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Mercredi 6 avril, 17 heures

Betsy Malone paraissait beaucoup plus âgée qu’elle ne l’était réellement. Cette femme, qui avait brûlé sa jeunesse par les deux bouts, approchait de la trentaine, mais on lui aurait donné quarante ans. Elle les conduisit dans une petite salle du centre de désintoxication où elle travaillait comme bénévole. Elle referma la porte derrière elle.

— Ici, on peut parler tranquillement, leur dit-elle.

— Nous sommes venus vous poser quelques questions sur Rex McCloud, dit Grayson lorsqu’ils se furent tous trois assis autour d’une table.

Betsy ouvrit de grands yeux.

— A quel sujet, précisément ? demanda-t-elle, visiblement sur ses gardes.

— Il ne s’agit pas de vos ennuis judiciaires liés à la drogue.

Elle parut soulagée, et Grayson poursuivit :

— Je voulais vous parler de la fête pendant laquelle une jeune femme a été assassinée, il y a six ans. Elle s’appelait Crystal Jones.

— D’accord, dit Betsy d’un ton résigné.

— Que s’est-il passé la nuit où elle a été tuée ? demanda Paige.

— Je ne m’en souviens pas bien. Rex et moi, on était défoncés. Je me rappelle Crystal, mais très vaguement. Rex était mécontent parce qu’il avait espéré qu’elle se mêlerait à la partouze, mais elle s’est rapidement éclipsée. Il avait invité de nombreux copains, et Crystal faisait partie des « cadeaux » qu’il comptait leur offrir… Moi, je ne lui ai pas accordé beaucoup d’attention. Je venais de… Euh… J’étais refaite à neuf.

— Vous veniez de vous faire poser des implants mammaires, dit Paige d’une voix égale. Pour votre vingt et unième anniversaire. J’ai consulté votre page Myspace.

— Elle est toujours en ligne ? s’étonna-t-elle. Il faudra que j’y jette un coup d’œil, pour me remémorer le bon vieux temps… Oui, je m’étais fait refaire les seins et le médecin venait de me donner le feu vert pour que je puisse me baigner de nouveau…

— Rex a-t-il quitté la piscine au cours de la nuit ? demanda Grayson.

— A deux ou trois reprises… D’ailleurs, je n’arrivais pas à croire que les flics aient cru à son alibi.

— Nous avions, dit Grayson, une vidéo de la fête qui montrait qu’il ne s’était pas éloigné de la piscine pendant toute la fête.

Betsy secoua la tête.

— C’est impossible, répliqua-t-elle.

— Nous venons tout juste de découvrir que cette vidéo n’avait pas été filmée cette nuit-là, mais pendant une autre fête, affirma Paige. Avant votre opération…

— Et j’y suis ? demanda Betsy en détournant les yeux d’un air horrifié. Qu’est-ce qu’on me voit faire ?

— Vous êtes en compagnie de Rex, répondit sobrement Paige.

Les joues de Betsy s’empourprèrent.

— Concentrons-nous sur ce qui s’est passé la nuit de la fête où Crystal est morte, pria Grayson. Nous ne sommes pas ici pour parler de vos frasques.

— Tant mieux, dit Betsy avec soulagement.

— Avez-vous vu Ramon Muñoz pendant cette fête ? demanda Paige.

— Je ne le connaissais pas, je n’aurais donc pas pu le reconnaître. Je me souviens d’avoir pensé, après, que Rex avait eu de la chance que les flics aient arrêté si rapidement le coupable… Sinon, il aurait eu du mal à prouver son innocence.

Betsy marqua une pause et fronça les sourcils.

— Mais ce n’était pas Muñoz le coupable, hein ? demanda-t-elle.

— Ça n’a pas l’air de vous surprendre outre mesure, fit remarquer Grayson.

Elle soupira.

— C’est peut-être parce que je me suis toujours demandé, depuis, si ce n’était pas Rex qui avait tué Crystal.

— Vous avez dit qu’il s’était éloigné de la piscine à deux ou trois reprises, dit Grayson. Pour faire quoi ? Et pendant combien de temps ?

— Il est allé deux fois sniffer de la coke. Une autre fois, il a dit qu’il allait chercher cette « salope d’Amber ». C’est sous ce nom qu’elle s’était présentée. Personne ne savait qu’en fait, elle s’appelait Crystal.

— Lui en voulait-il au point d’être capable de l’étrangler et de la poignarder ? demanda Grayson.

— Je n’en sais rien. Il lui en voulait, mais Rex n’a jamais été violent… Plutôt autodestructeur… Il détestait sa famille et se haïssait lui-même. Sa famille avait l’air si lisse, si unie, si parfaite… Mais c’est une tribu de dégénérés. J’en veux pour preuve les fêtes que ses grands-parents lui ont permis d’organiser…

— Le sénateur et son épouse ont déclaré qu’ils ne savaient pas que ces fêtes étaient aussi débridées, dit Grayson. Ils ont ajouté qu’ils dormaient, cette nuit-là, ainsi que le beau-père de Rex. Sa mère était en voyage d’affaires.

— Rex m’a confié, un jour, qu’ils savaient tous très bien ce qui se passait pendant ces fêtes. Mais bon… Quand il était défoncé, il disait tout et son contraire…

Elle haussa les épaules avant de reprendre :

— Mes parents étaient plutôt absents, mais pas autant que ceux de Rex. Quand mes parents ont appris que je me droguais, ils m’ont obligée à faire une cure de désintox. Quatre fois… Jusqu’à ce que je finisse par décrocher. Rex n’a pas eu cette chance. Sa mère était tout le temps en voyage, et son mari se fichait de ce qui pouvait arriver à Rex. Ce sont les grands-parents de Rex qui l’ont élevé.

Paige n’arrivait pas à s’apitoyer sur Rex McCloud.

— Vous vous connaissiez depuis longtemps ? demanda-t-elle.

— Depuis notre petite enfance. Rex essayait sans cesse d’impressionner ses grands-parents, mais ils ne s’intéressaient pas beaucoup à lui. En seconde, il a commencé à faire des conneries, et il s’est fait virer de son lycée. Ils ont fini par l’envoyer dans une école militaire. Quand il a terminé ses études secondaires et qu’il s’est inscrit à la fac, il avait envie de s’éclater. Il faisait tout le temps la fête, il ne pensait plus qu’à s’amuser.

— Vous avez dit qu’il y avait beaucoup de copains à lui, à cette fête, dit Grayson. Combien, exactement ?

— Plus que d’habitude… Deux fois plus, peut-être.

Paige sortit son carnet et demanda :

— Vous vous souvenez de leurs noms ?

— Je n’avais jamais rencontré la plupart d’entre eux. Il y avait un gars qui s’appelait Grant. On le surnommait « l’Ours ».

Elle grimaça et précisa :

— Il était très poilu… C’est pour ça que je m’en souviens.

— Et à part lui ?

— Il y avait toute la bande des copains de Rex : T. J. et Brendon… Skippy… Et deux gars de Georgetown dont je ne me rappelle pas les noms. C’était il y a six ans, et j’étais raide défoncée. Je vais avoir des ennuis parce que j’ai menti pour fournir un alibi à Rex ?

— Je ne sais pas, répondit Grayson. Peut-être. Il aurait mieux valu dire la vérité, à l’époque. Un homme a passé six ans en prison pour un meurtre qu’il n’a sans doute pas commis.

Betsy tressaillit.

— Je suis désolée, dit-elle. J’ai fait tellement d’erreurs, quand j’étais toxico… Je ne sais pas comment me racheter…

— Vous ne le pouvez pas, dit Paige d’un ton acide.

Mais Grayson lui donna un petit coup de pied à la cheville, et elle se mordit la lèvre pour se retenir de dire tout le mal qu’elle pensait des errements de Betsy.

— Qu’avez-vous à ajouter ? demanda Grayson.

Betsy secoua tristement la tête.

— Rien, répondit-elle. Rien sur cette fête, en tout cas.

Paige repensa à l’enveloppe que leur avait remise Brittany.

— Vous savez ce qu’est un « MAC » ?

Betsy la regarda d’un air perplexe.

— Comme un ordinateur ?

— Non… Comme dans le slogan « MAC et fier de l’être ».

— Je n’ai jamais entendu ce slogan. Désolée.

Grayson se leva.

— Merci de nous avoir accordé cet entretien, mademoiselle Malone.

