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Jeudi 7 avril, 16 heures

— Ça va ? demanda Joseph.

Grayson se tourna vers son frère, qui était au volant.

— Non, ça ne va pas. Je n’avais encore jamais vu quelqu’un se faire sauter la cervelle. Je ne savais pas que cette expression était aussi pertinente.

— Ce n’est pas un spectacle qu’on oublie de sitôt, en effet, répondit sobrement Joseph. Quand tu auras retrouvé Paige, vous devriez aller chez moi pour essayer de dormir un peu. Tu es crevé, il te faut du repos. Je dormirai sur le canapé…

— C’est sympa de ta part, dit Grayson.

Il était sincère, mais ce dont il avait vraiment besoin en cet instant, c’était de faire l’amour avec Paige. Il en avait tellement envie que c’en était presque effrayant.

— Mais je ne crois pas que je pourrais « dormir », sachant que tu es sur le canapé.

Joseph fronça les sourcils.

— Quand je parle de « dormir », je veux dire roupiller, pioncer, en écraser, dit-il. Comme une bûche. D’un sommeil réparateur. Sans faire de galipettes…

— Ah bon ? Je croyais que c’était un euphémisme pudique…

Grayson se tourna vers la vitre et ajouta :

— Figure-toi que je n’ai aucunement l’intention de dormir comme une bûche quand je serai seul avec Paige.

A sa grande surprise, il entendit Joseph éclater de rire.

— Merci de me prendre pour un lourdaud, ironisa-t-il.

— Tu réagirais de la même manière, à ma place.

— C’est vrai.

Le téléphone de Grayson se mit alors à vibrer dans sa poche.

— Stevie, dit-il en décrochant. Il y a un problème ?

— Pour l’instant, tout va bien, dit-elle. J.D. va s’en tirer. Lucy est avec lui. Il a été placé dans une chambre particulière et va rester en observation toute la nuit. Mais il pourra rentrer chez lui dès demain.

— Tant mieux. J’ai appelé le cabinet de Thorne, mais il était absent. J’ai laissé mon numéro de portable et le tien.

— Je viens de le voir, dit Stevie. Il est venu à l’hôpital avec Lucy. Je lui ai parlé de ce que nous attendions de lui. Il m’a demandé de lui laisser quelques heures pour se renseigner. On doit se retrouver chez moi ensuite.

— Pourquoi chez toi ?

— Parce que je n’ai pas passé une soirée entière avec Cordelia depuis une semaine, et qu’Izzy a un rendez-vous galant.

— Ce sont d’excellentes raisons. Tu ne vois aucun inconvénient à ce que je vienne avec Paige ?

— Il ne m’est même pas venu à l’esprit que tu puisses la laisser seule.

— Et son chien ?

Stevie lâcha un petit soupir.

— S’il mâchouille ne serait-ce qu’un pied de canapé, dit-elle, la réparation sera à tes frais.

— Entendu. Je passe prendre Paige et on se retrouve chez toi dans deux heures.

Joseph le regarda d’un air narquois.

— Tant pis pour les galipettes, ironisa-t-il.

— En deux heures, je peux faire beaucoup de choses, rétorqua Grayson.

Il regarda autour de lui d’un air impatient.

— Maudits embouteillages ! Elles seront sorties de chez Reba avant qu’on n’y arrive.

— Il faut voir les choses du bon côté, dit Joseph d’un ton enjoué. Il y a douze fois deux heures chaque jour. Tu peux donc remettre ça à demain.

— Idiot…, maugréa Grayson.

Jeudi 7 avril, 16 h 05

— Louis contre Reba, dit Clay après s’être mis au volant.

Il démarra et ajouta :

— On se serait cru dans une émission de télé-réalité sur les haines familiales.

Assise sur le siège du passager, Daphné secoua la tête.

— Et c’est peu dire, fit-elle remarquer.

— Il m’a vue, dit Paige, encore un peu troublée. Je parle de Louis…

— Je sais, dit Clay. Je l’ai vu vous faire un clin d’œil. Il ne me plaît pas beaucoup, ce lascar.

— Il est louche. Il était présent au domaine, la nuit où Crystal a été tuée.

— Tiens, tiens ! murmura Daphné. Et on dirait qu’il va couper les vivres à Rex.

— Privé d’avocat pour le tirer du pétrin, Rex sera peut-être plus disposé à se mettre à table, dit Paige. Ça pourrait l’inciter à nous en dire plus sur ce feuilleton familial.

— Alors, qu’avez-vous trouvé ? lui demanda Daphné.

— Tout ce que je cherchais, mais je ne pourrai examiner les photos qu’une fois revenue chez Grayson.

Dans la confusion qui avait suivi la blessure par balle de J.D., elle avait oublié son ordinateur portable dans la maison.

— J’aurais dû prendre un de mes ordis de rechange quand je suis repassée chez moi…

— Vous étiez un peu troublée, fit remarquer Daphné.

Ce qui était peu dire, une fois de plus.

Dans son appartement, Paige avait retrouvé le kimono souillé de sang qu’elle portait le soir où Thea était morte. Il se trouvait toujours dans le carton où elle l’avait rangé après le drame. A l’époque, elle avait d’abord décidé de le jeter, mais elle n’avait pu s’y résoudre ; elle l’avait donc remisé, telle une relique secrète, et avait acheté un kimono neuf — qu’elle n’avait jamais pu se résoudre à porter. En nouant sa ceinture noire pour la première fois depuis neuf mois, elle n’avait pu retenir une larme. Daphné l’avait prise dans ses bras pour la consoler, et elles avaient pleuré ensemble comme des madeleines. Ensuite, elles s’étaient maquillées afin d’être présentables pour le rendez-vous avec Reba.

— C’était un moment de grande émotion, reconnut Paige. Clay, emmenez-moi chez Grayson, il faut que je me mette au boulot.

— Et moi, je dois y récupérer ma voiture, dit Daphné. Ensuite, je retournerai chez moi pour me changer et redevenir moi-même.

— On va mettre pas mal de temps à arriver, fit remarquer Clay en tapotant sur le volant. Avec ces embouteillages, on n’a fait que quelques dizaines de mètres. On n’est pas rendus.

— Paige, vous devriez essayer de dor…

On frappa soudain sur la vitre arrière, et les mots de Daphné se changèrent en un petit cri. Paige serra les poings, prête à frapper, mais elle se détendit en voyant Grayson. Elle ouvrit sa portière et lança :

— Tu nous as flanqué une de ces trouilles !

Grayson s’assit à côté d’elle et referma la portière derrière lui. D’un geste de la main, il salua Joseph, lequel roulait au volant de sa voiture dans la direction opposée, l’air morose.

— Pardon, dit-il, je ne voulais pas vous effrayer. Je vous ai vus rouler dans l’autre sens, j’ai dit à Joseph de me déposer et j’ai couru derrière votre voiture…

— Ah, c’est pour ça qu’il faisait la tête, fit remarquer Paige.

