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Mercredi 6 avril, 19 h 05

Adele tressaillit en entendant claquer la porte d’entrée. Darren était de retour. Elle ne le salua pas, ne dit pas un mot. Elle se contenta d’attendre, assise à la table de la cuisine, les yeux rivés sur le verre de vin qu’elle s’était versé deux heures plus tôt et dont elle n’avait pas bu une goutte.

Darren posa sa serviette sur la table. Il ajusta sa cravate et s’assit. Elle avait espéré qu’il serait moins troublé à son retour, mais il paraissait encore terriblement distant. Et même furieux.

— Le vétérinaire a appelé, dit-elle tout bas. Rusty va mieux. Je t’ai appelé sur ton portable, mais tu n’as pas répondu.

— Je sais.

— Que Rusty va mieux ?

— Oui, ça aussi, je le sais, dit-il d’un ton glacial.

Elle déglutit et baissa les yeux.

— Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes appels ? demanda-t-elle tout bas.

— J’ai appelé le vétérinaire de mon côté. J’ai aussi passé un autre appel…

— A qui ? demanda-t-elle en levant les yeux.

Le regard de Darren était dur et froid.

— A la cliente avec qui tu étais censée avoir rendez-vous hier après-midi, répondit-il. Sauf qu’elle m’a dit que vous vous étiez vues à l’heure du déjeuner et que tu l’avais quittée à 13 heures. Et tu n’es pas allée chercher Allie avant 17 heures. Où étais-tu pendant l’après-midi ?

Stupéfaite, elle mit un instant à réagir.

— Tu vérifies mon emploi du temps, finit-elle par murmurer. Pourquoi ?

Un rictus amer vint déformer la bouche de Darren.

— Je t’ai posé une question, dit-il. Réponds !

— Je…

J’étais chez mon psy parce que je crois que je suis en train de perdre la tête. Mais elle ne parvint pas à articuler ces mots.

— Je suis allée faire des courses.

Ce qu’elle avait réellement fait, en sortant du cabinet du Dr Theopolis. Elle avait erré, hagarde, dans un centre commercial, ne trouvant rien à acheter.

— Dans quel magasin ? demanda Darren d’un ton acide.

— Je… je ne m’en souviens pas.

Et c’était la stricte vérité.

— Hum… Bon, allez, Adele, dis-moi la vérité… Dis-moi son nom…

Elle sentit la colère se mêler à sa stupéfaction.

— Tu crois que je te trompe ? demanda-t-elle vivement.

— Sois franche, c’est tout ce que je te demande…

— Je le suis. Et je ne te trompe pas. Je n’arrive pas à croire que tu puisses penser ça de moi…

— D’habitude, tu joues mieux les femmes blessées. Tu m’as dit que quelqu’un te suivait et cherchait à te faire du mal… Un autre jour, je t’aurais peut-être pris un rendez-vous avec un psy. Mais mon chien a failli mourir empoisonné. Tu as jeté les chocolats parce que tu savais qu’il valait mieux ne pas les manger.

— Non, je n’en étais pas sûre, même si je me méfiais… Mais je me méfie de tout, en ce moment. Je me fais toutes sortes d’idées…

Je croyais que tu m’aimais, par exemple.

— Je t’ai demandé pourquoi quelqu’un chercherait à te nuire, et tu m’as dit que tu ne le savais pas, répliqua Darren. Adele, nous ne sommes qu’un couple ordinaire de Baltimore. Nous ne sommes pas des célébrités. Nous n’avons pas d’ennemis. Enfin, c’est ce que je croyais, jusqu’à aujourd’hui… Je me suis demandé pourquoi quelqu’un te prendrait pour cible. Toi, et personne d’autre dans cette maison…

— C’est peut-être un désaxé qui choisit ses victimes au hasard.

Il éclata d’un rire mauvais.

— Les désaxés ne choisissent pas leurs victimes au hasard, sauf dans les films ! Ça ne se passe pas comme ça dans la vraie vie, ma belle.

Quand il l’appelait « ma belle », c’était toujours avec tendresse. Cette fois, c’était avec une aigreur tranchante.

— C’est ce que tu crois, répliqua-t-elle.

— Oui, j’en suis certain. J’ai l’impression que si quelqu’un te harcèle, c’est que tu as attiré son attention d’une manière ou d’une autre… Je t’ai demandé si tu voyais quelqu’un d’autre.

— Je t’ai déjà dit que non !

— Mais tu ne m’as pas convaincu. Est-ce que tu te moques de moi, Adele ?

Elle regarda cet homme qu’il lui semblait découvrir.

— Non, je t’ai dit la vérité, protesta-t-elle.

— Ah bon ? Le problème, c’est que je n’arrive plus à te croire, désormais.

— Donc tu penses que je te trompe, dit-elle en retenant ses larmes. Mais quel rapport avec les chocolats empoisonnés ?

— Peut-être que la femme de ton amant a su qu’il la trompait. Peut-être est-il du genre possessif et qu’il s’est fâché parce que tu ne voulais pas me quitter… A cause d’Allie, sans doute. Ce type a les boules et cherche à se venger…

Il serra les poings et ajouta :

— Sauf qu’il a frôlé la bavure en envoyant des chocolats chez moi. Allie aurait pu en manger, de ces chocolats.

— Tu te trompes. Tout cela est faux.

— Ma mère avait raison à ton sujet. Je vais dormir chez elle, cette nuit. Quand je rentrerai du travail, demain, je veux que tu aies dégagé.

— Quoi ? s’exclama-t-elle, choquée.

— Tu m’as bien entendu. Tu me trompes, tu te casses. Je suis chez moi, ici. Cette fois, je ne me laisserai pas chasser.

Elle ouvrit la bouche mais ne trouva pas ses mots. L’ex-épouse de Darren l’avait trompé, Adele ne l’ignorait pas. En divorçant, elle avait tout récupéré, sauf le chien. Elle avait obtenu de conserver leur maison. Mais Adele n’aurait jamais cru qu’il puisse s’imaginer qu’elle était infidèle.

— Assez de mensonges, Adele, dit-il.

— Je ne t’ai jamais trompé, répéta-t-elle.

— Alors, dis-moi où tu étais hier après-midi, reprit-il en se penchant vers elle. S’il te plaît.

— Je te l’ai déjà dit : j’ai fait des courses.

Il se redressa.

— Bon, dit-il. Si tu veux la jouer comme ça…

— Je ne joue pas ! répliqua-t-elle d’un ton désespéré, prise d’une peur nouvelle. Tu ne peux pas m’enlever Allie !

— Ah bon ? J’ai déjà contacté un avocat. Celui que mon ex a engagé pour me dépouiller de tout ce que j’avais. Je demanderai la garde d’Allie.

Adele sentit la panique l’envahir.

— Je n’ai rien fait de mal ! protesta-t-elle. Tu ne peux pas prouver tout ce que tu dis…

Il la regarda d’un air affligé.