Paige bouillonnait intérieurement en revenant vers la voiture. Elle s’installa sur le siège du passager et boucla sa ceinture de sécurité.

— Elle n’avait à la bouche que « pauvre Rex » et « pauvre de moi », dit-elle d’un ton amer. Elle est née avec toutes les chances de son côté, et elle a tout gâché. Alors que Ramon est né pauvre et a travaillé dur pour faire vivre sa famille. Et c’est lui qui croupit en prison, pendant que Betsy a passé sa jeunesse à se droguer et à partouzer avec des gosses de riches nommés T. J. ou Brendon… Ou Skippy… Quel genre de mère faut-il être pour appeler son fils « Skippy » ?

— Ce n’est qu’un surnom. En général les « Skippy » ont des noms de baptême aristocratiques, suivis de « quatrième du nom », fit remarquer Grayson d’un ton acerbe.

Il se tourna vers Paige et lui demanda :

— Tu n’avais rien, dans ton enfance, hein ? Du point de vue matériel, je veux dire…

— Non, parce que ma mère préférait se shooter plutôt que de me nourrir, répliqua-t-elle.

Elle aurait voulu s’en tenir à cette confidence, mais les mots lui sortaient de la bouche malgré elle :

— Quand j’avais l’âge de Caleb Jones, je tenais un rôle dans les arnaques de ma mère : j’étais la petite fille ingénue qui faisait irruption dans la chambre pendant que ma mère était au lit avec un micheton. Je faisais diversion pendant que ma mère et son amant du jour délestaient le portefeuille du client de son argent liquide. Si j’avais eu ne serait-ce que le centième de ce que ces gosses de riches s’enfilaient dans le nez, je ne me serais pas couchée affamée tous les soirs.

Elle inspira profondément et relâcha longuement son souffle.

— Excuse-moi, dit-elle. Je ne devrais pas te raconter tout ça.

— Je me doutais bien que ton enfance n’avait pas été très rose, dit Grayson d’une voix égale. Mais je n’aurais pas imaginé que ta propre mère soit allée jusqu’à te faire jouer un rôle dans des escroqueries aussi sordides. Dis-moi plutôt par quel miracle c’est arrivé…

— C’est-à-dire ?

Il la regarda un instant dans le fond des yeux.

— Dis-moi comment tu es devenue aussi merveilleuse.

Cette question fit à Paige l’effet d’un choc, et elle sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle se tourna vers la vitre et regarda défiler les arbres bien taillés qui bordaient les rues.

— C’est grâce à mon grand-père, murmura-t-elle.

— C’est lui qui t’a sauvée ?

— Oui. J’avais huit ans et ça faisait des mois que je n’avais pas mis les pieds à l’école. Il me cherchait partout, depuis que ma mère était venue me récupérer chez lui quelques années plus tôt.

— Tu habitais chez tes grands-parents de temps en temps ?

— Oui. Elle me confiait à eux quand elle ne pouvait plus supporter la vue de sa fille, dit-elle avec une profonde amertume. Elle revenait me chercher quand je lui manquais.

— Quand elle avait besoin de toi pour ses arnaques…

— On peut dire ça comme ça. Un été, elle m’a déposée chez mes grands-parents et elle n’est pas revenue me chercher à la fin des vacances. Ma grand-mère m’a inscrite dans une école près de chez eux. J’étais… heureuse. Un jour, ma mère est venue me chercher à l’école, avant l’heure de la sortie… J’habitais de nouveau avec elle, et les mois passaient tristement. Je pensais qu’on ne viendrait jamais me délivrer. Mais mon grand-père a loué les services d’un détective privé, qui m’a retrouvée, et il est venu me chercher. J’avais perdu tout espoir. Quand mon grand-père est arrivé, j’avais faim et j’étais en train de fouiller dans les poubelles des voisins, qui jetaient parfois des restes que je trouvais excellents…

Elle vit le regard de Grayson s’assombrir.

— Et ensuite ? demanda-t-il.

— Ensuite, il m’a pris par le bras en murmurant : « Skatten min. » Cela veut dire « mon trésor » en norvégien… C’est comme ça qu’il m’appelait quand il me bordait. J’ai tout de suite su que j’étais sauvée.

La gorge de Grayson se contracta avant qu’il puisse demander :

— Il t’a ramenée chez lui ?

— Oui. Mes grands-parents ont demandé à m’adopter officiellement, et ma mère a donné son accord.

— Tu as hérité de son nom ? Holden, ça ne fait pas très norvégien…

— Non, mes grands-parents s’appelaient Westgaard. Ma mère s’est mariée quand j’étais toute petite, et j’ai pris le nom de mon beau-père. Je me suis souvent dit que j’en changerais à ma majorité. Mais à dix-huit ans, j’étais déjà championne de karaté et mon nom était connu des amateurs d’arts martiaux.

— Tu les aimais, tes grands-parents…, murmura Grayson.

— Oui, ça, c’est sûr ! Dieu sait pourtant que je ne méritais pas leur affection. J’étais une enfant très difficile.

— Ah bon ?

— J’avais tout le temps des ennuis avec les enfants « normaux ». J’ai brisé le cœur de mes grands-parents plus d’une fois… C’est grand-père qui m’a branchée sur le karaté. Il avait vu un reportage à la télé sur un type qui faisait des prodiges avec les enfants à problèmes. Il m’a inscrite dans son club. Il a vendu quelques meubles pour me payer mes leçons. A mon avis, en faisant ça, il m’a sauvée une deuxième fois.

— Je suis sûr qu’il pensait que tu le méritais.

— Il a vécu assez longtemps pour me voir me ressaisir. Mais, malheureusement, il n’a pas eu la joie de me voir remporter un tournoi. Ma grand-mère, qui lui a survécu quelques années, venait me soutenir, en compétition, chaque fois que c’était possible. Je sais que les gosses de riches peuvent avoir des problèmes, eux aussi… Mais ça me sidère quand même de savoir que certains d’entre eux sont prêts à perdre tout ce que le hasard de leur naissance leur a procuré, pour des plaisirs minables…

— L’argent permet de s’offrir tout ce qu’on veut. C’est ça, le danger…

Elle secoua la tête.

— Je ne suis pas d’accord. Tu as grandi dans un milieu aisé et tu ne faisais pas la fête tout nu dans une piscine, tu ne sniffais pas de la coke tous les jours… Enfin, j’espère…

— Bien sûr que non ! s’exclama-t-il, visiblement choqué par cette seule pensée. Ma mère m’aurait privé de sortie à vie !

Il s’interrompit et demeura pensif un instant.

— En fait, ce n’est pas ça qui m’en dissuadait, rectifia-t-il. Elle en aurait eu le cœur brisé, et je la respectais trop pour être tenté de faire ce genre de bêtises.

Paige sentit son cœur fondre. Grayson était la crème des hommes. Et dire qu’il faudra que j’accepte de ne plus jamais le revoir, quand cette affaire sera terminée…

— Et puis, précisa-t-il, ce n’est pas ma mère et moi qui avions de l’argent. On habitait chez les Carter, qui en avaient, eux, à profusion. Ils étaient incroyablement généreux, et le sont restés. Mais tu as raison : riches ou pauvres, les gens font leurs propres choix. Les mauvais choix ont des conséquences fâcheuses. Du moins, c’est ainsi que je vois les choses. Et c’est aussi pour ça que j’ai choisi mon métier.

Paige sentit son cœur se serrer presque douloureusement. Voilà le genre d’homme qu’elle attendait depuis toujours.

— Tu as eu de la chance, lâcha-t-elle. Ta mère t’aimait. C’est elle qui t’a appris à être un chic type.

Il regardait droit devant lui, s’efforçant visiblement de rester impassible.

— C’est vrai, reconnut-il tout bas.

Il demeura silencieux un long moment avant de déclarer :

— Je crois qu’il est temps d’avoir une petite conversation avec Rex McCloud.

Elle cligna les yeux, étonnée par le changement de sujet, et plus encore par le ton solennel sur lequel il avait prononcé cette phrase.

— Il est assigné à résidence, mais où ? demanda-t-elle. Dans le domaine familial ?

— Non. La famille McCloud possède un immeuble entier dans le centre-ville… Il abrite surtout des bureaux, mais aussi quelques logements de grand standing aux derniers étages. Rex est logé dans l’un de ces appartements. Pas besoin de GPS, je sais comment y aller.