— Joseph est né en faisant la tête, répliqua Grayson. Je lui ferai mes excuses plus tard.

Il se cala sur la banquette arrière, et Paige se rendit compte qu’il était tout pâle.

Et qu’il avait du sang sur la manche.

— Tu es blessé ? demanda-t-elle en s’efforçant de garder son calme.

— Moi, non… Mais Anderson…

Daphné se retourna pour lui demander :

— Qu’a-t-il fait ?

— Il s’est tiré une balle dans la bouche.

— Oh ! mon Dieu ! s’exclamèrent en chœur Daphné et Paige, horrifiées.

— Pourquoi ? demanda simplement Clay.

— Il a tout avoué. Il a seulement nié avoir commandité l’attentat d’hier soir. Il a dit qu’il travaillait avec un avocat qui lui apportait des affaires à enterrer, un type du cabinet qui employait Bob Bond. Il ne m’a pas donné son nom. Il m’a juré qu’il ne le connaissait pas. Je lui ai dit qu’il était filmé et qu’il allait être sanctionné pour ses magouilles… Et soudain, il a sorti un pistolet et s’est fait sauter la cervelle. Il est mort sur le coup.

— Il aurait pu te tirer dessus, dit Paige en frémissant.

Elle se blottit contre lui, la tête sur son épaule. Son corps était ferme et puissant, chaud et haletant. Vivant. Mais il avait une fois de plus frôlé la mort.

Il la prit dans ses bras, la serrant bien fort.

— Oui, mais il ne l’a pas fait, répondit-il en déposant un baiser sur le front de Paige. C’était horrible, mais je m’en suis sorti sans une égratignure…

— Vous l’avez cru ? demanda Clay. Au sujet de l’attentat ?

— J’ai du mal à croire qu’il n’y est pour rien, mais il avait l’air sincèrement surpris et choqué quand je lui ai prouvé que c’est de son compte qu’a été viré l’argent destiné à payer Kapansky. Je ne sais plus quoi en penser.

— Cela pourrait vouloir dire que le commanditaire court toujours, fit remarquer Daphné.

— Oui, c’est possible, tout comme il est probable que le commanditaire en question travaille au cabinet d’avocats de Bond, dit Grayson. Nous sommes en train de nous renseigner sur les collaborateurs de ce cabinet. Ils sont nombreux : il y a six avocats principaux, associés à une vingtaine d’autres avocats.

— Sans compter les administratifs, les auxiliaires juridiques, les secrétaires, ajouta Paige en fermant les yeux.

— Petit à petit, l’oiseau fait son nid, dit Daphné avec détermination. On finira bien par trouver notre suspect.

Jeudi 7 avril, 16 h 30

Epuisée, Stevie franchit la porte de sa maison. De tous les mauvais jours qu’elle avait vécus, celui-ci comptait parmi les pires. Son partenaire actuel était à l’hôpital, et c’était son ancien partenaire qui l’y avait envoyé. Et qui multipliait les meurtres depuis cinq jours.

Pour ajouter aux émotions de cette journée, Clay Maynard s’était porté à son secours, avait attendu en silence qu’elle se reprenne, il avait séché ses larmes. Elle aurait voulu qu’il la serre dans ses bras. Et elle avait l’impression que cela n’aurait pas déplu à Clay.

L’après-midi touchait à sa fin et son salon était plongé dans la pénombre. La maison était silencieuse, beaucoup trop silencieuse.

— Izzy ! appela-t-elle. Je suis rentrée !

Stevie jeta son sac à main sur la table de la salle à manger. Il atterrit à côté du courrier du jour, en attente. Elle étala les enveloppes, en quête d’une lettre n’ayant pas l’apparence d’une facture.

Il faudrait que je m’abonne à un magazine réjouissant… Quelque chose avec des fleurs… Ou, mieux encore, avec de la lingerie fine…

Elle tressaillit à cette pensée, sachant très bien qu’il n’y avait pas besoin d’être psy pour savoir d’où lui venait cette idée. Elle ouvrit son coffre à armes et y rangea son pistolet de service. Elle ne laissait jamais traîner d’armes à feu chez elle. Jamais. Elle referma le coffre et fit tourner la molette de la combinaison.

— Izzy ! répéta-t-elle un peu plus fort.

Elle entendit murmurer à l’étage et gravit l’escalier en hâte. La chambre de Cordelia était déserte. Le murmure venait du téléviseur dans la chambre d’Izzy. Il n’y avait personne à l’étage.

Le cœur de Stevie se mit à battre la chamade. Elle dévala l’escalier et se précipita dans la cuisine. Izzy était assise à la table, les mains à plat sur la nappe.

Sa sœur tourna la tête vers elle, les yeux emplis de larmes, de panique et de remords. Sans prononcer un mot, Stevie dirigea son regard vers un coin de la pièce.

Silas Dandridge était assis dans la pénombre, un pistolet dans la main droite.

Et Cordelia était assise sur ses genoux, bâillonnée par la grosse main de Silas.

Stevie ne put retenir les mots qui lui jaillirent de la bouche :

— Si tu fais du mal à ma fille, je te jure que je t’arrache la tête ! Lâche-la !

— Impossible, dit Silas. Il faut que tu m’aides.

— Je vais t’aider à aller en enfer !

— Assieds-toi, Stevie.

Il enfonça le canon de son pistolet dans les côtes de Cordelia, et celle-ci écarquilla les yeux, terrifiée.

— Je ne veux faire de mal à personne, poursuivit-il. J’ai besoin de toi. Il a enlevé Violet.

— Désolée de l’apprendre, dit Stevie en se forçant à parler calmement.

Le regard de Silas était égaré. Dément. Désespéré. Elle songea à ses armes, enfermées dans le coffre. Elle songea aussi à Grayson, à Paige et à Thorne. Ils allaient arriver…

Mais trop tard.

— Je t’ai demandé de t’asseoir, Stevie, dit Silas. S’il te plaît.

Désireuse de gagner du temps, Stevie obéit.

— Pose tes mains sur la table, bien en vue, ordonna Silas.

Stevie obéit de nouveau.

— Qui a enlevé Violet, Silas ? demanda-t-elle. Je peux t’aider à la libérer.

Il secoua la tête.

— Ce n’est pas pour ça que j’ai besoin de ton aide.

— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-elle, la bouche sèche.

Elle rassembla son courage et se força à le regarder en face. Si son regard restait rivé sur Cordelia, elle risquait de craquer. Et alors, tout le monde risquait fort de mourir.

— Pose ton portable sur la table et fais-le glisser vers moi. Je vais envoyer un message à Grayson, pour lui donner une adresse. Quand il répondra, nous prendrons la voiture de ta sœur. Tu conduiras. Je serai assis derrière toi. Ton enfant sera sur mes genoux et ta sœur sera allongée à mes pieds. Tu vas les bâillonner et leur masquer les yeux. Si tu n’obéis pas strictement à mes ordres ou si l’une d’entre vous tente d’appeler au secours ou de s’échapper, j’ouvre le feu. Cordelia sera la première à y passer.