— Alors, prouve-moi que j’ai tort. Dis-moi où tu étais hier après-midi.

Les pensées se bousculaient dans la tête d’Adele. Si elle lui parlait de Theopolis, il se renseignerait plus avant et découvrirait toute la vérité.

Et là, c’est certain, il fera tout pour m’enlever Allie.

— Je suis allée faire des courses, dit-elle.

— C’est ton dernier mot ?

La gorge serrée, elle hocha la tête.

— Alors, barre-toi. Je ne veux plus de toi ici.

Il prit sa serviette et se dirigea vers la porte de la cuisine. Il se retourna avant de sortir, et elle vit la souffrance qui imprégnait son regard.

— Je t’ai traitée comme une reine, dit-il d’une voix entrecoupée de sanglots. Comment as-tu pu me faire ça, à moi et à Allie ?

Adele se redressa dans un sursaut d’orgueil.

— Et toi, comment peux-tu croire ça de moi ? rétorqua-t-elle.

Il secoua la tête mais ne répondit pas. Puis il sortit de la maison, refermant doucement la porte derrière lui. Le silence tomba. Il était parti.

Il lui avait brisé le cœur.

Si je lui dis la vérité, il changera peut-être d’avis…

Au contraire, cela le confortera dans sa décision de rompre et d’obtenir la garde d’Allie.

Il fallait qu’elle trouve un moyen d’éviter ce désastre. Et de ne pas perdre Allie.

Elle se força à se lever et, sans toucher au verre de vin, gravit d’un pas chancelant les marches de l’escalier et entra dans sa chambre. Elle sortit sa valise du placard et entreprit de la remplir au hasard, sans savoir où aller ni quoi emporter. Puis elle fouilla dans le placard pour trouver l’album photo qu’elle avait remisé lors de l’emménagement.

Ses mains se figèrent lorsqu’elle repéra, tout au fond du placard, le carton où elle l’avait rangé. Machinalement, elle vida son contenu par terre et trouva une boîte qui tenait dans la paume de sa main. Elle la fixa longuement, n’osant pas en ôter le couvercle.

Cette boîte recelait des secrets. Des choses qu’elle aurait préféré oublier à tout jamais. Et pourtant, elle l’avait conservée au fil des ans. Il faut vraiment que je sois folle… Elle repensa alors à la voiture noire qu’elle avait vue ou cru revoir la nuit précédente. Elle secoua vigoureusement la tête.

— Je ne veux pas être folle, dit-elle tout haut.

Elle s’était si souvent répété ces mêmes mots au beau milieu de la nuit, alors que ses bras étaient sanglés et qu’elle était entourée de gens en blouse blanche qui lui administraient des calmants et perçaient sa peau avec leurs seringues… Je ne veux pas être folle.

Elle avait fini par pouvoir se passer de calmants. D’après Theopolis, elle n’avait pas souffert d’une maladie mentale, à proprement parler. Mais un terrible traumatisme avait fragmenté son esprit. Il fallait simplement recoller les morceaux. Cela avait marché un temps mais, depuis quelques semaines, la colle ne maintenait plus les morceaux en place.

Je ne sais plus où j’en suis.

D’une main prudente, Adele ouvrit la boîte, restée fermée depuis le jour où on la lui avait donnée. Elle en fixa le contenu pendant de longues minutes, se remémorant ce jour terrible. Elle avait longtemps réussi à chasser ces souvenirs de sa tête, mais voilà qu’ils revenaient plus oppressants que jamais.

Quelqu’un essaie de me tuer. Ces mots terrifiants s’insinuaient sans répit dans son esprit, déjà mis à rude épreuve par la panique qu’y avait créée la menace de Darren, lorsqu’il avait parlé de demander la garde d’Allie.

Elle sortit la petite médaille de la boîte.

— Je suis MAC, murmura-t-elle. Et fière de l’être.

Ce jour lointain avait commencé comme le plus beau de sa vie. Et s’était terminé comme le plus atroce. Jusqu’à aujourd’hui, songea-t-elle.

Quelqu’un essaie de me tuer. Sur ce point, Darren l’avait crue. Peut-être quelqu’un d’autre la croirait-il aussi. Peut-être le moment était-il venu de tout dire.

Mercredi 6 avril, 19 h 35

Paige jeta un coup d’œil à Grayson pendant qu’il conduisait. Il était en train de parler avec Stevie Mazzetti, qui venait d’obtenir le mandat de saisie de la vidéo détenue par Radcliffe. Stevie et son partenaire tentaient de mettre la main sur le journaliste pour exécuter l’ordre du tribunal.

— Il faudrait que quelqu’un m’agresse, marmonna Paige d’un ton sarcastique. Radcliffe apparaîtrait comme par enchantement.

Grayson lui adressa un regard signifiant qu’il ne trouvait pas ça drôle, avant de se replonger dans sa conversation avec Stevie. Paige revint à ses recherches sur internet.

Elle avait d’abord entré dans son moteur de recherche les mots-clés « Winston Heights 1973 », puis avait interrompu cette exploration du passé en promettant d’y revenir un peu plus tard. Elle avait alors relancé une autre recherche en ligne, laquelle n’avait abouti à un premier résultat qu’au moment où Grayson s’était garé devant l’immeuble des McCloud. Elle n’avait donc pas eu le loisir de la lire.

C’était ce qu’elle s’apprêtait à faire à présent, en rouvrant la page de résultats correspondant aux mots-clés « Judy Smith ». Elle avait entendu le mari de Lisa appeler la mère de Grayson par son prénom, la veille. C’était une aubaine, dans la mesure où les mots-clés « mère de Grayson » n’auraient pas donné grand-chose. Malheureusement, c’était également le cas de « Judy Smith ». La mère de Grayson ne faisait guère parler d’elle. Elle habitait à la même adresse depuis vingt-huit ans. Grayson avait trente-cinq ans. Elle l’avait lu dans un des articles consultés avant la mort d’Elena.

Cela signifiait que Judy avait vécu au-dessus du garage des Carter depuis l’époque où la photo avec les palmiers avait été prise. Une recherche sur les palmiers lui apprit que la Floride était le seul Etat continental où poussaient des cocotiers. Plus spécifiquement, on n’en trouvait qu’à la pointe méridionale de la presqu’île. Autour de Miami, donc…

Avec ça, je suis bien avancée, songea-t-elle. Elle entra les mots-clés « St. Ignatius enseignante Miami », avec l’année à laquelle Judy Smith avait emménagé dans le logement offert par les Carter. Elle n’en savait pas plus.

Mais le pointeur de la souris resta un instant suspendu au-dessus du bouton « rechercher ». Prise d’un scrupule, Paige hésitait. Elle allait commettre une atteinte à la vie privée. Grayson ne lui avait pas montré cette photo prise en Floride. Bien au contraire, il l’avait cachée pour qu’elle ne la voie pas.