*  *  *

Mercredi 6 avril, 18 h 15

La servante vint lui apporter un Martini.

— J’espère que Monsieur a passé une journée fructueuse, dit-elle.

— Tout à fait.

Il était bien informé : il venait d’apprendre que Grayson Smith avait loué deux suites au Peabody. On avait vu le procureur en sortir en compagnie de Paige Holden, laquelle avait laissé sa valise à l’hôtel. A présent, il savait où elle allait passer la nuit. Jusque-là, elle n’avait rien découvert d’irrémédiable. Il fallait néanmoins s’assurer qu’elle en resterait là.

— Monsieur désire autre chose ?

— Non, merci.

La femme hocha la tête et sortit à reculons de la pièce, à l’ancienne. Elle avait été embauchée sur sa réputation de discrétion autant que pour ses irréprochables états de service. Comme il n’était jamais sûr de ce que pouvaient voir ses domestiques, il achetait à bon prix leur silence. Il avait appris cette leçon importante auprès d’une personne d’expérience en la matière.

Il était en train de siroter son Martini lorsque son téléphone portable se mit à sonner. C’était un appel redirigé à partir d’une ancienne ligne — une ligne qui avait beaucoup servi six ans auparavant.

— Allô ?

— Salut, c’est Brittany Jones.

Il haussa les sourcils.

— Ça fait un bail, dit-il.

A sa connaissance, elle s’était bien tenue et avait toujours suivi les consignes à la lettre.

— En quoi puis-je vous être utile ? demanda-t-il.

— Je détiens des informations que vous pourriez trouver précieuses.

Il ne put s’empêcher de sourire. Cette fille avait du cran. Et elle était avide. Elle avait été facile à convaincre, six ans plus tôt. Elle avait compris qu’elle était très bien payée pour garder le silence et n’avait pas rechigné. Contrairement à Sandoval, qui n’était jamais content.

— Dites-moi de quoi il s’agit, et je vous dirai ce que je suis prêt à payer.

— Cet après-midi, j’ai reçu la visite de Grayson Smith et de la femme qu’on a vue à la télé, Paige Holden. Ils sont convaincus que ce n’est pas Ramon Muñoz qui a tué ma sœur.

— Ah bon ? Et ça vous a étonnée ?

— Qu’ils soient venus me voir ? Oui, un peu. Que Ramon soit innocent ? Non… Vous n’auriez pas acheté mon silence aussi cher s’il avait été coupable.

— Dites-moi donc ce que vous pensez pouvoir m’intéresser.

— Vous saviez qu’ils me contacteraient, hein ?

— Disons que ça ne m’étonne pas. Ils sont en train d’enquêter sur une affaire classée Qu’ils veuillent interroger les proches de la victime me paraît tout à fait logique. C’est tout ce que vous avez à m’apprendre ?

— Je sais où ils seront ce soir à 23 heures.

Une heure aussi précise piqua sa curiosité.

— Mais il faudrait me payer pour que je vous le dise, ajouta-t-elle.

— D’où m’appelez-vous, mademoiselle ?

— D’une cabine, chose difficile à trouver, de nos jours.

— Vous avez bien fait.

Elle avait appelé le numéro qu’il lui avait donné cinq ans auparavant, en cas d’urgence. Qu’elle l’ait gardé si longtemps en disait long sur elle.

— Je pourrais trouver le moyen de vous rétribuer. Dites-moi ce que vous savez, et nous pourrons fixer un prix.

— Ce soir, à 23 heures, ils seront à la maison de retraite de Carrollwood. Ils ont appelé là-bas et ont demandé à l’accueil quand j’y serai. Ma collègue, qui y travaille, m’a dit que Smith s’est fait passer pour un médecin et n’a pas voulu donner la raison de son appel… Mais c’était lui, j’en suis sûre. Cet après-midi, je leur ai remis des objets ayant appartenu à ma sœur, des objets sur lesquels ils veulent certainement en savoir plus.

Il fronça les sourcils.

— Quels objets ?

— Des indices renvoyant à un « client » de Crystal… Un type qu’elle faisait encore chanter à l’époque où elle est morte. Je sais bien que ce n’est pas lui qui l’a tuée, mais ça les fera courir un moment…

Il dut admettre qu’il était impressionné : elle était décidément devenue très intelligente, cette petite.

— Qui était-ce, ce client ?

— Il s’appelait Aristotle Finch et il habite à Hagerstown, la ville où Crystal a été arrêtée pour prostitution quand elle avait dix-huit ans. C’était l’un de ses clients réguliers.

— Pendant combien de temps a-t-il craché au bassinet ?

— Jusqu’à la mort de Crystal. Alors, combien vaut mon information ?

— Dix mille dollars.

— Disons plutôt vingt mille.

Il éclata de rire.

— Vous m’avez déjà dit tout ce que vous savez, lui fit-il remarquer. Pourquoi vous donnerais-je davantage ?

— J’ai un fils à élever…, objecta-t-elle d’une voix qui était passée d’une certaine amabilité à une amertume menaçante. Dix mille dollars, c’est de la petite monnaie, pour vous… Pour moi, c’est une somme considérable.

— Va pour vingt mille, mais alors il faudra me rendre un autre service.

— Lequel ? demanda-t-elle avec méfiance.

— Je veux que vous appeliez votre collègue de l’accueil de la maison de retraite, et que vous lui disiez qu’elle retienne Holden et Smith le plus longtemps possible quand ils se présenteront à l’accueil. C’est compris ?

— Que comptez-vous faire ? demanda-t-elle, alarmée.

— Exactement ce que vous pensiez que je ferais avant de m’appeler.

— Si je demande à ma collègue de les retenir le plus longtemps possible, et qu’ils sont tués juste après, elle saura que je suis complice.

— Eh bien, dix mille dollars, ça se mérite… Ça ne se gagne pas sans prendre de risque…

— Alors, disons vingt-cinq mille dollars, et je le ferai.

Elle est vraiment avide, cette garce, se dit-il.

— Vous avez toujours le même compte bancaire ?

— Oui, répondit-elle.

— Je m’occupe du versement. Mais, mademoiselle Jones, je vous rappelle que l’avidité de votre sœur lui a joué des tours. Ce serait dommage que votre fils devienne orphelin si jeune…

Il raccrocha en secouant la tête.

Si elle n’avait pas eu d’enfant, elle aurait pu lui rendre d’autres services de ce genre. Mais les gens qui ont des enfants se comportent de manière irrationnelle, imprévisible. Silas en était le meilleur exemple. Cependant, si elle n’avait pas eu d’enfant, Brittany Jones n’aurait sans doute pas été disposée à commettre ce genre d’action pour de l’argent. Elle travaillait dans une maison de retraite et vivait chichement. Ce n’est pas le genre de personne qui nourrit de grandes ambitions pour elle-même.

Il effectua une recherche sur la maison de retraite de Carrollwood. Elle était située dans une zone semi-rurale et entourée de terrains non urbanisés. Il y avait de nombreuses collines tout autour. Cela tombait bien : ces collines allaient s’avérer fort utiles pour ce qu’il prévoyait. Et, surtout, une maison de retraite en pleine campagne se prêtait mieux à son plan qu’un hôtel dans le centre-ville. Le Peabody était équipé de nombreuses caméras. Entre le personnel pléthorique et les clients, toujours nombreux, cela faisait trop de témoins.

Il but une gorgée de Martini avant de passer l’appel suivant.

— Ça tient toujours ? demanda Kapansky d’une voix éraillée, séquelle d’une rixe dans une prison.

Kapansky prétendait que cette voix excitait les femmes. Ce type avait une case en moins. Mais il avait certaines compétences qui pouvaient être précieuses.

— Oui, mais ce sera ailleurs, et il y aura un troisième « invité ».

— Qui ça ?

— Vous vous souvenez d’un certain Silas ?

Kapansky émit un grognement.

— Oui, je pense à ce fils de pute tous les jours, répliqua-t-il. C’est lui qui m’a fait tomber. Il m’a volé quinze années de ma vie.

Il le savait, bien sûr. Quand on soudoie des flics, il faut être en mesure de les faire taire à tout moment. Il connaissait plus d’un malfrat que Silas avait arrêté. A cet égard, Kapansky, qui vouait à Silas une rancune particulièrement tenace, se prêtait tout à fait au rôle qu’il voulait lui faire jouer.

— Ça vous dirait de l’éliminer ?

Kapansky éclata d’un rire à la fois rauque et fluet.