— Tu cherches à débusquer Grayson et Paige pour pouvoir les abattre.

— Donne-moi ton portable, Stevie, dit-il, un rictus amer aux lèvres.

— Silas, tu as tort. Tu sais que tu ne devrais pas faire ça.

— Je sais, soupira-t-il. Mais je vais le faire quand même.

— Tu sacrifierais mon enfant pour sauver le tien ? Vraiment ?

Il serra les dents.

— Sans hésitation, répondit-il. Allez, donne-moi ton portable.

Jeudi 7 avril, 16 h 45

Paige fit monter Peabody à l’arrière de l’Escalade noire et salua de la main l’homme posté sur le toit de la maison de Grayson, un fusil à lunette à la main.

— Ouvrez bien l’œil, vous, là-haut ! lui cria-t-elle.

La police avait en effet placé une sentinelle bien en vue sur le toit — davantage pour calmer les voisins, selon Grayson, que pour assurer une véritable surveillance.

Un cordon de sécurité avait été mis en place autour de la maison. Quelques techniciens de la police scientifique s’attardaient encore à l’intérieur. Outre le tireur d’élite posté sur le toit, un agent de police montait la garde devant la porte d’entrée. La fenêtre brisée n’avait pas encore été remplacée, mais l’agent leur avait promis qu’elle ne tarderait pas à l’être.

On avait demandé à Grayson de quitter sa propre maison. Pour les deux heures de tête-à-tête amoureux avec Paige, c’est râpé, songea-t-il non sans regret.

— Pas la peine d’être si cordiale avec eux, grommela-t-il. Ça risque de les encourager à rester.

Paige lui plaqua un petit baiser réconfortant sur les lèvres.

— On a déjà eu de la chance qu’ils nous laissent entrer pour que tu puisses te changer et que je récupère Peabody, dit-elle.

Il monta dans le 4x4 et claqua rageusement la portière.

— Je sais, marmonna-t-il. Mais ça me met quand même en rogne…

— Bon, où allons-nous, maintenant ?

— Chez Stevie. On va arriver en avance, mais Izzy ne sera pas encore sortie pour son rendez-vous, et elle nous préparera une collation. Elle est un peu originale, mais elle sait cuisiner.

— Il faut que je la remercie pour les produits de beauté, dit Paige.

Elle sortit son ordinateur portable de son nouveau sac à dos.

— Où as-tu déniché ce sac ? demanda Grayson.

— Chez moi.

— Ah oui, quand tu es allée chercher ton kimono…

Elle le portait encore, par-dessus un T-shirt vert pomme à col rond, qui masquait son gilet pare-balles.

— Il te va très bien, ce kimono.

— Merci. Ça me fait du bien de le remettre enfin. J’ai emporté d’autres vêtements, à porter plus tard, mais je les ai choisis un peu au hasard, parce qu’on était pressées. Il y a peu de chances pour que ces frusques soient assorties entre elles.

— Tu n’as qu’à ne rien porter du tout, dit-il.

Elle émit un petit rire que Grayson jugea de bon augure.

Puis elle brancha le stylo-caméra dans un des ports USB de l’ordinateur.

— J’ai les noms et les adresses de tous les enfants ayant participé au programme MAC, annonça-t-elle.

— Et les photos de groupe ?

— Idem.

Elle travailla en silence un instant avant de dire :

— Tiens, tiens ! Sur chacune de ces photos, il y a une blondinette avec des cheveux bouclés, comme Crystal Jones… Quelle est la probabilité statistique d’une telle coïncidence ?

— Une blonde par an, ça n’a rien d’étrange. Mais une blonde bouclée, c’est quand même moins probable.

— Pendant que tu conduis, je vais me renseigner sur ce que sont devenus ces enfants, maintenant qu’ils sont adultes.

— Parle-moi en même temps, dit-il.

Elle le regarda d’un air intrigué.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Je suis mort de fatigue, j’ai peur de m’endormir. Et puis j’aime le son de ta voix…

— D’accord. Je vais commencer par les blondes avant de m’intéresser aux autres gamins. La blonde de 1984 se nommait Dawn Porter.

Elle pianota brièvement sur le clavier avant de reprendre :

— Il y a plus de cent Dawn Porter dans tout le pays. Je vais les trier par dates de naissance… Ça y est… Il en reste trois… Et il n’y en a qu’une qui soit née dans le Maryland.

— Ou vit-elle, à présent ?

— Je vérifie.

Paige se figea subitement et lâcha :

— Elle est morte.

— Quelles sont les causes du décès ? Elle devrait être jeune… Pas plus de quarante ans…

— Je fais une recherche sur les certificats de décès… Officiellement, Dawn Porter s’est suicidée…

Elle se tourna vers Grayson et ajouta :

— Moins d’un mois après le meurtre de Crystal Jones.

Grayson sentit un frisson lui glacer le dos.

— Ça pourrait être une coïncidence, dit-il sans trop de conviction. Comment a-t-elle mis fin à ses jours ?

— Ce n’est pas précisé sur le certificat de décès. Il va falloir demander son rapport au médecin légiste qui l’a autopsiée.

— Continue de vérifier, il faut savoir s’il y a d’autres cas semblables.

— En 1985, la blonde se nommait Kit Beechum…

Elle pianota pendant quelques minutes avant de soupirer :

— Elle s’est suicidée il y a trois ans…

Grayson sentit son estomac se nouer.

— Je crains le pire, dit-il.

— Moi aussi. Je vais voir si je trouve des articles de presse sur son décès. Il n’y en avait pas sur Dawn Porter.

Elle se replongea dans sa recherche et resta silencieuse pendant quelques minutes.

— Alors ? demanda-t-il avec impatience.

— Kit a eu des problèmes de drogue pendant des années, mais elle a fini par décrocher. Et puis, un jour, elle a fait une overdose… Ses proches ont été bouleversés par sa mort. Ils ont raconté à la presse comment elle avait lutté pour se libérer de l’emprise de la drogue. Elle travaillait comme bénévole dans une association… Comme Betsy Malone. Sauf que Kit travaillait avec des victimes d’abus sexuels…

— Ça ne veut pas forcément dire qu’elle en a été victime elle-même.

— Pas forcément, mais… Nous voici en 1986… Justine Rains…

Cette fois, Paige resta silencieuse plus longuement.

— Justine a été plus difficile à retrouver, dit-elle enfin. Elle s’est mariée et est partie s’installer au Texas. Encore une minute, que je vérifie si elle est encore vivante.

Elle expira lentement avant de s’exclamer :

— Bon sang !

— Elle est morte, elle aussi ?

— Oui, mais la cause du décès n’est pas précisée. En général, cela veut dire qu’il s’agit d’une mort naturelle.

— Elle était plus jeune que les deux précédentes… Quelle est la date de sa mort ?