Et pourtant, elle l’avait vue, cette photo : elle était tombée dessus par hasard, sans chercher à fouiner. En fait, ce qui l’avait décidée à effectuer cette recherche sur le passé de Grayson, c’était cette question toute simple qu’il lui avait posée : « Dis-moi comment tu es devenue aussi merveilleuse. »

Elle avait envie de cet homme. Pas seulement sur le plan sexuel, même si elle éprouvait pour lui un désir charnel évident : cela faisait si longtemps qu’elle vivait dans l’abstinence… Et puis Grayson était vraiment beau garçon. Mais, surtout, elle l’estimait, l’admirait et le respectait. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé tous ces sentiments à la fois pour le même homme.

Elle sentait bien que tout, en elle, l’incitait à aller plus loin : le corps, le cœur, l’esprit… Mais cela n’arriverait pas si elle s’éloignait de lui. Or c’était ce qu’elle serait contrainte de faire au plus tôt, puisqu’elle avait exclu de coucher avec lui, faute d’engagement solide de sa part.

Alors, vas-y ! se dit-elle en retenant son souffle. Clique sur « rechercher », on verra bien ce qui s’affichera à l’écran…

Ce qui s’afficha dépassait de loin ce qu’elle avait espéré trouver.

Elle jeta un coup d’œil à Grayson, toujours au téléphone avec Stevie, les yeux rivés sur la route. Il était en train de raconter comment s’étaient passés l’entretien avec Rex McCloud et la conversation avec ses grands-parents. Pour l’instant, il ne lui prêtait aucune attention.

Plus tard. Tu feras ça plus tard, se dit-elle. Mais elle n’arrivait pas à détacher ses yeux de l’écran. La photo qui s’y affichait la poussait irrésistiblement à poursuivre sa recherche, à en apprendre davantage, à essayer de comprendre.

Elle avait sous les yeux une photo de presse de Judy Smith, datant de la même époque que celle prise devant l’école et les palmiers. Mais sur celle-là, son regard semblait hanté, ses traits tirés. Toute trace de bonheur avait disparu de son visage. Il s’était produit entre ces deux photos un événement marquant, qui avait bouleversé l’existence de cette femme.

Paige lut le titre dont la photo était surmontée :

DISPARITION D’UNE ENSEIGNANTE DE ST. IGNATIUS ET DE SON FILS, PRÉSUMÉS MORTS.

Elle lut l’article qu’illustrait le cliché, et son cœur s’emballa au fil de sa lecture.

Et elle comprit.

Mon Dieu !

Elle comprit enfin.

Oh ! Grayson…

Il avait vécu avec ces souvenirs pendant toutes ces années. A l’époque, il n’était qu’un petit garçon. Elle continua à fixer l’écran, pleine de compassion.

La voiture s’arrêta.

— Paige ? dit Grayson.

Elle savait à présent pourquoi il ne pouvait prendre le risque de parler de son passé à qui que ce soit. Personne ne devait connaître la vérité sur ses origines.

— Paige ? répéta-t-il en lui posant doucement la main sur l’épaule. Nous sommes arrivés au restaurant.

Elle referma l’ordinateur portable, s’efforçant d’afficher une expression aussi neutre que possible.

— Je suis prête, lui dit-elle.

Il lui effleura les lèvres du bout des doigts.

— On dirait que tu viens de voir un fantôme, fit-il remarquer.

Elle chercha désespérément quelque chose à dire pour masquer son trouble.

— Je viens de lire un article sur la mort d’Elena qui a ravivé de mauvais souvenirs, argua-t-elle.

Elle se sentait littéralement tétanisée.

— Laisse-moi le temps de mettre un peu de rouge, ajouta-t-elle.

Elle parvint à maîtriser sa main tremblante et à dénicher son bâton de rouge à lèvres dans l’une des poches de son sac.

— Tu n’as pas besoin de rouge… Tu es très belle comme ça, dit-il en lui touchant les joues, avec une tendresse qui ne fit qu’accroître l’intense compassion qu’elle éprouvait pour lui.

Elle ferma les yeux et tenta de recouvrer son sang-froid. Mais elle tremblait encore de tout son être.

— Merci, murmura-t-elle.

Il lui massa doucement la nuque.

— Ma mère ne va pas te manger, dit-il. Il ne faut pas que tu aies peur d’elle.

Elle se laissa cajoler un instant, puis, un peu apaisée, lui dit :

— Allons-y. Il ne faut pas la faire attendre.

Mercredi 6 avril, 19 h 55

Grayson n’avait pas prévu que Paige serait aussi nerveuse. Il comprenait, bien sûr, qu’elle puisse être intimidée à l’idée de rencontrer la mère de l’homme qui la courtisait. Mais à ce point-là…

Il sortit du véhicule et dit au voiturier que ce n’était pas la peine de garer sa voiture, car il n’en avait que pour un bref instant.

Elle le regarda en écarquillant les yeux. Elle était encore toute pâle.

— Tu ne restes pas ? s’étonna-t-elle.

— Il faut que je retourne chez moi pour promener Peabody, dit-il. Je reviens tout de suite.

— Peabody peut attendre un peu. Reste avec moi, je t’en prie…

Il fut touché par cette supplique, mais il avait plus important à faire. Il avait tout arrangé avec sa mère quand il l’avait appelée de l’hôtel, juste après qu’Anderson l’eut menacé de tout révéler.

— Nous n’aurons peut-être pas le temps de le promener après le dîner, objecta-t-il. Il faut qu’on arrive à la maison de retraite à l’heure où Brittany prend son service.

— Ah… Bon, d’accord.

Elle hocha la tête en marchant sous l’auvent du restaurant. Elle semblait toujours hébétée, et Grayson s’en inquiéta :

— Tu te sens bien ?

Elle leva les yeux vers lui et répondit d’une voix mal assurée :

— Oui… Bien sûr.

Il lui passa la main dans les cheveux, et lui caressa la joue.

— Détends-toi, dit-il. Je suis sûr que ma mère va te trouver sympa. Je n’en ai pas pour longtemps, je te le promets.

Il déposa un petit baiser sur ses lèvres. Elle frissonna et se dressa sur la plante des pieds pour faire durer ce baiser. Oubliant le lieu où ils se trouvaient, il se laissa faire et leurs bouches s’unirent à la perfection.

— Grayson ? fit quelque part une voix familière qui semblait étouffée par un brouillard.

Il interrompit le baiser, soulevant la tête juste assez pour voir le visage de Paige. Ses paupières étaient closes, ses lèvres belles et charnues. Ses joues avaient rosi au contact de son menton mal rasé. Il les couvrit de baisers. La peau de Paige était chaude et sentait merveilleusement bon.

Elle est à moi. Tout à moi.

— Grayson ! insista la voix.

Il se détacha brusquement de Paige et vit sa mère derrière celle-ci. Elle paraissait à la fois amusée et exaspérée.

— Maman ? bredouilla-t-il.

— Maman ? ne put s’empêcher de répéter Paige.

Elle fit volte-face, heurtant Grayson de son sac à dos.

