7

Mardi 5 avril, 18 h 20

Grayson regarda pour la énième fois dans son rétroviseur. A première vue, personne ne les suivait, mais ce n’était pas facile à déterminer, dans l’obscurité, sous la pluie qui tombait sans répit. Dans l’habitacle de sa voiture régnait un silence que ponctuaient le va-et-vient des essuie-glaces et les halètements du chien.

Paige s’était endormie quelques instants après être montée dans la voiture, la tête penchée sur l’épaule. Mais son sommeil n’était pas serein, comme l’attestaient ses sourcils froncés et ses lèvres crispées. Grayson aurait voulu dissiper toutes ses angoisses d’un coup de baguette magique.

Il ne comptait pas tirer grand-chose de cette expédition. Delgado ne leur dirait rien. A moins que ses remords ne pèsent vraiment très lourd sur sa conscience. Grayson était bien placé pour savoir que les gens avouent rarement les secrets qu’ils dissimulent depuis des années. Surtout quand il s’agit, en gardant le silence, de protéger un être cher.

Ils se trouvaient à quelques kilomètres de la maison des Delgado lorsque le portable de Grayson se mit à sonner dans sa poche. Il avait appelé Stevie une demi-heure auparavant, mais était tombé sur son répondeur. Il tapota sur son écouteur pour activer le dispositif mains libres.

— Smith, dit-il à voix basse pour ne pas réveiller Paige.

— Je sais.

Grayson ravala un soupir. C’était inévitable, songea-t-il avant de répondre :

— Bonjour, maman.

— Pourquoi chuchotes-tu ? demanda sa mère.

— Parce que je suis dans ma voiture et que ma passagère dort.

— Ta passagère est très photogénique. Comme toi, bien sûr.

— Bien sûr…

Il soupira avant de demander :

— Que veux-tu savoir ?

— C’est toi qui m’as demandé de te rappeler, dit-elle d’une voix acerbe. Quand me présenteras-tu ta passagère ? Elle a bon goût dans le choix de ses vêtements. J’adore son manteau rouge. Très chic…

— Jusqu’à ce qu’il soit trempé de sang, dit-il d’un ton lugubre.

— C’est vrai, admit sa mère. Es-tu en danger, Grayson ?

— Non. Mais elle, oui.

— Alors, à toi de la protéger.

Sa mère l’avait protégé… Elle avait caché leur secret et s’était dressée entre lui et ceux qui auraient voulu sa perte. Telle une lionne protégeant son lionceau, elle avait farouchement défié quiconque se montrait menaçant.

— J’ai appris à bonne école, dit-il.

— Tu trouves toujours le mot juste, murmura-t-elle. Elle en a de la chance, ta passagère !

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, vers le chien dont le regard ne se détachait jamais du visage de Paige. « Il me protège du monde extérieur », avait-elle dit. Grayson trouvait triste que son ange gardien soit un chien et pas un homme. Il se doutait qu’elle n’avait pas eu une mère comme celle qu’il avait eu la chance d’avoir.

— Je crois qu’elle te plaira, dit-il.

— J’ai bien l’intention de m’en rendre compte par moi-même. Tu m’as promis de dîner avec moi demain soir. J’ai réservé une table chez Giuseppe. Pour trois. Parce que j’avais prévu d’inviter Carly…

Grayson grimaça. Il n’avait pas vu Carly depuis des mois.

— A ce propos…

— Sauf que, l’interrompit sa mère, comme tu ne m’as pas rappelée, tout à l’heure, je l’ai appelée directement.

Grayson sentit son cœur se serrer.

— Tu as appelé Carly ! dit-il, catastrophé.

— Et quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre que vous aviez rompu ! Et que vous ne vous voyiez plus depuis des mois !

— Je suis désolé, maman…

— Tu comptais me le dire un jour ?

Il sentit, au son de sa voix, combien elle était vexée.

— Mais bien sûr ! protesta-t-il. C’est juste que le moment n’était jamais le bon…

Cette justification lui parut bien peu convaincante, mais, pris de court, il n’avait rien trouvé de mieux à dire pour sa défense.

— Pourquoi avez-vous rompu ? demanda-t-elle. Je croyais que c’était du solide, entre vous.

Grayson était sûr que c’était ce qu’avait pensé Carly, elle aussi. Il se dandina sur son siège, mal à l’aise.

— Maman…, lâcha-t-il d’un ton plaintif.

— N’essaie pas de m’apitoyer, répliqua-t-elle sèchement. J’ai moi-même demandé à Carly ce qu’il en était.

— Tu n’as pas le droit de t’immiscer comme ça dans ma vie ! s’insurgea-t-il.

— Elle m’a dit qu’elle avait rompu parce que tu travaillais tout le temps, et qu’elle ne voulait pas compter moins que ton métier.

— Elle a dit vrai.

C’était son mode opératoire : susciter le mécontentement de ses compagnes — qui se plaignaient d’être négligées et renonçaient à partager sa vie — avant qu’elles n’apprennent la vérité sur son passé, avant qu’elles ne découvrent son secret. Elles finissaient toujours par le quitter, avec la satisfaction de ne pas avoir été plaquées par ce bourreau de travail peu attentionné. C’était le moins qu’il puisse faire pour ne pas bafouer leur dignité après leur avoir brisé le cœur.

— Ça s’est passé comme ça avec toutes les femmes que tu as connues ! s’exclama sa mère.

— Maman, ça ne te regarde pas.

— Tu ne lui as rien dit, à Carly, hein ? Tu ne lui as rien révélé ?

— Bien sûr que non, répondit-il d’un ton las.

— C’était une femme charmante et spirituelle, et tu l’as éconduite, comme toutes les autres…

— Ça vaut mieux comme ça.

— Foutaises ! s’exclama-t-elle si fort qu’il en tressaillit. Ça fait longtemps que tu t’es prouvé que tu n’étais pas comme lui. Il ne peut plus te faire de mal. Une femme qui te rejetterait à cause de ça ne te mérite pas, Grayson. Mais tu leur fais du tort en les empêchant de choisir en pleine connaissance de cause.

— Je ne peux pas le leur dire, parce que je ne peux pas prendre le risque qu’elles en parlent autour d’elles.

— Et même si elles le faisaient ? Personne ne cherche à se venger sur toi. C’est fini, tout ça…

— Ce n’est pas la crainte qui m’empêche d’en parler, dit-il.

Mais Grayson savait qu’il s’agissait bien d’une forme de frayeur, plus profonde que la peur du danger.

— Tu crois que tu baisserais dans l’estime des gens si ça se savait ? Tu as peur qu’ils pensent que tu es comme lui ? Mais personne ne s’en souciera. Sauf toi… Quand cesseras-tu de payer pour les fautes qu’un autre a commises ?