— Elle est morte six mois après Crystal. Je vais fouiller dans les archives de presse pour essayer de trouver une nécro. C’est horrible de dire ça, mais j’espère qu’elle est morte d’un cancer ou qu’elle a été frappée par la foudre… N’importe quoi, pourvu que ça ne ressemble pas à un homicide.

Il attendit, le cœur battant.

— Alors ? demanda-t-il, impatient.

— Justine a perdu la vie dans un accident de voiture.

— Donc, là, ce n’est pas louche. Elle ne s’est pas suicidée, celle-là.

— Elle avait pris des barbituriques le jour de son accident. J’ai trouvé mieux qu’une nécro : un article sur les circonstances de sa mort dans la presse locale. Son mari a démenti qu’elle s’adonnait à la drogue.

La voix de Paige se brisa lorsqu’elle ajouta :

— Surtout que leur enfant se trouvait dans la voiture…

— Non ! Il est mort aussi ?

— Oui. Il n’avait que six ans. Les enquêteurs ont découvert qu’elle avait fait usage de drogues à la fin de son adolescence. Ses amis ont déclaré qu’elle semblait « hantée par des démons personnels », mais elle ne leur en parlait jamais. Sa mort a été considérée comme accidentelle par les autorités, mais le procès-verbal spécifie que l’accident a été causé par la prise de barbituriques.

Elle émit un soupir affligé et poursuivit :

— Son véhicule a heurté de plein fouet une autre voiture, dans laquelle se trouvaient deux jeunes, en route vers un centre commercial. Ils sont morts, eux aussi. Tiens, il y a même un deuxième article…

Elle soupira une nouvelle fois.

— Il y a pire, murmura-t-elle. Son mari a été poursuivi en justice par les familles des deux adolescents. Il s’est tiré une balle dans la tête.

Grayson repensa à la fin atroce de Charlie Anderson.

— Passons à l’année 1987, dit-il d’une voix tendue.

Jeudi 7 avril, 17 h 30

Quand Grayson s’arrêta devant la maison de Stevie, Paige était hébétée. Il éteignit le contact et ils restèrent un instant sans rien dire, assis sur leurs sièges.

— Huit femmes, murmura-t-elle. Toutes mortes. Et pour six d’entre elles, on a retrouvé des traces de la même drogue dans leur organisme…

Les deux autres étaient mortes de causes naturelles. L’une avait été emportée par un cancer fulgurant et l’autre avait été écrasée par une voiture à l’âge de quinze ans, plusieurs années avant le meurtre de Crystal. Les décès liés aux barbituriques étaient tous postérieurs à la mort de celle-ci.

— Et il nous reste encore huit années à vérifier, dit-il.

— Sept, en fait, puisque nous savons déjà que Crystal Jones est morte. Comment se fait-il que personne n’ait remarqué ces similitudes et fait le rapport entre tous ces décès suspects ? demanda-t-elle d’une voix pleine de colère.

— Ils sont survenus tout au long de cinq années, dans différents comtés de l’Etat, voire dans d’autres Etats. Le seul lien entre les victimes, c’est qu’elles ont participé au programme MAC. J’étais boy-scout quand j’étais gamin. Personne n’aurait fait le rapport avec d’autres gamins de ma troupe si quelque chose de similaire nous était arrivé à l’âge adulte. Et rien n’indique que ces filles de générations différentes se soient fréquentées, ni qu’elles aient été liées une fois adultes. La machination était parfaite…

— Il faut poursuivre cette recherche jusqu’au bout, dit-elle d’un ton ferme. Il faut savoir ce qui est arrivé aux autres.

— Pas ici, dit Grayson en regardant autour de lui. On ne peut pas rester assis dans cette voiture, bien en vue comme ça. Allons chez Stevie. Tu pourras terminer tes recherches pendant que j’appellerai Lucy Trask pour lui demander les rapports d’autopsie.

— Grayson, dit Paige en mettant son sac à dos, Rex McCloud était présent le soir de la mort de Crystal, mais il n’était pas encore né quand le programme MAC a débuté… Rex n’a donc a priori rien à voir avec ce qui a pu arriver à ces filles…

— Je sais. Je commence à douter sérieusement de sa culpabilité. On verra ça quand on sera à l’abri, chez Stevie.

Elle sortit, fixa la laisse de Peabody à son collier, et fronça les sourcils en constatant que la maison était plongée dans le noir.

— On dirait qu’il n’y a personne, fit-elle remarquer. On est en avance… Stevie n’est peut-être pas encore revenue.

Grayson s’immobilisa, subitement tendu.

— La voiture de Stevie est garée dans l’allée, ainsi que le monospace d’Izzy, dit-il. C’est bizarre… Je préférerais qu’on fasse le tour de la maison avant d’entrer.

— Comme tu veux. Je prends à droite, et toi à gauche.

Il fit mine de protester, mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle partit vers la droite avec Peabody, laissant à Grayson le soin de longer la maison de l’autre côté. Ce qu’il fit.

Il y avait une moto garée à l’arrière de la maison. Le moteur était froid.

Encore quelques pas, et il retomba sur Paige. Elle désigna la moto d’un air interrogateur. Il secoua la tête.

— Pas à elle, articula-t-il.

Il lui montra la porte de derrière, dont une des vitres était brisée. Paige se faufila jusqu’à la fenêtre de la cuisine.

Stevie était assise à la table, le visage livide, ses mains posées sur la nappe. Paige vit une autre paire de mains féminines à l’autre bout de la table. A gauche, à peine visible, une grosse chaussure d’homme et, dedans, un pied qui remuait nerveusement.

Paige s’écarta de la fenêtre et se tourna vers Grayson.

— Silas, chuchota-t-elle.

Grayson jeta lui aussi un coup d’œil furtif par la fenêtre et ferma brièvement les yeux.

— Cordelia est sur ses genoux, chuchota-t-il à son tour.

Il sortit son téléphone portable et se mit à rédiger un message.

Je vais me poster devant la porte principale et appeler police secours, lut Paige sur son propre téléphone. N’interviens que s’il tente de sortir. D’accord ?

Elle le regarda dans les yeux, hocha la tête et répondit simplement :

Ne meurs pas.

Il grimaça en lisant cette réponse. Puis il s’éclipsa et Paige resta seule avec Peabody à côté de la porte de derrière. Elle fit silencieusement glisser son sac à dos sur le sol, puis dégaina son 357 Magnum, ôta la sécurité et attendit.

Jeudi 7 avril, 17 h 30

Silas jeta un coup d’œil sur le téléphone portable de Stevie, espérant que Smith allait rappeler d’un moment à l’autre. Cela faisait une heure qu’il avait envoyé un SMS au procureur. Pourquoi ce dernier ne répondait-il pas ? Il était sûr du numéro, trouvé dans le répertoire du téléphone de Stevie. D’ailleurs, c’était le même numéro qu’il avait appelé la veille pour prévenir Smith que sa voiture allait exploser.

Il consulta la liste des appels et constata qu’il n’y avait eu aucun appel de Grayson de toute la journée. Il trouva cela étrange, vu ce qui s’était passé depuis le matin. Et comprit subitement pourquoi.