— Oh…

Elle ne put achever et recula d’un pas. Ses joues étaient passées d’un rose pâle à un rouge pivoine.

La mère de Grayson lui tendit les mains en souriant.

— Vous devez être Paige. Moi, c’est Judy, dit-elle.

— Je suis désolée, bafouilla Paige en lui serrant la main. Je… Nous venons de…

— Ne vous en faites pas, dit Judy. J’étais sortie pour me refaire une beauté quand je vous ai vus, tous les deux…

Ses yeux pétillaient de malice et de joie. Elle était bien trop enthousiaste, au goût de son fils.

— J’ai réservé une table, ma chère, dit-elle à Paige. Allez donc vous asseoir, j’arrive tout de suite. J’ai quelque chose à dire à Grayson, si vous me le permettez.

Paige consulta Grayson du regard.

— D’accord, dit-elle. Je vais vous attendre à l’intérieur.

— Il y a une autre convive qui vous y attend, dit Judy. Holly m’a suppliée pour venir. J’espère que ça ne vous dérange pas.

Grayson se dit que sa mère était une magicienne : non seulement elle le tirait d’une situation délicate, mais elle avait trouvé le moyen de mettre Paige en confiance.

— Ça ne me dérange pas du tout, bien au contraire, répondit Paige, visiblement soulagée. Je vais la retrouver.

Il attendit qu’elle soit entrée dans le restaurant.

— Merci, dit alors Grayson à sa mère.

— De rien. Elle est très jolie.

Il relâcha son souffle et répondit prudemment :

— Certes.

Le regard de sa mère se fit plus sérieux.

— J’ai trouvé préférable que Holly m’accompagne pendant que tu parles aux autres membres de la famille.

— Bonne idée. Laissons les Carter décider quand et comment lui présenter la chose.

— J’aurais dû m’expliquer à tes côtés, dit-elle. Mais je n’ose pas… Alors que tout ça, c’est ma faute.

Il lui posa les mains sur les épaules et les serra légèrement.

— C’est grâce à toi que nous sommes vivants et que nous nous portons bien. Tu as tout fait pour me protéger, et tu l’as fait admirablement. Il ne se passe pas un jour sans que je t’en remercie dans le secret de mon cœur, même si je ne l’exprime pas à voix haute.

Elle renifla et le fixa d’un œil humide.

— Il ne faut pas que je pleure, dit-elle. Je viens de me remettre du mascara.

Il lui tendit son mouchoir et la regarda tandis qu’elle s’essuyait les yeux.

— Ce que je m’apprête à leur révéler, dit-il, va tout changer.

— Je sais, dit-elle. Je t’ai dit de ne pas avoir peur de tout leur dire, mais… maintenant que le moment est venu… Je suis morte de trouille. Dis à Katherine que si elle souhaite que je quitte la maison, je le ferai sans rancœur. Dis-lui que je m’en veux de lui avoir menti si longtemps.

Il connaissait bien ce sentiment, pour l’avoir éprouvé lui-même tous les jours, depuis tant d’années. Mais il n’en secoua pas moins la tête.

— Elle t’aime comme une sœur, dit-il. Elle ne va pas te demander de déménager. Ça fait presque trente ans que cet appartement au-dessus du garage est ton logement. Katherine n’accepterait pas que tu puisses avoir de telles idées.

— Je sais, répondit Judy. Mais il fallait qu’elle sache combien il a été dur de lui cacher la vérité, alors qu’elle nous a comblés de bienfaits. Si je pouvais mettre la main sur cet Anderson, je lui collerais une bonne raclée.

L’attendrissement avait fait place, dans son regard, à une froide colère.

— Il ferait mieux de ne pas me croiser, celui-là, ajouta-t-elle. Faire chanter mon fils… Quel salaud !

— En fait, ce n’est pas seulement pour ça qu’il mérite d’être puni, dit Grayson. Il a couvert toutes sortes de choses, encore plus ténébreuses. Si j’arrive à le prouver, il sera chassé de la magistrature.

J’espère même que ça ira plus loin et qu’il passera de longues années derrière les barreaux.

— Alors, prouve-le, marmonna-t-elle. Montre-lui de quel bois tu te chauffes, à ce fils de…

— Pas de gros mots, maman, dit-il en lui embrassant la joue. Vas-y, maintenant… Je t’appellerai pour te dire comment ça s’est passé. Bon appétit ! J’espère que votre table n’est pas près d’une fenêtre.

— J’ai demandé une table où Paige ne risquera rien. Fais bien attention à toi, aussi.

Mercredi 6 avril, 20 heures

Paige fut guidée vers une table où Holly était assise, l’air préoccupé, voire inquiet.

— Salut, Holly, dit Paige en s’asseyant à côté d’elle.

Elle couvrit sa main de la sienne et lui demanda :

— Tu as un problème ?

— Je suis si contente de te voir…, répondit Holly précipitamment.

Elle regarda autour d’elle et demanda :

— Où est Judy ?

— Elle arrive. Elle est dehors avec Grayson. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ben… Tu sais, hier, tu m’as dit que tu pourrais m’apprendre le karaté…

— Oui, répondit Paige en se penchant vers elle. Et alors ?

— Il faut que j’apprenne le plus vite possible à me battre.

— Quelqu’un t’embête, ma chérie ?

Holly hocha la tête.

— Oui, des gars…

Paige sentit un frisson lui parcourir l’échine. Les femmes comme Holly étaient encore plus vulnérables que les autres.

— Où ça ? demanda Paige en s’efforçant de garder un ton calme. Et qui ça ?

— Au centre social… C’est là que je vais pour voir mes copines, après le boulot. J’y suis allée hier soir.

— Ce sont des gars qui fréquentent le centre social ?

— Oui, c’est des tarés, dit Holly sans contenir sa colère.

— Ils t’ont fait du mal ? demanda Paige.

Elle sentit son cœur se serrer en voyant le regard de Holly se voiler.

— Ils me bousculent. Ils me… pelotent. Des fois, ils me pincent.

— Tu sais ce que c’est, le sexe ? demanda Paige.

Les joues de Holly s’empourprèrent.

— Oui, mais ils ne m’ont pas fait ça… Mais ils en parlent. Beaucoup, même. Ils rigolent en parlant de ce qu’ils me feront s’ils me coincent toute seule. Avant, il y avait Johnny… C’était mon ami. Il les aurait empêchés de m’embêter.

— Mais il est mort, hein ? murmura Paige.

Holly hocha la tête avec une infinie tristesse.

— C’était mon copain. Il éloignait les méchants.

— Et maintenant, tu as peur…

— Oui. Je voudrais être capable de leur donner des coups de pied pour qu’ils arrêtent. Apprends-moi le karaté. Je te paierai… J’ai des économies.

Elle fronça les sourcils, de nouveau inquiète.

— C’est combien, tes cours ? demanda-t-elle.

