’étirait sur une longue ligne et semblait divisée en petites unités d’une dizaine d’hommes. Josh fit un rapide décompte : ils se présentaient sur une vingtaine de rangs de deux cents guerriers – une force de quatre ou cinq mille hommes, rien que pour ce premier assaut.

Pour sa part, Alexandre avait aligné devant Babylone dix mille de ses soldats dont les longues capes écarlates se gonflaient au vent. Leurs casques de bronze, à l’arête du cimier marquée des insignes de leur grade, étaient peints en bleu ciel.

Le combat s’engagea.

La première attaque consista en une volée de flèches. Les Mongols des premiers rangs levèrent des arcs composites aux formes élaborées et tirèrent en l’air. Ces armes faites de corne stratifiée pouvaient atteindre avec précision leur cible à plusieurs centaines de mètres et tiraient aussi vite que l’archer parvenait à sortir les flèches de son carquois.

Les Macédoniens étaient disposés sur deux longues files, avec les Compagnons à pied au centre et l’élite des porte-boucliers pour protéger leurs flancs. Lorsque les flèches s’envolèrent, ils se regroupèrent rapidement, au son des tambours et des trompettes, en formations rapprochées de huit rangs de profondeur. Ils levèrent au-dessus de leurs têtes leurs boucliers de cuir qu’ils emboîtèrent à la manière de la « tortue » romaine.

Les flèches s’abattirent dessus avec des bruits sourds. La formation tint bon, mais elle n’était pas parfaite. Ici ou là, un homme tombait avec un cri de douleur, laissant provisoirement une brèche dans la protection, suivie d’un bref moment d’agitation tandis que l’on évacuait le blessé, puis la tortue se reformait.

Des hommes commencent donc déjà à mourir, se dit Josh.

Arrivés à quelques centaines de mètres des murailles de la ville, les Mongols lancèrent soudain leur charge en poussant des hurlements. Leurs tambours de guerre battaient comme un cœur et le galop de leurs chevaux produisait un grondement de tonnerre. Le niveau sonore était épouvantable.

Josh ne pensait pas être un lâche, mais il ne put s’empêcher de trembler. Et il fut stupéfait du calme avec lequel les guerriers chevronnés d’Alexandre tenaient leur position. Obéissant à de nouvelles sonneries de trompettes et aux ordres qui leur étaient criés – «synaspismos !» –, ils rompirent la formation en tortue pour se disposer de nouveau en lignes disjointes, tandis qu’une partie d’entre eux gardaient leurs boucliers levés pour protéger des flèches leurs camarades. Ils étaient maintenant alignés sur quatre rangs de profondeur, avec des troupes en réserve à l’arrière. Ces simples fantassins s’apprêtaient à soutenir la charge mongole, leur mince ligne de chair et de sang était tout ce qui se dressait entre Babylone et les cavaliers lancés au galop. Mais ils avaient juxtaposé leurs boucliers ronds et planté en terre derrière eux la hampe de leurs longues piques dont les pointes de fer se hérissaient face à la charge ennemie.

Quelques instants avant le heurt, Josh vit très nettement les Mongols, et même les yeux de leurs chevaux caparaçonnés au regard fou ; il se demanda à quel aiguillon, ou à quelles drogues, recouraient leurs cavaliers pour les inciter à charger ainsi une infanterie aux rangs serrés.

Les Mongols fondirent sur les lignes macédoniennes. Le choc fut brutal.

Les chevaux cuirassés enfoncèrent le premier rang macédonien et la formation entière s’infléchit au centre. Mais les rangs suivants fauchèrent les animaux, les tuant ou leur sectionnant les jarrets. Les Mongols et leurs montures commencèrent à tomber et leurs lignes arrière vinrent s’écraser sur eux.

Tout le long des lignes macédoniennes, il n’y avait maintenant plus qu’un front de bataille. Une puanteur de poussière et de métal montait vers Josh, mêlée à l’odeur cuivrée du sang. Des cris de rage et de douleur retentissaient, et le fracas du fer contre le fer. Il n’y avait pas de coups de feu, pas de grondement de canon, aucun sombre bruit d’explosion tels qu’en connaîtraient les guerres des siècles postérieurs. Mais les vies humaines ne s’en faisaient pas moins faucher avec une efficacité tout industrielle.

Josh prit soudain conscience qu’une sphère argentée planait devant lui, loin au-dessus du sol, mais presque au niveau de son regard. Un Œil. Peut-être y a-t-il ici aujourd’hui, se dit-il sombrement, d’autres observateurs que les humains.

Le premier assaut ne dura que quelques minutes. Puis, sur un appel de trompettes, les Mongols cessèrent soudain l’attaque. Ceux qui étaient toujours à cheval s’éloignèrent au galop, laissant derrière eux un tapis de corps brisés tordus de douleur, de membres coupés, de chevaux mutilés.

Puis ils firent halte en ordre dispersé à quelques centaines de mètres des positions macédoniennes. Criant des insultes dans leur langue incompréhensible, ils lancèrent quelques flèches, crachèrent même en direction des soldats d’Alexandre. L’un des Mongols avait traîné derrière lui un malheureux fantassin et se mit alors, avec une méticulosité outrancière, à creuser un trou dans la poitrine de l’homme encore vivant. Les Macédoniens réagirent par des insultes de leur cru, mais quand un groupe de soldats s’élança en brandissant ses armes, ses officiers leur crièrent l’ordre de maintenir la position.