Ne sachant que répondre, il resta muet.

Elle rompit le silence par un soupir.

— Excuse-moi, dit-elle. Je ne devrais pas m’énerver comme ça…

— Ce n’est pas grave…

— Il fallait que je te le dise, mais pas sur ce ton-là. Des fois, je pense au passé et je me demande ce qui nous serait arrivé si on ne s’était pas enfuis. Tu aurais peut-être eu moins peur, par la suite…

Nous serions morts tous les deux, songea-t-il.

— Je sais que tu ne me veux que du bien, maman.

— Ce que je veux, c’est que tu fondes une famille. Il est grand temps.

— Pardon, maman…

Ce fut tout ce qu’il trouva à dire.

— Tu es tout pardonné, dit-elle. Promets-moi simplement de venir avec ta bonne Samaritaine, demain soir.

Grayson sentit son poil se hérisser.

— Si tu me promets de ne rien lui dire sur notre passé, répliqua-t-il avec empressement.

— C’est promis. A 20 heures chez Giuseppe. Mets une cravate.

— Entendu.

Il se sentait un peu plus détendu, à présent. Sa mère avait un but sacré, qu’elle ne cherchait guère à dissimuler : le voir casé avant qu’il n’atteigne quarante ans. Il avait passé sa vie à lui donner des motifs de fierté et à lui prouver qu’il était un type bien, contrairement à son père. Il avait toujours pris soin de ne pas la décevoir. Mais en matière de mariage, il ne parvenait pas à lui donner satisfaction.

Il regarda Paige, déjà rongé par le remords. Il la désirait. Il avait envie d’elle depuis qu’il l’avait vue, sur un écran, sauter hors de la trajectoire d’un monospace criblé de balles et se précipiter ensuite pour porter secours à la conductrice.

Il fallait s’éloigner d’elle au plus vite ou, mieux encore, la dégoûter avant qu’elle ne s’imagine qu’une liaison pouvait naître entre eux et durer plus de quelques jours ou quelques semaines. Car, si elle en attendait davantage, elle serait blessée. Comme les autres avant elle.

Il n’avait jamais levé la main sur une femme. Jamais. Mais il avait brisé quelques cœurs, en dépit de ses bonnes intentions. A la pensée de briser celui de Paige, il éprouvait une sensation de malaise physique.

A présent, ils approchaient du quartier d’Elena.

— Il faut que je raccroche, maman, dit-il.

— Je t’aime.

— Moi aussi, je t’aime… A demain.

Il tapota sur son écouteur pour raccrocher, et ralentit pour pouvoir lire les numéros des maisons de la rue. Celle des Muñoz était plongée dans l’obscurité. Grayson supposa que les frères Muñoz étaient réunis, pleurant en famille la mort de leur mère. Grayson ne voulait même pas imaginer son chagrin s’il venait à perdre sa mère ou l’un de ses frères et sœurs d’adoption, surtout si deux de ces décès survenaient le même jour. Il éprouvait une immense compassion pour les Muñoz.

Il en éprouvait toujours pour les familles des victimes.

Malheureusement, le temps qu’il intervienne en qualité de procureur, il ne restait plus rien à faire que d’obtenir justice. Et de protéger les victimes potentielles en envoyant les assassins derrière les barreaux.

Il avait cru faire consciencieusement son métier, dans l’affaire Crystal Jones. Il avait cru envoyer un assassin derrière les barreaux. Il avait cru rendre service à la société en la rendant plus sûre. Mais c’était un travail sans fin. Il n’en ferait jamais assez.

Jamais assez. Il jeta un coup d’œil à Paige, toujours endormie. C’était ce qu’elle avait répondu quand il lui avait demandé combien de petits enfants elle pourrait sauver. Qu’avait-elle voulu dire par là ? Il comptait bien le lui demander un jour, quand le moment serait propice.

Il s’arrêta devant le petit pavillon des Delgado. Lui aussi était plongé dans l’obscurité. Il n’y avait manifestement personne à l’intérieur. Il fut tenté de repartir, mais se dit que Paige devait, pour sa tranquillité d’esprit, faire au moins une tentative. Il lui secoua légèrement l’épaule et elle ouvrit les yeux.

— On est arrivés ? demanda-t-elle.

Il ne put s’empêcher de lui caresser délicatement la joue.

— Oui, dit-il.

— Alors, allons-y.

Elle sortit de la voiture sans lui donner le temps de l’aider. Elle ordonna à Peabody de rester, avant de refermer la portière.

— On dirait qu’il n’y a personne, fit-elle remarquer.

Grayson la suivit jusqu’à la porte d’entrée, regardant à droite puis à gauche et se demandant s’ils étaient observés, et par qui. La parano, ça n’est pas drôle… Il jeta un coup d’œil au pansement qui dépassait du col roulé de Paige. Sauf que ce n’est pas de la parano, quand quelqu’un essaie de vous tuer…

Il frappa doucement à la porte.

— Madame Delgado, vous êtes là ? appela Paige.

Pas de réponse. Grayson frappa, plus fort cette fois. Tous deux sursautèrent lorsque la porte s’entrouvrit d’elle-même. Elle n’avait pas été fermée.

— J’ai un mauvais pressentiment, murmura Paige.

Elle appela une nouvelle fois :

— Madame Delgado ? Tout va bien ?

Elle renifla et ajouta, à l’intention de Grayson :

— Vous sentez cette odeur ?

— Quelqu’un a fait usage d’une arme à feu ici, il n’y a pas longtemps…

Il sortit son téléphone portable de sa poche, pendant que Paige entrait dans le pavillon, la main sur l’étui de son pistolet.

— Paige, arrêtez, lui dit-il.

Elle se retourna et lui lança un regard noir.

— Une petite fille habite ici, dit-elle.

Il la suivit en maugréant dans l’entrée de la modeste maison.

— Nous ne devrions…

Il s’interrompit brusquement et se figea devant la porte ouverte de la salle de bains.

— Oh ! non, murmura Paige. Non…

Grayson était muet de stupeur, tétanisé par la scène effroyable qui s’offrait à ses yeux. Le papier peint, qui avait pour motif un personnage de dessin animé, était aspergé de sang et de matière cervicale. Il se força à regarder dans la baignoire. Delgado y était agenouillé, pieds et poings liés. Son corps était penché vers la droite, retenu par la paroi de la baignoire. Il avait été abattu d’une balle dans la tête.

— Exécuté, murmura Grayson d’une voix rauque.

Paige se tourna vers le miroir, sur lequel un message avait été gribouillé.

