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Mardi 5 avril, 7 h 45

Dès que Clay eut disparu dans la chambre, Paige ouvrit la porte et laissa entrer l’inspecteur Morton et son partenaire. D’un geste de la main, elle ordonna à Peabody de se coucher à ses pieds.

Bashears avait l’air impressionné par le rottweiler.

— En voilà un beau toutou ! fit-il remarquer.

Il voulut s’en approcher, mais Paige leva la main pour le mettre en garde.

— Attention, c’est un chien de protection. Il sent que je suis tendue en ce moment, et il est tendu, lui aussi.

Bashears examina un instant la porte d’entrée, avec sa serrure trois points, avant de hocher la tête.

— Je comprends, dit-il. Ce n’est pas tous les jours qu’on est le témoin d’un meurtre.

Si tu savais, pensa-t-elle. Et soudain, elle prit conscience qu’il savait sans doute. Il ne serait pas étonnant qu’un flic soit au courant de son « incident », d’autant qu’une simple recherche sur Google suffisait à le savoir.

— C’est rare, en effet, acquiesça-t-elle d’un ton égal. Ecoutez, je suis toute disposée à vous aider, mais je suis vraiment épuisée et je m’apprêtais à prendre une douche. Alors, pouvons-nous entrer dans le vif du sujet ?

— Bien sûr, dit Morton. On peut s’asseoir ?

— J’aimerais qu’on en finisse rapidement, et je préfère rester debout, répondit Paige.

Morton fronça les sourcils.

— Comme vous voudrez, dit Morton.

Elle lui posa ensuite les mêmes questions que Perkins lui avait posées plus tôt.

Paige soupira.

— Sauf votre respect, inspecteur Morton, j’ai déjà répondu à ces questions. Je suis tellement fatiguée que je n’arrive plus à réfléchir. Il y en a encore pour longtemps ?

— Si vous vous asseyiez, vous seriez moins fatiguée, fit remarquer Morton d’un ton acerbe.

Paige contint sa hargne et répliqua :

— Si je m’assieds, je ne me relèverai plus avant demain.

Elle fit un pas vers la porte pour leur donner congé et Morton lâcha ostensiblement un soupir agacé.

— Mademoiselle Holden, que faites-vous dans la vie ? demanda-t-elle.

— Je donne des cours dans une salle de sport. Et je travaille aussi pour un détective privé.

— Vous avez votre licence de détective ? demanda Bashears.

Elle vit dans son regard qu’il savait exactement quelle était sa situation professionnelle, tout comme il n’ignorait rien de l’« incident ».

— Pas encore, répondit-elle.

Morton esquissa un pas vers Paige mais s’arrêta net lorsque Peabody se mit à grogner.

— Selon vous, pourquoi Elena Muñoz a-t-elle été deux fois la cible de tirs dans son véhicule avant d’être achevée par un tireur embusqué ? demanda Morton.

— Je n’en sais rien, répondit Paige avec une conviction qui l’aurait trompée elle-même.

— Vous êtes détective, dit Bashears. La victime vous avait-elle confié une mission ?

— Non, répondit Paige.

Et c’était la vérité, du moins techniquement puisque Maria avait sollicité son aide, pas Elena. Maria… Un frisson glacial lui parcourut l’échine tandis qu’elle comprenait que Maria était peut-être en danger, elle aussi.

— Bon, vous avez fini ? demanda-t-elle d’une voix impatiente.

— Presque, dit Morton. Pour qui travaillez-vous, mademoiselle Holden ?

— Le Silver Gym. J’y donne des cours.

Morton lui jeta un regard hostile.

— Je parle de votre job de détective. Pour qui travaillez-vous ?

Bashears intervint d’un ton plus conciliant :

— Nous aimerions savoir quels sont vos liens exacts avec Clay Maynard. Il était avec vous quand vous avez été interrogée par l’inspecteur Perkins.

— Nous sommes associés. Et amis.

Morton haussa un sourcil.

— Et il n’a rien à voir avec le fait que la voiture d’Elena Muñoz est venue s’encastrer dans un réverbère au pied de votre immeuble ?

Paige ne se démonta pas.

— Non. Ecoutez, je suis crevée et j’ai coopéré. Partez, maintenant, s’il vous plaît.

— Vous ne nous avez pas dit toute la vérité ! s’exclama Morton. Mais on va vous laisser tranquille… pour l’instant. A propos, quand vous verrez M. Maynard, dites-lui que l’inspecteur Skinner a fini par reprendre du service, après des mois et des mois d’incapacité. Mais il ne travaillera plus jamais à la brigade des homicides. Il devra rester assis toute la journée devant un bureau jusqu’à l’âge de la retraite.

Elle se pencha vers Paige, ignorant cette fois le grondement menaçant de Peabody, et ajouta :

— Et dites à votre associé et ami que je vous ai à l’œil. Parce qu’il y a quelque chose qui pue dans cette affaire, et c’est son odeur que je sens.

Morton ouvrit en grand la porte d’entrée avant de se tourner vers Paige pour lui lancer une dernière pointe :

— Si vous savez quelque chose que vous me cachez, je ne vous ferai pas de cadeaux. Moi, je me fous complètement des journalistes qui vous appellent la bonne Samaritaine, et du nombre de fois que vos exploits ont été visionnés sur internet.

Ebahie par cette agressivité, Paige regarda les deux inspecteurs disparaître dans la cage d’escalier. Bashears avait l’air agacé, mais davantage par sa partenaire que par Paige. C’est déjà ça, songea-t-elle en refermant sa porte et en la verrouillant. Elle se tourna et vit, sans surprise, Clay qui était revenu dans la pièce. Sa mâchoire était crispée et son regard agité. Et plein de remords.

Paige s’affala comme une masse dans le fauteuil qui faisait face à son bureau.

— Alors ? Qui est l’inspecteur Skinner ? demanda-t-elle.