Les Mongols continuèrent à se retirer, provoquant toujours les Macédoniens, mais ceux-ci ne les suivirent pas. Comme l’accalmie se poursuivait, des brancardiers sortirent en courant par la porte d’Ishtar.



Le premier guerrier macédonien ramené dans l’hôpital de campagne de Bisesa souffrait d’une blessure à la jambe. Ruddy aida à transférer sur une table l’homme inconscient.

La flèche avait été cassée et arrachée, mais elle était passée à travers le mollet du soldat pour ressortir de l’autre côté. Elle ne paraissait pas avoir brisé d’os, mais des lambeaux de chair pendaient hors de la plaie à vif. Bisesa les remit dans la blessure, appliqua dessus un morceau de tissu imbibé de vin, puis, avec l’aide de Ruddy, la banda soigneusement. Le soldat s’agitait. Elle n’avait pas d’anesthésique, bien sûr, mais peut-être que, s’il s’éveillait, la peur et l’adrénaline tiendraient un moment la douleur en respect.

Ruddy, qui avait les deux mains occupées, essuya la sueur de son grand front pâle sur la manche de sa veste.

— Ruddy, vous vous en sortez bien.

— Oui. Et cet homme va vivre, n’est-ce pas ? Et il repartira, sabre et bouclier à la main, pour aller mourir sur un autre champ de bataille.

— Tout ce que nous pouvons faire, c’est les rafistoler.

— Oui…

Mais ils n’avaient pas de temps à perdre. L’homme à la jambe blessée n’était que le premier d’un flot d’invalides qui affluaient soudain sur des civières par la porte d’Ishtar. Philippe, le médecin d’Alexandre, courut à leur rencontre et, comme Bisesa le lui avait montré, opéra un tri rapide afin de séparer ceux qui pouvaient être aidés de ceux pour qui il n’y avait plus d’espoir et les diriger vers l’endroit où ils seraient le mieux soignés.

Bisesa ordonna à deux Macédoniens de transporter le blessé sous une tente et passa au suivant. Il s’agissait d’un guerrier mongol qui avait reçu un coup d’épée en haut de la cuisse et dont le sang jaillissait d’une artère. Elle essaya de rapprocher les bords de la plaie, mais il était sûrement trop tard et déjà le flot de sang se tarissait de lui-même.

— On n’aurait pas dû laisser cet homme entrer ici, pour commencer, dit Ruddy.

Les mains couvertes de sang, le souffle court, Bisesa s’écarta.

— Nous ne pouvons rien faire pour lui, de toute façon. Emmenez-le. Suivant !…

Durant tout l’après-midi, ils virent arriver un flot continu de corps mutilés qui se tordaient de douleur et ils travaillèrent jusqu’à avoir l’impression de ne plus pouvoir faire un geste, mais ils n’en continuaient pas moins.



Abdikadir était avec l’armée devant les murs de Babylone. Il avait vu se rapprocher les combats quand la défense macédonienne avait failli céder. Mais les Britanniques et lui – et Casey, ailleurs dans la ligne – avaient été gardés en réserve, leurs armes à feu dissimulées sous des capes macédoniennes. Leur moment viendrait, avait promis Alexandre, mais pas encore, pas encore.

Le roi et ses conseillers du futur avaient la mémoire d’une histoire parallèle pour les aider. Ils connaissaient la tactique habituelle des Mongols. Leur premier assaut n’était qu’une feinte pour inciter les Macédoniens à les poursuivre. Ils étaient capables de battre en retraite pendant des jours, si nécessaire, épuisant et divisant les forces de l’ennemi jusqu’à ce qu’ils soient enfin prêts à refermer leur piège. Les modernes avaient raconté à Alexandre comment, en Pologne, les Mongols avaient autrefois écrasé une armée de chevaliers chrétiens en les attirant de cette façon – Alexandre avait d’ailleurs affronté, lui aussi, des cavaliers scythes qui recouraient à une tactique similaire. Il n’était pas question qu’il s’y laisse prendre.

Il avait lui-même bien caché son jeu : il avait gardé sa cavalerie et la moitié de son infanterie dissimulées dans les murs de Babylone et il s’était soigneusement abstenu d’utiliser les armes des XIXe et XXIe siècles. Cela pouvait marcher. On avait bien repéré des éclaireurs mongols dans la campagne aux environs de Babylone, mais il n’était guère possible pour les espions de Gengis Khan de s’introduire clandestinement dans la ville.

Malgré les craintes des défenseurs, ce jour-là les Mongols ne revinrent pas.

À la tombée de la nuit, on avait pu apercevoir à l’horizon un grand alignement de feux de camps qui s’étiraient du nord au sud, comme s’ils assiégeaient la Terre entière. Abdikadir prit conscience de murmures, parmi les soldats, devant la supériorité numérique apparemment écrasante des forces mongoles. Ils auraient sans doute eu bien plus de raisons d’être effrayés s’ils avaient su que, au milieu du long alignement de yourtes, on avait repéré la silhouette en dôme caractéristique d’un vaisseau spatial.