— Celui-là, je vous le fais à l’œil ! répondit l’homme de main avec enthousiasme.

Il gloussa. Ça aussi, il le savait.

— Je me disais bien que vous seriez intéressé, dit-il.

— Où ? demanda Kapansky avec impatience. Et quand ?

— Ce soir, j’espère. Je vous appellerai pour vous donner les détails, quand j’en serai sûr.

— J’ai hâte de lui régler son compte, dit Kapansky. Je peux le torturer un peu avant ?

— Du moment que ça ne prend pas trop de temps, ricana-t-il. Et puis il faut aussi faire l’autre boulot. Silas n’est que la cerise sur le gâteau.

— Ne vous inquiétez pas pour l’autre boulot, assura Kapansky. Quant à Silas, ce sera rapide mais très, très douloureux.

Il vida son verre.

— Parfait, dit-il.

Mercredi 6 avril, 18 h 25

Grayson se gara le long du trottoir que bordait l’immeuble des McCloud. Prêt à se remettre au travail. Et bien décidé à faire avouer la vérité à Rex. Il avait le sentiment d’avoir perdu, en tant que procureur, un peu de son assurance depuis quelque temps, un peu de sa combativité… Le coup de poignard dans le dos que venait de lui porter Charlie Anderson l’avait stimulé au lieu de l’effrayer.

On veut me faire taire ? Eh bien, on va voir ce qu’on va voir !

Sa rencontre avec une femme aussi explosive que Paige avait également contribué à le remettre sur les rails. Elle avait eu raison depuis le début. Elle ne perdait pas ses objectifs de vue et faisait preuve d’une obstination et d’un courage admirables. Ainsi que d’une lucidité remarquable. Elle avait toujours senti que les vraies victimes étaient Crystal Jones et Ramon Muñoz. C’était en leur nom que justice devait être faite.

Quant aux autres, tous les autres…

— Je vais tous les faire tomber, songea-t-il à voix haute.

Paige leva les yeux de son ordinateur portable et demanda :

— Qui ? Qui vas-tu faire tomber ?

Le trajet dans les embouteillages de l’heure de pointe s’était déroulé dans le silence. Elle s’était repliée sur elle-même après lui avoir fait quelques confidences poignantes sur son passé. Elle avait sorti son ordinateur de son sac en marmonnant son intention de percer le mystère du MAC. Grayson avait jugé préférable de la laisser travailler en paix.

Il était lui-même absorbé dans ses propres réflexions.

— Ceux qui ont menti au cours de l’enquête sur le meurtre de Crystal Jones puis du procès de Ramon Muñoz, ceux qui ont couvert la manipulation et ceux qui en ont bénéficié… Tous !

— Même si ces gens sont protégés par des familles influentes ?

— Leurs familles influentes, je les emmerde, bougonna-t-il.

— Je préfère t’entendre parler comme ça.

Cette approbation réchauffa le cœur de Grayson.

— Tes recherches sur le slogan « MAC et fier de l’être » ont donné quelque chose ? s’enquit-il.

— Pas grand-chose. Je n’ai pas trouvé beaucoup d’informations sur la campagne du sénateur McCloud, qui remonte à loin. J’ai regardé sur eBay, aussi. On y trouve parfois des souvenirs de meetings ou de manifs du genre de la médaille que Brittany nous a confiée.

— Des médailles en plastique, vendues au plus offrant ? s’étonna Grayson.

— Un habitant de la région aurait pu en garder une dans une boîte de souvenirs personnels, vendue à l’occasion d’un grand rangement… Ça valait le coup d’essayer. Le slogan lui-même n’est pas important. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment Crystal est entrée en possession de cette médaille. Par exemple, c’est peut-être Rex qui la lui a donnée.

— Ça, il faudra le lui demander, dit Grayson.

— Oui, acquiesça-t-elle.

Elle ferma son ordinateur portable et le rangea dans son sac à dos.

— J’ai réussi à localiser Winston Heights, le lycée d’où provient la bague scolaire. C’est dans les environs de Hagerstown, la localité où Crystal a été arrêtée pour prostitution.

— Selon la voisine, Crystal et Brittany avaient de la famille dans cette ville…

— Oui, mais elle a dit que Brittany ne les voyait pas souvent. Puisque la bague se trouvait avec le registre de chèques, je me demande si elle n’a pas un rapport avec cette affaire de prostitution. Barb, ton amie qui travaille à la banque, t’a-t-elle contacté pour te donner l’identité du titulaire du compte du payeur ?

Grayson consulta sa messagerie.

— Non, toujours pas de message. Mais il ne s’est écoulé que deux heures depuis que je l’ai appelée.

Il avait demandé à Paige, alors qu’ils roulaient vers le centre de désintoxication où travaillait Betsy, de trouver le numéro de Barb dans la liste de contacts de son téléphone portable. Lorsque Barb avait proposé à Grayson de la retrouver pour boire un verre plus tard dans la soirée et qu’il avait décliné son offre, il avait surpris dans le regard de Paige une réaction de soulagement qui avait flatté son ego.

— Tu crois qu’elle voudra t’aider quand même, malgré le refus de son invitation ? demanda Paige.

— Mais oui… C’est une ancienne petite amie de Joseph, en fait. Elle ne voulait m’inviter que pour essayer de renouer avec Joseph par des moyens détournés.

— Ah, Joseph… Mon ange gardien… Je le vois mal se prêter à ce genre de manœuvres.

— Ah bon ? Comment le vois-tu, alors ?

— Je n’en sais trop rien, et je crois qu’il préfère qu’il en soit ainsi. Il m’a fait l’effet d’un type taciturne et secret… Un peu dangereux, aussi.

Grayson esquissa un sourire.

— Il aimerait t’entendre dire ça.

— Je sais bien qu’il n’est pas aussi dur et méchant qu’il voudrait le faire croire. Si cette Barb ne veut pas nous aider, peut-être qu’il saura la convaincre en lui faisant les yeux doux…

— Ne t’y trompe pas : Joseph peut se montrer aussi dur et méchant qu’il en a l’air… Quant à Barb, je pense qu’elle fera ce que je lui ai demandé. Elle n’est pas aussi perspicace que toi : elle croit encore qu’elle peut lui remettre le grappin dessus.

— Pourquoi s’est-il éloigné d’elle ?

— La présence de Holly la mettait mal à l’aise. Elle ne lui adressait pas la parole, et ça faisait pleurer Holly. Pour être bienvenu dans cette famille, il faut être sympa avec Holly.

— Encore heureux, murmura Paige.

— Toi, par exemple, tu n’aurais aucun mal à te faire accepter… Lisa et Holly chantent déjà tes louanges.

— Je n’ai rien fait de spécial pour mériter tant de bienveillance.

— Tu as traité Holly comme si elle n’était pas… différente.

— Et alors ? C’est tout naturel !

Elle prit son sac à dos et ajouta :

— On y va, monsieur le procureur ?

— Oui.

En pénétrant dans le hall de l’immeuble avec Paige, Grayson éprouva un peu d’appréhension mêlée d’impatience. Cinq ans après le procès, il allait enfin pouvoir interroger sérieusement le fils de famille dévoyé.

Il donna leurs noms au vigile qui officiait au guichet d’accueil. Celui-ci photocopia leurs cartes d’identité avant de leur désigner une rangée de portes d’ascenseur. L’appartement de Rex était perché au vingt-cinquième étage. Grayson appuya sur le bouton d’appel pendant que Paige examinait la liste des entreprises ayant des bureaux aux étages inférieurs.

— La plupart de ces sociétés ne font pas partie du groupe McCloud, constata-t-elle.

— Les McCloud possèdent beaucoup de biens immobiliers dans le centre-ville, répondit Grayson. Ils en louent la plus grande partie. Les trois derniers étages de cet immeuble sont aménagés en appartements luxueux. C’est ici que j’ai interrogé Rex sur la fête tragique et le meurtre de Crystal, avant le procès. Il y a six ans, ils ne se rendaient dans leur demeure de campagne que pour les week-ends. La famille McCloud au complet vivait ici pendant la semaine. Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui.