— Pago del saldo, lut-elle tout haut d’une voix à peine audible. Ça veut dire : « Pour solde de tout compte. »

— Je sais, dit Grayson.

Il avait compris le sens de ces mots à la première lecture. Au propre comme au figuré. Le message avait été tracé avec le sang de Delgado.

— Qu’y a-t-il d’écrit, juste au-dessous ? demanda-t-il.

Paige se pencha en plissant les yeux.

— « RIP Elena », lut-elle.

— Bon sang, dit Grayson. Tirons-nous d’ici.

Il tourna les talons et se dirigea vers la porte d’entrée, son portable à la main. Mais Paige se trouvait déjà dans l’escalier qui menait à l’étage, l’arme au poing.

— Paige, qu’est-ce que vous faites ? s’écria-t-il.

Elle se retourna, bouleversée.

— Sa fille n’a que huit ans, répondit-elle d’une voix farouche entrecoupée de sanglots. Si elle est vivante, elle a besoin de secours.

Il serra les dents, en proie à un profond dilemme. Il savait qu’elle avait raison, mais éprouvait un besoin viscéral de la savoir hors de danger. Il s’agenouilla promptement et sortit son Glock de son holster à la cheville. Paige écarquilla les yeux.

— Bon, dit-il. Ne vous éloignez pas de moi, c’est tout.

Il passa devant elle dans l’escalier et gravit d’un pas prudent les dernières marches, guettant le moindre son — un gémissement, une plainte étouffée. Mais le silence régnait dans la maison.

Il y avait deux chambres à coucher à l’étage. L’une était visiblement celle de la petite fille, l’autre celle de sa mère. Les deux pièces étaient impeccablement rangées. Et vides de tout occupant.

Le placard de la chambre de la fillette était entrouvert. Grayson l’ouvrit en grand, du bout du pied. Des uniformes scolaires y étaient pendus sur des cintres.

Pas de fillette cachée, ici. Ni de cadavre.

S’étant préparé au pire, il sentit ses épaules s’affaisser de soulagement.

Le placard de la mère ne contenait, lui aussi, que des vêtements : des jupes, des robes et des sous-vêtements féminins. Rien n’indiquait la présence habituelle d’un homme, dans cette maison. La salle de bains de l’étage était vide, elle aussi. Pas d’autre cadavre, heureusement.

Grayson désigna la cage d’escalier.

— Maintenant, tirons-nous d’ici, dit-il.

Une fois dehors, ils avalèrent de grandes bouffées d’air pluvieux, tandis que Grayson rangeait son arme dans la poche de son manteau. Puis il appela Stevie.

Elle répondit à la première sonnerie.

— Je viens d’avoir ton message, dit-elle. Il y a un problème ?

S’il n’y en avait qu’un… Par où commencer ?

— J’ai besoin de ton aide, dit Grayson. Tout de suite ! Je suis devant la maison de Jorge Delgado, un gars qui a témoigné au cours du procès de Ramon Muñoz. Delgado est mort. Quelqu’un lui a logé une balle dans la tête. Sa femme et sa fille ne se trouvent pas dans la maison. Il n’y a aucun désordre. L’assassin a laissé un message sur le miroir, tracé avec le sang de Delgado. « Pour solde de tout compte. RIP Elena. »

— J’arrive le plus vite possible. Tu es en lieu sûr ?

Il regarda à droite et à gauche dans la rue, avant de répondre :

— Je ne sais pas. Paige Holden est avec moi.

Il y eut un bref silence à l’autre bout de la ligne.

— Tu vas me dire de quoi il s’agit au juste, j’espère…

Grayson hocha la tête, encore abasourdi par le spectacle qui venait de s’offrir à eux.

— Oui, dit-il. Mais seulement à toi. Je ne plaisante pas, Stevie. Mène ton enquête sur ce meurtre, fais venir l’unité de scène de crime et le médecin légiste, fais tout ce que tu dois faire en pareille circonstance. Mais ce que je vais te dire doit rester strictement entre nous jusqu’à ce qu’on sache exactement de quoi il retourne.

Il raccrocha et tendit la main vers Paige. Elle se tourna vers lui et il la prit dans ses bras. Ils restèrent un long moment collés l’un à l’autre, tremblants sous la pluie.

Grayson avait vu d’innombrables scènes de crime, mais en photo, pour la plupart d’entre elles. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas vu un cadavre. Il était sous le choc et luttait contre la nausée. Paige n’était pas moins bouleversée, apparemment, mais sa première réaction avait été de protéger l’enfant de Delgado.

Il la serra un peu plus fort, parcourant d’une main son dos. Il se figea en sentant un deuxième holster, fixé à la taille. Il contenait une arme plus petite que celle qu’elle portait au flanc, un revolver à canon court. En déplaçant précautionneusement sa main, il tomba sur le manche d’un couteau, dont l’étui était également fixé à la taille. Cet arsenal était à la fois rassurant et terrifiant. Combien d’autres armes avait-elle dissimulées sous ses vêtements ?

— Rangez votre pistolet, lui murmura-t-il au creux de l’oreille. Si les flics voient que vous êtes armée quand ils arriveront, ils vont vous poser tout un tas de questions…

Elle glissa l’arme qu’elle avait à la main dans son holster latéral et leva les yeux, toujours bouleversée.

— C’est à cause de moi que cet homme a été tué, dit-elle. J’aurais dû parler à Morton et Bashears… J’aurais dû…

Il secoua la tête et posa un doigt sur sa bouche.

— Vous n’avez rien à vous reprocher. Je ne crois toujours pas que Morton et Bashears soient suspects, mais je préfère ne rien leur dire pour l’instant. Nous n’en parlerons qu’à Stevie, et à personne d’autre. Delgado a été exécuté. A présent, trois des quatre personnes qui connaissaient la vérité sur l’alibi de Ramon sont mortes. Et la quatrième, c’est vous…

Il lui prit le menton entre le pouce et l’index et ajouta :

— Nous allons veiller sur votre vie, c’est compris ?

— Oui. Mais, maintenant, Grayson, vous êtes la cinquième personne à savoir la vérité…

— Oui, je sais.

Debout devant la maison de Delgado, ils offraient une cible facile à un tireur embusqué. Ils se détachèrent l’un de l’autre et il l’accompagna jusqu’à la voiture.

— Montez et baissez la tête, lui dit-il.

Elle fronça les sourcils, mais obéit. Elle caressa Peabody pour le rassurer, puis demanda :

— Et vous ?

— Moi, je vais conduire.

— Nous ne restons pas sur la scène de crime ? demanda-t-elle, surprise.