Mais Alexandre était venu en personne visiter le camp, avec Eumène et Héphestion à ses côtés. Il boitait légèrement, mais son casque et sa cuirasse de fer brillaient comme de l’argent. Partout où il passait, il plaisantait avec ses hommes. Les Mongols bluffaient, affirmait-il. Ils avaient probablement allumé deux ou trois feux pour chacun de leurs hommes alignés sur le terrain… eh quoi, ils étaient connus pour aller à la bataille avec des mannequins empaillés chevauchant leurs montures de réserve pour semer la panique dans l’esprit de leurs ennemis. Les Macédoniens étaient trop malins pour se laisser prendre à des ruses si grossières ! Et, de son côté, il n’avait permis d’allumer qu’un petit nombre de feux pour que les Mongols sous-estiment largement la force de ceux auxquels ils s’attaquaient, tout comme ils ne pourraient jamais deviner la valeur et la volonté indomptables des Macédoniens !

Même Abdikadir sentit son moral remonter en flèche après le passage du roi. Ce dernier était un individu remarquable… même si, comme Gengis Khan, il était redoutable.

Sa kalachnikov à son côté, pelotonné sous son poncho et sous une rêche couverture britannique, Abdikadir essaya de dormir.

Il se sentait l’âme étrangement en paix. La confrontation de ce jour semblait avoir renforcé sa détermination. C’était une chose d’avoir entendu parler des Mongols de façon abstraite, comme d’une page d’histoire depuis longtemps tombée en poussière, c’en était une autre de constater de ses propres yeux leur férocité destructrice.

Les Mongols avaient infligé d’énormes dommages à l’Islam. Ils avaient envahi le riche royaume islamisé de Khorezm – une très ancienne nation, stable et centralisée depuis la moitié du VIIe siècle avant notre ère. Au cours de son expédition à travers l’Eurasie, Alexandre le Grand était même entré en contact avec elle. Les Mongols avaient mis à sac les superbes cités d’Afghanistan et du nord de la Perse, de Hérat à Kandahar et Samarcande. Comme Babylone, le Khorezm dépendait d’un système d’irrigation sophistiqué entretenu avec soin depuis l’Antiquité. Les Mongols l’avaient détruit, et le royaume avec lui ; certains historiens arabes disaient que l’économie de la région ne s’en était jamais relevée. Et ce n’était qu’une partie de leurs méfaits. L’âme de l’Islam en avait été à jamais assombrie.

Abdikadir n’avait jamais été un fanatique religieux. Mais il se découvrait maintenant une volonté farouche de remettre l’histoire sur la bonne voie. Cette fois, l’Islam serait sauvé de la catastrophe mongole et renaîtrait. Mais il fallait d’abord gagner cette fichue guerre… à tout prix.

Il était réconfortant d’avoir quelque chose à faire dans la confusion laissée par la Discontinuité : un but d’une incontestable utilité vers lequel tendre. Ou peut-être redécouvrait-il simplement son sang macédonien.

Il se demandait ce qu’aurait dit Casey de tout ça – Casey, le culturiste chrétien, né en 2004 dans l’Iowa, à présent pris entre les armées mongole et macédonienne, en cette époque impossible à dater.

— Un bon soldat chrétien, murmura Abdikadir, n’est jamais à plus d’un kilomètre du ciel.

Il sourit pour lui-même.



Kolya gisait depuis trois jours dans son trou creusé sous la yourte de Gengis Khan – trois jours d’atroces souffrances, sourd et aveugle. Et pourtant il avait survécu. Il pouvait même sentir le passage du temps aux vibrations des pieds sur les planches au-dessus de lui, aux pas qui allaient et venaient comme le mouvement des marées.

Si les Mongols l’avaient fouillé, ils auraient trouvé sous sa veste le sac en plastique rempli d’eau dont les gorgées l’avaient gardé si longtemps en vie… et le seul autre objet qui justifiait une telle prise de risques. Mais ils ne s’en étaient pas donné la peine. Un gros risque, oui, mais cela s’était révélé payant, du moins jusqu’ici.

Il en savait beaucoup plus que Zabel en saurait jamais sur les Mongols, car il avait grandi dans leur souvenir, vieux de huit siècles mais toujours présent. Il connaissait l’habitude qu’avait Gengis Khan d’enterrer vivants les princes ennemis sous le sol de sa yourte. Kolya avait donc transmis toutes les informations qu’il pouvait à Casey, sachant qu’il se ferait prendre ; et, une fois démasqué, il avait laissé la traîtresse Zabel manipuler les Mongols pour que ceux-ci lui réservent ce sort « miséricordieux ». Tout ce qu’il voulait, c’était se retrouver ici dans le noir, toujours vivant, avec l’objet qu’il avait fabriqué, à moins de un mètre de Gengis Khan.

Le Soyouz ne transportait pas de grenades, ce qui aurait été l’idéal. Mais il y restait des boulons explosifs inutilisés. Les Mongols n’auraient pas compris la nature de ce qu’il avait sorti de l’astronef, même s’ils l’avaient surveillé de près. Zabel l’aurait pu, bien entendu, mais dans son arrogance elle ne lui avait accordé aucune attention, le considérant comme incapable de faire obstacle à ses ambitions. Tenu pour quantité négligeable, il ne lui avait pas été difficile de bricoler un détonateur rudimentaire et de dissimuler cette arme improvisée.

Il fallait attendre le bon moment pour frapper. C’était pourquoi il guettait dans le noir dans d’atroces souffrances. Trois jours – c’était comme survivre trois jours à sa propre mort. Comme il était étrange que ses organes continuent à fonctionner, qu’il ait besoin d’uriner et même de déféquer, comme si son corps pensait que son histoire allait connaître un épilogue. Mais il ne s’agissait que des sursauts d’un cadavre de fraîche date, d’un mannequin, insignifiants en soi.