Clay s’assit sur le canapé, les yeux rivés sur la moquette.

— L’ancien partenaire de Morton. Skinner s’est fait tirer dessus par l’homme qui avait tué Nicki, après que j’ai découvert le corps. Parce que je n’avais pas informé d’emblée les flics de ce que je savais. Skinner a failli mourir. Quand j’ai entendu Morton s’annoncer à la porte, je me suis dit que l’entretien risquait d’être tumultueux. Elle ne m’aime pas beaucoup.

— Certes, dit Paige d’un ton pince-sans-rire. J’ai cru m’en apercevoir… Il faut que je parle de cette clé USB à quelqu’un… Je ne veux pas avoir un autre Skinner sur la conscience. Mais je ne veux pas en parler à Morton. Je la trouve terrifiante.

Il leva les yeux.

— Moi aussi, dit-il.

Paige soupira.

— Bon, dit-elle, ainsi, l’alibi de Ramon était vrai. Il n’a pas pu tuer Crystal Jones dans une remise de jardinier, il y a six ans. Et pourtant, l’arme du crime a été retrouvée dans un placard de sa chambre à coucher, emballée dans un tablier en toile, et cachée dans une botte appartenant à Elena. Quelqu’un l’a placée là. Peut-être des flics… Mais c’est une hypothèse un peu parano, quand même…

— Ça s’est déjà vu, vous savez… Des flics qui fabriquent des preuves…

Elle le regarda d’un œil soupçonneux.

— Et vous comptez m’en parler, un jour ?

— Sans doute pas, murmura-t-il. Ce ne sont pas les meilleurs souvenirs de ma carrière de flic.

— Vous ? Vous n’avez quand même pas…

La voix de Paige se perdit dans un murmure lorsqu’elle le vit secouer la tête.

— Moi, jamais ! protesta-t-il. J’ai essayé d’empêcher que ça arrive, une fois, mais l’affaire était trop importante…

— C’est pour ça que vous avez démissionné de la police.

— Oui. Si des flics sont impliqués dans cette affaire, elle est trop grosse pour vous et moi, Paige.

— Eh bien, des flics sont impliqués d’une manière ou d’une autre dans la mort d’Elena, c’est elle qui me l’a dit… Et cette Morton, qui a travaillé sur le meurtre de Crystal Jones, et qui remplace au pied levé Perkins… Tout ça ne me dit rien qui vaille. Je ne sais pas à qui on peut s’adresser.

— Je peux appeler la policière dont je vous ai parlé tout à l’heure. Je crois qu’on peut lui faire confiance.

— Comment avez-vous fait sa connaissance ? demanda Paige.

— Elle a enquêté sur le meurtre de Nicki.

— Donc elle travaille dans la même brigade que Morton, aux homicides. Même si Morton n’avait pas enquêté sur la mort de Crystal Jones, elle vous serait hostile, Clay. Et j’ai promis à Elena que je ne dirais rien aux flics. Vous pouvez me trouver superstitieuse, mais je ne suis pas du genre à revenir sur une promesse faite à une mourante.

Paige, qui éprouvait un début de migraine, se frotta le front avant de demander :

— Alors, à qui puis-je m’adresser pour agir dans les règles ?

Clay haussa les épaules.

— Pourquoi ne pas aller consulter un avocat ?

— Elena avait contacté l’une de ces organisations de juristes qui défendent les innocents et soutiennent ceux qui sont condamnés à tort. L’avocat qui l’a reçue lui a dit que, dans ce cas-là, le recours en révision du procès prendrait au moins dix ans, faute de nouvelles preuves. C’est ce que je lui ai dit moi-même, du reste…

— Vous n’avez aucun reproche à vous faire, Paige. Et maintenant, ces nouvelles preuves, vous les avez. Désormais, un avocat n’aura aucune raison de refuser d’intervenir. Et cette organisation de défense des innocents serait sans doute plus motivée pour accélérer la procédure du recours, et faire en sorte qu’elle dure moins de dix ans.

— Dix minutes de prison de plus, c’est encore trop long pour un innocent comme Ramon.

Peabody posa la tête sur les genoux de Paige, et elle se mit à le gratter entre les oreilles.

— Je pourrais aller voir un avocat, reprit-elle. Mais si des flics corrompus sont impliqués… Il faut prévenir aussi les autorités…

— On pourrait essayer de s’adresser au bureau du procureur.

— Le substitut Grayson Smith, peut-être, dit Paige en repensant aux minutes du procès de Ramon qu’elle avait passé des heures à consulter récemment. Il a été correct et droit, à l’audience.

— Aucune possibilité qu’il ait pu être corrompu ?

— Pas à ma connaissance. Il s’est simplement servi des éléments à charge que Morton et son ancien partenaire avaient réunis. Maria m’a dit qu’il a essayé de convaincre Ramon de conclure un accord avec l’accusation, mais Ramon a refusé. Pendant le procès, il s’est montré dur et sans concession avec Ramon, mais plein de respect, et même de compassion, pour Maria. Elle et Elena auraient voulu le haïr, mais elles ont été touchées par son attitude respectueuse. Elena envisageait même d’aller le voir pour lui demander de l’aide.

Elle se mordit la lèvre avant de poursuivre :

— Il faut bien que je fasse confiance à quelqu’un. Il y a déjà tant de fantômes qui me hantent… Je ne veux pas que quelqu’un meure parce que j’ai caché une information cruciale.

Elle pivota sur son fauteuil et ouvrit l’ordinateur portable dont elle se servait habituellement.

— Que faites-vous ? demanda Clay.

— J’ouvre ma fiche sur Grayson Smith.

La photo la plus récente de lui qu’elle avait trouvée avait été prise sur les marches du tribunal, l’hiver précédent. C’était un très beau garçon, grand et taillé comme un troisième ligne. Sa veste croisée en flanelle épousait les formes de ses épaules carrées comme si elle était faite sur mesure. Ses cheveux étaient très bruns, sa peau dorée.

