15

Mercredi 6 avril, 21 h 30

Silas pénétra dans sa maison et s’affala sur le canapé. Aucun flic ne le guettait à l’extérieur, et il savait qu’il était en sécurité pour l’instant. Grayson Smith ne l’avait pas identifié.

Il y a de quoi se vexer, songea-t-il ironiquement. Après m’avoir côtoyé pendant tant d’années, il ne m’a même pas reconnu…

Evidemment, il faisait sombre et je portais une cagoule. Et ma voix devait être un peu plus haute que d’habitude, montée d’adrénaline oblige.

Pourtant, la mémoire pourrait lui revenir… Et là…

Je ne devrais pas être ici. Je devrais être en train de foncer dans les vastes étendues canadiennes.

Mais tant que le commanditaire était vivant, sa femme et sa fillette étaient en danger.

Il prit son téléphone portable confidentiel, qu’il avait laissé bien en vue sur la table basse du salon. Il s’était dit que si les flics débarquaient en son absence, autant incriminer son commanditaire. Le numéro de ce dernier se trouvait dans la mémoire de ce téléphone. Un flic perspicace n’aurait aucun mal à en déduire qu’il était impliqué. Et des flics perspicaces, ce n’était pas ça qui manquait… Silas était bien placé pour le savoir.

Son ancienne partenaire comptait parmi les plus perspicaces. Il s’en voulait d’avoir été contraint de lui mentir continuellement. Chaque fois qu’il avait ôté la vie à quelqu’un pour protéger sa petite-fille adorée, il s’était dit que son ex-coéquipière aurait compris ses motivations. Mais il savait que c’était faux. A présent, il espérait simplement qu’elle ne se retrouverait pas en situation d’avoir à lui tirer dessus. Car il savait, sans l’ombre d’un doute, qu’elle le ferait, si son devoir l’exigeait.

Il ouvrit le téléphone portable et se renfrogna. Son commanditaire avait appelé huit fois. Il y avait laissé un message laconique : « Nouveau boulot pour vous. »

Il faut que je refuse.

Mais ce refus alerterait le commanditaire, et c’était la dernière chose qu’il voulait. Il le rappela donc.

— C’est moi, dit Silas.

— Où étiez-vous passé ? demanda le commanditaire d’un ton irrité.

— J’ai eu une terrible migraine, la nausée. Je suis resté au fond de mon lit toute la journée.

— Je vous enverrai des fleurs, ironisa l’autre. Je veux que vous soyez à la maison de retraire de Carrollwood à 23 h 30.

Silas fronça les sourcils.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Parce que j’aimerais que vous racontiez des histoires aux petits vieux avant qu’ils s’endorment, rétorqua le commanditaire d’un ton acerbe. Pourquoi croyez-vous que j’aie besoin de vous ? Je veux que vous éliminiez quelqu’un. Vous avez oublié que c’est pour ça que je vous paie ?

Silas inspira profondément pour éviter de répliquer vertement.

— Qui ça ? demanda-t-il.

— Je vous le dirai quand vous y serez. Je vous ai envoyé par e-mail une carte détaillée où est indiqué l’endroit où vous devez vous poster. Préparez-vous à tirer sur une cible distante de cent mètres. Vous avez d’autres questions ?

A peu près un million, songea Silas, la plus importante étant : comment vais-je m’y prendre pour te régler ton compte, espèce d’ordure ?

— Non, se contenta-t-il de dire.

— Bien. C’est votre dernière chance, Silas. Si vous merdez une nouvelle fois, il y aura un cadavre dans votre famille. Et vous regretterez que ce ne soit pas vous…

Silas tressaillit lorsque son interlocuteur raccrocha.

Salopard, songea-t-il.

Alors n’y va pas, lui souffla sa conscience.

Si, il faut que j’y aille.

Il fallait qu’il sache ce que mijotait ce salaud. Il trouva la maison de retraite sur la carte. Il lui restait une heure avant de se mettre en route. Le temps de se doucher et de se raser. Et de manger un morceau. Mais il avait une priorité : un coup de téléphone à Violet pour lui souhaiter une bonne nuit.

*  *  *

Mercredi 6 avril, 23 heures

— On est arrivés ? demanda Paige d’une voix pâteuse.

Grayson se tourna vers elle et la vit ouvrir un œil, puis l’autre. Elle était encore à moitié endormie sur le siège du passager. Mais plus belle que jamais. Elle s’était assoupie quelques instants après que Grayson fut allé la chercher à la sortie de chez Giuseppe. Sa mère s’était montrée peu diserte, mais elle lui avait signifié d’un hochement de tête approbateur tout le bien qu’elle pensait de Paige.