Trois jours. Mais les Russes étaient patients. Ils avaient un dicton : « Ce sont toujours les cinq cents premières années les plus difficiles. »

Les premières lueurs apparurent. Les Macédoniens commençaient à s’agiter, toussant, se frottant les yeux, urinant. Abdikadir se redressa. Le gris-rose du ciel qui s’éclaircissait était d’une étrange beauté, parsemant de mouchetures de lumière les nuages de cendres volcaniques, telles des fleurs de cerisier éparpillées sur de la pierre ponce.

Mais Abdikadir ne connut ce matin-là que quelques minutes de paix.

La première et la dernière lueurs sont les instants les plus dangereux pour un soldat, quand ses yeux s’efforcent de s’ajuster aux rapides variations de lumière. C’est à ce moment de vulnérabilité maximum que les Mongols frappèrent.

Ils s’étaient approchés en silence des positions macédoniennes. Soudain leurs grands naccaras – tambours de guerre portés à dos de chameau – retentirent et ils s’élancèrent en poussant des cris sauvages. La brusque éruption sonore glaça le sang d’Abdikadir, comme si quelque prodigieuse force de la nature – raz-de-marée ou glissement de terrain – se précipitait vers lui.

Mais les trompettes macédoniennes leur répondirent à peine une fraction de seconde plus tard. Les soldats rejoignirent en courant leur poste. Leurs officiers lancèrent des ordres brefs dans leur rude dialecte : « Formez les rangs, maintenez la position ! » L’infanterie, sur huit rangs de profondeur, érigea un rempart de fer et de cuir.

Comme d’habitude, Alexandre s’était préparé. S’attendant à l’attaque, il avait laissé son ennemi approcher aussi près qu’il l’osait. Il était maintenant temps de refermer le piège.

Abdikadir prit sa place, au troisième rang de la phalange. De chaque côté de lui se trouvaient des Tommies. Surprenant leurs regards inquiets, il se força à sourire et leva sa kalachnikov.

Il eut sa première vision claire d’un guerrier mongol dans la mire de son arme.

La cavalerie lourde de Gengis Khan menait la charge, suivie par sa cavalerie légère. Les attaquants portaient une armure faite de bandes de cuir de buffle et un casque en métal avec des protections en cuir sur la nuque et sur les oreilles. Chacun d’eux était bardé d’armes : deux arcs, trois carquois, une lance à la pointe munie d’un crochet à l’air vicieux, une hache, un sabre recourbé. Même les chevaux étaient cuirassés, avec de grandes plaques de cuir leur protégeant les flancs et un casque métallique sur la tête. Caparaçonnés, hérissés d’armes, les cavaliers mongols ressemblaient plus à des insectes qu’à des humains.

Mais il n’était pas question qu’ils parviennent à leurs fins. Sur un appel de trompette, des archers apparurent derrière les parapets des remparts de Babylone et décochèrent une volée de flèches qui sifflèrent par-dessus la tête d’Abdikadir pour faucher les assaillants en plein galop. Chaque fois qu’un cavalier tombait, un bref instant de confusion ralentissait la charge.

Puis vinrent d’autres flèches, à la pointe trempée dans de la poix et enflammée. Elles visaient des bottes de paille immergées dans des fosses remplies de bitume. De grandes colonnes de flammes et de fumée jaillirent devant les Mongols. Les hommes hurlèrent et leurs montures se dérobèrent. Mais, si leurs pertes retardèrent l’avance des Mongols, elles ne l’arrêtèrent pas.

Et une fois encore leur cavalerie lourde s’enfonça dans les lignes macédoniennes.

Tout le long de celles-ci, les hommes reculèrent. L’élan de la charge mongole et la férocité avec laquelle les cavaliers maniaient leurs masses et leurs épées rendaient la chose inévitable.

Abdikadir, qui n’était plus qu’à un mètre du plus gros du combat, voyait les chevaux se cabrer, les visages plats des Mongols dominer, menaçants, la mêlée, les hommes se battre et mourir. Il sentait l’odeur du sang, de la poussière, de la sueur des chevaux terrifiés - et même, maintenant, une puanteur de beurre rance qui ne pouvait être que celle des Mongols en personne. Du seul fait de la densité d’hommes et d’animaux, au milieu du rugissement de dix mille voix, il était difficile de se battre, ou même de brandir une arme. Les lames sifflaient dans les airs, le sang et les membres mutilés volaient en tous sens, multipliant les scènes presque absurdes d’impossible carnage et, peu à peu, les cris de rage se changèrent en hurlements de douleur. La pression s’accrut encore quand la cavalerie légère mongole se joignit au mouvement, s’enfonçant là où la cavalerie lourde avait dégagé la voie, frappant à coups d’épée et de javelot.

Mais Alexandre contre-attaqua. Ses courageux fantassins s’élancèrent des lignes arrière avec de longues piques munies d’un crochet ; si la pique ratait sa cible, le crochet servait à désarçonner les cavaliers. Les Mongols tombaient, mais les fantassins macédoniens se faisaient tailler en pièces comme des épis sous la faux.

Puis, au milieu du vacarme, une trompette macédonienne lança une sonnerie éclatante.

Au centre du champ de bataille, juste devant Abdikadir, les Macédoniens des premiers rangs encore debout reculèrent, se fondant dans les rangs suivants, laissant sur place leurs morts et leurs blessés. Il ne resta soudain plus rien entre Abdikadir et les plus féroces cavaliers qui aient jamais vécu.