Paige ne songeait pas un instant à accepter l’argent de Holly, mais elle comprenait que Holly ait sa fierté.

— Je te promets que ce sera largement dans tes moyens, assura-t-elle. Mais il faut d’abord que tu ailles voir ton médecin pour lui faire signer une attestation d’aptitude au sport.

— Mais ça va prendre longtemps ! Et moi, il faut que j’apprenne tout de suite, Paige.

Paige la gratifia d’un sourire bienveillant.

— Il faut des années pour apprendre le karaté, dit-elle.

— Des années ? demanda Holly en pâlissant. Mais c’est beaucoup trop long… C’est maintenant que j’ai peur, moi !

— Ça, c’est un problème qu’il faut régler avant, dit Paige. Tu en as parlé au responsable du centre social ?

— Oui, dit Holly au bord des larmes. Il leur a parlé. Ils ont dit qu’ils ne faisaient que jouer. Mais c’est pas vrai. Et c’est eux qu’il a crus, pas moi…

Paige se promit de dire deux mots à ce responsable.

— Moi, je te crois, dit-elle. Et il vaut mieux prévenir que guérir. Et si Joseph t’accompagnait au centre social, la prochaine fois que tu y vas ?

Holly secoua la tête.

— Non, pas Joseph. Il est capable de tout. Il se mettra en colère… Et quand il est en colère…

— En colère contre toi ?

— Non, dit Holly comme si c’était une évidence. Il va s’énerver sur les gars qui m’embêtent. Joseph les frappera et il aura des ennuis. Il pourrait même aller en prison. C’est pour ça que je n’en parle à personne, dans la famille. Ils disent tout à Joseph, et il ne faut pas qu’il aille en prison. Il perdrait son boulot.

Holly a décidément un cœur en or, se dit Paige.

— Oui, ce serait affreux, reconnut-elle. Et si c’était moi qui t’accompagnais ?

Holly ouvrit de grands yeux.

— Tu ferais ça ?

— Absolument. Je déteste les brutes.

Holly y réfléchit un instant avant de demander :

— Et tu apprendras aux autres filles à se défendre aussi ?

Paige sentit qu’un tel engagement redonnerait du sens à sa vie. Elle comprit que c’était cela qui lui manquait. Elle s’était repliée sur elle-même pendant de longs mois. Elle s’était apitoyée sur elle-même. Pauvre petite prof de karaté : agressée, blessée, bafouée, humiliée… A présent, il était temps de se tourner de nouveau vers les autres.

— Mais bien sûr, répondit-elle. On en reparlera pour savoir comment s’y prendre. Mais il faut d’abord en parler à tes parents. Et, en attendant qu’on sache comment faire exactement, je ne veux pas que tu ailles toute seule dans ce centre. D’accord ?

— Aller où toute seule ? demanda Judy.

Paige leva les yeux. Judy Smith venait d’atteindre la table et elle avait entendu les dernières phrases. Judy n’avait pas l’air beaucoup plus âgée que sur les photos que Paige avait vues chez Grayson. Pendant un instant, Paige repensa aux articles qu’elle avait lus. Elle songea à l’enfer que sa vie avait dû être. Puis ses pensées se clarifièrent et elle prit la mesure de ce que Judy était devenue : elle avait survécu. Elle ne put s’empêcher d’admirer cette femme qui avait tant souffert et qui était sortie renforcée de l’épreuve.

Paige se pencha vers Holly et lui chuchota à l’oreille :

— C’est toi qui décides. Tu lui dis ou tu te tais.

Judy s’assit et adressa un regard maternel un peu sévère à Holly.

— Je le saurai, tu sais bien, dit-elle. Tu sais aussi que tu peux me faire confiance. J’espère l’avoir mérité.

Surprise, Holly cligna les yeux.

— Je te fais confiance, Judy, mais je ne veux pas que Joseph se mette en colère.

Judy lui tapota doucement la main.

— Ce garçon est né en colère, dit-elle. Mais je sais le calmer.

— D’accord, répondit Holly.

Elle lui répéta ce qu’elle venait de confier à Paige, tandis que celle-ci étudiait le visage de Judy.

Elle était visiblement furieuse d’apprendre qu’on puisse menacer son enfant — car, à l’évidence, elle considérait Holly comme sa propre fille. Paige s’imagina qu’elle avait dû réagir de la même façon, vingt-huit ans auparavant, quand son fils s’était trouvé en danger. C’était une maman ourse qui défendait ses oursons envers et contre tout.

Paige sentit qu’elle l’aimait déjà beaucoup.

— Il faut empêcher ces garçons de venir au centre social ! déclara Judy, très remontée.

— Ce serait un bon début, admit Paige. Mais il y aura toujours des petites brutes et des mecs lourds, partout où Holly ira. Vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux se préparer à affronter les dangers de la vie quotidienne ?

Judy hocha la tête. Son regard sembla se perdre un instant dans le lointain avant de redevenir perçant.

— Alors, quel est le plan, les filles ? demanda-t-elle.

Holly redressa le menton, prête à affronter une dispute.

— Paige va m’apprendre à faire du karaté. A moi et à toutes mes copines. C’est moi qui en ai eu l’idée. Comme ça, on sera capables de rosser les gars qui nous embêtent.

— C’est une méthode d’autodéfense dérivée du karaté, expliqua Paige. Mais tu ne seras sans doute pas capable de rosser un garçon. Les hommes sont souvent plus forts que les femmes. Mais je t’apprendrai à garder ton équilibre et à être sur tes gardes, et aussi à échapper à un éventuel agresseur. Ce qui reste la meilleure défense.

Holly fronça les sourcils.

— Mais est-ce que je pourrai porter un kimono ? s’enquit-elle.

Paige ne put contenir un sourire.

— Un kimono ? Mais bien sûr, répondit-elle. Et tu auras une ceinture, aussi, qui changera de couleur à chaque progrès que tu feras. Mais il ne faut pas oublier que le karaté est une technique de défense, qui ne doit pas servir à rosser les gens, même ceux qui le méritent amplement.

Judy posa sa serviette sur ses genoux.

— Je trouve que ce serait une bonne idée, Holly, déclara-t-elle. Tu as eu raison d’y penser.

Holly lui jeta un regard radieux.

— Merci, répondit-elle.

— Je viendrai peut-être moi-même, dit Judy. Si Paige veut bien enseigner à une vieille dame deux ou trois coups bien vicieux…

Paige la considéra un instant avant de répondre :

— Je serai très heureuse de vous donner des cours, mais je crois que, question autodéfense, vous vous en êtes très bien sortie jusque-là.

Judy la regarda d’un air ébahi. Elle a deviné que je connais son secret. Mais Judy reprit contenance aussitôt, avec une admirable présence d’esprit.

— Moi aussi, je veux un kimono, dit-elle.

Elle ouvrit le menu et fronça les sourcils.

— Mince, j’ai laissé mes lunettes dans la voiture, dit-elle. Holly, tu veux bien être un amour et aller me les chercher ?