— Ça fait dix minutes qu’on est arrivés, répondit-il. En attendant que tu te réveilles, je consultais mes e-mails.

Elle se couvrit la bouche pour étouffer un bâillement.

— On dirait que je me suis endormie…

— Tu en avais besoin, répondit-il en souriant. Cette conversation entre filles a dû être épuisante.

— Oui, on s’est bien amusées, ta mère, Holly et moi. Mais tu nous as manqué…

Il était arrivé au restaurant au moment où elles finissaient leur repas.

— Ce sera pour la prochaine fois.

— Tu étais où ?

— Je suis rentré à la maison pour promener Peabody… Ensuite, j’ai eu un petit contretemps…

Il n’aimait pas lui mentir, mais il voulait encore moins lui confier la véritable raison de ce « contretemps ».

— De quoi avez-vous parlé ? demanda-t-il.

— Oh ! de toutes sortes de choses… De karaté et de mode… Ta mère va m’emmener à la chasse…

— Ma mère déteste la chasse, dit-il, surpris.

Paige lâcha un petit rire.

— A la chasse aux promos et aux soldes, expliqua-t-elle. Ta mère a l’air d’aimer le shopping.

— Je suis au courant, dit-il en souriant et en lui frôlant les lèvres du bout des doigts. Je crois que tu lui as fait bonne impression.

— C’est tout à fait réciproque. Evidemment, on a parlé de toi. Beaucoup, même. Elle est très fière de toi.

Il lui caressa la lèvre inférieure et sentit son cœur s’arrêter de battre lorsqu’elle lui lécha délicatement le bout du doigt. Il déglutit, sentant son sexe se raidir.

Il aurait bien voulu savoir quelle attitude adopter vis-à-vis de Paige. Joseph et Lisa l’avaient exhorté à ne pas rompre avec elle. Sa mère avait fait de même. En deux jours, Paige avait réussi à séduire tous les membres de la famille qu’elle avait rencontrés.

Il n’en était pas surpris. N’avait-il pas été lui-même séduit en deux secondes, lorsqu’il l’avait vue bondir comme un cabri sur un écran de télévision ?

Il lui restait à peu près deux heures pour adopter une ligne de conduite : c’était le temps qu’il leur faudrait pour trouver Brittany Jones, la réinterroger et repasser ensuite chez lui pour prendre le chien de Paige. Puis il les emmènerait à l’hôtel Peabody, où il était censé la laisser sous la garde de son associé, Clay. A cette pensée, il sentit monter en lui une absurde colère possessive — et il comprit qu’il ne pourrait tout simplement pas la laisser sous la garde de quelqu’un d’autre que lui.

Je veillerai moi-même sur elle.

Elle le regardait de son œil noir. Il se prit à espérer qu’ils ne retourneraient pas à l’hôtel et resteraient dans sa maison. Il avait un grand lit, vaste et douillet. Il était à la torture en songeant à ce qu’il avait envie de faire avec elle dans ce lit. Il se promit qu’elle ne regretterait pas de rompre son abstinence de dix-huit mois.

Non, tu ne feras rien de tout ça. Sauf si tu t’engages à vivre avec elle.

Il se figea. Vivre avec elle signifiait qu’il serait obligé de tout lui dire. Après ses révélations, à elle de décider si elle voulait encore de lui.

— Que vais-je faire de toi ? murmura-t-il comme pour lui-même.

Le regard de Paige se transforma. Il exprimait encore du désir, mais un désir teinté d’une tendresse qui alla droit au cœur de Grayson.

— Qu’es-tu prêt à faire avec moi ? murmura-t-elle à son tour.

Grayson sentit ses muscles se raidir et sa respiration s’accélérer. Il lui effleura la joue, caressant sa peau douce avec cette tendresse dont elle semblait tant se délecter.

— Tout, répondit-il d’un ton bourru mais avec la plus grande sincérité.

Elle continua de le fixer avec curiosité.

— Tout, ça fait beaucoup, chuchota-t-elle.

Il se pencha vers elle, huma sa chevelure de jais et constata que sa fragrance suave et subtile apaisait les émotions qui l’assaillaient.

— Tu le mérites, dit-il.

Elle rapprocha son visage du sien et l’embrassa délicatement sur la bouche.

— Je voudrais tant ne pas te rendre aussi triste…, dit-elle. Je ne veux pas que tu sois triste.

Elle se décolla de lui et se redressa sur son siège.

— Il y avait quelque chose d’intéressant dans tes e-mails ? demanda-t-elle avant qu’il ait le temps de trouver une repartie.

— Comment ?