Les Mongols, surpris, leurs chevaux s’agitant, hésitèrent une seconde. Un individu énorme, petit mais large comme un ours, regarda Abdikadir dans les yeux et leva une massue courtaude qui dégoulinait déjà de sang.

Le capitaine Grove apparut au côté d’Abdikadir :

— Feu à volonté !

Abdikadir leva sa kalachnikov et pressa la détente. La tête du Mongol explosa dans un nuage d’os et de sang, sa calotte de métal absurdement projetée dans les airs. Son cheval s’emballa et le corps sans tête, glissant de sa selle, tomba dans la mêlée.

Tout autour d’Abdikadir, les Britanniques faisaient feu dans la masse des Mongols, leurs antiques Martini-Henry et leurs Snider ponctuant de détonations sèches le fracas des kalachnikovs. Hommes et chevaux tombaient sous cette grêle de balles. Les grenades volaient. Ce n’étaient pour la plupart que des grenades aveuglantes, mais c’était suffisant pour terrifier les chevaux et au moins une partie des guerriers. L’une d’elles explosa sous un cheval. L’animal eut l’air d’éclater et son cavalier fut projeté au loin, hurlant.

Une autre atterrit trop près d’Abdikadir. Le souffle lui fit l’effet d’un coup à l’estomac. Il tomba à la renverse, l’explosion tintant à ses oreilles, le nez et la bouche emplis du goût métallique du sang et de l’odeur âcre de la poudre. C’était comme s’il avait été disloqué, comme si on l’avait poussé à travers une nouvelle Discontinuité. Mais s’il restait à terre, lui dit une part de son esprit, il laissait une brèche dans les rangs. Il leva son arme, tira au jugé et se remit debout.

L’ordre fut donné d’avancer. La ligne de Britanniques se mit en marche, tirant à feu nourri.

Abdikadir suivit le mouvement, mettant en place un nouveau chargeur dans son arme. Il n’y avait pas un endroit où poser le pied ; il devait escalader des monceaux de cadavres et de membres mutilés, glissant par endroits sur les entrailles. Il lui fallut même passer sur le dos d’un blessé qui hurla de douleur, mais il n’avait pas le choix.

Ça marchait, crut-il d’abord. Sur sa droite et sur sa gauche, aussi loin qu’il pouvait voir, là où ils ne mouraient pas en selle, les Mongols battaient en retraite, leur armement incapable de lutter contre un matériel plus avancé de six siècles ou davantage.

Mais Abdikadir entendit alors une voix aiguë – une voix de femme – et une partie des Mongols descendirent de cheval. Ils se mirent à avancer vers les armes à feu, se mettant à couvert derrière les cadavres de leurs camarades et de leurs chevaux. Abdikadir reconnut cette tactique – détecter les dangers éventuels, avancer, se mettre à couvert, détecter de nouveau. Ils se servaient de leurs arcs, leur seule arme dont la portée puisse rivaliser avec celle des fusils, et progressaient par bonds. Et, chaque fois qu’ils décochaient leurs flèches, des hurlements en macédonien et un torrent de jurons anglais lui disaient que plusieurs projectiles avaient atteint leur cible.

Ces Mongols avaient été entraînés pour résister au tir des armes à feu. Zabel… ce devait être elle, comme il l’avait craint. L’accablement fondit sur lui. Il enclencha un nouveau chargeur et fit feu.

Les Mongols se rapprochaient toujours. Il avait été assigné à Abdikadir et à chaque Britannique un porte-bouclier, mais ceux-ci se faisaient faucher. Un cavalier réussit presque à arriver jusqu’à lui et il dut le frapper d’un coup de crosse. Par chance, il l’atteignit à la tempe et le Mongol recula en vacillant. Avant qu’il ait pu reprendre son équilibre, Abdikadir l’abattit d’une balle et chercha des yeux une nouvelle cible.



De son poste d’observation sur la porte d’Ishtar, Josh voyait l’ensemble du champ de bataille. Droit devant lui, là où la cavalerie lourde mongole s’était heurtée aux Compagnons à pied d’Alexandre, le point focal de l’affrontement était encore une cohue sanglante d’hommes et d’animaux. Les Œils étaient partout, telles des perles flottant au-dessus de la tête des combattants.

La cavalerie lourde était le plus puissant instrument des Mongols, destinée à écraser d’un seul coup les forces les plus formidables de leurs ennemis. On avait espéré qu’une soudaine attaque des armes à feu lui causerait assez de dommages pour limiter son impact. Mais, pour on ne sait quelle raison, les Mongols n’avaient pas battu en retraite comme on s’y était attendu et les troupes s’enlisaient.

C’était une mauvaise nouvelle. Il n’y avait jamais eu que trois cents Britanniques à Jamroud, après tout. Numériquement, ils ne faisaient pas le poids face aux guerriers de Gengis Khan et, même si chaque balle abattait l’un de ces derniers, ceux-ci finiraient sûrement par les submerger, par le simple effet de leur nombre.

Et maintenant les Mongols lançaient d’autres cavaliers qui contournaient les ailes de l’armée macédonienne pour la prendre à revers. Cela avait aussi été prévu – c’était une manœuvre mongole classique appelée « tulughma » –, mais la pure férocité avec laquelle les nouveaux venus attaquaient les flancs des Macédoniens était stupéfiante.