Elle fouilla dans son sac et en extirpa un trousseau de clés.

— Tu te souviens où on s’est garées, hein ?

— Oui, je reviens tout de suite, répondit Holly.

Judy attendit que Holly se soit éloignée avant de se tourner vers Paige. En un clin d’œil, son regard affable se fit impérieux.

— Paige, vous avez environ trois minutes pour me dire ce que vous savez, ordonna-t-elle.

— Je sais ce que vous avez vécu avec Grayson à Miami. Je n’ai pas eu beaucoup de difficultés à me renseigner.

— Comment avez-vous fait ? demanda Judy, à la fois incrédule et angoissée. Je n’ai laissé aucune trace.

— Les gens laissent toujours des traces, madame Smith. Dans votre cas, il s’agit d’une photo que Grayson conserve sur une étagère au-dessus de son ordinateur. Il avait sept ans. Vous posiez tous les deux devant l’école catholique St. Ignatius. La recherche que j’ai faite à partir de ces éléments a été facile. Elle m’a pris moins d’une heure.

— Je ne savais pas qu’il avait conservé cette photo, murmura Judy. Pas très malin de sa part…

— Je dirais plutôt qu’il ne voulait pas oublier ce moment de sa vie : sa mère au temps où elle était heureuse, où elle n’avait pas peur…

Les traits crispés par la souffrance, Judy demanda :

— Que comptez-vous faire ?

— C’est ce secret que Grayson vous a demandé de ne pas me révéler, hein ?

La colère vint se mêler à la douleur dans le regard de Judy.

— Que comptez-vous faire ? demanda-t-elle une nouvelle fois.

— Rien. Je n’en parlerai à personne, je vous en donne ma parole. Mais j’ai eu l’impression que ce secret l’empêchait de s’engager… sentimentalement.

Judy plissa les yeux.

— Et c’est ce que vous cherchez, vous ? demanda-t-elle. Un engagement sentimental ?

— Oui, madame, répondit Paige. Mais je tiens à ce que ce soit avec l’homme qu’il me faut. Ce ne sera peut-être pas votre fils, mais je veux partager ma vie, mes peines et mes joies avec l’âme sœur. Mais voilà, le secret de Grayson l’empêche de s’attacher, ce qui m’empêche de découvrir si c’est bien lui, l’homme de ma vie.

— Vous auriez pu attendre un peu, objecta Judy, dont la colère s’était visiblement atténuée.

Pas vraiment, songea Paige avec une pointe d’embarras.

— J’ai commis certaines erreurs, dit-elle. De nombreuses erreurs… Je suis…

Elle baissa les yeux, terriblement gênée.

— Je suis… euh… attirée par votre fils.

— Evidemment, dit Judy comme si l’inverse aurait été inconcevable. Toutes les femmes qui ont un peu de jugeote devraient être attirées par Grayson.

— Et je sais qu’il est attiré par moi. Mais ça, je crois que vous l’avez déjà deviné… Les choses se sont passées très vite, entre nous deux. J’ai besoin de savoir si je pourrai compter sur lui durablement, avant de… d’aller jusqu’au bout. C’est parce que j’ai fait tellement d’erreurs, dans le passé… Je crois que, ça aussi, vous devriez le comprendre…

Judy la regarda d’un air sombre, mais elle n’en disconvint pas.

— C’est exact, reconnut-elle.

— S’il est l’homme que je cherche, mais que rien de durable n’est possible entre nous à cause de ce secret, ce secret que vous aviez l’air de l’exhorter à révéler… Eh bien, j’espère que vous me pardonnerez si je me renseigne par moi-même.

Judy se cala sur son siège et redressa le menton.

— Vous n’en parlerez à personne ? demanda-t-elle.

— Non ! Je vous en ai donné ma parole.

Judy tapota sur la table de ses doigts manucurés.

— Son supérieur est au courant, lui aussi, dit-elle. Le dénommé Anderson…

— Quoi ! s’exclama Paige, stupéfaite.

Elle repensa au silence d’Anderson pendant qu’elle avait raconté son histoire devant les gradés de la police, à la façon dont il l’avait congédiée pour dire à Grayson un mot en tête à tête… Et à la mine décomposée de Grayson au sortir de cet entretien.

— Et pourtant, il a frappé à la porte, pensa-t-elle à voix haute.

— De quoi parlez-vous ? demanda Judy avec anxiété. A quelle porte a-t-il frappé ?

— Nous sommes allés interroger Rex McCloud en début de soirée. C’est le petit-fils de l’ex-sénateur Jim McCloud, qui a siégé au Sénat dans les années quatre-vingt-dix, expliqua Paige. Une fille a été assassinée il y a six ans. Tout semble indiquer que c’est Rex qui l’a tuée, mais que quelqu’un est intervenu pour le protéger et faire condamner à sa place un innocent. Au moment où Grayson s’apprêtait à frapper à la porte de Rex, je lui ai dit qu’il allait peut-être ruiner sa carrière…

— Et bouleverser sa vie, ajouta Judy d’un ton acide. Parce que son supérieur venait de le menacer de révéler la vérité sur notre passé si Grayson continuait à enquêter sur cette affaire.

— Et pourtant, il a frappé à la porte de Rex… Il a pris une décision irréversible, prêt à en assumer toutes les conséquences.

Elle sentit une vague d’émotion l’envahir.

— Vous devriez être fière de lui, ajouta-t-elle. Vous avez élevé un garçon remarquable.

Judy la regarda posément.

— Merci, dit-elle. Vous allez dire à Grayson que vous êtes au courant ?

— Je préférerais qu’il me raconte tout ça lui-même. S’il ne s’y décide pas, je ne sais pas ce que je ferai… En tout cas, même si ça ne marche pas entre nous, je continuerai à tenir ma langue. Je ne suis pas du genre à revenir sur ma parole.

Judy marqua son approbation d’un hochement de tête.

— Ça sera peut-être plus facile, pour lui, de vous en parler après ce soir, dit-elle.

— Pourquoi ? demanda Paige.

Le regard de Judy s’assombrit.

— Il a décidé d’en parler aux Carter. Il veut les mettre au courant avant que son chef ne répande la nouvelle.

Paige jeta un coup d’œil en direction de la porte du restaurant. Holly était de retour, sereine et contente d’elle-même.

— La famille Carter n’était pas au courant ? s’étonna-t-elle. Après tant d’années ?

Judy ne put réprimer une grimace.

— Nous n’avons jamais trouvé le bon moment pour leur en parler…

— Et Holly, vous allez tout lui dire aussi ?

— Bien sûr… En temps voulu… Mais il faudra lui épargner certains… détails.

Paige repensa à ce qu’elle venait de lire.

— Oui, murmura-t-elle. Je comprends…

Judy regarda par-dessus son épaule pour s’assurer que Holly était encore trop loin pour entendre.

— Je crois, dit-elle en regardant Paige droit dans les yeux, que vous êtes une fille bien… Mais si vous faites du mal à mon fils, vous le regretterez. Votre ceinture noire de karaté ne me fait pas peur.