— Il ne ressemble pas à un Smith1, dit Paige.

— Et alors ? C’est un critère ?

Elle haussa les épaules.

— Non, bien sûr. Mais ça m’amuse d’imaginer d’où viennent les gens. C’est peut-être dû au fait que j’étais la seule à avoir des cheveux bruns et des yeux noirs dans une famille d’origine norvégienne, où tout le monde était blond aux yeux bleus…

— Vous êtes une fille adoptive ? demanda Clay avec curiosité.

— Non.

Même si j’ai souvent regretté de ne pas l’être…

— Mais je n’ai jamais connu mon père, précisa-t-elle. Je suppose qu’il n’était pas blond, lui, et qu’il n’avait pas le type norvégien… Je vais prendre une douche, et ensuite, j’irai rendre visite à ce M. Smith.

— Et vous allez le regarder droit dans les yeux pour savoir s’il est digne de confiance ?

— Quelque chose dans ce genre-là…

— Cette méthode a déjà marché ?

Paige songea à toutes les relations ratées qu’elle avait vécues.

— Pas toujours…, reconnut-elle. J’aurais dû m’enfuir dès le premier contact avec au moins quatre-vingt-dix pour cent de mes anciens petits amis.

— Alors, pourquoi prendre ce risque ?

Elle réfléchit un instant avant de répondre :

— Parce que je ne vois pas quoi faire d’autre.

— Vous voulez que je vienne avec vous ?

— Je préférerais que vous alliez voir Maria. Je m’inquiète pour elle. Si le meurtrier pense qu’elle sait ce qu’Elena détenait, sa vie est peut-être en danger.

— S’il apprend que c’est vous qui détenez cette clé USB, c’est votre vie qui est peut-être en danger…

Paige sentit un frisson glacé lui parcourir la colonne vertébrale.

— Oui, dit-elle. J’en suis bien consciente.

Mardi 5 avril, 8 h 55

Silas déglutit quand il vit le numéro s’afficher sur son téléphone portable.

— Oui ? répondit-il, juste avant la dernière sonnerie, d’une voix impassible.

Il avait appris à jouer la comédie.

— Vous m’avez menti.

La mâchoire de Silas se crispa.

— Non, protesta-t-il. Je vous ai dit toute la vérité.

— Vous ne m’avez pas dit qu’Elena avait parlé avec quelqu’un avant de mourir. Il y a une vidéo qui circule sur internet où on la voit en train de le faire.

Silas sentit son sang se glacer. Une vidéo ?

— De l’endroit où j’étais posté, je ne l’ai pas vue parler, se justifia-t-il.

— Vous n’avez pas parlé non plus de la bonne Samaritaine qui s’est arrêtée pour lui porter secours…

— Si j’avais su qu’elles s’étaient parlé, j’aurais tué cette femme aussi.

— Il faut que je sache ce qu’elles se sont dit. Il faut que je sache exactement ce qu’Elena a découvert.

— Vous avez interrogé Denny ? Vous lui avez demandé ce qu’Elena avait trouvé chez lui ?

— Bien sûr, mais je n’ai pas encore obtenu de réponse vraiment claire, pour l’instant.

Il y avait une pointe d’amusement dans sa voix. Silas entendit un gémissement sourd en arrière-fond.

— Mais, reprit l’homme, j’ai su me montrer assez convaincant pour que M. Sandoval veuille bien me dire qu’Elena vous avait vu. Vous êtes arrivé au bar au moment où elle s’en échappait. Ça ne correspond pas à ce que vous m’aviez dit. Vous m’avez donc bel et bien menti.

— Je ne vous ai jamais dit qu’elle ne m’avait pas vu. Quand je suis arrivé au bar, elle était déjà dans sa voiture et Denny se lançait à sa poursuite. Je l’ai suivie et, à un moment, j’ai eu une occasion en or de la pousser hors de la route… C’est là que Denny s’est mis à la canarder. Je l’ai vue se diriger vers le groupe d’immeubles où elle travaille, et j’ai choisi de me poster sur le toit d’un bâtiment voisin. C’est la stricte vérité. Je suis arrivé sur le toit quelques secondes avant que sa voiture ne s’encastre dans un réverbère.

Au moment où l’autre femme a bondi comme une gazelle…

Son interlocuteur demeura silencieux, mais Silas ne percevait que trop bien sa colère sourde. Il ferma les yeux, sachant bien qu’il ne pouvait pas avoir le dessus.

— Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il docilement.

— Ah, je préfère ça. Ecoutez et obéissez, ou vous le paierez cher.

Il écouta, les mains moites. Et il décida d’obéir.

La désobéissance était trop risquée.

Lorsque l’homme eut fini de lui donner ses instructions, il raccrocha.

Juste à temps.

Il se força à sourire en ouvrant les bras au petit monstre qui lui avait redonné le goût de vivre.

— Salut, ma jolie, dit-il.

— Salut, mon papa, dit la petite fille.

Elle l’embrassa et le serra bien fort dans ses petits bras dodus de fillette de sept ans, puis elle posa les deux mains à plat sur les joues de Silas et le regarda d’un air grave.

— T’avais l’air tout triste, au téléphone… Pourquoi ? demanda-t-elle.

Il déposa un baiser sur le front de la fillette avant de répondre :

— Parce que Fluffy a mangé le gâteau que maman a fait pour mon dessert de ce soir.

Il ne lui mentait que lorsqu’il y était absolument contraint, mais il aurait dit n’importe quoi, et fait n’importe quoi, pour qu’elle ignore tout de ce qui se passait dans le monde réel. Pour qu’elle ne sache jamais la vérité sur moi.

Elle éclata d’un rire cristallin qui apaisa Silas.

— Maman t’en fera un autre, dit-elle.