— Nous ne partons pas, je voudrais simplement pouvoir surveiller toutes les voies d’accès en attendant l’arrivée de Stevie.

Il démarra et roula jusqu’au prochain carrefour. Il se gara de manière à pouvoir observer la porte d’entrée et la ruelle.

— Il y a des jumelles dans mon sac, dit-elle.

— Merci.

Mardi 5 avril, 18 h 55

— Alors ? demanda J.D. en entrant dans la maison des Delgado.

— Jorge Delgado, vingt-huit ans. Sexe masculin. Hispanique, dit Stevie en s’écartant pour que son partenaire puisse regarder.

Pour l’instant, ils étaient seuls dans la maison. L’unité de scène de crime n’était pas encore arrivée. Stevie n’avait pas encore prévenu son chef, le lieutenant Hyatt.

Quand elle était arrivée, elle avait trouvé Grayson sombre et maussade. Son regard ne s’allumait que lorsqu’il jetait un coup d’œil vers la femme aux cheveux très bruns assise sur le siège arrière de sa voiture, blottie contre un énorme rottweiler. Stevie n’avait jamais vu le visage de Grayson s’adoucir à ce point.

Mais ce n’était pas seulement de la tendresse que Stevie lisait dans les yeux de son ami. Il avait peur pour Paige. Cette femme mystérieuse n’était pas moins bouleversée. Son visage était si pâle que ses grands yeux noirs offraient un contraste un peu lugubre.

Grayson avait exigé qu’aucun policier, à l’exception de Stevie, n’apprenne la présence de Paige sur les lieux du crime. Il avait également exigé que ce soit Stevie, et personne d’autre, qui soit chargée de l’enquête sur la mort de Delgado.

Par amitié pour Grayson, Stevie était disposée à faire tout son possible pour satisfaire ces exigences. Elle les avait envoyés tous deux boire un café, avec l’espoir que cela raviverait un peu le teint de Paige.

J.D. sortit en reculant de la salle de bains.

— C’est qui, ce type ? demanda-t-il.

— Jorge Delgado était le meilleur ami de Ramon Muñoz.

J.D. lui jeta un regard stupéfait.

— Donc, en moins de vingt-quatre heures, la femme de Ramon a été assassinée, son amant présumé s’est suicidé et son meilleur ami a été exécuté… Mais pourquoi Delgado ?

— Ramon l’avait cité comme témoin, pour qu’il confirme son alibi. Mais, au procès, Delgado a déclaré sous serment que Ramon n’était pas dans le bar où il prétendait avoir passé la soirée, le soir du meurtre de l’étudiante qu’il était accusé d’avoir tuée.

— Crystal Jones ?

— Oui. J’ai téléchargé les minutes du procès. Je voulais les lire après avoir couché Cordelia, mais je n’ai eu le temps de lire que quelques pages. Je t’en ferai une copie.

— Exécution, vengeance, message sur le miroir, une bouteille de Coca sur le sol de la salle de bains…

— Qui a servi de silencieux improvisé…

— A moins qu’il ne s’agisse d’une mise en scène et que l’assassin ait voulu faire croire que ce meurtre est l’œuvre d’un amateur, et non d’un pro, dit J.D. en désignant les poignets de la victime. Ces liens ont été noués par quelqu’un qui s’y connaît en nœuds, quelqu’un qui a l’habitude de ligoter des gens.

— C’est bien ce que je pense.

— Et tu as vu cette blessure d’entrée ? Mort sur le coup. A part la terreur qu’il a dû ressentir en sachant qu’il allait mourir, ce type n’a pas souffert.

J.D., qui avait reçu une formation de tireur d’élite dans l’armée, parlait en connaissance de cause.

— Pas de trace d’effraction, dit Stevie. La porte d’entrée a été laissée ouverte. Celle de derrière, qui donne sur une ruelle, est fermée mais pas verrouillée.

— Qui a trouvé le corps ?

Stevie ne répondit pas et J.D. se tourna vers elle pour la regarder dans les yeux.

— Qu’est-ce qui se passe, Stevie ? demanda-t-il avec une pointe d’appréhension.

— Je ne sais pas… Pas encore. Je te le dirai dès que je le saurai.

— Stevie ! lança-t-il d’un ton de reproche et d’avertissement à la fois.

— Tu sais que je te fais confiance, répliqua-t-elle. Je te le dirai, c’est promis. Mais d’abord, il faut que je sache moi-même ce qu’il en est. Tu peux te charger de la scène de crime ? Il faut que je sorte un instant. J’ai fait le tour de la maison. Il n’y a personne. Apparemment, aucune valise n’a été préparée. La voiture de Mme Delgado n’est pas là. Elle va peut-être revenir avec sa fille. J’ai prévenu l’unité de scène de crime et le médecin légiste.

J.D. la regarda d’un air perspicace.

— Et Hyatt ? demanda-t-il.

— Non, pas encore.

Le lieutenant Hyatt pouvait se montrer tyrannique et avait tendance à s’emporter, mais c’était en fin de compte un flic chevronné et efficace, qui préférait les faits aux théories.

— Quand j’en saurai davantage, je le mettrai au courant.

— Il va falloir qu’on transmette cette affaire à Morton et Bashears ? demanda J.D.

— J’espère bien que non. Si on n’a pas le choix, il faut agir vite.

— Tu peux compter sur moi. Qui dois-je mentionner comme ayant découvert le corps ?

— Pour l’instant, on va dire que c’est un informateur anonyme. Moi, je vais aller parler à cet informateur.

— Dis-lui qu’il l’a bien joué, avec son attaché-case, dans le parking couvert, dit J.D. d’un ton pince-sans-rire.

Stevie ne put réprimer un sourire.

— Je t’appellerai sur le chemin du retour. Merci, J.D. Je te revaudrai ça.

— J’y compte bien.

Mardi 5 avril, 19 h 20

— Je vous ai apporté du café.

Stevie Mazzetti s’assit à côté de Grayson sur le siège du passager et tendit une tasse à Paige, toujours tapie sur la banquette arrière.

— Tout doux, mon garçon, murmura Stevie à Peabody, qui s’était redressé pour jauger la nouvelle venue.

— Merci, dit Paige.

Elle frissonna lorsque la chaleur du breuvage lui emplit la gorge. Elle ne parvenait pas à effacer l’image du cadavre de Delgado de son esprit, engourdi par l’effroi. Après avoir mis Stevie au courant, Paige et Grayson avaient roulé jusqu’au prochain fast-food, où ils s’étaient garés dans un coin du parking.

— Merci, dit Grayson en écho. Merci d’être venue, surtout.

— Pas de quoi, répondit Stevie. Alors ? Dites-moi tout, les enfants.