— Tes e-mails… Tu viens de me dire que tu étais en train de consulter tes e-mails.

Le cœur encore meurtri, le corps vibrant de désir, il eut du mal à rassembler ses idées.

— Stevie et Fitzpatrick ont fini par dénicher Radcliffe, qui leur a volontairement remis l’ordinateur de Logan quand ils lui ont présenté le mandat du tribunal. La vidéo est en train d’être examinée par les experts du labo, mais ils n’ont pas beaucoup d’espoir d’y trouver le visage du tireur embusqué.

— Ce serait trop simple.

— Oui… Le service de la balistique a expertisé le pistolet que les inspecteurs ont trouvé dans la voiture de Sandoval, ainsi que celui ayant servi à tuer Delgado… A première vue, il n’y a aucun lien entre ces deux armes.

— Là encore, ce serait trop facile. Et Barb, la banquière, elle t’a rappelé ?

— Oui. Elle m’a dit que le compte dont le numéro figure sur le registre de chèques de Crystal Jones était au nom de Brittany.

— Quoi ! Brittany faisait elle aussi du chantage ? Ça semble absurde.

— Il paraît que le deuxième prénom de Brittany est Amber…

— Amber ? C’est le nom dont s’est servie Crystal pour se faire inviter à la fête de Rex. Elle aurait donc pu utiliser l’identité de sa sœur pour ouvrir ce compte ? Pas bête…

— Barb m’a dit que ce compte a cessé d’être utilisé il y a six mois. Elle n’a pas pu m’en dire plus, faute d’un mandat de justice levant le secret bancaire.

— Ce qui veut dire que le pigeon n’a pas appris la mort de Crystal, ou plus vraisemblablement que Brittany a pris le relais et a continué de le menacer, dit Paige d’une voix songeuse. Décidément, cette fille n’a pas froid aux yeux.

— Elle a dû continuer d’encaisser les versements mensuels du pigeon, sauf qu’elle s’est abstenue de le noter dans le registre.

— C’est comme ça qu’elle a pu se permettre de régler les cinquante mille dollars de frais scolaires à St. Leo, en supposant que son silence ait été acheté au même prix que le faux témoignage de Sandoval. L’argent du chantage lui servait à payer son loyer et ses dépenses alimentaires. Je me demande pourquoi les versements ont cessé il y a six mois…

— Le pigeon a peut-être fini par apprendre que Crystal était morte, dit Grayson en consultant sa montre. Ou il est peut-être lui-même décédé. Il est presque 23 heures. Il est temps d’aller rendre visite à Brittany.

— Si l’hôtesse d’accueil lui annonce que c’est nous, elle filera peut-être. Il faut employer un stratagème.

— Un stratagème ? répéta-t-il avec un sourire narquois.

Elle haussa les sourcils.

— Tu trouves ça drôle ? demanda-t-elle.

— Un peu… Donc, docteur Watson, quel stratagème avez-vous concocté ?

— Pourquoi serait-ce forcément toi, Sherlock Holmes ? demanda Paige.

— Tu as raison. Tu seras Sherlock Holmes, si tu veux, et moi, le Dr Watson.

— Si on nous reconnaît à l’accueil, à cause de cette fichue vidéo, on sera obligés de se présenter sous nos véritables identités. Dans le cas contraire, je serai une de ses amies de l’école infirmière, et toi, tu seras mon petit copain…

Son petit copain… Grayson trouva que l’expression avait un parfum de lycée et d’amours adolescentes.

— Pourquoi ne serait-ce pas moi, l’élève infirmier ? feignit-il d’objecter. C’est toi qui es sexiste, en l’occurrence !

— Non, je suis réaliste, tout simplement. Aucun élève infirmier n’aurait les moyens de s’offrir un costume aussi chic que le tien.

— Et en plus, tu as envie de jouer le rôle de la petite copine, dit-il d’un ton dégagé.

Il vit le regard de Paige se voiler.

— Oui, j’aimerais bien, répondit-elle.

Elle ouvrit brusquement la portière et ajouta :

— Allons-y. Je veux savoir comment Crystal est entrée en possession de cette médaille de la campagne électorale de McCloud.

Les murs du hall d’accueil de la maison de retraite étaient tout blancs. Au guichet trônait une femme qui, à en croire son badge, se prénommait Sue.

— Bonsoir, lui dit Paige. Brittany est arrivée ?

Sue lui jeta un regard suspicieux.

— Que lui voulez-vous ? demanda-t-elle.

— Je vais à l’école infirmière avec elle. J’ai raté un cours et elle devait me montrer les notes qu’elle a prises.

— Votre nom ?

— Olivia Hunter.