Il la prit dans ses bras, regrettant de ne pouvoir la serrer avec toute la force de son amour pour elle. Il aurait pu lui briser les os s’il ne modérait pas son étreinte. Il fallait être prudent. Et il tâchait de l’être en toute circonstance.

— Sois sage, aujourd’hui, lui dit-il.

— Je vais essayer.

— Fais-le ou ne le fais pas…, dit-il avec une feinte sévérité.

— Essayer ne suffit pas ! conclut-elle machinalement, comme d’habitude.

— Je t’aime, ma chérie.

Elle se blottit contre son cou puissant.

— Moi aussi, je t’aime. Mais il faut que j’y aille. La cloche de l’école va sonner.

Il la posa par terre et souriait encore lorsqu’elle fila en lui adressant un dernier salut de la main. Il se tourna vers sa voiture, attendant qu’elle ait franchi les portes de l’école avant de relâcher le souffle qu’il retenait. Mais il n’éprouvait aucun soulagement. Cela faisait sept ans et demi qu’il retenait son souffle.

Sept ans et demi qu’il avait fait un horrible choix…

Il la regarda se mêler aux autres enfants, heureuse, en sécurité. Et aimée… Et il sut alors que si c’était à refaire, il referait le même horrible choix.

Mardi 5 avril, 11 h 15

— Vous avez appelé Anderson ? murmura Daphné tandis qu’ils s’installaient côte à côte au banc de l’accusation.

Ils attendaient que le jury du procès de Samson sorte de la salle de délibération.

— Ne me dites pas que vous avez oublié, insista-t-elle.

— Oui, je l’ai appelé, murmura Grayson. J’ai dû passer un accord avec l’avocat de ce salaud de Willis…

Et il en était malade. Un homme qui avait tué de sang-froid deux caissières allait pouvoir sortir de prison dans trois ans, en liberté conditionnelle. C’était dur à avaler. Lorsqu’il leva les yeux vers la porte de la salle de délibération, le premier juré pénétra dans la salle d’audience.

Dans cette affaire aussi, Anderson avait souhaité qu’il passe un accord avec la défense, mais Grayson s’était rebiffé. Les jurés avaient longuement délibéré, et le patron de Grayson avait prédit qu’ils n’allaient pas déclarer Samson coupable.

Mais Grayson était persuadé du contraire. Dans quelques instants, on saura lequel de nous deux avait raison, songea-t-il.

— Excusez-moi, chuchota Daphné, mais avez-vous parlé d’Elena à Bashears ?

Il hocha la tête.

— Les flics essaient de savoir à qui d’autre elle a parlé de son mari, dit-il à voix basse.

— Et vous avez appelé votre mère ?

Il grimaça.

— Zut, j’ai oublié…

— Grayson ! le rabroua-t-elle.

— J’étais trop occupé…

Il s’était replongé dans le dossier Muñoz, laissant en suspens d’autres tâches. Comme appeler sa mère, par exemple…

— Je l’appellerai après le verdict. Ah, enfin…, dit-il en voyant le dernier juré émerger de la salle de délibération. Croisez les doigts, murmura-t-il.

— La défense a l’air bien sûre d’elle, marmonna Daphné.

Le juge pénétra à son tour dans la salle d’audience et la tension dans la salle atteignit son comble.

— Le jury a-t-il achevé ses délibérations ? demanda le juge.

Grayson retint son souffle. Il venait de renoncer à poursuivre un meurtrier et ne parvenait décidément pas à s’en accommoder. Il craignait d’avoir les prochaines victimes de ce meurtrier sur la conscience.

Le meurtre d’Elena est une tragédie, mais tu n’y es pour rien, se dit-il.

Sauf qu’il s’était répété cette phrase toute la matinée sans parvenir à s’en convaincre entièrement. En relisant le dossier relatif au meurtre de Crystal Jones, il avait eu la désagréable impression que quelque chose lui avait échappé, à l’époque.

— Le jury déclare l’accusé coupable du crime d’homicide volontaire, commis avec des circonstances aggravantes.

— Bien, murmura sobrement Grayson, s’autorisant toutefois à frapper du poing sur son pupitre.

Des réactions diverses accueillirent ce verdict dans la salle d’audience — des murmures d’approbation parmi les proches de la victime, des cris de dépit du côté de ceux de l’accusé. Un hurlement de désespoir fit tourner la tête à Grayson vers le banc des accusés, et il vit la mère de Donald Samson étreindre son fils en sanglotant.

La mère de Ramon Muñoz avait eu la même réaction. Ainsi que son épouse.

Mais, c’est bien connu, tous les malfrats qui sont en prison ont une mère qui jure ses grands dieux que son fils est innocent…

Muñoz était coupable. On a retrouvé son ADN sur l’arme du crime. Et on a retrouvé l’arme du crime dans le placard de sa chambre à coucher. Et puis il n’avait pas d’alibi. Alors, arrête de te tracasser comme ça…

Grayson se tourna vers Daphné et hocha la tête. Elle avait travaillé dur sur ce dossier, presque autant que lui. Il se retourna pour serrer la main des proches de la victime, assis derrière lui.

Et il se figea. Elle était là. Elle. La femme aux yeux noirs. Elle se tenait debout, au dernier rang, et observait la scène.

Elle me regarde. Moi. Pourquoi ? Que fait-elle ici ?

Son cœur s’emballa lorsqu’elle lui rendit son regard. Elle était encore plus belle en chair et en os que sur l’écran du téléviseur. Elle était plus grande qu’il ne l’aurait cru, et ses cheveux bruns semblaient encore plus longs. Son visage n’avait plus la pâleur causée par le choc, son teint était merveilleusement hâlé. Etait-ce dû à un bronzage estival persistant, ou était-ce la couleur naturelle de sa peau ? Il n’aurait su le dire.