— Je me suis renseignée, dit Paige. Le sénateur, son épouse et leur fille cadette, Reba, habitent ici à plein temps. J’ai trouvé un article sur Reba dans les archives de la rubrique mondaine du Baltimore Sun. Elle a récemment organisé une soirée pour recevoir les membres les plus en vue d’une des bonnes œuvres qu’elle finance. Les McCloud ne se servent plus du domaine que pour des événements de ce type. C’est vraiment du gaspillage, quand on y pense… A quoi est-ce que ça rime, de conserver et d’entretenir cette grande demeure alors que personne n’y habite ?

L’ascenseur les amena à l’étage où habitait Rex. En sortant de la cabine, ils accédèrent directement à une entrée commune à plusieurs appartements et décorée avec le luxe le plus ostentatoire.

— C’est ça, l’assignation à résidence, marmonna Paige d’un ton acerbe. Pauvre chou, ça doit vraiment être dur, pour lui, d’être enfermé ici… L’argent peut vraiment tout acheter.

— Hélas ! murmura Grayson.

Son appréhension s’était muée en une franche détermination à tirer les vers du nez à Rex. Grayson sentait qu’il tenait l’occasion de se racheter et de traîner le vrai coupable devant la justice des hommes. Il leva le poing pour frapper à la porte de Rex, mais Paige lui saisit le poignet.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il, surpris.

— Je sais que tu « emmerdes » les familles influentes, désormais, mais il faut bien que tu saches que notre visite pourrait avoir des conséquences désastreuses pour ta carrière. Si nous lui posons des questions sur le meurtre de Crystal, Rex appellera presque certainement son avocat.

— Lequel appellera Anderson, conclut Grayson d’une voix impassible.

Lequel pourrait alors mettre à exécution sa menace de dévoiler mon passé.

Grayson avait envisagé tous les scénarios possibles en roulant vers le centre-ville. Si Anderson faisait ces révélations, seul le pire pouvait se produire.

Il se savait confronté à l’un de ces choix qui peuvent changer le cours d’une vie. Je ne veux pas avoir honte de ma décision. Et il n’acceptait pas qu’on puisse le faire chanter.

— Je sais, dit-il.

Elle lui jeta un regard inquiet.

— Tu en es bien sûr ? demanda-t-elle. C’est ta carrière de procureur qui est en jeu.

Il ne savait pas s’il devait être touché par la sollicitude qu’elle manifestait pour lui, ou s’il devait lui reprocher d’avoir pensé un instant qu’il pourrait choisir sa carrière au détriment de la justice.

— Ma carrière n’aurait plus aucune signification, si je devais laisser passer de tels forfaits.

— Je n’ai jamais pensé que tu renoncerais à enquêter sur cette affaire. Mais il doit y avoir d’autres moyens de faire éclater la vérité. Des moyens plus… diplomatiques.

— Sans doute, mais ça prendrait des mois, voire des années… Si toutefois ces moyens sont d’une quelconque efficacité. Pendant ce temps-là, Ramon continuera à croupir dans une cellule et un assassin restera en liberté, jubilant à la pensée qu’il a échappé à son châtiment.

Dans le regard de Paige, il vit l’inquiétude laisser place de nouveau à l’approbation.

— Je sais ce que je fais, Paige, déclara-t-il d’une voix ferme.

Elle lui sourit et désigna la porte.

— Alors vas-y, je te couvre, dit-elle.

Et Grayson frappa à la porte.

Ce fut Rex en personne qui vint ouvrir, vêtu en tout et pour tout d’un minuscule short de gym et d’un bracelet à la cheville. Il les gratifia d’un sourire effronté.

— Ça alors, je croyais que le portier s’était trompé… Je ne reçois pas beaucoup de visiteurs, dit-il en lorgnant Paige avec une concupiscence non dissimulée. Surtout des visiteurs comme vous…

Des années d’usage de stupéfiants avaient laissé des traces sur le visage de Rex. Malgré son sourire charmeur, il était hâve et creusé. Il avait été un beau jeune homme. A présent, il avait l’air d’une épave.

Ce vieillissement précoce n’inspira aucune pitié à Grayson.

— Je m’appelle Grayson Smith, dit-il. Je suis substitut du procureur.

Rex esquissa une moue dédaigneuse.

— Je vous ai reconnu, dit-il. J’ai fait une cure de désintox à cause de vous.

Paige jeta un regard interrogateur à Grayson.

— Nous avions passé un accord avec sa famille, expliqua celui-ci. Elle a consenti à nous remettre la vidéo si nous ne poursuivions pas Rex pour consommation de drogue.

— Je n’avais rien pris, ce soir-là, protesta Rex. J’avais bu, c’est vrai, mais je n’avais pas pris la moindre ligne de coke.

— Ce n’est pas ce qui nous amène, dit Grayson. Pas exactement.

— Et donc, qu’est-ce qui vous amène, exactement ?

— Laissez-nous entrer, et je vous le dirai.

— Mais je vous en prie, donnez-vous la peine d’entrer. Je ne peux d’ailleurs pas vous en empêcher…

— Non, en effet, dit Grayson.

Alors que Rex risquait une peine de prison ferme, le tribunal ne lui avait accordé l’assignation à résidence qu’à certaines conditions. L’une d’elles l’obligeait à se soumettre à des fouilles impromptues de son domicile, ainsi qu’à des visites à toute heure de la police ou des magistrats. Il tourna les talons et les précéda dans un salon somptueux, équipé d’un imposant home cinéma et d’une table de billard. Etre incarcéré dans une telle cellule n’avait pas grand-chose de dissuasif.

Rex les invita à s’asseoir sur un long canapé en cuir.

— Mettez-vous à l’aise. Je vais aller mettre une chemise, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

— Non, mais faites vite, dit Grayson. Nous n’avons pas beaucoup de temps.

Paige ne dit rien en s’asseyant sur le canapé. Grayson resta debout, juste à côté d’elle, mourant d’envie de la toucher. Mais il s’en garda bien et garda les mains dans ses poches. Ils attendirent ainsi, sans échanger un mot, le retour de Rex dans la pièce, un bon quart d’heure plus tard. Il s’était rasé et changé de pied en cap, troquant son minishort contre un élégant pantalon et une chemise de soie, tenue qui convenait mieux à l’héritier d’une famille fortunée. Il se laissa tomber dans un fauteuil et posa les pieds sur la table basse.

— Désolé d’avoir un peu tardé, dit-il d’un ton moqueur en balayant l’air de ses poignets ornés de bracelets incrustés de diamants. Je ne retrouvais plus mes menottes. Alors que me vaut l’honneur de cette visite ?

— Crystal Jones, dit Grayson.

Rex prit un air perplexe.

— Qui ça ?

— La femme qui est morte au cours d’une de vos fêtes, il y a six ans.

— Ah, vous voulez parler d’Amber. J’oublie sans cesse que son vrai nom était Crystal. Vous savez qu’elle a menti pour se faire inviter à cette fête. Et alors, quoi de neuf à son sujet ?

— Je suis en train d’enquêter sur ce qui s’est vraiment passé, cette nuit-là, dit Grayson.

Rex redressa le menton et le fusilla du regard.

— Ce qui s’est vraiment passé, c’est que cette petite menteuse s’est aventurée dans un endroit où elle n’aurait jamais dû être admise… Et qu’elle a tiré un coup avec le jardinier. Lequel l’a tuée ensuite. A moins que ce ne soit avant…

Paige se raidit mais ne pipa mot.

— Si je croyais que c’était vrai, je ne serais pas venu, répliqua Grayson sans hausser le ton.

Une étrange lueur s’alluma dans les yeux de Rex. D’alarme ? D’affolement ? D’angoisse ?

— J’ai de bonnes raisons de mettre en doute votre alibi, Rex, ajouta Grayson.

— Appelez-moi « monsieur McCloud », grommela Rex.

Mais il retrouva aussitôt son sang-froid.

— Je n’ai pas mis les pieds du côté de la remise, cette nuit-là, dit-il tranquillement. La vidéo de surveillance a montré que je n’ai pas quitté la piscine.

— Cela serait vrai, objecta Grayson, si cette vidéo avait été filmée cette nuit-là.

Rex le regarda d’un œil perplexe.

— Je ne comprends pas… Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? demanda-t-il.

— Qu’elle n’a pas été filmée la nuit de la mort de Crystal Jones, indiqua Paige. C’est un fait irréfutable.

Rex lui accorda un regard condescendant.

— Et vous êtes qui, vous ?

Grayson aurait voulu effacer à coups de poing ce sourire infatué, mais Paige se contenta de fixer Rex d’un air placide.