Sue jeta un coup d’œil en coin à Grayson et demanda :

— Et lui ?

Paige passa le bras autour de la taille de Grayson d’un geste possessif et dit :

— C’est mon petit ami, David.

— Bonsoir, madame, dit Grayson en s’interrogeant sur les noms qu’avait choisis Paige.

Elle aurait pu utiliser les premiers noms lui venant à l’esprit plutôt que ceux de ce couple d’amis qui avaient trouvé ensemble la voie du bonheur conjugal. Il posa un bras sur l’épaule de Paige.

— Je vais voir si Brittany est disponible, dit Sue.

Elle envoya un SMS à Brittany pour lui demander de venir à l’accueil, puis désigna une rangée de fauteuils en Skaï.

— Vous pouvez l’attendre ici, dit-elle.

Mercredi 6 avril, 23 h 20

Silas fronça les sourcils. Il avait d’emblée deviné quelle serait sa prochaine cible, mais il n’en eut pas moins un accès de colère en passant devant l’Infiniti gris métallisé, garée sur le parking de la maison de retraite. Il ne douta pas un instant que Grayson était venu avec Paige Holden.

C’était un test.

Ce qui voulait dire que le commanditaire devait être tout près de là, épiant ses moindres gestes.

Mais si le commanditaire se trouvait dans les parages… Le fusil de Silas était équipé d’une lunette à vision nocturne. S’il parvenait à repérer son poste d’observation, il tenait l’occasion d’en finir une bonne fois pour toutes.

Et ensuite, il emmènerait sa petite famille au loin. Elles n’aimeraient pas ça, au début. Sa femme regretterait sa vie urbaine et ses amies. Violet regretterait son école et les jouets qu’elle avait laissés derrière elle. Mais elles seraient vivantes, et il serait avec elles. Le reste, il allait bien falloir s’en accommoder.

Il roula au pas jusqu’à l’autre bout du parking, en scrutant les collines environnantes. Les endroits où se cacher ne manquaient pas. Si ce salaud s’était planqué dans le secteur, il serait difficile à trouver. Il faudra que je le fasse sortir de son trou. Mais comment ?

Et si c’était lui qui était en train de te viser avec un fusil à lunette ? Mais non… C’était impensable. Ce salaud aurait été capable de rater un éléphant dans un couloir. C’est bien pour ça qu’il avait « engagé » Silas. S’il projetait de le tuer, il faudrait que ce soit à bout portant. Sauf que je ne me laisserai pas surprendre…

Silas fit le tour du parking. Celui-ci était dépourvu de caméras de surveillance, ce qui était une bonne chose. Il ne s’y attarda pas. Il n’avait aucune intention de tuer Grayson et Paige, mais il lui fallait faire semblant d’essayer. Dès qu’ils entendraient des coups de feu, les gens du voisinage accourraient et l’endroit ne tarderait pas à grouiller de flics. Il était donc hors de question qu’il se gare sur ce parking.

Juste avant d’arriver à la maison de retraite, il avait remarqué une route d’accès discrète. Il décida de s’y garer et de trouver un poste de tir parmi les bouquets d’arbres qui la bordaient.

Qu’est-ce que Grayson Smith était donc venu faire dans cette maison de retraite ? Sa mère, Judy, avait toute sa tête et jouissait d’une excellente santé. Silas l’avait toujours trouvée admirable… Et même encore désirable…

Elle avait fait tant de sacrifices pour son fils… Lors des rares occasions où il les avait vus ensemble, Silas avait eu l’impression que Grayson était pleinement conscient de ces sacrifices, et qu’il nourrissait pour sa mère un attachement sans bornes. Silas se demanda quand le commanditaire, qui se croyait maître de sa vie, ferait en sorte que le secret de Grayson et de sa mère soit dévoilé publiquement. C’était sans doute imminent.

Grayson avait-il la moindre idée du nombre de gens qui connaissaient sa véritable identité ?

Silas ne s’en était jamais soucié, mais il était persuadé que Grayson redoutait plus que tout d’être démasqué. Le substitut Smith était un homme secret et pudique. Quand le commanditaire avait révélé à Silas la vérité à son sujet, les raisons du zèle de ce procureur implacable lui étaient devenues tristement évidentes.

Ce secret faisait de Grayson une cible idéale pour toute sorte de chantage.

Bienvenue au club, monsieur le procureur, songea Silas.