Alexandre n’avait toutefois pas dit son dernier mot. Les trompettes lancèrent un nouveau signal depuis les murs de la ville. Dans un grand fracas, les portes s’ouvrirent et la cavalerie macédonienne s’élança enfin sur le champ de bataille. En émergeant, les cavaliers étaient déjà disposés selon leur rigoureuse formation en coin. Du premier coup d’œil, Josh put constater à quel point ces cavaliers de l’Antiquité étaient plus habiles que les Mongols. Et, à la tête des Compagnons qui chevauchaient sur la droite, Josh reconnut l’éclatante cape pourpre et le casque à cimier blanc d’Alexandre en personne, une peau de panthère en travers de son tapis de selle, menant comme toujours ses hommes à la gloire ou à la mort.

Les Macédoniens, rapides, agiles et bien disciplinés, virèrent pour s’enfoncer comme un scalpel dans le flanc mongol. Les cavaliers de Gengis Khan essayèrent de faire volte-face, mais, à présent coincés entre l’imperturbable infanterie macédonienne et les Compagnons, leurs mouvements étaient gênés et les Macédoniens se mirent à planter dans les visages non protégés des Mongols leurs longues piques de bois. C’était une autre tactique classique, « le marteau et l’enclume» – une manœuvre qu’Alexandre le Grand avait héritée de son père et qu’il avait perfectionnée, avec sur la droite la cavalerie qui délivrait le coup fatal et au centre le reste de l’infanterie qui enchaînait en exerçant une pression continue.

Josh n’avait rien d’un fervent militariste. Mais il voyait comme une lueur d’exultation dans les yeux des combattants des deux camps quand ils se jetaient dans la mêlée : comme un soulagement de savoir qu’était enfin venu le moment où l’on pouvait se défaire de toutes ses inhibitions, et une sorte de joie. Josh éprouva un frisson viscéral en voyant se déployer sous ses yeux cette antique et brillante manœuvre – alors même que des hommes se battaient et mouraient en bas dans la boue, chacune de leurs vies mouchée comme une chandelle. Voici pourquoi les humains se font la guerre, se dit-il ; voici pourquoi nous pratiquons cette activité aux enjeux immenses : pas pour le profit, ni pour le pouvoir ou pour la conquête de territoires, mais pour ce plaisir intense. Kipling a raison : la guerre est distrayante. Tel est le sombre secret de notre espèce.

Peut-être était-ce pour ça que les Œils étaient là – pour jouir du spectacle unique des plus vicieuses créatures de l’univers en train de mourir dans la boue. Josh en éprouva du ressentiment et une certaine fierté morbide.

En dehors de quelques réserves, presque toutes les forces des deux camps étaient maintenant sur le terrain. À part quelques escarmouches périphériques, l’essentiel de l’affrontement était concentré autour de cette sanglante et confuse mêlée, au centre du champ de bataille, au sein de laquelle les hommes se massacraient avec acharnement. Les fosses de bitume brûlaient encore, dégageant des nuages de fumée qui obscurcissaient la scène, et les flèches pleuvaient toujours du haut des remparts.

Josh aurait été bien incapable de dire qui prenait l’avantage. L’heure n’était plus à la tactique et les généraux qui s’affrontaient, peut-être les plus grands de tous les temps, ne pouvaient rien faire de plus – sinon, comme Alexandre, manier eux-mêmes l’épée. L’heure était à se battre ou mourir.



L’infirmerie de Bisesa était littéralement débordée.

Travaillant seule, elle s’efforçait de sauver un Macédonien, étendu devant elle sur une table où il gisait, inconscient, telle une carcasse à l’étal d’un boucher. C’était un adolescent, il ne devait avoir guère plus de dix-sept ou dix-huit ans. Mais il avait été atteint d’un coup de javelot au ventre. Elle avait étanché le sang, nettoyé et recousu de son mieux la plaie, les mains tremblantes d’épuisement. Mais elle savait que l’infection causée par les saletés entrées avec la pointe de la lance aurait raison de lui.

Et, tout autour d’elle, les corps continuaient à affluer. Ceux dont les équipes de tri avaient jugé l’état désespéré n’étaient plus emportés vers la maison de ville qu’elle avait désignée comme morgue, mais sommairement jetés sur le sol où ils s’empilaient, leur sang noir tachant la terre de Babylone. Parmi ceux qui avaient été sélectionnés pour être soignés, une poignée étaient retournés au combat une fois rafistolés, mais plus de la moitié étaient morts sur la table d’opération.

À quoi t’attendais-tu, Bisesa ? se demanda-t-elle. Tu n’es pas médecin. Ton seul assistant expérimenté est un Grec de l’Antiquité qui débattait encore il y a peu avec Aristote en personne. Tu n’as pas de matériel, tu vas bientôt manquer de tout, depuis les bandages propres jusqu’à l’eau bouillie.

Elle n’en savait pas moins avoir ce jour-là sauvé quelques vies.

Ce serait peut-être inutile – la grande déferlante mongole pouvait submerger les remparts et tous les exterminer – mais, pour le moment, elle refusait de voir mourir ce garçon qui s’était fait transpercer le ventre. Elle fouilla dans le contenu coupablement mis en réserve de sa trousse médicale du XXIe siècle. Essayant de cacher ses gestes aux autres, elle injecta dans la cuisse de l’adolescent une dose de streptomycine.

Puis elle appela pour qu’on vienne l’emporter comme les autres.