— Il a un nouveau téléphone, grommela-t-il. Un nouveau numéro…

Il se leva en titubant, traînant rudement Cordelia derrière lui.

— C’est bien ça, hein ? demanda-t-il.

Stevie tressaillit, fournissant ainsi à Silas une réponse à sa question.

— Nom de Dieu ! Tu m’as menti !

Il courut vers la porte principale, sans lâcher Cordelia. Il prit les clés de la voiture de Stevie sur la table de l’entrée, ouvrit la porte… et resta figé sur le seuil.

Grayson Smith lui barrait le chemin, pointant le canon de son pistolet vers sa tête.

— Lâchez-la, Silas. Ou je vous fais sauter la tête.

Silas souleva la fillette et se rendit compte qu’elle était trop petite pour lui servir de bouclier.

Il sentit la pointe d’une lame lui piquer la nuque.

— Lâche-la, lui dit Stevie d’une voix glaciale.

Silas jeta Cordelia vers Smith, fit volte-face et saisit le poignet de Stevie. Il avait calculé que celle-ci suivrait des yeux la trajectoire de sa fille, donnant à Silas l’occasion qu’il cherchait. Il serra de toutes ses forces, tordant le poignet de Stevie, qui dut lâcher le couteau.

Silas plaqua le canon de son pistolet sur la tempe de Stevie et lui serra la gorge du bras gauche. Cordelia hurlait. Grayson l’écarta vivement, la faisant passer derrière lui pour lui faire un rempart de son corps. Il descendit les marches du perron à reculons, les yeux rivés sur le pistolet que tenait Silas.

— Cours ! cria Stevie. Tire-toi d’ici, bon sang !

Grayson partit en courant, entraînant Cordelia avec lui, tourna au coin de la maison et disparut. Silas se rendit compte trop tard de son erreur.

*  *  *

Grayson serrait Cordelia contre lui en courant. Elle était en pleine crise d’angoisse, et s’agrippait à lui désespérément.

— Tout va bien se passer, dit-il. Calme-toi, petite. C’est fini…

Mais ce n’était pas fini du tout, pour l’enfant. Elle resterait certainement marquée à vie par ce qui venait de lui arriver.

Il vit Izzy sortir de la maison par la porte de derrière.

Paige… Où est-elle ? Dans la maison ?

Oui, sans doute Paige se trouvait-elle dans la maison.

Izzy pleurait à chaudes larmes.

— Il tient Stevie, dit-elle.

— Va chez les voisins. J’ai appelé la police.

Grayson força Cordelia, toujours prostrée, à détacher ses bras de son cou.

— Va avec tante Izzy, lui dit-il doucement. Je vais m’occuper de ta maman. Vite, Izzy, cours !

Izzy prit Cordelia dans ses bras et fila chez les voisins, frappa frénétiquement à la porte, qui s’ouvrit aussitôt, et elle fut comme happée par la maison.

Grayson inspira profondément et réfléchit un instant, tandis que le hurlement d’une sirène se faisait entendre au loin. Il revint en courant vers l’avant de la maison, l’arme au poing. Silas était en train de pousser Stevie vers la porte d’entrée. Son bras serrait toujours la gorge de la jeune femme, et le canon de son pistolet était toujours collé contre la tempe de celle-ci.

Quand Stevie vit Grayson, ses genoux fléchirent, ses épaules s’affaissèrent, ses yeux se remplirent de larmes.

— Cordelia ? demanda-t-elle.

— Elle est à l’abri, Stevie, répondit Grayson en s’approchant lentement. Elle n’est pas blessée.

— Lâchez votre arme, Grayson, ou je la tue ! dit Silas à voix basse. Je n’ai plus rien à perdre…

Grayson resta un instant immobile, haletant, songeant à ce qu’il pouvait faire.

— Vous êtes un bon tireur, Grayson, dit Silas. Mais je suis plus rapide que vous, vous le savez. Je ne veux pas être obligé de la tuer.

Grayson s’accroupit et posa son arme sur la première marche du perron.

— Reculez, ordonna Silas. Tout de suite !

Grayson fit un pas en arrière et vit le regard de Silas se transformer bestialement, une seconde avant qu’il ne passe à l’action. Silas écarta brutalement Stevie, avec une telle violence qu’elle tomba sur le sol et resta inanimée. Il leva son arme et visa…

Ma tête, songea Grayson. Il vise ma tête. Il leva les mains et s’écria :

— Ne tirez pas, Silas ! Laissez-moi vous aider !

— Désolé, dit Silas. Sincèrement désolé.

C’est alors qu’il bascula vers l’avant, lâchant son arme. Paige se trouvait derrière lui, agrippant fermement sa main et le regardant d’un air impassible. Elle le projeta vers l’avant et il s’effondra sur le perron. Elle lui fit une clé dans le dos et se baissa de manière à lui bloquer les reins avec le genou.

Silas se débattait vainement.

— Lâchez-moi ! hurla-t-il.

Il décocha une violente ruade, faisant basculer Paige par-dessus son dos. Paige heurta le mur de la maison et atterrit sur le sol, étourdie par le choc. Grayson bondit, plaqua Silas à terre, l’empêcha de se relever.

— Laissez tomber, Silas… C’est fini. Ce n’est pas comme ça que vous récupérerez votre petite-fille.

Mais Silas ne l’écoutait pas, et continuait à se débattre comme un fauve dans un filet.

Qu’est-ce qu’ils foutent, les flics ? se demanda Grayson.

Silas parvint alors à se retourner et le saisit à la gorge, lui enfonçant les doigts dans la trachée-artère. Suffocant, Grayson lui colla un crochet du droit dans la mâchoire, mais son adversaire ne broncha pas et continua de l’étrangler. Grayson le frappa de nouveau et, cette fois, Silas desserra son étreinte avant de pousser un cri de douleur.

Les crocs de Peabody étaient plantés dans la cuisse de Silas. Grayson lui fit une clé dans le dos et lui enfonça un genou dans le dos pour achever de l’immobiliser. Il jeta un coup d’œil en coin à son pistolet, toujours posé sur la première marche du perron, hors de portée.

— Ne le lâche pas, Peabody, ordonna tranquillement Paige. C’est le canon de mon pistolet que vous sentez sur votre crâne, Silas. Ne me forcez pas à tirer.

Silas se figea.

— Rappelez votre chien, dit-il d’une voix rauque.

— Pas encore, répliqua Paige. Stevie, vous n’avez rien de cassé ?

— Non, ça va, répondit celle-ci entre deux halètements.

Elle s’approcha de Silas, ramassa au passage le pistolet qu’il avait lâché, et décrocha la paire de menottes qui pendait à sa ceinture.

— Dites à votre chien de le lâcher, demanda-t-elle à Paige.

— Lâche-le, Peabody ! ordonna Paige.

Le chien obéit et s’assit à côté de Paige, en alerte. Sa maîtresse ne bougea pas d’un centimètre, pointant toujours son arme sur la tête de Silas.