Mercredi 6 avril, 23 h 35

Paige et Grayson patientaient depuis une demi-heure, et Brittany Jones n’était toujours pas apparue. Après avoir appelé Brittany sur son téléphone portable, Sue leur avait dit qu’elle était en route mais qu’elle risquait d’être en retard : apparemment, elle avait eu le plus grand mal à trouver une nounou pour garder son fils. Si Brittany avait fui son quartier, il semblait logique qu’elle connaisse de telles difficultés dans un environnement nouveau. Mais elle n’arrivait toujours pas, et Paige commençait à avoir des doutes.

Sue s’était mise à leur jeter des regards inquiets. La dernière fois qu’elle avait appelé Brittany, elle leur avait tourné le dos pour parler à voix basse.

Paige se pencha vers Grayson et colla ses lèvres contre sa joue. Elle ne faisait que tenir son rôle dans la comédie qu’ils jouaient à Sue, mais elle prit plaisir à inspirer son odeur virile, à savourer le picotement de sa barbe naissante. A présent qu’elle connaissait son secret, elle comprenait combien il lui était difficile de le révéler à qui que ce soit.

Elle serait donc patiente. Grayson Smith était un homme qui méritait qu’elle attende, et qu’elle sache si l’attirance qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre pouvait se muer en un sentiment plus durable.

Il a frappé à la porte de Rex, envers et contre tout. Cette pensée ne cessait de lui trotter dans la tête. Il savait que son passé serait révélé et que sa vie en serait changée pour toujours, mais il avait frappé à cette porte. Il avait brûlé ses vaisseaux. Parce que sa conscience le lui dictait.

Et elle, elle désirait cet homme. Il était beau garçon, sexy et intelligent. Plein de bonté, même lorsque rien ne l’obligeait à l’être. Protecteur, attentif. Elle avait envie d’explorer ce corps musclé, de s’en délecter pendant de longues heures. Mais, davantage que son charme ou sa gentillesse, c’étaient l’intégrité et la droiture de Grayson qui la séduisaient comme elle n’avait jamais été séduite.

Je veux qu’il soit à moi, comme je veux être à lui. Je l’aime comme Olivia aime David, et je veux qu’il m’aime comme David aime Olivia. A mon tour de connaître le bonheur, et je veux le connaître avec cet homme.

Elle s’efforça de maîtriser ses émotions.

— Tu crois qu’elle va venir ? demanda-t-elle tout bas à l’oreille de Grayson.

Il se tourna vers elle, et elle lut dans ses yeux verts un désir aussi intense que celui qu’elle s’efforçait de refouler.

— Je ne sais pas, murmura-t-il.

Il lui mordilla délicatement le lobe de l’oreille, et elle ne put retenir un frisson de volupté.

— Demande à Sue de te donner son numéro de portable, dit-il. On va l’appeler directement.

Paige se leva et s’aperçut que Sue les observait d’un œil indiscret, sans se méprendre sur les signes évidents qu’ils affichaient. L’hôtesse détaillait Grayson d’un air émoustillé, presque lubrique, qui déplut souverainement à Paige. Elle lui jeta un regard noir, mais Sue cligna des yeux innocemment.

— Vous croyez que Brittany va vraiment venir ce soir ? demanda Paige d’un ton impatient. J’ai besoin qu’elle me montre ses notes… Mais je préférerais faire d’autres choses au lieu de poireauter ici, si vous voyez ce que je veux dire…

— Je vois très bien, lâcha Sue. Je lui ai dit que vous l’attendiez et elle m’a dit qu’elle arrivait. C’est vraiment bizarre qu’elle ait tant de retard, ce n’est pas son genre. Elle est très fiable, d’habitude.

— Je sais. C’est bien pour ça que je comptais sur elle pour m’aider. En cours, elle est très assidue. Ecoutez…

Paige prit une voix de conspiratrice pour lui glisser à l’oreille :

— Il faut que je me lève tôt, demain matin, et j’ai une forte envie de… d’aller me coucher. Pouvez-vous me donner le numéro de portable de Brittany ? Je vais m’arranger avec elle pour qu’elle me les donne demain ou qu’elle les scanne et me les envoie par e-mail.

Sue hésita.

— Je n’ai pas le droit de vous le donner, dit-elle.

— S’il vous plaît, insista Paige d’un ton cajoleur. Vous ne pouvez pas imaginer ce que je suis en train de rater…

Sue lâcha un grand soupir et griffonna un numéro de téléphone sur un morceau de papier qu’elle tendit ensuite à Paige.

— Amusez-vous bien, dit-elle d’un air complice. Vous pourriez prendre quelques notes, vous aussi, et me les envoyer pour que je révise…

Paige gloussa.

— Votre cœur n’y résisterait pas, dit-elle.

Elle lui tourna le dos et hocha la tête.

— C’est bon, dit-elle. On peut rentrer à la maison.