Elle était habillée d’une manière à la fois professionnelle et sensuelle. Son pantalon noir ajusté ne suffisait pas à dissimuler la longueur de ses jambes ni les courbes harmonieuses de ses hanches. Son pull-over noir à col rond laissait deviner une poitrine généreuse, mais sans la mouler ni dévoiler la moindre portion de chair.

Ses yeux étaient aussi noirs que dans la vidéo. Son regard était à la fois perçant et discret. Elle le regardait, aucun doute là-dessus. Pourquoi ? Il n’en avait pas la moindre idée.

— Merci, monsieur Smith…

Une voix chevrotante vint interrompre ses réflexions, et son attention passa de la femme aux yeux noirs à une vieille dame qui venait de lui prendre la main. C’était la grand-mère de la victime du meurtrier qui venait d’être reconnu coupable. Les yeux luisants de larmes, elle lui serra vivement la main et répéta :

— Merci.

— De rien, murmura-t-il. Ça va mieux ?

Elle redressa la tête et répondit :

— Oui. Ma petite-fille peut reposer en paix, maintenant. Et moi, je vais retrouver un peu de tranquillité d’esprit.

Les autres membres de la famille se rassemblèrent autour de Grayson. Ils pouvaient enfin tourner la page et se remettre à vivre. Même si Grayson ne pourrait jamais ressusciter l’être cher qu’ils avaient perdu, il leur avait rendu la paix de l’âme. Lorsqu’il eut serré la dernière main reconnaissante, il leva les yeux et constata que la femme aux yeux noirs était toujours là et qu’elle le regardait toujours, une veste rouge soigneusement pliée sur son bras gauche.

Pas besoin d’un diplôme de droit pour comprendre que sa présence avait un rapport avec Elena Muñoz. Lorsqu’il se dirigea vers elle, elle s’éclipsa par la porte de derrière. Le temps qu’il atteigne le couloir, elle avait disparu.

— C’était la femme qu’on voit dans la vidéo, dit Daphné. Vous la connaissez ?

— Non…, répondit Grayson, troublé. Et vous ?

— Pas du tout, mais je parie que vous n’allez pas tarder à faire sa connaissance. Vous allez informer Bashears et Morton de sa présence ici, ce matin ?

— Non, murmura-t-il.

Et il fut heureux que Daphné ne demande pas pourquoi, car il ne le savait pas lui-même.

— Bon, allons affronter les fauves, dit-il.

Et ils se dirigèrent vers la petite meute de journalistes qui les attendait à la sortie du tribunal.

— Monsieur Smith ! Monsieur Smith ! criaient-ils de toutes parts.

Grayson chassa la femme aux yeux noirs de son esprit pour reporter son attention sur les journalistes.

— C’est une victoire pour les victimes, déclara-t-il d’un ton solennel. Et leurs proches vont pouvoir se remettre à vivre normalement. Nous sommes satisfaits de la décision du jury. Justice a été faite ici, aujourd’hui.

Une tache rouge dans la foule attira son attention, à gauche de son champ de vision. Aux yeux de Grayson, elle paraissait être seule dans la cohue. Elle lui adressa un bref hochement de tête avant de couvrir sa tête de sa capuche rouge, comme pour dissimuler son visage, et s’éloigna d’un pas souple.

Il se fraya un chemin parmi les photographes et les cameramen en disant :

— Si vous souhaitez d’autres commentaires, adressez-vous au service de presse du tribunal.

Il descendit les marches du tribunal deux à deux, et se mit à marcher à grands pas dans la direction qu’elle avait prise.

— Vous allez lui parler ? demanda Daphné qui avait du mal à le suivre, perchée sur ses hauts talons.

— Si j’arrive à la rattraper, dit-il d’un ton découragé.

Elle a déjà dû tourner dans une rue adjacente, songea-t-il.

— Et si vous n’y arrivez pas ?

Grayson repensa au panneau à l’arrière-plan, dans le reportage de Phin Radcliffe :

BIENVENUE À BRAE BROOKE VILLAGE.

— Dans ce cas, j’irai chez elle, car je sais où elle habite.

— Comme tous les habitants de la planète disposant d’une connexion internet.

Il songea à Elena, à son front troué par une balle…

— Je sais, dit-il. Vous voulez me rendre un service ? Retournez au bureau et trouvez le plus possible d’informations à son sujet.

— En commençant par son nom, peut-être ? demanda Daphné.

— Oui. Ce serait un bon début. Merci, Daphné.

La femme aux yeux noirs vivait à la périphérie de la ville. Si elle était venue en voiture, elle avait bien dû se garer quelque part. Il y avait un parking couvert à un pâté de maisons du tribunal.

Pourvu qu’elle y soit encore. Pourvu que je la rattrape à temps…, pria-t-il.

Mardi 5 avril, 11 h 50

Eh bien, c’était un coup pour rien, se dit Paige en marchant vers le parking où elle avait garé son 4x4, d’un pas aussi rapide que le permettaient ses genoux endoloris. Dire que je croyais pouvoir déterminer s’il était digne de confiance d’un simple coup d’œil… Quelle idiote !

Elle était venue, elle avait vu et elle était repartie, plus perplexe qu’auparavant. Tout ce qu’elle pouvait déduire de cette tentative avortée, c’était que les photos de Grayson Smith ne le flattaient guère. Certes, il paraissait terriblement séduisant sur les photos de presse qu’elle avait vues sur internet, mais, en personne, il était carrément impressionnant. Il avait le physique d’un joueur de football américain, mais elle lui trouvait en outre une présence, un maintien, une prestance qui semblaient dire : « Ne vous en faites pas, je suis là et je vais tout arranger. »

Les gens qui s’étaient bousculés pour lui serrer la main avaient ressenti la même chose. Elle l’avait lu sur leurs visages reconnaissants pendant qu’ils le couvraient de remerciements et le félicitaient d’avoir obtenu justice et réparation.