Grayson saisit alors les poignets de Silas d’une main, et lui agrippa la nuque de l’autre.

Stevie s’agenouilla et lui mit sans ménagement une menotte au poignet gauche.

— Qui a enlevé Violet ? lui demanda-t-elle.

Dans la rue, des voitures freinaient brutalement en faisant crisser leurs pneus, des portières s’ouvraient, des ordres fusaient. Au moins trois voitures. Peut-être davantage.

Ce fut l’un de ces moments qu’on sent venir et qu’on ne peut pas empêcher. Le coup d’œil en coin de Stevie vers la porte… Le très bref moment d’inattention de Grayson… Et la crispation subite et presque imperceptible du corps de Silas.

— Stev…

Grayson n’eut le temps de prononcer que la première syllabe du nom de son amie : Silas bondit avec la force d’un taureau enragé, se redressant sur les genoux. Grayson se jeta sur lui, le frappa à la mâchoire une troisième fois. Silas tomba en arrière, accusa le coup, se releva presque aussitôt.

Et Grayson se figea. Silas se pencha vers lui, s’appuyant sur sa jambe valide. A son poignet gauche pendait la paire de menottes de Stevie. De sa main gauche, il brandissait un petit revolver à canon court.

Une fois de plus, Grayson se retrouvait face au canon d’une arme pointée par Silas. Il le vit appuyer sur la détente… Trois détonations résonnèrent simultanément. Grayson sentit des éclats de plâtre lui arroser le crâne.

Et Silas s’effondra. Sa chemise se teinta de rouge et Grayson vit le trou qui lui perçait le front. Le silence sinistre qui s’ensuivit fut rompu par un cri :

— Police ! Lâchez tous vos armes !

*  *  *

Paige baissa son arme, fixant avec horreur le trou dans la tête de Silas.

J’ai pourtant visé son poignet, songea-t-elle d’abord, éberluée.

Grayson…

Il était sain et sauf. Un cri muet de soulagement lui monta à la gorge. Grayson se tourna vers elle. Son regard exprimait encore l’angoisse et la stupeur.

— Mon Dieu…, murmura Stevie. Je l’ai tué…

Hébétée, elle continuait de viser Silas comme s’il était encore debout.

— J’ai dit : lâchez vos armes ! répéta une voix féminine.

Ces mots venaient du perron, où se tenaient les inspecteurs Morton et Bashears, en tenue de combat. Ils pointaient leurs armes vers les trois survivants, prêts à ouvrir le feu.

Paige s’accroupit lentement et posa son 357 par terre.

— Vous aussi, Stevie, ordonna Morton.

Stevie ne cilla pas. Toujours agenouillée, elle restait immobile et fixait Silas d’un air atterré.

— Allez, Stevie, dit tranquillement Grayson.

Il lui prit son pistolet et le posa sur le sol. Mais elle ne lui accorda pas un regard, ni à aucune des autres personnes présentes. Elle ne parvenait pas à décoller ses yeux du cadavre de son ex-partenaire.

— Il allait te tuer, murmura Stevie. Il était prêt à aller jusqu’au bout.

— Je sais, murmura Grayson. Mais il ne m’a pas tué. C’est lui qui est mort…

— Il aurait tué Cordelia, et Izzy…

Blême, Stevie se releva tant bien que mal.

— Il faut que je voie Cordelia, dit-elle.

— Où est la petite fille ? demanda Bashears d’une voix tendue.

— Chez les voisins, répondit Grayson en se relevant à son tour. Avec la sœur de Stevie.

Stevie se précipita vers la porte d’entrée de la maison voisine, mais Bashears la retint par la manche.

— Attendez, Stevie, dit-il.

Il pénétra dans l’entrée, suivi de Morton et de quatre agents en uniforme, et Peabody se dressa sur ses quatre pattes en grondant sourdement.

— Retenez votre chien, lança Morton. Ou je l’abats.

Et tu seras la prochaine à y passer, pensa rageusement Paige.

— Couché, Peabody ! dit-elle. Sa laisse est dans la cuisine.

— Allez la chercher, dit Bashears à l’un des agents. Paige, restez où vous êtes.

Elle obtempéra, rassurée par le ton cordial de l’inspecteur.

Morton s’agenouilla près de Silas et appuya du bout des doigts sur sa gorge.

— Il est mort, lâcha-t-elle.

— Vous êtes blessée ? demanda Bashears à Stevie.

— Au poignet, intervint Paige. Silas le lui a tordu pour la désarmer.

Elle désigna le couteau de cuisine qui gisait sur le parquet.

— Il menaçait de tuer sa fille, expliqua-t-elle.

Bashears jeta un regard mauvais au cadavre de Silas.

— Les secouristes sont dehors, dit-il. Il y a d’autres blessés ?

— A part Silas, personne n’a été touché, marmonna Grayson. Dieu merci…

L’agent revint avec la laisse, et Paige la fixa au collier de Peabody. Elle se tourna ensuite vers le corps sans vie de Silas Dandridge. Elle remarqua que son avant-bras était ensanglanté et qu’il y avait une plaie au niveau du poignet. A l’endroit que j’ai visé. Elle émit un petit soupir de soulagement en songeant : Ce n’est pas moi qui l’ai tué. La chemise blanche de Silas était trempée de sang. Silas avait donc été touché au torse. J’ai tiré une seule balle. Stevie aussi… La balle qu’avait tirée Silas avait atteint le plafond, et Grayson n’avait pas eu le temps de récupérer son arme. Alors, qui donc lui avait logé une balle dans la tête ?

— Trois balles, dit Paige à Bashears. Une dans le torse, la deuxième au poignet et la troisième dans la tête.

Stevie semblait émerger de son hébétude. Elle regarda le cadavre de Silas.

— J’ai tiré au jugé vers la poitrine, dit-elle.

— Et moi, j’ai visé son poignet, dit Paige. Mais qui a lui a tiré une balle dans la tête ?

— Moi, répliqua Morton. Bon, allez, il faut évacuer cette pièce… C’est une scène de crime.

Paige sentit son estomac se serrer. Morton aurait dû viser pour neutraliser Silas, pas pour le tuer. Elle avait dû voir Silas brandir son petit revolver et pris une décision rapide…

Rapide, mais fatale et définitive. Silas était mort, et il était le seul à savoir qui avait enlevé Violet.

Silas avait piégé Ramon. C’était très probable. Mais c’était Morton qui avait dirigé l’enquête sur le meurtre de Crystal. Paige jeta un coup d’œil vers Grayson, et vit qu’il regardait Morton d’un œil suspicieux, lui aussi.

Pourquoi Morton avait-elle délibérément tué Silas ?

La culpabilité de Silas ne signifie pas que Morton soit innocente.

Paige fut tentée de sortir tout de suite de la pièce, loin de Morton. Mais elle n’en fit rien, en espérant qu’elle se trompait et que celle-ci, en tirant, n’avait songé qu’à empêcher Silas de faire de nouvelles victimes.