Paige et Grayson lui dirent tout ce qu’ils savaient. Stevie ne réagit que lorsqu’ils eurent achevé leur récit.

— C’est une drôle d’histoire, murmura-t-elle en secouant la tête. C’est à peine croyable…

— C’est la pure vérité ! s’exclama Paige, sur la défensive.

— Je ne doute pas de ce que vous me dites, répliqua Stevie avant de désigner Grayson. Parce que je ne mets jamais en doute ce qu’il me dit, lui. C’est simplement que… C’est une histoire peu ordinaire. Alors, que comptez-vous faire, mademoiselle Holden ?

— Il faudrait…, dit Grayson.

Mais, d’un regard, Stevie le coupa net.

— Tu parleras à ton tour, dit-elle avant de lui tapoter le bras. Je veux d’abord entendre ce que Paige a à dire.

Paige posa la tête sur le cou puissant de Peabody.

— Je voudrais m’endormir et me réveiller en découvrant que toute cette histoire n’est qu’un mauvais rêve. Mais c’est la réalité.

— Certes, acquiesça Stevie. Mais que comptez-vous faire ? Comment comptez-vous agir ? Jusqu’où comptez-vous aller ?

Paige la regarda d’un air alarmé.

— Où voulez-vous en venir ? demanda-t-elle.

— Si vous persistez à vouloir innocenter Ramon, vous serez inévitablement interrogée par des flics haut placés. Certains seront cordiaux avec vous, d’autres chercheront à tout savoir de vous, jusqu’à vos secrets les plus intimes. Ça veut dire que vous vous ferez sans doute des ennemis… Certains flics n’aiment pas les balances et préfèrent laver leur linge sale en famille. Ça veut dire aussi que, si vous avez raison et qu’il y a bien eu des abus commis par des policiers lors de l’enquête sur le meurtre de Crystal Jones, la plupart des flics finiront par vous en être reconnaissants. Les moutons noirs donnent de la police une mauvaise image, dont nous pâtissons tous.

— Je suis prête à me soumettre à cet interrogatoire, dit Paige en luttant contre un besoin compulsif de se frotter l’épaule.

Elle avait été interrogée par la police après la mort de son amie, l’été précédent, à maintes reprises. A certains moments, elle avait trouvé cette épreuve à peine supportable.

— Mais ils pourraient conclure qu’Elena se trompait et qu’elle n’était pas traquée par des policiers, fit remarquer Stevie. Et qu’aucun flic n’a commis la moindre faute, que ce soit il y a six ans ou plus récemment.

— Vous voulez dire qu’ils pourraient décider que Ramon est coupable quand même et qu’il va rester en prison ? Et que tout cela n’aura servi à rien ?

— Oui, c’est une possibilité. Alors, que décidez-vous, Paige ? Que voulez-vous, au juste ? demanda Stevie.

— Je veux que la vérité éclate. Je veux que tout le monde sache pourquoi Elena s’est sacrifiée. Mais je ne veux pas être prise en grippe par les flics, vu que j’aurai besoin d’eux, à l’avenir, en tant que détective. Je suis encore à l’essai chez mon nouvel employeur, et si ça ne marche pas, je renoncerai à exercer ce métier. Il faudra que je change de ville et que je recommence à zéro.

— Ce qui est toujours une galère, murmura Stevie. Quoi d’autre ?

— Je veux que celui qui m’a agressée cet après-midi soit arrêté. Je suis venue m’installer à Baltimore pour ne plus avoir à vivre dans l’angoisse… Et me voilà redevenue une cible ambulante.

Stevie haussa les sourcils. Grayson fronça les siens. Aucun des deux ne posa la moindre question.

Paige soupira.

— Et je ne veux pas avoir de sang sur les mains, ajouta-t-elle.

— Je vous comprends très bien, dit Stevie. Alors, qu’êtes-vous prête à faire ?

Paige la regarda droit dans les yeux.

— Ce qu’il faut. Ce qui consiste en quoi, selon vous ?

— Je ne le sais pas encore, répondit Stevie. Et toi, Grayson, que comptes-tu faire ?

— Demain matin, à la première heure, je veux faire le point sur cette affaire avec toi et avec ton supérieur.

Il avait déjà pris les dispositions nécessaires pour que se tienne cette réunion : il avait appelé le supérieur en question en attendant Stevie.

— Que vas-tu lui dire ? demanda Stevie.

— La vérité, comme nous venons de le faire avec toi.

— Il ne va pas apprécier que Paige insinue qu’un flic est corrompu.

— Moi non plus, je n’aime pas ça… Et d’ailleurs, c’est peut-être faux. Même en supposant que de fausses preuves aient été fabriquées, ça ne veut pas forcément dire que c’est l’œuvre d’un policier. Mais une victime, dont l’assassin a pris de grands risques pour la faire taire, a accusé la police en prononçant ses derniers mots. La personne qui a recueilli ces propos a failli perdre la vie cet après-midi… Dans de telles conditions, nous sommes obligés de considérer que les derniers mots d’Elena sont crédibles, tant que nous n’avons pas prouvé le contraire.

— Le commandant va solliciter l’intervention de la police des polices avant même que tu ne sois sorti de son bureau, fit remarquer Stevie.

— Libre à lui, répondit Grayson. Mais je veux continuer à enquêter de mon côté.

— Ah, on en vient à tes exigences, dit Stevie sans élever le ton. Je parie qu’il y en a toute une liste…

— Premièrement, je ne veux pas que Paige soit en danger. Si cette affaire s’aggrave, le bureau du procureur la cachera dans un endroit sécurisé, où la police des polices n’aura pas accès.

— Hé ! protesta Paige. Personne ne m’a demandé mon avis…

— Ce n’est pas votre tour de parole, coupa Stevie.

— L’enquête sera soumise au contrôle du bureau du procureur. Je la dirigerai. Je veux être assisté par un officier de police, mais par toi seulement. Et personne d’autre… A moins que ça ne dégénère salement. La police des polices sera informée des progrès de l’enquête, mais ne doit pas s’impliquer davantage. Et je veux avoir accès à toutes les enquêtes en cours sur les décès d’Elena Muñoz, de Denny Sandoval et de Jorge Delgado, ainsi qu’aux fiches personnelles de tous les policiers ayant enquêté sur le meurtre de Crystal Jones.

Stevie le fixa durant quelques secondes.

— Là, tu en demandes beaucoup, soupira-t-elle.

Grayson sortit des feuilles de papier pliées de sa poche.

— Ce sont des copies, dit-il en les remettant à Stevie.

— Evidemment, répliqua-t-elle en les examinant. Où sont les originaux ?