— La vraie vidéo a été échangée contre celle d’une autre folle nuit au bord de votre piscine, monsieur McCloud, lui dit-elle. Il n’y a pas lieu d’en débattre. Vous voulez savoir comment je l’ai su ? Ou préférez-vous gaspiller votre salive en sarcasmes à deux balles ?

— Vous bluffez, dit Rex sans se démonter.

— Oh ! non. Je suis tout à fait sérieuse : vos sarcasmes sont vraiment minables.

— Je parle de la vidéo ! s’exclama-t-il, piqué au vif.

— Betsy s’est fait poser des faux seins, expliqua Paige avec autant de calme que si elle parlait de la pluie et du beau temps. Six semaines avant cette fête. C’est documenté dans son dossier médical.

— Et alors ? demanda Rex en la fixant avec une rage mêlée d’incertitude.

— Elle s’est fait poser des implants mammaires, dit Paige. Mais sur la vidéo — où vos performances acrobatiques sont remarquables, si je puis me permettre —, elle a de tout petits seins… En plus, la lune ne faisait pas la bonne taille, elle non plus.

— La lune ? s’étonna-t-il.

— Oui, la lune… Vous savez, le truc qu’on voit la nuit dans le ciel. Eh bien, la phase lunaire ne correspond pas à la date.

Elle haussa les épaules et ajouta :

— Mais bon, tout ça, c’est du baratin scientifique…

Rex bouillonnait visiblement de rage.

— Vous mentez !

— Quelqu’un a remplacé la vidéo, dit Grayson d’un ton dur.

Le regard de Rex passa de Paige à Grayson.

— Et pour l’instant, l’hypothèse la plus plausible, c’est que ce quelqu’un, c’est vous, ajouta ce dernier. Votre alibi n’a plus aucune valeur. Je vous conseille donc de nous dire ce qui s’est vraiment passé pendant cette fête.

— Et moi, je vous conseille de foutre le camp d’ici.

— Je suis officier de justice et vous êtes assigné à résidence. Si vous refusez de répondre à mes questions, vous en subirez les conséquences.

La fureur de Rex était sur le point d’exploser.

— Allez vous faire foutre, Smith ! Je suis resté dans la piscine toute cette nuit-là ! Je ne m’en suis jamais éloigné.

— Nous avons des témoins qui prétendent le contraire, dit Paige.

Rex ôta ses pieds de la table basse.

— Quels témoins ? demanda-t-il.

Paige se figea. Elle fixa Rex comme on observe un serpent qu’on s’apprête à estourbir.

— Il s’agit d’informations confidentielles, répondit-elle. Mais nos témoins sont formels : vous vous êtes éloigné de la piscine à plusieurs reprises. Et vous vous êtes mis à la recherche de Crystal Jones. Selon eux, vous lui en vouliez à mort

— Qui a dit ça ? s’exclama Rex, au bord de la crise de nerfs.

— Qu’avez-vous fait quand vous l’avez trouvée, Rex ? Je serais curieuse de le savoir. Avez-vous essayé de la virer ? Avez-vous voulu lui faire payer son intrusion dans votre petit monde doré ? Jusqu’où la colère vous a-t-elle poussé ?

— Je n’ai rien fait de tout ça ! Ça ne s’est pas du tout passé comme ça ! Qui vous a raconté toutes ces conneries ? Betsy ?

Paige ignora la question, s’efforçant de garder un ton sobre et pondéré.

— Crystal vous a refusé ses faveurs ? insista-t-elle. C’est pour ça que vous l’avez étranglée ? Ça vous a fait du bien de la tuer, Rex ?

En un mouvement si prompt que la vigilance de Grayson en fut trompée, Rex bondit hors de son fauteuil et se jeta sur Paige, les bras tendus vers elle, une insulte aux lèvres.

Mais il n’eut pas le temps de l’articuler, et ce fut un cri de douleur étouffé qui sortit de sa bouche : Paige s’était dressée avec l’agilité d’une tigresse et, très vite, elle l’avait maîtrisé, le plaquant dans son fauteuil tout en lui faisant une clé au bras. Elle le surplombait tranquillement et ne haletait même pas.

Jamais Grayson n’avait assisté à un tel spectacle. Il en resta éberlué.

— Lâchez-moi ! glapit Rex. J’appelle mon avocat pour me plaindre de ces violences policières.

Paige se pencha pour lui murmurer à l’oreille :

— Je ne suis pas flic, et vous ne pouvez pas vous plaindre parce que je me suis défendue. En fait, c’est plutôt moi qui pourrais porter plainte contre vous.

Il essaya de se débattre, mais elle resserra impitoyablement son étreinte sur son poignet. Il tressaillit, puis se figea sous l’effet de la douleur.

— Voilà ce qu’on va faire, Rex, dit-elle. Vous allez vous calmer et m’écouter.

Il cessa complètement de bouger.

— Voilà, c’est mieux comme ça, dit-elle. Je vais vous lâcher et vous allez vous comporter gentiment… Même si vous n’en avez pas l’habitude. C’est bien compris, Rex ?

Il hocha la tête, mais sa fureur était encore visible.

— Lâchez-moi ! s’écria-t-il.

Mais elle continua d’exercer une pression sur son poignet.

— Un seul geste en direction de M. Smith ou de moi-même, et je vous corrige pour de bon ! Et la prochaine fois que vous vous mettez en colère, réfléchissez-y à deux fois avant de vous jeter sur les gens comme ça. Vous allez finir par vous attirer des ennuis… Mais que dis-je, vous avez déjà des ennuis… C’est pour ça qu’on est là.

— Je ne l’ai pas tuée… Lâchez-moi.

Il soupira avant d’ajouter plus humblement :

— S’il vous plaît.

Elle lui lâcha le poignet et Rex frémit, peinant à respirer. Elle lui tendit la main en gage de réconciliation, mais il lui jeta un regard hargneux et se leva.

— Ce n’est pas moi qui ai tué cette garce, dit-il en se massant le poignet.

— C’est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda-t-elle d’un ton sarcastique. Rasseyez-vous, Rex.

Il parut vouloir se rebiffer, mais se ravisa et obéit.

— Je ne l’ai pas tuée. Vous n’avez aucune preuve de ma culpabilité.

Il se tourna vers Grayson et lui jeta un regard hostile avant d’ajouter :

— Quant à vous, le procureur, vous pouvez dire adieu à votre carrière. Quand mon avocat se sera occupé de votre cas, vous aurez de la chance si on vous laisse votre permis de conduire.

— A votre place, je m’inquiéterais davantage de l’accusation de meurtre qui vous pend au nez, rétorqua Grayson. Je sais que la vidéo a été remplacée. Je sais aussi que vous avez le sang chaud. Vous avez des antécédents de consommation de drogue, et je viens d’assister à un accès de violence caractérisée à l’encontre d’une femme : vous vous êtes précipité sur Mlle Holden pour l’étrangler. Je suis sûr qu’un jury saura apprécier tous ces éléments à leur juste mesure. Et là, c’est dans une vraie prison que vous serez enfermé.

— Toutes vos accusations ne sont fondées que sur des présomptions, protesta Rex. Vous n’avez pas de preuve.

— C’est vous qui le dites. On a relevé dans cette remise des empreintes digitales qu’on n’a jamais pu identifier. Vous n’aviez pas de casier à l’époque, et nous n’avons pas relevé vos empreintes, puisque vous aviez un alibi en béton. Mais, à présent, vous n’avez plus d’alibi du tout. Alors, il s’agit peut-être des vôtres, qui sait ? En outre, il y a le message qu’on a retrouvé sur le corps de Crystal : « Remise du jardinier, minuit. » Il était signé « R.M. »

Rex leva les yeux au ciel.

— « R.M. » comme Ramon Muñoz, espèce de débile ! s’écria-t-il.

Grayson avait l’habitude de se faire insulter par des suspects, mais cela le stimulait toujours.

— Je ne crois pas, répondit-il sèchement. « R » comme Rex, « M » comme McCloud.

Rex cligna les yeux comme s’il découvrait la gravité de sa situation pour la première fois.

— Ce n’est pas moi qui l’ai tuée ! déclara-t-il d’une voix paniquée.

— Vous direz ça au jury, murmura Paige.

Rex ouvrit la bouche, sans doute pour proférer une de ses insultes machistes qu’il affectionnait, mais se ravisa.

— Si vous voulez me mettre en accusation, faites-le, dit-il. Sinon, je réclame la présence de mon avocat. Cet entretien est terminé.