— Je vais voir ma fille, annonça Stevie en s’éloignant de Bashears. Ensuite, je répondrai à vos questions, si vous en avez à me poser.

— Attendez, dit Bashears. La police de Toronto nous a appelés il y a une heure. Rose Dandridge a été retrouvée inanimée dans une chambre d’hôtel. Il semble qu’elle ait été frappée à plusieurs reprises à la tête avant d’être étranglée. Aucune trace de Violet, en revanche.

Stevie chancela en apprenant la nouvelle.

— Rose est morte ? demanda-t-elle en blêmissant.

— Non, répondit Bashears. Mais elle est dans le coma. Il faut retrouver Violet.

— Absolument, acquiesça Stevie.

— Alors, racontez-nous ce qui s’est passé. Je vous promets qu’ensuite, vous pourrez retrouver Cordelia.

— Silas était déjà là quand je suis arrivée. Cordelia était sur ses genoux, sous la menace de son pistolet, et Izzy était assise à la table de la cuisine. Il a envoyé un SMS à Grayson pour l’attirer dans un piège. Il avait l’intention de tuer Grayson et Paige pour récupérer Violet. Je savais que Grayson avait changé de numéro et qu’il ne recevrait pas ce message. J’ai essayé de gagner du temps.

— Et vous, comment se fait-il que vous soyez venu ici ? demanda Morton à Grayson.

— Nous devions dîner chez Stevie, expliqua Grayson. Ma maison est une scène de crime.

Grayson ment par omission, se dit Paige. Il se gardait bien de parler de Charlie Anderson ou de l’avocat véreux censé travailler dans le cabinet de Bond. Il ne dit pas non plus aux deux inspecteurs qu’il comptait sur Thomas Thorne pour se renseigner sur ce mystérieux personnage.

Cela veut dire que Grayson se méfie autant que moi de Morton et Bashears.

— Bon… Silas menaçait Cordelia. Et qu’est-il arrivé ensuite ? demanda avec insistance Bashears.

— Grayson s’est posté devant la porte principale, répondit Paige. Moi, j’ai ouvert la porte de derrière et fait sortir Izzy. Je lui ai dit de courir se mettre à l’abri et d’appeler des secours. Stevie avait déjà pris un couteau de cuisine et s’était lancée à la poursuite de Silas…

Elle relata la suite des événements avant de conclure :

— Et c’est alors que vous êtes arrivés.

— Et maintenant, je me tire, déclara Stevie en défiant Bashears du regard et en lui tournant le dos.

Bashears leva la main.

— Qui a enlevé Violet ?

— Silas ne nous l’a pas dit, répliqua Stevie par-dessus son épaule.

Et elle franchit en hâte le seuil de la porte d’entrée.

Bashears fit signe à deux des agents.

— Accompagnez-la chez les voisins, leur ordonna-t-il. L’un d’entre vous reste avec elle jusqu’à nouvel ordre, l’autre revient tout de suite avec sa sœur… Elle s’appelle Izzy.

Paige pensa à son sac à dos, espérant qu’Izzy avait eu la présence d’esprit de le mettre en lieu sûr, comme elle le lui avait demandé, pour éviter que les policiers n’en fouillent le contenu. Elle se méfiait tout particulièrement de Morton.

— Nom de Dieu ! s’écria Hyatt en faisant irruption dans la maison. Qu’est-ce qui s’est passé ici ?

Et il se mit à poser les mêmes questions que Bashears.

Paige attendait avec impatience qu’on les autorise à partir.

Il lui fallait impérativement récupérer son sac à dos, et finir de se renseigner sur les filles du programme MAC.

— Nous devons vous confisquer vos armes, déclara Bashears lorsque Hyatt eut obtenu toutes les réponses à ses questions. Pour les faire examiner par le laboratoire de balistique.

— Je comprends, dit Paige.

Cela n’avait aucune importance : elle en avait d’autres, des armes à feu.

Grayson se contenta de hocher la tête avant de demander :

— Bon, maintenant que vous avez nos déclarations, on peut y aller ?

— Quand vous voudrez, monsieur le procureur, répondit Hyatt. Vous pouvez partir. Vous aussi, mademoiselle Holden. Mais, comme vous avez fait usage de votre arme, je dois vous demander de rester à notre disposition en vue d’un autre interrogatoire.

— Mais bien sûr, dit Paige. Il ne faut pas que je quitte la ville, c’est ça ?

Hyatt inclina la tête.

— En gros, oui, répondit-il. Où allez-vous passer la nuit ?

— Chez moi, dit Grayson. En espérant que je sois autorisé à y retourner.

— L’unité de scène de crime en a presque fini avec son travail sur place, déclara Hyatt.

Il se tourna vers Paige pour ajouter :

— Mademoiselle Holden, je vous félicite pour la précision de votre tir au poignet de Silas.

Elle plissa les yeux, doutant un peu de la sincérité du compliment.

— Merci. Je ne voulais pas le tuer. Je voulais simplement qu’il ne nous tue pas. Et je pensais que vous auriez aimé l’interroger et en tirer des informations.

Hyatt considéra le cadavre en faisant la moue, avant de jeter un coup d’œil peu amène par-dessus son épaule.

— Malheureusement, c’est trop tard, soupira-t-il.

Paige crut que ce coup d’œil avait été dirigé vers Morton, mais elle ne pouvait en être sûre.

— Que comptez-vous faire pour tenter de retrouver Violet ? s’enquit Grayson.

— Maintenant que Dandridge ne constitue plus une menace, notre priorité, c’est de retrouver son enfant, répondit Hyatt.

Il se tourna alors vers Bashears.

— Allez chez Silas. Il doit bien y avoir là-bas un indice quelconque permettant de remonter au ravisseur de Violet. Nous allons demander l’aide du FBI et coordonner nos efforts avec la police canadienne.

— Et la sœur de Stevie ? demanda Morton. Il faut recueillir son témoignage.

— Je m’en occupe, dit Hyatt. Pendant que Bashears va fouiller le domicile de Dandridge, vous, inspecteur Morton, vous attendrez avec les agents l’arrivée d’un inspecteur divisionnaire. Vous retournerez au bureau, où vous rédigerez le rapport réglementaire sur les circonstances qui vous ont amenée à utiliser votre arme de service. Vous connaissez la politique très sourcilleuse de la police de Baltimore en la matière.

Morton serra les dents.

— Oui, chef, répondit-elle.

Et elle sortit de la maison sans se retourner une seule fois.

Paige savait que les policiers ayant fait un usage mortel d’une arme à feu étaient provisoirement écartés de leurs fonctions sur le terrain. L’ordre que venait de donner Hyatt n’avait donc rien de surprenant. Paige scruta le visage du lieutenant, mais n’y perçut aucun signe qu’il pensait que Morton avait agi de manière inappropriée en tuant Silas.