Elle aurait pu attribuer cette aura au fait que c’était un procureur passionné par son métier, qui accumulait les succès professionnels. Mais cela, elle le savait avant de le voir en chair et en os. En l’observant pendant l’audience, elle avait perçu chez lui de la passion et du courage.

Elle aurait même admis, dans un moment de faiblesse, qu’elle était fascinée par cet homme. Et qu’elle était beaucoup trop attirée par lui pour le juger impartialement.

Mais elle ne savait toujours pas si elle pouvait se fier à lui. Elle en mourait d’envie, pourtant. Mais elle s’était trop souvent laissé abuser, dans le passé, par une belle gueule ou de belles paroles pour succomber d’emblée aux charmes d’un inconnu.

Elle avait spontanément accordé sa confiance aux différents hommes qui avaient plus ou moins brièvement partagé sa vie. Que de déconvenues ! Mais c’était bien fini, tout ça. A une époque, une déception sentimentale chassait l’autre…

Je cherchais l’amour sans jamais frapper à la bonne porte, et je m’en voulais terriblement d’être aussi nulle dans mes choix.

Mais ces errements appartenaient à un passé révolu. Depuis dix-huit mois, elle s’était interdit toute liaison amoureuse, ayant vu sa meilleure amie dénicher la perle rare, l’homme idéal. La relation qui unissait Olivia et David était d’une qualité si supérieure aux amours passagères qu’avait collectionnées Paige qu’elle en éprouvait une pointe de jalousie.

Elle désirait vivre ce que vivaient Olivia et David. Elle voulait rencontrer l’homme avec qui elle serait heureuse jusqu’à la fin de ses jours. Et elle s’était donc astreinte à la plus stricte abstinence en attendant de trouver un tel compagnon.

Ce qui voulait dire qu’elle n’avait pas eu de rapports sexuels depuis dix-huit mois.

Cette cure de chasteté n’était certes pas une partie de plaisir, c’était même une « partie de déplaisir », comme disait en riant Olivia, qui avait, elle aussi, connu les affres de la solitude et de l’abstinence.

Olivia… J’aurais dû l’appeler pour la rassurer…

Tous ses amis du Minnesota devaient s’inquiéter. Le feu passa au vert et Paige s’arrêta au carrefour, laissant s’écouler le flot de véhicules. En consultant la messagerie de son téléphone portable, elle fut contrariée de constater qu’elle était saturée et qu’elle ne reconnaissait pas la plupart des numéros qui s’affichaient sur l’écran. Selon toutes les probabilités, son numéro avait circulé parmi les journalistes.

Il y avait aussi des numéros en provenance de Minneapolis. Olivia avait appelé à six reprises. Paige composa le numéro de son amie et se prépara à essuyer une diatribe. Elle ne fut pas déçue.

— Mon Dieu ! s’exclama Olivia. On était terriblement inquiets, David et moi…

— Je vais très bien, Olivia, dit calmement Paige. Je n’ai pas été blessée, je n’ai rien de cassé.

— Tu as failli te prendre une balle ! Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Une victime avait besoin de moi, figure-toi ! Toi et David, vous auriez réagi de la même manière !

Olivia était inspecteur à la brigade des homicides de Minneapolis et son mari était pompier. Leurs professions mêmes consistaient donc à se mettre en danger pour sauver des vies.

— Oui, bien sûr, maugréa Olivia. Mais tu aurais dû nous appeler. C’est David qui m’a appris la nouvelle et lui-même la tenait d’un de ses collègues de la caserne de pompiers, qui avait vu la vidéo sur YouTube.

— Oui, la matinée a été riche en événements, reconnut Paige.

— C’est le moins qu’on puisse dire. Tu vas vraiment bien ? Sur la vidéo, on te voit sauter et atterrir sur les genoux…

— Je vais bien, insista Paige. Je suis juste un peu secouée. Mais je n’ai rien de cassé, pas le moindre bobo.

Il y eut un instant de silence, puis Olivia lâcha un soupir.

— Ce n’est pas ça qui m’inquiète, en fait, finit-elle par admettre. Paige, c’est la deuxième femme que tu vois se faire tuer en moins d’un an. Tu dois être plus qu’« un peu secouée ». Tu pourrais peut-être consulter quelqu’un…

— Tu veux dire un psy ?

— Oui.

— Je n’ai pas besoin de psy ! protesta Paige d’un ton catégorique.

— Moi aussi, je pensais que je pouvais m’en passer. Mais le spectacle de la mort a fini par me miner. Et ça m’a fait du bien de pouvoir me confier et d’être aidée. Depuis, j’arrive à dormir la nuit… Et toi ?

— Non, reconnut Paige.

— Toujours le même rêve ?

Paige déglutit avant de répondre :

— Oui.

— Ce qui t’est arrivé aujourd’hui ne risque pas d’arranger les choses. Promets-moi que tu vas réfléchir à la possibilité de consulter un psy. Fais-le pour moi, s’il te plaît.

— C’est promis.

— Que tu y réfléchiras ou que tu iras consulter ?

— J’y penserai, éluda Paige.

Olivia soupira.

— Je n’en espérais pas tant, dit-elle avec une pointe de dépit.

Paige entendit une conversation en arrière-fond.

— David me demande de te dire, reprit Olivia, qu’il a posté des photos de sa cérémonie de remise de ceinture sur Facebook. Il a beaucoup regretté ton absence, hier soir. Tu nous manques, Paige.

Paige leva les yeux vers le feu, lui adjurant intérieurement de passer au rouge.

— J’aurais aimé y être, dit-elle. La ceinture noire deuxième dan, c’est quelque chose !

C’était un honneur, une preuve de réussite pour David. Elle regrettait de ne pas avoir assisté à cette cérémonie. Mais, pendant qu’elle avait lieu, Paige était en train de faire quelque chose de beaucoup plus important : sauver Zachary Davis.

— Dis-lui que je suis fière de lui, reprit-elle.