Grayson se leva et Paige le détailla avec gourmandise. Lorsqu’il la fixa, elle se sentit fondre. Et rougir face à cet homme qui la déshabillait du regard et dont elle convoitait, elle aussi, les caresses.

— Comme tu veux, ma chérie ? dit-il.

Mercredi 6 avril, 23 h 45

De son poste d’observation sur la colline boisée, Silas vit Paige et Grayson sortir de la maison de retraite. Ils étaient seuls sur le parking, la main de Grayson était posée sur les reins de Paige d’une manière qui lui parut — même à cette distance — très clairement amoureuse. Il se demanda une nouvelle fois ce qu’ils étaient venus faire là et quel pouvait bien être le rapport entre cet établissement et leur enquête sur la mort de Crystal Jones. Il se surprit à espérer que le procureur découvrirait toute la vérité sur ce crime et dévoilerait l’implication du commanditaire comme celle du propre chef de Grayson.

Sauf que Silas devait s’assurer que le commanditaire ne parlerait pas. Parce que je n’ai pas du tout envie de me retrouver en prison. Les flics n’y font pas de vieux os.

Il colla l’œil droit sur la lunette de son fusil et tint Grayson dans sa ligne de mire pendant qu’il tenait la portière de sa voiture à Paige. Le procureur l’embrassa brièvement sur la bouche avant de relever la tête et de regarder autour de lui, tel un prédateur reniflant une proie. Silas devina que Grayson avait pris l’habitude d’être prudent et de regarder fréquemment par-dessus son épaule — et ce, depuis son enfance de fugitif. Reste vigilant, mon vieux Grayson, ou toi aussi, tu te feras descendre.

Silas souleva son arme pour que le viseur se trouve largement au-dessus de la tête de Grayson et appuya sur la détente. La balle vint heurter un réverbère, et Grayson réagit aussitôt : il lança un ordre à Paige avant de plonger devant la voiture. Paige se baissa et ouvrit de l’intérieur la portière du conducteur. Grayson monta à bord du véhicule, se mit au volant et démarra en trombe, roulant sur le parking comme s’il avait le diable aux trousses.

Tant mieux. Désormais, ils seraient sur leurs gardes. Et si le commanditaire est quelque part dans les parages, il m’a vu tenter de les abattre. Silas pivota lentement de gauche à droite pour fouiller les environs avec sa lunette à vision nocturne, en quête d’une ombre, d’une pierre qui roulerait, de n’importe quel indice visuel pouvant trahir la présence de ce salopard.

S’il le repérait, il suffirait d’une autre pression sur la détente pour que tous ses problèmes soient résolus…

— Bouge pas, flicard ! fit une voix derrière lui.

Il sentit en même temps le contact froid de l’acier sur sa nuque.

Silas se figea, le doigt toujours sur la détente. Ce n’était pas la voix de son commanditaire. Il ne la reconnaissait pas. C’était une voix masculine, éraillée et hargneuse. Son cœur se mit à battre un peu plus fort.

— Qui es-tu ? demanda Silas.

Il ne broncha pas lorsqu’il sentit le canon de l’arme s’enfoncer un peu plus dans sa nuque.

— Vous avez le droit de garder le silence…, déclara l’homme d’un ton railleur, imitant ce que chaque policier est censé réciter au moment d’une arrestation.

Il lâcha un petit rire triomphal et ajouta :

— Alors, flicard, tu ne te souviens pas de moi ? Ma voix ne t’est pas familière ?

— Non.

— C’est parce qu’un drogué cinglé m’a tailladé le larynx quand j’étais en taule, dit l’homme. En taule, où tu m’avais envoyé, flicard ! Avant, j’avais une voix aussi pure et angélique qu’un enfant de chœur. Pose ton putain de fusil !

Silas n’en avait aucune intention. Il abaissa le canon de quelques centimètres, sans ôter le doigt de la détente.

— Qui t’a envoyé ? demanda-t-il, comme s’il ne connaissait pas la réponse à cette question.

Avant que son adversaire ait le temps de répliquer, Silas s’aplatit brusquement au sol et fit volte-face, balayant les tibias de l’individu, qui s’effondra. Silas lui logea aussitôt une balle dans le poignet gauche, puis une autre dans le droit. L’homme poussa un cri sourd, lâcha son arme, qui rebondit sur l’herbe rase. Son visage était déformé par la douleur et par la haine. Il essaya de se relever, mais Silas lui tira une troisième balle dans le genou et l’homme poussa un autre hurlement. Silas se pencha sur lui et redemanda :

— Qui es-tu ?

— Va te faire foutre.