Paige consulta Grayson du regard. Il hocha la tête, et elle répondit :

— Dans mon coffre-fort.

— Sur la clé USB qu’Elena vous a confiée juste avant de mourir, dit Stevie. D’accord. Nous allons commencer par demander à un technicien de les expertiser pour déterminer si elles n’ont pas été trafiquées. Etant donné ce qui s’est passé aujourd’hui, je pense que c’est hautement improbable. Mais il me faudra la clé USB elle-même.

— Je veux d’abord obtenir l’accord de ton chef, au sujet de mes exigences, dit Grayson.

— Alors, pourquoi m’as-tu appelée ?

— Parce que je te fais confiance. J’ai besoin de travailler avec quelqu’un en qui je puisse me fier entièrement.

Stevie lâcha un soupir.

— Tu sais que je te soutiendrai contre vents et marée, Grayson, mais j’ai quelques questions à te poser d’abord. Depuis combien de temps connais-tu Paige ?

— Nous nous sommes rencontrés aujourd’hui, indiqua Paige.

Stevie parut incrédule.

— Si vous refusez de répondre sérieusement…, dit-elle.

— Elle ne ment pas, assura Grayson avec la plus grande fermeté. Elle est venue ce matin au tribunal pour me rencontrer.

— Il fallait que je sache à quel genre d’homme j’allais m’adresser, expliqua Paige.

— Et moi, je l’avais vue sur la vidéo que la télé a diffusée, précisa Grayson. Comme tous les habitants de la planète…

Stevie pinça les lèvres.

— Vous allez avoir du mal à convaincre les chefs, dit-elle. Ils ont vu la vidéo du parking… Comme tous les habitants de la planète.

La mâchoire de Grayson se crispa.

— Maudit soit ce Radcliffe, grommela-t-il.

— Les images ne mentent pas, dit Stevie en agitant les copies des photos. Celles de la vidéo pas plus que celles-ci…

— Nous nous sommes rencontrés aujourd’hui, dit Grayson entre ses dents.

— D’accord, d’accord, répliqua Stevie d’une voix acerbe. Est-ce que vous avez une… liaison ?

— Non, répondirent-ils en chœur.

— D’accord, dit Stevie avec une pointe de scepticisme. Et est-ce que vous avez l’intention d’avoir une liaison ?

Paige ouvrit la bouche pour démentir, mais les mots ne sortirent pas de sa bouche. Elle risqua un coup d’œil en direction de Grayson et vit qu’il regardait Stevie d’un œil furieux. Celle-ci paraissait pensive.

— Votre silence est éloquent, dit-elle. Tu sais, Grayson, qu’en cas de dérapage, tu risques d’être sanctionné pour conflit d’intérêts.

— Dans ce cas, c’est non, dit Paige. Je m’y oppose. Il n’a rien fait de mal.

— Trop tard, rétorqua Stevie. Grayson, tu as bien compris ce que je dis ?

Il redressa le menton et détourna les yeux.

— Oui, j’ai très bien compris, murmura-t-il.

— Eh bien, pas moi, objecta Paige. Je ne veux pas qu’il y ait d’autres morts dans cette affaire, et je ne veux pas y laisser ma peau. Mais je ne veux pas que vous sacrifiiez votre carrière. Mon combat n’est pas le vôtre.

Grayson se tourna vers les deux femmes et les regarda avec une telle intensité que Paige retint un instant son souffle.

— Je vous ai vue échapper de peu à la mort, cet après-midi, dit-il. Depuis, mon combat est le vôtre. D’ailleurs, j’ai eu des doutes sur la véracité du témoignage de Delgado dès le procès de Ramon Muñoz.

— Ah bon ? demanda-t-elle tout bas.

— J’ai pensé, sur le moment, qu’il était nerveux parce qu’il avait peur des réactions des membres de sa communauté, en refusant de confirmer l’alibi de son ami. Il avait une femme et une fille. Peut-être les protégeait-il en mentant ainsi. Peut-être pas… Quelqu’un a voulu le faire taire. Je parie que c’est cette même personne qui le manipulait pendant le procès. Qui a manipulé la justice. Qui m’a manipulé… Alors, oui, c’est bien mon combat.

Paige hocha la tête.

— A nous de faire en sorte qu’il n’y ait pas de dérapage, dit-elle.

— Revenons au cadavre dans la baignoire, dit Stevie. Si la personne qui a tué Elena a aussi liquidé Sandoval et Delgado pour les faire taire, pourquoi ce message sur le miroir ? « Pour solde de tout compte, RIP Elena », ça peut laisser penser que Delgado a été tué pour venger Elena.

Paige haussa les épaules.

— Tout le monde sait, dans le quartier, que la famille de Ramon haïssait Delgado, dit-elle. Il y a déjà eu une bagarre, qui a incité Delgado à quitter la ville. Pourquoi ne pas essayer de faire porter les soupçons sur l’un des frères Muñoz ? Ça a marché, la première fois…

— C’est une hypothèse plausible, admit Stevie. Il est vrai que ce meurtre semble être l’œuvre d’un pro.

— Ça m’a tout l’air d’une mise en scène, dit Grayson. Ce message sur le miroir, surtout…

Paige se souvint de sa réaction lorsqu’elle lui avait traduit le message en espagnol.

— Pago del saldo, fit-il remarquer, c’est une formule un peu trop formelle, en espagnol. Si l’un des frères Muñoz avait tué Delgado sous le coup de la colère, je pense qu’il aurait écrit quelque chose de plus direct, une insulte, un cri de rage… Ce pago del saldo, presque respectueux, ne cadre pas avec un acte de vengeance viscéral.

Stevie cligna les yeux.

— Depuis le temps que je te connais… Je ne savais pas que tu parlais espagnol, dit-elle.

Il avait l’air mal à l’aise.

— Je ne m’en vante pas, c’est tout, dit-il. C’est parfois utile de laisser croire à certaines personnes qu’on ne comprend pas ce qu’elles disent. Elles sont beaucoup plus disertes.

— Petit cachottier… Bon, il faut que j’y retourne. Mais avant, réglons les problèmes accessoires…

Stevie tendit la main et ajouta :

— Ton arme, s’il te plaît.

Grayson sortit son pistolet de sa poche et le lui tendit, crosse vers l’avant.

— Quand as-tu tiré avec cette arme pour la dernière fois ? demanda-t-elle.

— Il y a un mois, au stand de tir, avec mon frère Joseph. Mon port d’arme est en cours de validité, précisa-t-il.

— D’accord, dit Stevie.

Elle se tourna ostensiblement vers Paige.

— Et vous, vous avez une arme sur vous ? demanda-t-elle.