Il se leva et se dirigea vers la porte de sa chambre.

— Vous devriez mettre de la glace sur votre poignet, si vous ne voulez pas qu’il enfle, lui suggéra Paige avant qu’il ne soit sorti de la pièce.

Rex lui adressa un doigt d’honneur sans même se retourner. Il ne leur restait plus qu’à partir.

Grayson referma la porte derrière lui, le cœur battant. Paige avait été impériale. Et Rex lui semblait coupable, forcément coupable.

— Attention, Grayson, chuchota Paige, voici les grands-parents.

L’ex-sénateur et son épouse les attendaient sur le palier, devant l’ascenseur. Mme McCloud semblait froide et réservée. Son mari avait l’air épuisé. Et triste.

Il était impossible d’éviter la confrontation.

— Les vigiles ont dû les prévenir, murmura Grayson.

S’attendant à une discussion orageuse, il se dirigea vers eux en les regardant d’un œil impassible.

— Bonjour, sénateur, bonjour, madame, je suis le substitut Grayson Smith.

— Nous sommes au courant, dit le sénateur. Nous nous souvenons de vous et de votre réquisitoire, pendant le procès de Ramon.

Il s’appuyait sur une canne qu’il serrait de la main droite. Sa main gauche était enfoncée dans la poche de son cardigan gris. Grayson se rappela ce que Paige lui avait appris : le sénateur avait été, quelques années auparavant, victime d’un AVC qui l’avait beaucoup affaibli.

— Pourquoi êtes-vous venu ici ? demanda Mme McCloud.

Ses cheveux blonds étaient soigneusement coiffés en arrière, son visage presque entièrement dénué de rides. Elle venait de passer le cap de la soixantaine, mais paraissait plus jeune que son âge. Ses vêtements étaient de bon goût et indémodables, comme aurait dit la mère de Grayson. Un collier de perles complétait harmonieusement le tableau. Elle avait tout de l’épouse d’un homme politique en vue, alors que son mari s’était retiré depuis longtemps de la vie publique.

— Je suis venu discuter avec Rex, dit Grayson.

Le sénateur haussa l’un de ses sourcils blancs et broussailleux.

— A quel sujet ? demanda-t-il.

— Cela ne regarde que lui et le bureau du procureur. Bien sûr, s’il veut vous le dire lui-même, c’est son affaire.

— Notre petit-fils a-t-il de nouveaux ennuis ? demanda Mme McCloud.

Sa voix était posée, mais son regard recelait un désespoir qu’elle ne parvenait pas à cacher entièrement.

Les épaules du sénateur s’affaissèrent.

— Qu’a-t-il encore fait ? demanda-t-il. Comment a-t-il pu s’attirer de nouveaux ennuis alors qu’il est assigné à résidence ? Il va finir par nous tuer, ce petit…

La porte de l’appartement de Rex s’ouvrit derrière Paige et Grayson.

— Il est persuadé que j’ai assassiné Crystal Jones, dit Rex d’une voix pleine de mépris. Incroyable, non ?

Choqué, le sénateur fronça les sourcils.

— Crystal Jones ? Mais c’est impossible ! s’exclama le sénateur. Il doit y avoir méprise. Elle a été tuée par notre jardinier Roberto…

— Ramon, mon chéri, il s’appelait Ramon Muñoz, rectifia Mme McCloud.

— Oui, bien sûr, Ramon, reprit le sénateur. Il a été condamné pour ce meurtre. Vous devriez le savoir, monsieur le procureur, puisque c’est vous qui avez requis contre lui ! Pourquoi dire à Rex que vous le soupçonnez ?

— Notre petit-fils a été lavé de tout soupçon, monsieur Smith ! protesta Mme McCloud. Il a beaucoup de défauts, mais ce n’est pas un assassin.

— Je comprends votre réaction, dit Grayson. Je peux vous assurer que je ne cherche pas à…

— Il prétend que mon alibi était bidon ! lança Rex d’un ton outré. Il dit que la vidéo de sécurité de la fête a été remplacée par une autre. Je lui ai dit qu’il racontait des conneries.

— Rex ! s’écria Mme McCloud. Pas de gros mots !

Le sénateur dévisageait Grayson avec hostilité.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de vidéo remplacée ? demanda-t-il.

— La vidéo que votre société de sécurité nous a fournie pour étayer l’alibi de Rex n’a pas été filmée la nuit du meurtre de Crystal Jones.

Le sénateur secoua la tête.

— Mais comment est-ce possible ? C’est inconcevable !

— Je peux vous le prouver, dit Grayson. Il faudrait que je vous la montre.

— Non, dit catégoriquement le sénateur. Je l’ai déjà vue. Une fois m’a suffi…

Il déglutit péniblement avant d’ajouter avec véhémence :

— Que ce genre d’orgie puisse avoir eu lieu chez moi, dans mon jardin… C’est une honte ! Nous n’avions pas autorisé ces scènes de débauche… Et nous trouvons toujours inadmissible qu’elles aient eu lieu chez nous !

— D’ailleurs, nous y avons vite mis un terme, ajouta Mme McCloud, aussi ébranlée que son époux. Rex, malheureusement, a été laissé à lui-même. Sa mère… Elle était toujours occupée… Trop occupée.

— Claire devait gérer les affaires familiales, ma chérie, protesta le sénateur à voix basse.

Mme McCloud pinça les lèvres et n’insista pas. C’était à l’évidence un motif de désaccord au sein du vieux couple.

Le sénateur adressa à son petit-fils un regard furieux, mêlé cependant d’affliction et de déception.

— Qu’as-tu fait, Rex ?

— Rien ! s’exclama Rex sur le pas de sa porte. Je n’ai rien fait de mal.

— Bien sûr, dit Mme McCloud d’un ton acerbe. C’est toujours la faute des autres, hein ?

Elle se redressa et ajouta :

— Même si l’alibi de Rex est discutable, monsieur Smith, Ramon a été condamné. Les preuves présentées au tribunal sont irréfutables. Même si Rex a réussi à remplacer la vidéo, ce n’est pas lui qui a tué cette pauvre fille.

— Je n’ai rien remplacé du tout ! protesta Rex. Smith ment !

— Assez, Rex ! ordonna le sénateur d’une voix ferme. Monsieur Smith, vous vous souvenez de cette affaire. La victime s’est introduite dans la fête de mon petit-fils sous un faux nom. Elle a également menti sur d’autres aspects de sa vie, notamment sa profession. Elle a séduit mon jardinier et a été étranglée par lui, malheureusement. Son comportement imprudent et son manque de scrupules devaient fatalement lui attirer des ennuis. Notre famille n’a rien à voir là-dedans. Rien ! Et pourtant, elle a été salie parce que le destin a voulu que cette tragédie survienne dans ma propriété.

Autrement dit, Crystal l’a bien cherché, songea Grayson avec amertume.

— Je suis désolé, dit-il en contenant sa colère, que cette affaire ait pu nuire au renom de votre famille. Mais je suis en train de réexaminer ce dossier. J’ai des raisons de croire que Ramon Muñoz est innocent.

Mme McCloud lâcha un soupir frémissant.

— Comment est-ce possible ? Jim, tout ça va recommencer… Les journalistes, les photographes… Il faut arrêter ça avant qu’il n’y ait un nouveau scandale !

— Il n’y aura pas de scandale, assura le sénateur en adressant un regard explicitement menaçant à Grayson. Je suis sûr que l’un des supérieurs de M. Smith saura le convaincre qu’il fait fausse route.

Grayson s’attendait à ce que les McCloud se plaignent en haut lieu de sa visite à Rex. Il était prêt à subir les conséquences de son obstination, quel qu’en soit le prix. Mais…

En exprimant sa hantise du scandale, Mme McCloud avait ravivé en lui de pénibles souvenirs. Quand il était enfant, les journalistes et les photographes les avaient traqués, sa mère et lui. Leur harcèlement l’avait terrifié. Et cela recommencerait si Anderson révélait le secret qu’ils avaient si longtemps préservé.

Et alors ? La vérité lui apparut subitement, chassant ses peurs. Ça n’a pas d’importance. Quelle que soit l’ampleur du scandale, cela ne changera rien à ce que je suis vraiment. En revanche, si je me tais, je ne pourrai plus me regarder dans la glace. Je vivrai avec cette honte jusqu’à mon dernier jour.