Paige ne douta pas un instant que cette mère pouvait se montrer aussi féroce que vindicative.

— J’ai bien compris, madame, répondit-elle.

— Mais si vous le rendez heureux, je vous aimerai éternellement.

— J’ai une nette préférence pour la seconde option, dit-elle d’un ton pince-sans-rire.

— C’est bien ce que je pensais.

Judy leva les yeux et sourit à Holly, qui lui tendait une paire de lunettes dont l’arcade était rafistolée avec un morceau d’adhésif.

— Super, dit Judy. Tu les as trouvées.

— C’est les vieilles, fit remarquer Holly. J’ai pas trouvé les jolies toutes neuves…

Judy prit la vieille paire de lunettes d’une main, tout en palpant machinalement l’une des poches de sa veste. Paige devina que la paire neuve s’y trouvait, et que Judy le savait depuis le début.

— Merci, ma chérie, dit Judy. Bon, je suis affamée, moi… Heureusement que Giuseppe sert les meilleures pâtes à la carbonara de la ville…

Mercredi 6 avril, 20 h 15

L’appel provenait de la seule ligne qui le faisait décrocher à la première sonnerie.

— Ils sont allés interroger Rex, ce soir… Smith et cette femme…

Il aurait préféré qu’ils courent à Hagerstown pour retrouver l’homme que faisait chanter Crystal. Mais il avait prévu cette visite à Rex, qui était dans l’ordre des choses.

— Que lui ont-ils dit ?

— Que la vidéo qui l’innocentait ne correspondait pas à la date de la fête. Ils ont remarqué la transformation physique de Betsy Malone, qu’ils étaient allés cuisiner dans l’après-midi.

— Comment le sais-tu ?

— J’ai mes sources. Betsy leur a tout raconté… Une véritable confession, dit l’autre d’une voix pleine de mépris. Cette fille est faible. Elle l’a toujours été.

C’était parfaitement exact. Quand elle était droguée, elle était plus facile à contrôler. Il lâcha un soupir impatient.

— Et Rex, que leur a-t-il raconté ? demanda-t-il.

— Rien de spécial… Il leur a juré qu’il était innocent, et il a déclaré qu’il ne répondrait plus à leurs questions qu’en présence de son avocat.

Cela le fit sourire.

— Eh bien, qu’il l’appelle, son avocat ! commenta-t-il d’un ton ironique.

— Tu trouves ça drôle ? Eh bien, pas moi ! Tu m’avais pourtant dit que ce procureur ne poserait plus de problème !

— Il n’a pas fait beaucoup de dégâts, jusqu’à présent.

Et dès ce soir, vers 23 h 30, il cessera définitivement d’être une source de problèmes.

— Empêche-le d’en faire avant qu’il ne soit trop tard, suggéra l’autre.

— Tu peux compter là-dessus. Bon, il faut que j’y aille.

— Attends… Il y a autre chose…

Il sentit l’appréhension lui nouer l’estomac.

— Qu’est-ce que tu as encore fait ?

— Rien, justement. Cette survivante est terriblement chanceuse. Elle s’obstine à rester en vie…

— Je t’ai déjà conseillé de ne pas insister de ce côté-là, pour l’instant.

— Je ne peux plus reculer. Elle sait…

Il sentit son appréhension se muer en angoisse.

— Qu’est-ce qu’elle sait ? demanda-t-il.

— Que j’essaie de la tuer.

— Attends… Elle sait que c’est toi qui essaies de la tuer ?

— Non, je ne crois pas. Mais elle sait qu’elle est ciblée.

Il lâcha un léger soupir.

— Je vais m’occuper de son cas, finit-il par dire. Où peut-on la trouver ?

— Elle a quitté sa maison, une valise à la main, il y a un peu plus d’une heure. Son mari était sorti de la maison un peu avant, l’air très contrarié… Je crois qu’ils se sont disputés. Elle est allée loger chez une amie, qui habite au 3468 Bonnie Bird Way.

— Rentre chez toi, dit-il. Tout de suite !

Il y eut un silence qui ne présageait rien de bon.

— Ne me donne pas d’ordre ! finit par dire l’autre. Jamais !

— Pardonne-moi, répondit-il d’une voix contrite. Rentre à la maison, s’il te plaît. Il ne faut surtout pas qu’Adele Shaffer fasse certains rapprochements. Ce ne serait vraiment pas le moment.

— Très bien. Fais le nécessaire.

— C’est ce que je vais faire. Je te rappellerai après.

Mercredi 6 avril, 20 h 25

Grayson promena Peabody avant de se rendre au palais des fêtes de Lisa et Brian. La famille Carter était attablée dans la cuisine, dégustant un rôti braisé.

La chaise en bout de table était vide, et Grayson regarda Jack Carter avec surprise. Le chef de famille s’asseyait toujours à cette place.

— C’est toi qui as convoqué cette réunion de famille, expliqua Jack en désignant la chaise vide. C’est à toi de t’asseoir à la place d’honneur.

Jack et Katherine Carter étaient assis l’un à côté de l’autre. C’était Katherine qui avait recueilli Grayson et sa mère, mais Jack ne s’y était jamais opposé. Bien au contraire, il avait pris Grayson sous son aile et l’avait traité comme un fils. Quand Jack emmenait Joseph jouer au ballon dans le parc, Grayson était systématiquement convié à les accompagner. Chaque fois que Grayson avait joué dans un match important ou reçu des honneurs scolaires, Jack et Katherine avaient été présents, assis à côté de Judy, aussi rayonnants de fierté qu’elle.

Quand il fut en âge d’entrer à l’université, Grayson avait vu Joseph présenter sa candidature aux meilleures facultés du pays. Pour sa part, il n’avait pu amasser qu’un modeste pécule, à peine de quoi s’inscrire dans une faculté locale de moindre renommée, s’estimant heureux de pouvoir faire des études supérieures dans une université de second rang. Mais les Carter étaient une nouvelle fois intervenus, et lui avaient révélé qu’ils avaient placé de l’argent dans un fonds spécial, destiné à payer les études de Grayson, à l’instar de celles de leurs « autres enfants ».

Jack et Katherine avaient ainsi permis à Grayson de devenir l’homme qu’il était. Il leur devait sa réussite universitaire et professionnelle.

A présent, il se trouvait face à eux, la gorge serrée et l’estomac noué, et s’apprêtait à leur révéler sa véritable identité.

Et s’ils le prenaient mal ? S’ils se fâchaient ? Ou pire, s’ils manifestaient de la honte ou du dégoût ? Grayson n’était pas sûr de pouvoir supporter des réactions de ce genre. Mais il valait mieux qu’ils entendent la vérité de sa bouche. Il savait qu’Anderson allait bientôt être informé de sa visite à Rex McCloud, si ce n’était pas déjà le cas.