Paige hocha la tête et Stevie tendit la main par-dessus le dossier du siège avant, ce qui fit grogner Peabody.

— Tout doux, dit Paige à son chien.

Elle sortit son pistolet de son holster latéral.

— C’est un Glock. Je n’ai pas tiré avec depuis quinze jours… C’était dans un stand de tir près de l’université John Hopkins.

Elle se passa la main dans le dos et exhiba son 357 à canon court.

— Smith et Wesson AirLite, ajouta-t-elle.

— Belle arme, dit Stevie en soupesant le revolver. Ça fait longtemps que je rêve de m’en acheter un.

— Son faible volume permet de le porter discrètement en toute occasion, dit Paige.

Elle leva le genou, ouvrit le bouton-pression du holster qu’elle portait à la cheville, et exhiba un autre AirLite.

— Ils étaient en promo, dit-elle d’un ton caustique, voyant Grayson hausser les sourcils.

Stevie renifla les trois armes, examina les barillets des revolvers et les chargeurs des pistolets. En leur rendant leurs armes, elle demanda à Paige :

— Vous avez un port d’arme ?

— Bien sûr. J’en ai un duplicata dans mon sac. Ces armes sont enregistrées par la police d’Etat du Maryland. Vous voulez voir mes couteaux, aussi ? J’en ai quelques-uns…

— Ce n’est pas nécessaire. Vous êtes remarquablement bien armée, Paige. Pourquoi ?

— J’ai été agressée, l’été dernier. J’ai pris une balle, et mon amie aussi, sauf qu’elle… Sauf que Thea est morte ! conclut-elle, la gorge serrée par l’émotion. Alors que moi, j’ai survécu à ma blessure.

Stevie la considéra d’un œil compatissant.

— J’en suis désolée. Mais il fallait que je vous donne un avant-goût de ce qui vous attend. Mes supérieurs et les collègues de la police des polices vous cuisineront au sujet de cet événement. Ils vous feront revivre chaque moment de cette nuit tragique. Et ils ne prendront pas de gants, croyez-moi. Il faut les comprendre : vous apportez des preuves qui peuvent impliquer d’autres flics… Ils seront forcément implacables avec vous et ne laisseront pas le moindre détail de côté.

Paige vérifia les sécurités de chacune de ses armes à feu avant de les ranger dans leurs étuis respectifs. Elle se préparait mentalement à relater, une fois de plus, son agression. Elle savait d’ores et déjà que ce ne serait pas plus facile que face aux enquêteurs de Minneapolis, l’été précédent.

— Il faut que vous sachiez une chose importante, dit-elle. Surtout vous, Grayson, puisque votre carrière pourrait pâtir de cette affaire.

Elle le regarda dans les yeux avant d’ajouter :

— L’été dernier, à Minneapolis, Thea et moi avons été agressées par une bande de quatre hommes. Deux d’entre eux étaient des policiers.

Grayson ne put réprimer un petit rictus. Elle sentit qu’une question douloureuse lui brûlait les lèvres, mais il se contenta de demander :

— Vous les avez mis en fuite ?

— Pas vraiment. Trois d’entre eux se sont enfuis. Le quatrième m’a agressée une seconde fois. Il est entré chez moi la nuit de ma sortie de l’hôpital. Il voulait finir le travail…

Peabody émit une plainte, et Paige se rendit compte qu’elle était en train de lui serrer la nuque trop fort. Elle relâcha aussitôt son étreinte et se mit à le caresser.

— J’avais un couteau sous mon oreiller, poursuivit-elle.

— Vous l’avez tué ? demanda Grayson d’une voix égale.

— Non. J’aurais voulu, pourtant. Je l’ai frappé au flanc, mais trop faiblement pour le mettre hors d’état de nuire. J’étais encore convalescente. Heureusement que mon amie Olivia passait la nuit chez moi. Elle est de la police, et elle a le sommeil léger. Elle s’est réveillée quand il a lâché un juron après le coup de couteau. Elle a fait irruption dans ma chambre et l’a trouvé en train de m’étrangler.

— Elle l’a tué ? demanda Stevie.

Paige fit une moue amère.

— Non, même si ce n’est pas l’envie qui lui en manquait. Elle a respecté la procédure. Elle a brandi son arme vers lui et a crié : « Police ! » Elle l’a forcé à me lâcher, lui a signifié qu’il était en état d’arrestation et l’a maintenu au sol jusqu’à l’arrivée des renforts. Le lendemain, notre amie Brie m’a donné Peabody. Brie est une ex-policière qui s’est recyclée dans le dressage de chiens policiers. Elles m’ont traînée au stand de tir, où j’ai canardé plein de cibles à forme humaine… Ensuite, on est allées boire des mojitos à tire-larigot et je me suis mise à pleurer dans leur giron. Le lendemain, après avoir dessoûlé, je suis allée acheter ces armes.

— Et les couteaux ? demanda Stevie.

— Je les avais avant. Je suis formée aux arts martiaux. Je peux vous assommer avec une matraque, vous briser le cou avec un nunchaku et vous tailler en pièces avec un poignard. Mais les armes à feu surpassent toutes ces armes, bien sûr.

Elle se frotta nerveusement l’épaule avant de murmurer :

— Je suis payée pour le savoir.

— Je vous crois bien volontiers, murmura Stevie. Votre hésitation à faire confiance à un flic pour lui révéler le secret d’Elena me paraissait logique. Maintenant, je la comprends encore mieux. Je m’étonne même que vous acceptiez de me parler.

— Mes meilleurs amis, dans le Minnesota, sont flics. Je sais que la plupart d’entre eux sont intègres. J’espère de tout cœur que vous l’êtes aussi.

— Je crois l’être, répliqua Stevie.

Elle se tourna vers Grayson, qui gardait le silence. Son visage était sombre, sa colère évidente.

— Demain, les pontes vont vous demander pourquoi ces deux flics vous ont agressée, dit-elle à Paige. Ils pourraient même insinuer que vous les avez provoqués…

— Je leur dirai la même chose qu’à la police de Minneapolis : la vérité. Tout est consigné sur procès-verbal. Ils n’auront pas besoin de me questionner à ce sujet. Mais je m’attends à ce qu’ils fassent tout pour me déstabiliser. C’est leur méthode.

— Je suis désolée, dit Stevie. C’est une dure épreuve que d’avoir à revivre ce genre de situation. Comment s’appelle votre amie ? Celle qui vous a sauvé la vie lors de la deuxième agression…

— L’inspecteur Olivia Hunter. Elle travaille à la brigade des homicides de Minneapolis.

— Bien. Il faut que j’y retourne. On reste en contact.

Elle les salua de la main et sortit de la voiture, laissant Grayson et Paige en tête à tête.