Et cela, Grayson ne pouvait l’envisager.

Il regarda le sénateur droit dans les yeux et lui demanda :

— Avez-vous bien entendu ce que je viens de dire, monsieur ? Un innocent, l’un de vos employés, a peut-être passé six ans en prison pour un crime qu’il n’a pas commis. Vous ne pouvez quand même pas accepter une telle injustice !

Le visage du sénateur s’empourpra. Mais était-ce de honte ou de colère ?

— Non, évidemment, concéda-t-il. Et si Roberto est vraiment innocent, le vrai coupable doit être châtié.

— Ramon, murmura Paige. Il s’appelle Ramon.

— Ramon, répéta-t-il avec irritation. Si Ramon est innocent, il faut, bien sûr, que son innocence soit reconnue. Mais soyez-en parfaitement certain avant d’entraîner ma famille là-dedans. Mme McCloud en serait profondément affectée. Elle a un grand cœur, mais ce cœur n’est plus aussi robuste qu’autrefois.

— Jim, intervint doucement son épouse. Je t’en prie, je ne veux pas que tu étales au grand jour mes problèmes personnels…

— Il faut qu’il le sache, Dianna, objecta le sénateur. S’il persistait dans cette voie et qu’il devait t’arriver quelque chose…

Le sénateur inspira profondément avant d’ajouter :

— Je ne le supporterais pas… Je n’y survivrais pas. Tu es tout pour moi.

Mme McCloud esquissa un pâle sourire.

— Jim…

Grayson ne savait plus si on le suppliait, si on le menaçait ou si on cherchait à le mener en bateau.

— Nous ferons tout notre possible pour limiter au mieux la publicité négative autour de cette affaire, assura-t-il. Mais la vidéo a été remplacée par quelqu’un, et je compte bien savoir par qui… Et dans quel but.

Mme McCloud parut subitement plus frêle, plus vulnérable.

— Jim… Il nous accuse ? murmura-t-elle, horrifiée.

— Mais non, assura le sénateur. Il ne commettrait pas une telle erreur.

Il appuya sèchement sur le bouton de l’ascenseur et la porte de la cabine s’ouvrit.

— Ne commettez pas cette erreur, Smith, ajouta-t-il. Je vous conseille d’être bien sûr de votre fait avant de lancer des accusations contre nous.

Il pénétra dans la cabine et tint la porte à sa femme.

La porte se referma sur eux, laissant Grayson et Paige face à face.

— Bon, dit Paige. On verra bien ce qu’ils feront.

— Ce qu’ils feront, lança Rex du pas de sa porte, c’est lâcher leurs avocats sur vous avant que vous ne soyez remontés dans votre voiture ! Au cas où vous ne l’auriez pas deviné, leur principale préoccupation, c’est d’éviter le scandale. C’est pour ça que je les déçois tant… Bonne soirée !

Sur ces mots, il rentra dans son appartement et claqua la porte derrière lui.

— Il a sans doute raison, reconnut Grayson.

Quelques instants plus tard, la porte de l’ascenseur s’ouvrit de nouveau et Grayson suivit Paige dans la cabine. La porte avait commencé à se refermer lorsqu’il perçut un mouvement sur le palier. Un homme venait de sortir de son appartement. Il les regarda, sans dire le moindre mot, jusqu’à la fermeture complète de la porte.

— Celui-là, c’est Louis Delacorte, le beau-père de Rex, dit Paige.

— Je sais, je l’ai rencontré brièvement pendant le procès. Je me demande depuis combien de temps il nous écoutait.

— Depuis que nous avons entamé la conversation avec le sénateur et sa femme… Je l’ai vu entrouvrir sa porte pour mieux entendre ce qu’on disait.

Elle n’ajouta rien tant qu’ils étaient dans l’immeuble, mais Grayson sentait bien qu’elle avait quelque chose sur le cœur. Ce ne fut que lorsqu’ils arrivèrent près de la voiture qu’elle se remit à parler :

— Ce vieux bonhomme ne me plaît pas beaucoup, dit-elle. Il a insinué que Crystal n’avait eu que ce qu’elle méritait, et que la liberté d’un innocent comptait moins que la bonne réputation de sa famille. C’est un vieil égoïste…

— C’est un politicien, déclara sobrement Grayson.

— Et il t’a menacé, sous couvert de protéger sa pauvre petite femme. « Tu es tout pour moi… » J’avais envie de le gifler !

Elle lâcha un soupir et ajouta :

— J’étais sûre que tu prenais un risque en mettant les pieds dans ce nid de vipères.

Si tu savais… Grayson n’avait pas peur d’Anderson et du scandale que celui-ci pouvait provoquer en révélant son secret, mais il savait que ce ne serait pas une partie de plaisir. Il n’en était pas moins vrai qu’il avait agi selon sa conscience.

— Il n’y avait rien d’autre à faire, dit-il. Pour Crystal et pour Ramon…

Elle lui jeta un coup d’œil complice.

— Je veux que tu saches que je suis fière de toi. Même si ça t’indiffère…

Il sentit son cœur se serrer et dut reprendre son souffle avant de répliquer :

— Ça ne m’indiffère pas du tout. Bien au contraire…

A ces mots, Grayson sentit en lui un irrépressible besoin de la toucher. Il n’eut pas la force d’y résister, et laissa sa main droite parcourir doucement le dos de Paige. Il la prit par la taille, et poussa un soupir soulagé lorsqu’elle posa la tête sur son épaule. Ils marchèrent ainsi collés l’un à l’autre jusqu’à la voiture, dans un silence qui se faisait plus intime et délectable à chaque pas.

Après l’avoir aidée à s’installer, il s’assit à son tour. Les mots tendres qu’elle venait de prononcer lui faisaient sentir qu’il la désirait plus que jamais.

Mais ce n’était pas si simple. Ce n’était pas seulement du désir qu’il éprouvait, c’était un véritable besoin, une exigence de tout son être. Levant les yeux, il s’aperçut qu’elle le regardait également d’un œil plein de désir.

— Si on n’était pas dans la rue, je te prendrais debout contre la voiture, dit-il d’une voix basse et âpre.

— Je sais, murmura-t-elle.

Il dut s’accrocher au volant comme à une bouée de secours pour ne pas se jeter sur elle et la posséder, là, sur le siège. Elle détourna les yeux et se racla la gorge.

— Nous n’avons pas interrogé Rex au sujet de la médaille, dit-elle pour changer de sujet.

Grayson démarra et se força à ne penser qu’à Rex McCloud.

— Ce n’est pas grave, répondit-il. Je vais la donner à Stevie pour qu’elle vérifie s’il y a des empreintes dessus. Avec un peu de chance, on y trouvera peut-être celles de Rex.

Elle sortit son ordinateur portable de son sac à dos.

— Je vais voir si je ne peux pas trouver davantage d’informations sur les élèves de Winston Heights nés en 1973, dit-elle. Il nous reste quelques heures avant que Brittany n’aille prendre son service à la maison de retraite… Si elle y va, ce qui n’est pas sûr. Avant qu’on la revoie, j’aimerais bien savoir pourquoi elle a mis cette médaille dans l’enveloppe. Il faut trouver un moyen de faire le tri entre la vérité et ses mensonges. Pour y parvenir, la moindre information peut s’avérer précieuse.

— Tu as raison, mais on n’a pas beaucoup de temps.

Moins d’une demi-heure, en fait.

Il lui jeta un coup d’œil et perçut son trouble.

— N’oublie pas que nous dînons avec ma mère, lui rappela-t-il.

Elle écarquilla les yeux.

— Je croyais que ce rendez-vous avait été annulé, s’étonna-t-elle. Puisque nous n’allons pas avoir de… relation.

Il serra la mâchoire, incapable d’accepter cette perspective. En avait-il d’ailleurs été capable, depuis qu’il l’avait vue pour la première fois ?

— Ma mère n’admet pas qu’on lui refuse quoi que ce soit, dit-il.

En outre, il avait quelque chose à faire. Quelque chose d’important, mais de pénible. Et cette perspective lui nouait l’estomac.

— Ça ne nous prendra qu’une ou deux heures, précisa-t-il. Et ça la rendra heureuse.

Elle regarda l’écran de son ordinateur et demanda :

— Et comme ça, elle te lâchera un peu, hein ?

— Détrompe-toi. Même si je te présente à ma mère, ça ne suffira pas pour qu’elle arrête de se mêler de ma vie.