— Tu as trouvé un dojo, à Baltimore ? demanda Olivia sur un ton qui indiquait qu’elle connaissait déjà la réponse.

— Non, pas encore. Mais je m’entraîne toute seule à la salle de sport.

— C’est ce que tu m’as répondu la dernière fois que je t’ai posé la question.

Et c’est sans doute ce que je te répondrai la prochaine fois… Son club de karaté, à Minneapolis, lui avait tenu lieu de deuxième foyer, de famille de substitution. Mais, depuis les événements de l’été précédent, Paige faisait un blocage et n’avait pas réussi à franchir les portes d’un dojo. Il y avait des taches de sang sur son kimono qu’elle n’avait jamais nettoyées. Quelques mois après l’agression, elle avait acheté un kimono neuf, d’un blanc étincelant, mais elle ne l’avait jamais porté. Elle n’y arrivait tout simplement pas. Elle avait essayé, pourtant. A plusieurs reprises. Finalement, elle l’avait rangé au fond d’un placard.

Un jour, elle le savait, elle serait prête à le remettre. Elle entretenait sa forme, son tonus, son adresse — tout ce qui fait un bon karatéka. Mais le dojo, avec ses rites et son ambiance familiale, lui manquait terriblement.

Un jour, j’y reviendrai… Bientôt…

Le feu passa enfin au vert, et Paige traversa la rue à grands pas. Quelque chose se mit à vibrer dans la poche de sa veste. Elle sursauta avant de s’apercevoir que c’était son téléphone jetable qui sonnait. Clay était le seul à avoir ce numéro.

— Il faut que je te quitte, dit-elle. Passe le bonjour à tous les amis. Je te rappellerai plus tard.

Elle raccrocha avant qu’Olivia puisse protester et ouvrit le téléphone.

— Où êtes-vous ? demanda Clay d’une voix tendue.

— Toujours dans le centre-ville. Pourquoi ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Maria Muñoz est aux urgences, répondit Clay.

— Quoi ! Pourquoi ?

— Crise cardiaque… Son fils cadet m’a dit que ce n’était pas la première fois. Elle s’est effondrée quand les flics sont venus lui apprendre la mort d’Elena. Elle a repris connaissance, et son fils m’a dit qu’elle n’avait rien dit aux flics sur vous ou sur l’affaire. Lui non plus, d’ailleurs.

— Mon Dieu… Vous lui avez parlé de la clé USB ?

— Non. Il vaut mieux que le moins de monde possible soit au courant. J’ai cru comprendre qu’Elena n’en avait parlé à aucun des membres de sa famille. Ils savaient qu’elle devait aller au bar où Ramon a passé la soirée du meurtre de Crystal Jones. Ils l’ont suppliée de ne pas y aller, mais elle était fermement décidée à obtenir des preuves de l’innocence de son mari.

— Il faut qu’on sache comment elle s’est procuré la clé USB. Elle ne l’a pas trouvée dans un bol de cacahuètes en allant boire un coup dans ce bar.

— Je crois avoir deviné, soupira Clay. Elena avait un physique très différent, il y a six ans.

— Je sais. Elle m’a confié qu’elle avait perdu presque trente kilos depuis l’arrestation de Ramon.

Son travail au sein de l’entreprise familiale de nettoyage était en effet exténuant.

— En quoi est-ce important ?

— Le frère de Ramon m’a dit qu’Elena avait confié à ses proches qu’elle en avait marre de nettoyer des toilettes et de laver des parquets, tout ça parce que Ramon n’avait pas su se retenir il y a six ans… Elle clamait partout qu’elle allait démissionner de l’entreprise de Maria. Le frère m’a dit que les membres de la famille savaient que c’était, en fait, un stratagème dans le but de se faire embaucher par le tenancier du bar.

— Le bar où Ramon a prétendu avoir passé la soirée, le jour du meurtre ? Je lui avais pourtant conseillé de ne pas y mettre les pieds. Je lui avais promis que j’irais moi-même enquêter sur place.

— Oui… Eh bien, elle ne vous a pas écoutée…

— Depuis quand travaillait-elle dans ce bar ?

— Depuis quinze jours. Elle voulait se rapprocher du tenancier. Elle voulait savoir pourquoi il avait menti, au procès. Apparemment, elle a su s’y prendre, et elle a… donné de sa personne.

Paige grimaça.

— Mon Dieu… Ne me dites pas qu’elle a couché avec ce mec visqueux !

— Il paraît que c’est ce qu’elle a fait… Du moins, c’est ce que Ramon a entendu dire, en prison. Denny Sandoval était tout fier d’avoir couché avec la femme de Ramon, et il a fait en sorte que celui-ci ne l’ignore pas. Ce genre de nouvelle se propage vite. Ramon a pété un câble. Son frère m’a dit qu’il s’était bagarré avec des caïds dans la cour de promenade, des mecs qui le chambraient sur son cocufiage…

Paige eut un accès de nausée.

— Ramon est vivant ?

— Il est à l’hôpital pénitentiaire. Il s’est fait sérieusement amocher. Il survivra à ses blessures, mais l’un des types qu’il a roués de coups est entre la vie et la mort.

— Et s’il meurt, Ramon sera vraiment un assassin… Ce n’est pas juste, déplora-t-elle rageusement.

— Rien n’est juste, dans cette affaire. Quand Elena est allée le voir à l’hôpital, samedi dernier, Ramon lui a annoncé qu’il allait demander le divorce.

— Difficile de lui en vouloir, je suppose, étant donné ce qu’il a entendu dire. Mais vous avez raison, il est clair qu’elle a pris tous ces risques dans le seul but de mettre la main sur les photos qui peuvent innocenter Ramon. Je crois qu’elle estimait n’avoir plus rien à perdre.

Paige pénétra dans le parking couvert où elle avait laissé sa voiture.

— C’est bien ce que je pense aussi, dit Clay. Et le procureur ? Qu’avez-vous décidé ?