Lorsque Bashears et Morton furent sortis, Hyatt s’accroupit près du cadavre de Silas, lui palpa les poches et en sortit deux téléphones portables. L’un était un modèle de base, l’autre un smartphone. Hyatt ouvrit le premier.

— La liste des appels indique qu’il a appelé votre ancien portable, dit-il à Grayson. La nuit dernière…

— Oui, pour nous mettre en garde, répondit Grayson. Juste avant l’explosion…

— Il y a un appel sortant, sur l’autre appareil, provenant d’un numéro intraçable… A 11 h 32, ce matin.

— Deux heures et demie avant qu’il n’abatte J.D. Fitzpatrick, fit observer Paige.

— Mais aussi dans le laps de temps pendant lequel Rose a été agressée, selon la police de Toronto, dit Hyatt. C’est probablement un appel du ravisseur de Violet, ordonnant à Silas de vous tuer.

Il fixa le téléphone un instant avant de soupirer doucement.

— Il y a une photo de Rose dans une chambre, dit-il. Où elle a l’air morte…

Il rejeta un regard plein de pitié, mais aussi de colère, sur le cadavre de Silas.

— Pas étonnant qu’il ait pété un câble, ajouta-t-il en guise d’oraison funèbre.

Un cri rauque les fit tous sursauter. Toutes les têtes se tournèrent vers la porte d’entrée. Izzy se tenait sur le seuil, une main sur la bouche, les yeux écarquillés par l’horreur.

— Oh ! mon Dieu ! s’exclama-t-elle.

Grayson posa son bras sur l’épaule d’Izzy, se plaçant de manière à lui masquer le spectacle du cadavre.

— Stevie ne t’a pas dit qu’il était mort ?

— Si, répondit Izzy en combattant la nausée. Mais je n’avais encore jamais vu de cadavre.

Hyatt se leva.

— Venez avec moi dans la cuisine, dit-il à Izzy. Il faut que je recueille votre témoignage.

— D’accord, répliqua Izzy d’une voix tremblante.

En passant devant Paige, elle murmura :

— Vous devriez passer voir Stevie avant de partir. Elle est encore sous le choc…

— Nous n’y manquerons pas, lui promit Paige, qui comprit qu’Izzy avait remis son sac à dos à Stevie.

Izzy serra très fort Paige dans ses bras.

— Merci, murmura-t-elle. Vous nous avez sauvé la vie.

— Merci pour les produits de beauté, répliqua Paige. Comme ça, on est quittes.

Izzy lâcha un petit rire, à peine audible. Elle gagna la cuisine mais, avant d’y pénétrer, se retourna et déclara d’un air soucieux :

— Il a dit qu’il devait vous tuer tous les deux avant minuit.

— Quand vous a-t-il dit ça ? demanda Hyatt.

— Pendant qu’on attendait le retour de Stevie. A un moment, il s’est mis à proférer des propos incohérents. Il n’arrêtait pas de déblatérer sur sa « chérie ». Tout était la faute de sa « chérie ». Il a dit qu’il avait vendu son âme pour cette « maudite chérie ».

— En fait, Cherri, c’est le nom de sa fille, lui expliqua Grayson. Elle est morte en accouchant de Violet.

Izzy cligna les yeux.

— Ah bon, je comprends mieux, maintenant… Il jurait beaucoup. Il n’avait pas l’air de porter Grayson dans son cœur, non plus… Il n’arrêtait pas de marmonner : « Ce maudit homme de loi… Je vais le tuer. »

Elle regarda Grayson d’un air troublé avant d’ajouter :

— Il parlait de ce qu’il allait te faire, des supplices qu’il comptait vous infliger…

Paige et Grayson échangèrent un regard.

— Quelle sorte de supplices ? demanda Grayson.

— Il parlait de t’éventrer, de te mutiler, répondit Izzy en grimaçant de dégoût et d’horreur. Il voulait couper certaines parties de ton anatomie et te les faire manger… Cordelia était terrifiée. J’espère qu’elle n’a pas compris grand-chose à ce qu’il disait… Ce type était vraiment malade. Un vrai fou furieux.

— Il n’a rien dit d’autre ? Il m’appelait par mon nom ? demanda Grayson.

— Non, il t’appelait « ce maudit homme de loi »…

Elle écarquilla subitement les yeux, comme sous l’effet d’une révélation.

— Mais non ! Ce n’est pas de toi qu’il parlait ! s’exclama-t-elle. Puisque, plus tard, il a promis à Stevie de te faire mourir d’une mort rapide et sans douleur…

— Que vous a-t-il dit d’autre ? insista Hyatt.

— Qu’il était désolé, qu’il ne voulait pas nous faire de mal. Et puis, quand Stevie est arrivée, il a cessé de nous faire ses confidences.

Elle déglutit avant de préciser :

— Elle lui a demandé s’il était vraiment prêt à sacrifier son enfant pour sauver le sien et il a répondu : « Sans hésitation. » Stevie a vite compris qu’elle ne pourrait pas le raisonner.

— Alors elle a gagné du temps en attendant notre arrivée, murmura Grayson. Pauvre Stevie…

— Oui, c’est dur pour elle, tout ça, acquiesça Izzy. Très dur. Mais elle savait que vous alliez venir, elle. Moi, je l’ignorais…

Elle ferma les yeux.

— J’étais sûre qu’il finirait par nous tuer toutes les trois. Si vous n’étiez pas intervenus… Je préfère ne pas penser à ce qui serait arrivé… Si ça ne vous dérange pas, je vais m’asseoir, je suis fourbue.

Hyatt lui tint la porte de la cuisine et la regarda s’asseoir à la table, en proie à une crise de larmes.

— C’est donc bien un homme de loi que nous recherchons, dit Hyatt. Anderson disait vrai. Il y en a un quelque part, sans doute un avocat, qui tire toutes les ficelles. C’est lui qui contrôlait Silas. En se basant sur le registre bancaire qu’on a retrouvé chez lui, on peut penser que Silas lui servait de tueur à gages depuis plusieurs années. Vous comptez toujours rencontrer Thorne pour en savoir plus sur les collaborateurs du cabinet où travaillait Bond ?

— Il était censé nous rejoindre ici plus tard dans la soirée, répondit Grayson. Je vais l’appeler pour convenir d’un autre lieu de rendez-vous. Si vous n’avez plus besoin de nous, on va saluer Stevie et on retourne chez moi.

Hyatt lui jeta un regard inquisiteur.

— Chez vous ? Vous allez où, en fait ? demanda-t-il.

Grayson ne parut pas surpris par la perspicacité du vieux policier.

— Chez mon frère Joseph, répondit-il. Joseph Carter.

— Très bien. J’aurai besoin d’un témoignage écrit, mais on s’occupera de ces formalités plus tard. Appelez-moi quand vous en saurez plus sur ce mystérieux avocat… Pour l’instant, nous n’avons pas d’autre piste pour retrouver la petite-fille de Silas.

— Dès que j’ai du nouveau, je vous appelle, lui promit Grayson. Bon, Paige, allons-y, maintenant.