Il faisait sombre, mais Silas put examiner son visage à la lumière de la lune et constata qu’en effet ses traits lui étaient familiers. Il pointa alors son fusil vers le genou indemne de l’homme.

— Dis-moi ton nom, où je t’en colle une autre.

— Non ! s’écria l’homme d’une voix pitoyable. Ne tire pas !

— Je te connais. Je t’ai arrêté, il y a longtemps.

Silas avait une excellente mémoire, et les pièces du puzzle commençaient à s’emboîter dans son esprit.

— Tu t’appelles Harlan Kapansky, dit-il. Tu as massacré une famille entière parce que le père devait du fric à son bookmaker. Tu as pris vingt-cinq ans…

Kapansky lui jeta un regard noir.

— Je suis sorti pour bonne conduite, dit-il.

Cette clémence dut lui sembler comique, car il éclata d’un rire hystérique qui acheva de l’essouffler.

— Combien t’a-t-il payé pour me tuer ? demanda Silas.

Une joie mauvaise vint se mêler à la fureur du regard de l’homme.

— Pour toi, c’était gratuit ! lança-t-il.

— Pour moi… Comment ? Oh…

Le cœur de Silas cessa de battre un instant tandis qu’une autre pièce du puzzle se mettait en place. Kapansky n’était pas un tueur comme les autres… C’était un artificier, expert en explosifs. Il posait des bombes. Il avait tué les membres de cette famille en faisant sauter leur voiture.

Grayson et Paige… Silas enfonça le canon de son fusil dans le genou indemne de Kapansky.

— Tu as posé une bombe dans la voiture qui vient de démarrer ?

De nouveau, Kapansky éclata de rire.

Il faut que je les avertisse. Silas n’avait pas entendu d’explosion. La petite crapule qui gisait à ses pieds avait dû utiliser un minuteur.

Il mit son fusil à l’épaule et sortit son téléphone portable personnel. Le numéro de Grayson y était encore mémorisé. Il l’appela avec son autre téléphone portable, impossible à tracer.

Mercredi 6 avril, 23 h 48

Grayson avait posé la main sur le dos de Paige pour la maintenir penchée sur son siège. Il conduisait comme un fou pendant qu’elle appelait police secours pour signaler ce qui venait de leur arriver.

Plus vite ! Plus vite ! Il ne pouvait pas penser à autre chose. Il faut la mettre à l’abri le plus vite possible…

Paige demanda à la standardiste de police secours de contacter Stevie Mazzetti avant de jeter un coup d’œil à Grayson.

— C’est sur toi qu’on a tiré, Grayson, dit-elle avec insistance. Pas sur moi.

— J’ai l’impression que notre visite à Rex McCloud n’a pas plu à tout le monde.

— La standardiste vient de me dire que des voitures de patrouille étaient en chemin… Elle m’a conseillé de m’arrêter dans un endroit bien éclairé au bord de la route et d’y attendre les secours.

— Pas question, marmonna-t-il.

Un endroit bien éclairé offrirait au tireur une meilleure vision et l’immobilité ferait d’eux des cibles plus faciles à atteindre. Il continua donc d’appuyer sur le champignon. Ce fut alors que son téléphone portable se mit à sonner. Sans doute était-ce Stevie.

Il lâcha Paige pour saisir son téléphone.

— Stevie…

— Sortez de cette voiture !

Le pied de Grayson se figea sur la pédale d’accélérateur. C’était la voix du tireur qui l’avait appelé par son nom la veille.

— Pas question, répondit Grayson.

— Merde, Grayson, si vous tenez à la vie, sortez de cette putain de voiture !

— Vous venez d’essayer de me tuer ! objecta Grayson, incrédule.

— Si j’avais voulu vous tuer, vous seriez mort, à l’heure qu’il est. Je vous ai raté exprès. Sortez de cette voiture ou vous mourrez, vous et votre amie. Il y a une bombe dans cette bagnole ! C’est certain ! Faites-moi confiance !

— Je n’ai aucune raison de vous faire confiance ! Et qui êtes-vous, d’abord ?

Grayson se calma subitement. Son cerveau s’était remis à fonctionner. Ils avaient été appâtés par Brittany à Carrollwood. Elle n’avait jamais eu l’intention de prendre son service à la maison de retraite. Avec la complicité involontaire de la standardiste, elle avait fait en sorte de les retenir pendant que… Il appuya brusquement à fond sur la pédale de frein. La tête de Paige heurta le tableau de bord tandis qu’elle lâchait un juron et que la voiture s’immobilisait.

— Sors de la voiture ! s’écria-t-il.