— Je ne sais pas encore. En fait, je ne lui ai pas parlé…

— Pourquoi ?

— Le temps que j’arrive au tribunal, il était déjà en salle d’audience. Il attendait qu’un jury rende son verdict. Après le verdict, il était entouré de journalistes, et je n’avais pas envie de jouer les vedettes dans une nouvelle vidéo…

Elle fronça les sourcils avant d’ajouter :

— Je ne le connais pas assez, en fait, pour savoir avec certitude si je peux me fier à lui. Quand les jurés ont déclaré l’accusé coupable, Smith jubilait… Il avait l’air vraiment heureux.

— C’est normal, pour un procureur ! Pour lui, chaque condamnation est un succès. N’oubliez pas que la plupart des accusés dont il obtient la condamnation sont coupables, Paige.

— Je sais, je sais. Je crains simplement que les photos qu’Elena a payées de sa vie ne soient « égarées » ou, pire, détruites si je les remets à la justice. Je pense maintenant qu’il vaut mieux s’adresser à un avocat. Ce sera plus sûr. J’ai essayé de joindre celui qui a défendu Ramon, Bob Bond, mais il est décédé il y a quelques années. Vous en connaissez d’autres ?

— Quelques-uns. Où êtes-vous, là ?

Elle sortit de sa poche les clés de sa voiture.

— Dans un parking couvert. Je m’apprête à rentrer chez moi.

— Non ! lança-t-il avec une telle intensité que Paige tressaillit. Ne vous mettez pas tout de suite au volant !

— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-elle sèchement. Vous m’avez fait peur.

— Vérifiez qu’il n’y a pas de dispositif de pistage dans votre voiture. Commencez par regarder sous le pare-chocs avant.

— Maudits journalistes…, maugréa Paige.

Elle s’accroupit et entreprit de suivre le conseil de Clay.

— Pourquoi à cet endroit plutôt qu’un autre ? s’enquit-elle.

— Premièrement, c’est là que c’est le plus facile à planquer. Deuxièmement, c’est sous mon propre pare-chocs que je viens d’en trouver un…

Elle s’immobilisa, la main sur la calandre.

— Avant ou après votre visite à la famille de Maria ? demanda-t-elle.

— Avant. J’ai laissé le mouchard électronique en place, et je suis allé au bureau où j’ai échangé ma voiture contre celle d’Alyssa. Je lui ai dit de prendre sa journée et d’aller se promener partout en ville avec ma voiture.

— Les journalistes, dit Paige en gloussant, vont passer pas mal de temps devant un salon de coiffure, s’ils pistent Alyssa.

— C’est le but du jeu, dit Clay.

Les doigts de Paige se refermèrent sur un petit objet métallique aimanté, qu’elle décolla de la face interne de son pare-chocs avant.

— Je l’ai trouvé. Quelle bande d’ordures, ces pisse-copies !

Ses genoux pliés, encore endoloris par sa chute, commençaient à la lancer, et elle se leva.

— Il faut que j’étire mes…

Elle n’eut pas le temps d’achever sa phrase qu’un bras, dur comme l’acier, s’enroulait autour de son cou. Du coin de l’œil, elle vit une lame étinceler, et elle donna un coup de coude vers l’arrière tout en projetant son corps vers la droite.

Fuir ! fut sa seule pensée.

Elle se contorsionna comme une anguille et parvint à se défaire de l’étreinte de son agresseur. Dans son élan, elle atterrit rudement sur le sol en béton et, mue par son seul instinct, roula sur elle-même et décocha de toutes ses forces un coup de pied dans les genoux de l’homme.

C’était un colosse, une énorme brute, et le coup de pied qu’elle venait de lui porter si violemment ne lui fit pas plus d’effet que s’il avait été assené par une fillette. Il se pencha vers elle pour lui saisir les cheveux, brandissant son couteau, prêt à la poignarder.

Je vais mourir si je ne me défends pas, songea-t-elle. Attention au couteau !

Elle s’apprêtait à lui donner un nouveau coup de pied lorsque, brusquement, le colosse vacilla puis tomba lourdement sur les genoux, faisant trembler le sol sous son poids. Paige lança son coup de pied, atteignant la main qui tenait le couteau, lequel fut projeté dans les airs et alla atterrir sous la voiture en résonnant dans le parking.

L’homme s’effondra, comme dans un film au ralenti, et Paige s’écarta vivement pour éviter d’être écrasée sous cette masse de muscles.

Allongée sur le flanc, elle leva les yeux, le cœur battant à tout rompre.

C’était lui qui avait terrassé le colosse…

Grayson Smith !

Le substitut se tenait au-dessus de l’homme au couteau, le regard farouche et les bras encore tendus, brandissant un attaché-case en guise de matraque.

Un guerrier en costume.

Il voulut saisir l’agresseur au collet, mais celui-ci se releva d’un bond et détala sans demander son reste. Smith se mit d’abord à le poursuivre mais, après avoir regardé Paige, se ravisa et s’arrêta net, en proférant un juron. Il lâcha son attaché-case, qui heurta le sol lourdement, et s’agenouilla à côté d’elle.

— Vous êtes blessée ? demanda-t-il.

Paige porta la main à sa gorge et sentit une substance chaude et gluante lui poisser les doigts. Elle fixa d’un air incrédule sa main, maculée de sang pour la deuxième fois de la journée.

— Bon sang…, grommela-t-elle.

Smith sortit un mouchoir de la poche de son veston et le pressa contre la plaie pour endiguer l’hémorragie. Puis il lui prit le menton entre le pouce et l’index et le souleva, la forçant à le regarder dans les yeux.

— Mais qui diable êtes-vous ? grommela-t-il.

1. . Smith est un patronyme très répandu parmi les Américains d’origine anglaise, donc a priori plutôt blonds aux yeux bleus et à la peau claire (NdT).