— Suivant !



Kolya pensait que l’expansion mongole était pathologique. C’était une affreuse spirale de rétroaction positive née de l’incontestable génie militaire de Gengis Khan et alimentée par ses conquêtes faciles, une vague de frénésie destructrice qui avait déferlé sur la plus grande partie du monde connu.

Les Russes, en particulier, avaient des raisons de maudire la mémoire de Gengis Khan. Les Mongols les avaient frappés par deux fois. De riches cités commerçantes, Novgorod, Ryazan et Kiev, avaient été transformées en cimetières. En ces terribles circonstances, le pays avait eu le cœur à jamais arraché.

— Plus jamais ça, murmura Kolya, incapable d’entendre ses propres paroles. Plus jamais ça.

Il savait que Casey et les autres résisteraient de toutes leurs forces à la menace. Peut-être les Mongols s’étaient-ils fait trop d’ennemis dans l’ancienne trame temporelle ; peut-être ceux-ci allaient-ils maintenant, par une sorte de justice immanente, prendre leur revanche.

Bien entendu, il lui restait encore à jouer son rôle dans la pièce… Son arme serait-elle assez puissante, fonctionnerait-elle seulement ? Mais il avait confiance dans ses compétences techniques.

Atteindre sa cible était toutefois autre chose. Il avait observé Gengis Khan. Contrairement à Alexandre, c’était un général qui assistait aux batailles bien en sécurité derrière les lignes et qui se retirait dans sa yourte à la fin de la journée ; à près de soixante ans, son comportement était parfaitement prévisible.

Mais Kolya pouvait-il encore être sûr, au bout de trois jours, de l’heure de la journée qu’il était ? Pouvait-il être sûr que la démarche pesante qu’il percevait était bien celle de l’homme qu’il cherchait à détruire ? Son seul regret était qu’il ne le saurait jamais.

Kolya sourit, pensa à son épouse et ferma le circuit. Il n’avait plus d’yeux ni d’oreilles, mais il sentit la terre trembler.



Abdikadir se battait dos à dos avec une poignée de Britanniques et de Macédoniens contre les Mongols qui tournaient autour d’eux, pour la plupart encore à cheval, en essayant de les tailler en pièces. Depuis longtemps à court de munitions, il avait lâché sa kalachnikov devenue inutile et se battait à coups de baïonnette, de sabre, de lance, de javelot, de tout ce qu’il pouvait récupérer sur les cadavres de combattants d’époques séparées par plus de mille ans.

Quand les combats s’étaient refermés autour de lui, il s’était d’abord senti plus vivant… comme si son existence s’était réduite à cet instant de sang, de vacarme, d’effort intense et de douleur, et que tout ce qui avait précédé n’était qu’un prologue. Mais à mesure que s’accumulaient les poisons de la fatigue, cette sensation de vigueur avait été remplacée par une irréalité cuivrée, comme s’il était sur le point de s’évanouir. Il y était préparé… on appelait ça la « zone d’hypoesthésie», un état où le corps ignorait la douleur, devenait insensible au chaud et au froid, et où intervenait une nouvelle forme de conscience, une sorte de pilotage automatique. Mais qui ne rendait pas l’épreuve plus facile à supporter.

Son petit groupe survivait encore là où les autres avaient déjà été massacrés, îlot de résistance dans une mer de sang sur laquelle les Mongols allaient et venaient à volonté. Il avait pris coup sur coup. Il savait qu’il ne pourrait pas en encaisser beaucoup plus. Ils étaient en train de perdre la bataille et il n’y pouvait rien.

Au milieu du vacarme du carnage, il entendit une sonnerie de trompette et un rythme irrégulier battu sur un tambour de guerre. Il en fut momentanément distrait.

Une massue s’abattit du ciel, faisant sauter le sabre de sa main. Un élancement de douleur : il avait un doigt cassé. Désarmé, une main inutilisable, il se retourna pour faire face à un cavalier mongol qui se dressait au-dessus de lui, levant de nouveau sa massue. Abdikadir plongea en avant, sa main valide tendue, dure comme un bout de bois, et frappa le Mongol à la cuisse, visant un centre nerveux. L’homme se raidit et bascula en arrière, entraînant son cheval avec lui. Abdikadir tomba à genoux, trouva un sabre dans la boue ensanglantée et se releva, haletant, cherchant des yeux son prochain assaillant.

Mais il n’en vit aucun.

Les Mongols faisaient volte-face, retournant vers leur lointain campement. Ils repartaient au galop, l’un ou l’autre s’arrêtant parfois pour ramasser un camarade tombé de cheval. Abdikadir, debout, le souffle court, agrippant son sabre, ne comprenait pas. C’était aussi surprenant que si le mouvement de la marée s’était brusquement inversé.

Il entendit un claquement sec, près de son oreille, presque comme un insecte. Il savait ce que c’était, mais son esprit semblait tourner au ralenti, peinant à ramener le souvenir à la surface. Une détonation. Une balle. Il se retourna pour regarder.

Devant la porte d’Ishtar, il y avait une exception à la retraite générale. Une cinquantaine de Mongols, en formation serrée sur leurs chevaux, chargeaient en direction de la porte grande ouverte. Et quelqu’un, là, au centre de la charge, tirait sur lui.

Il lâcha son sabre. Le monde se mit à tournoyer et le sol détrempé de sang se précipita à sa rencontre.