Ils restèrent muets un long moment, tandis que la pluie tambourinait sur le toit. Paige frotta doucement la tête de Peabody, redoutant la question que Grayson avait manifestement besoin de poser.

— Allez-y, finit-elle par dire. Demandez-le-moi, qu’on en finisse.

— Qui vous a agressé ?

Il hésita avant de lâcher un profond soupir et d’ajouter :

— Et pourquoi ?

Mardi 5 avril, 19 h 30

— Adele ? Je suis rentré ! appela Darren. Tu es là ?

Adele Shaffer se trouvait dans la cuisine. Elle rassembla tout son courage tandis que le chien aboyait follement pour saluer le retour de son maître.

Dis-lui tout, s’exhorta-t-elle. C’était le conseil que lui avait prodigué le Dr Theopolis, après lui avoir expliqué que sa paranoïa naissait du stress lié à sa double vie.

Comme avant, songea-t-elle avec amertume.

Oui, comme avant, quand elle avait séjourné six semaines dans un hôpital psychiatrique, après avoir tenté de mettre fin à ses jours. A présent, quelqu’un d’autre semblait vouloir se charger de la tuer. Mais ce « quelqu’un d’autre » n’existait pas, à l’époque. Ce n’était alors que son âme en souffrance qui réclamait un peu de reconnaissance, un peu de sympathie.

Un peu de justice.

Mais la justice n’était pas venue, et elle avait fini par s’en accommoder.

Enfin, c’était ce qu’elle croyait. Theopolis semblait d’un autre avis. Adele savait qu’il avait raison. Pourquoi, sinon, ces accès de paranoïa ? Pourquoi ces bouffées délirantes ? Comment expliquer, autrement, qu’elle était persuadée que quelqu’un essayait de lui ôter la vie ?

— Je suis dans la cuisine, répondit-elle. Rusty, arrête d’aboyer !

Darren vint la rejoindre, portant dans ses bras Allie, qui gazouillait joyeusement. Rusty lui emboîtait le pas, frétillant de tout son corps en forme de saucisse.

— Je m’inquiétais pour toi, dit-il. Je t’ai appelée, cet après-midi, mais tu n’as pas décroché, ni ton portable ni le fixe.

Dis-lui tout.

Mais par où commencer ? « Darren, il faut que te dise que je te mens depuis que je te connais, et que je suis atteinte de délire paranoïaque. Tu veux de la purée de légumes ou des patates, pour accompagner le poulet rôti de ce soir ? »

— J’ai débranché la sonnerie, mentit-elle. J’avais une horrible migraine en rentrant à la maison.

— Ce doit être cette pluie. Beaucoup de collègues se plaignaient de maux de tête, au bureau. Comment s’est passé ton rendez-vous ?

— Comme sur des roulettes.

Dis-lui, Adele. Au nom de ce qu’il y a de plus sacré, dis-lui tout.

Elle ouvrit le four pour vérifier la cuisson du poulet, écarta Rusty, alléché par l’odeur de la volaille. Ce corniaud était capable de tout dévorer, si on n’y prenait pas garde.

— La cliente a passé commande pour trois pièces à décorer exactement comme je le lui avais suggéré, dit Adele.

— Super ! Il faut fêter ça ! Je pourrais appeler une baby-sitter pour Allie, et on pourrait aller manger en amoureux dans ce restaurant indien dont tu m’as parlé.

— Non, dit-elle trop précipitamment. Je…

Je suis morte de peur à l’idée de sortir de la maison.

— J’ai encore mal à la tête, mentit-elle de nouveau. Je me suis bourrée d’aspirine. On n’a qu’à remettre ça à un autre soir.

— Comme tu veux. Va te reposer devant la télé. Je m’occupe de faire manger Allie et de finir de préparer le dîner.

Elle le serra bien fort dans ses bras.

— Je ne te mérite pas, murmura-t-elle.

Elle se rendit dans le salon, s’arrêtant au passage devant la petite table où était posé le courrier du jour. Elle fronça les sourcils en y découvrant un paquet qui ne s’y trouvait pas le matin, après le passage du facteur.

— Darren ? appela-t-elle. C’est toi qui as apporté ce colis ?

— Je l’ai trouvé sur le perron en arrivant. J’ai l’impression que c’est une de tes clientes qui te l’a envoyé.

Adele fixa le colis, le cœur battant. Elle hésita, le soupesa, et constata qu’il n’était pas lourd. Elle le porta à son oreille. Pas de tic-tac…

Darren la rejoignit et lui tendit un couteau de cuisine.

— Alors, qu’est-ce que tu attends pour l’ouvrir ? demanda-t-il.

Elle l’ouvrit d’une main tremblante et vit qu’il contenait une petite boîte en papier métallisé. Elle souleva lentement le couvercle, s’attendant au pire.

Puis elle relâcha son souffle.

— Des chocolats, murmura-t-elle.

— Miam-miam, des truffes !

Darren tendit la main pour en saisir une, mais Adele lui claqua doucement le revers de la main.

— Pas avant le dîner ! le gronda-t-elle gentiment.

Il éclata de rire.

— Tu es devenue si maternelle, depuis la naissance d’Allie ! dit-il. Je me souviens d’une époque où le contenu de cette boîte de chocolats aurait été dévoré en un rien de temps, à toute heure de la journée. Qui est l’expéditeur ?

— Il n’y a pas de carte dedans, répondit Adele en inspectant le contenu du paquet. Mais il y a marqué « Trammell et Trammell » sur le colis… J’ai relooké leur hall d’entrée, il y a six mois. Pourquoi m’envoyer des chocolats aussi longtemps après ? On n’est ni à Noël ni à Pâques…

— Ils te les ont peut-être envoyés par erreur.

Il lui caressa le menton, ajoutant :

— Va t’asseoir. Tu as l’air encore plus pâle. Je t’apporterai ton dîner.

— D’accord, dit Adele.

Elle s’assit sur le canapé et y posa la boîte de truffes. Elle alluma le téléviseur, surtout pour complaire à Darren. Elle était en train de zapper, en quête d’une émission distrayante, lorsque son doigt se figea sur la télécommande. A l’écran, on voyait la même femme que dans la vidéo diffusée en boucle, le matin, sur toutes les chaînes d’infos. Celle qui sautait comme Superwoman. Adele écarquilla les yeux.

Cette fois, la femme aux yeux noirs se faisait agresser. Adele ne put détourner les yeux, fascinée par ce spectacle. Elle poussa un soupir de soulagement quand le journaliste conclut en disant que la femme s’en était sortie saine et sauve.

Je n’aimerais pas être à sa place, songea Adele.