— Quel est le problème, Grayson ? demanda Lisa en posant une assiette devant lui. Tu n’as pas l’air en forme. Assieds-toi et mange.

— Je n’ai pas faim, dit-il en restant debout. Pas encore…

Lisa se rassit à côté de Brian.

— Attention, dit-elle, ça va refroidir. Et puis il faut que je sois rentrée à 22 heures. La baby-sitter ne pouvait pas rester plus tard, ce soir.

— Alors je vais être bref, dit Grayson.

Comme quand on arrache un pansement d’un coup sec.

— Merci d’être venus, dit-il.

Six paires d’yeux le fixaient. Jack et Katherine. Brian et Lisa. Joseph. Zoe.

— Il faut que je vous dise quelque chose que maman et moi aurions dû vous dire il y a longtemps, mais nous n’avons jamais trouvé le bon moment pour vous en parler. Au début, nous n’osions pas. Nous avions connu une misère noire, et maman aurait tout fait pour me protéger. Plus tard… Je refusais qu’elle vous le dise. Je trouvais que personne ne devait connaître notre secret. Je vous demande de me pardonner.

Il ferma les yeux et murmura :

— Je ne sais même pas par où commencer…

Il y eut un long, très long silence. Puis Jack se racla la gorge avant de dire :

— Tu pourrais essayer comme ça : « Il était une fois, quand j’étais gamin à Miami… »

Grayson regarda autour de lui d’un air ébahi. Six paires d’yeux le regardaient avec bienveillance. Sans manifester la moindre surprise. Pendant ce qui lui parut une éternité, il ne put rien dire.

— Vous saviez ? finit-il par demander d’une voix rauque.

Katherine sourit.

— Je le savais avant même d’offrir à ta mère un poste de nounou, répondit-elle. Tu ne crois quand même pas que je confierais mes enfants au premier venu ? Quel genre de mère penses-tu que je suis ?

— Vous saviez ? répéta-t-il. Et vous vous en fichiez ?

— On ne s’en fichait pas du tout, répliqua Jack. On se faisait du souci pour toi et pour Judy. Nous savions que ce qui s’était passé n’était en rien votre faute. Vous ne vouliez pas en parler, ce que nous comprenions très bien. Mais c’est de l’histoire ancienne, tout ça… A présent, tu fais partie de la famille et, dans cette famille, on s’entraide et on se soutient les uns les autres, quoi qu’il arrive.

Grayson se laissa tomber, comme au ralenti, sur son siège, le cœur battant à tout rompre.

— Comment avez-vous su ? demanda-t-il d’une voix nouée par l’émotion.

— Vos photos avaient fait la une des journaux à l’époque, dit Jack. Ta mère s’était coupé et teint les cheveux, mais elle a eu plus de mal à changer ton apparence. Quand elle s’est présentée pour l’entretien d’embauche, elle est venue avec toi. Katherine t’a tout de suite reconnu.

Grayson consulta Katherine du regard, laquelle confirma d’un hochement de tête les propos de son mari.

— Tu étais un gosse terrifié avec de grands yeux verts, se souvint-elle. Tu avais vu des choses qu’aucun être humain ne devrait jamais voir, encore moins un gamin… Ta mère était au bout du rouleau. Nous avions l’occasion et les moyens de te protéger. Alors, nous l’avons fait.

Grayson était au bord des larmes.

— Je ne sais vraiment pas quoi dire, murmura-t-il.

— Papa et maman nous ont mis au courant de l’essentiel peu après votre arrivée dans la famille, dit Joseph. Ils nous ont chargés de veiller sur toi à l’école et d’empêcher quiconque de prendre des photos de toi. Ce n’est que quand tu es devenu procureur et que tu faisais face aux journalistes toutes les semaines pour déclarer : « Pas de commentaire ! » que nous nous sommes dit que tu pouvais te débrouiller tout seul.

Lisa leva les yeux au ciel et ajouta :

— Et quand tu t’es retrouvé sur YouTube, hier, et que tu es devenu une célébrité mondiale en une nuit, l’ironie de la chose nous a fait sourire.

Un rire parcourut l’assistance. Grayson se sentit soulagé d’un énorme poids.

— Je n’ai plus peur de me faire photographier depuis que j’ai quitté le lycée, dit-il. Je ne lui ressemble pas du tout, Dieu merci.

— Tu ne lui ressembles en rien ! s’écria Lisa d’une voix farouche. Gare à quiconque oserait dire en ma présence que tu as le moindre point commun avec ce monstre.

Lisa avait beau mesurer à peine un mètre cinquante-trois, Grayson n’aurait pas parié gros sur son adversaire.

— Merci, sœurette, dit-il.

— Nous avons appris le reste quand nous avons été en âge de pouvoir faire des recherches nous-mêmes, dit Zoe, très émue, elle aussi. Je me souviens du jour où j’ai trouvé les articles qui parlaient de cette affaire… Leur lecture a changé ma vie et m’a décidée à étudier la psychologie criminelle.

— Et c’est aussi ce qui m’a incité à rejoindre le FBI, dit Joseph. Nous avons tous été bouleversés par cette histoire.

Grayson relâcha son souffle.

— Et moi qui croyais que vous seriez furieux d’apprendre que je vous avais trompés…, dit-il.

Katherine se leva et vint se placer derrière lui. Elle posa les deux mains sur ses épaules.

— Nous t’aimons tous, Grayson, dit-elle. Nous espérions que tu nous dirais toi-même la vérité un jour. Mais ça n’aurait rien changé si tu n’en avais jamais parlé.

— Maman tient à ce que tu saches qu’elle est prête à partir si tu le lui demandes, dit Grayson.

Katherine lui claqua brusquement le bras et Grayson tressaillit.

— Ouille…, fit-il en feignant d’avoir mal.

— C’est ta mère que je devrais gifler, dit Katherine, pour avoir imaginé une seconde que je puisse la chasser !

— Ce que nous aimerions savoir, indiqua Jack, c’est ce qui t’a décidé à nous en parler aujourd’hui. Et pourquoi as-tu tenu à le faire avec tant de solennité ?

Grayson se tourna vers Joseph et comprit que celui-ci avait deviné. Ce dernier haussa les épaules.

— Tu n’es pas obligé de le dire, fit-il remarquer.

— Ah, parce que toi, tu le sais ? s’étonna Jack. Et tu ne nous as rien dit ?

— C’est parce que je n’en étais pas sûr, protesta Joseph.

— Ah bon ? demanda Jack d’un ton narquois. Eh bien, Grayson, pourrais-tu avoir l’obligeance de satisfaire la curiosité d’un vieux schnoque, puisque mon autre fils n’a pas l’air de vouloir me faire profiter de ses lumières ?

Grayson lui adressa un large sourire.

— Tu ne seras jamais un vieux schnoque, Jack, tu es trop roublard, plaisanta-t-il.

Subitement affamé, il saisit sa fourchette et reprit :

— Quand j’aurai mangé un morceau, je vous dirai tout…