Bisesa entendit les cris et les hurlements, juste devant son infirmerie. Elle sortit en courant voir ce qui se passait. Ruddy Kipling, le plastron de sa chemise poisseux de sang, la suivit.

Une bande de guerriers mongols avaient enfoncé les rangs de la défense et s’étaient engouffrés par la porte. Les Macédoniens se pressaient autour d’eux comme des anticorps autour d’un agent infectieux, leurs officiers criant des ordres. Les Mongols frappaient sauvagement ceux qui les cernaient, mais ils se faisaient déjà jeter à terre.

Une silhouette isolée s’échappa alors de la mêlée et s’élança le long de la voie processionnelle de Babylone. C’était une femme. Les Macédoniens ne l’avaient pas remarquée – ou, s’ils l’avaient fait, ils ne s’en étaient pas inquiétés au point de l’arrêter. Elle était vêtue d’une armure de cuir, mais ses cheveux tirés en arrière étaient noués par une bande de tissu orange vif.

— Un ruban fluo, murmura Bisesa.

— Que dites-vous ? demanda Ruddy.

— Ce doit être Zabel. Merde, elle va vers le temple…

— L’Œil de Mardouk…

— C’était le but de toute cette opération. Venez !

Ils se mirent à la poursuite de Zabel. Des soldats macédoniens, l’air inquiet, les croisaient en courant vers la porte d’Ishtar, et des Babyloniens médusés les regardaient passer en tremblant. Des Œils planaient au-dessus d’eux, impassibles, tels des chapelets de caméras de surveillance ; Bisesa fut frappée de voir combien ils étaient nombreux.

Ruddy arriva le premier dans la chambre de Mardouk. Le grand Œil planait toujours au-dessus de sa flaque d’or fondu. Zabel se tenait devant, hors d’haleine, les cheveux en désordre sur sa cuirasse mongole, contemplant son reflet déformé. Elle leva une main pour le toucher.

Ruddy Kipling s’avança :

— Madame, écartez-vous ou bien…

D’un seul mouvement, elle se retourna, pointa un pistolet et tira sur lui. La détonation résonna, assourdissante, dans l’antique salle. Projeté en arrière, Ruddy se retrouva plaqué contre le mur et s’affaissa par terre.

Ruddy ! cria Bisesa.

— Ne tente rien, dit Zabel en la mettant en joue.

Ruddy regardait Bisesa, l’air désespéré, son large front emperlé de sueur, ses grosses lunettes éclaboussées du sang d’inconnus. Il tenait la main plaquée sur sa hanche et le sang ruisselait entre ses doigts.

— Je suis blessé, dit-il avec un sourire niais.

Bisesa mourait d’envie d’aller vers lui. Mais elle ne bougea pas et leva les mains.

— Zabel Jones, dit-elle.

— Ma réputation m’a précédée, dirait-on.

— Où est Kolya ?

— Mort…, répondit-elle avec un sourire. Tiens, je pense à une chose. Les Mongols ont sonné la retraite. J’ai cru que c’était une coïncidence. Mais tu sais ce qui a dû se passer ? Gengis Khan est mort et ses fils, ses frères et ses généraux se sont empressés de convoquer une quriltaï pour savoir qui va décrocher le gros lot. Les Mongols ont la structure sociale d’une bande de chimpanzés. Et, tout comme chez les chimpanzés, quand le mâle dominant crève, c’est la foire d’empoigne. C’est ce dont Kolya s’est servi contre eux. Il faut bien admirer ce sale petit enfoiré, je me demande comment il a fait, conclut-elle en secouant la tête.

Elle n’avait pas détourné un instant son revolver.

Ruddy geignit.

Bisesa essaya de ne pas se laisser distraire.

— Qu’est-ce que vous voulez, Zabel ?

— Qu’est-ce que tu crois ? répondit-elle avec un signe du pouce par-dessus son épaule. Nous avons entendu le signal de cette chose quand nous étions en orbite. Quoi qu’il se passe ici, ce truc est la clé - du passé, du présent et du futur…

— D’un nouveau monde.

—Ouais.

— Je crois que vous avez raison. Je l’ai étudié.

Zabel plissa les yeux.

— Dans ce cas, tu devrais pouvoir m’aider. Qu’est-ce que tu en dis ? Tu es avec moi, ou tu es contre moi ?

Bisesa regarda droit vers l’Œil. Elle écarquilla les yeux et se força à sourire :

— Manifestement, il vous attendait.

Zabel tourna la tête. C’était une ruse toute bête, mais elle s’était laissé prendre par sa vanité… et Bisesa avait gagné une fraction de seconde. Il ne lui fallut qu’un coup de pied pour fracasser le poignet de Zabel et faire sauter le revolver de sa main, un autre pour la faire tomber par terre.

Haletante, Bisesa vint toiser la cosmonaute réduite à l’impuissance. Elle avait l’impression de pouvoir sentir son odeur, une puanteur de lait et de graisse, comme les Mongols avec lesquels elle s’était acoquinée.

— Zabel, vous pensiez vraiment que l’Œil s’intéresserait à vous et à vos mesquines ambitions ? Puissiez-vous griller en enfer.

Elle lança un regard furibond à l’Œil.

— Et vous… vous en avez vu assez ? C’est ça que vous vouliez ? Avons-nous assez souffert pour vous ?…

— Bisesa.

C’était un gémissement tout juste articulé. Elle courut près de Ruddy.

L'Oeil du temps
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