Il ouvrit en grand sa portière, bondit au-dehors, se précipita vers la portière du passager, l’ouvrit et tira vivement Paige hors de la voiture. Elle trébucha et il la rattrapa au vol. Il la hissa au creux de ses bras et courut jusqu’à un talus, qu’il gravit en quelques enjambées avant de plonger de l’autre côté.

A l’instant où la voiture explosa, Grayson s’accrocha à Paige en dévalant la pente du talus, et il la couvrit de son corps. Il grimaça en voyant des éclats de métal enflammés pleuvoir autour d’eux.

Et soudain, ce fut le silence. On n’entendait plus que le crépitement des flammes qui s’élevaient de la voiture.

Grayson leva la tête et fixa les grands yeux noirs de Paige, écarquillés par l’effroi et le choc. Ils reprirent tous deux leur souffle en haletant, incapable de prononcer le moindre mot.

— Tu es blessée ? demanda-t-il quand il eut recouvré l’usage de la parole.

Elle secoua la tête.

— Tu n’as rien pris dans le dos ? s’enquit-elle à son tour.

— Non, ça a l’air d’aller.

Elle ferma les yeux et Grayson vit des larmes se former au coin de ses yeux. Elle tremblait de tout son être. Ses mains agrippaient convulsivement sa chemise. Il s’agenouilla à côté d’elle, et constata avec horreur que l’herbe autour d’eux était enflammée.

— Lève-toi, il faut s’éloigner d’ici.

Il se força à se lever, non sans grimacer de douleur. Paige se releva avec la même souplesse dont elle avait fait preuve en maîtrisant Rex McCloud.

Etait-ce Rex qui avait commandité cet attentat ? Ou ses grands-parents ? Voire Anderson ?

Grayson lui saisit le poignet, et ils gagnèrent un petit bouquet d’arbres, loin de l’incendie. Par chance, comme il avait plu abondamment dans la journée et que l’herbe était encore humide, le feu ne se propagea pas dans leur direction.

Paige s’accroupit au pied d’un pin.

— Il t’a averti ? demanda-t-elle.

— Oui, il avait la même voix que le type qui a tué la mère de Logan… Et je n’arrive toujours pas à mettre un visage sur cette voix.

Elle ferma les yeux, ouvrant et fermant ses poings pour se détendre.

— Rappelle-le, dit-elle. Son numéro doit être mémorisé dans ton portable.

Grayson aurait dû y songer. Mais ses pensées étaient décousues, son cœur battait encore la chamade. Imitant Paige, il se força à respirer plus régulièrement et, lorsque ses mains cessèrent enfin de trembler, il fouilla dans sa poche, en quête de son téléphone portable.

Mais celui-ci n’y était plus. Grayson jeta un regard consterné à la voiture en flammes.

— J’ai dû le perdre quand on est sortis de la voiture, dit-il. Il va falloir attendre que le feu s’éteigne… J’espère qu’il n’a pas fondu.

— Même s’il est fondu, l’opérateur aura conservé une trace de l’appel. Tout va bien, Grayson. On est sains et saufs.

On est vivants, c’est vrai, songea-t-il sombrement, les yeux rivés sur la voiture qui brûlait encore. Mais tout ne va pas bien, loin de là…

— Il avait ton numéro de portable, murmura-t-elle. Même moi, je ne le connais pas.

— C’est un oubli que je peux facilement réparer, marmonna-t-il.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. A qui as-tu donné ton numéro de portable ?

— Pas grand monde. Les Carter… Quelques amis… Des collègues… Des flics et des avocats…

— L’un d’entre eux a très bien pu le donner à quelqu’un d’autre, fit-elle observer.

— Mais il m’a appelé par mon prénom…

— C’est vrai. Mais il suffit de lire le journal pour le connaître.

— C’est Brittany qui nous a piégés. Elle savait ce qui allait arriver, dit-il.

Paige hocha la tête.

— Elle nous a fait poireauter exprès dans le hall d’accueil, pendant que quelqu’un posait une bombe dans la voiture, dit-elle.

— La petite sœur de Crystal vient de franchir la ligne rouge ! s’exclama Grayson d’une voix furieuse, en serrant les poings. Elle est passée du chantage à la tentative de meurtre… Ça lui coûtera cher !

Elle lui prit le poing droit et y déposa un baiser apaisant.

— Ça fait deux fois que tu me sauves la vie en deux jours, dit-elle. Tu comptes faire ça tous les jours ?

Il la fixa un instant avant d’éclater de rire. Son rire avait une tonalité un peu hystérique, mais il s’en moquait bien, en cet instant.

Mercredi 6 avril, 23 h 50

Silas baissa les yeux pour contempler le cadavre de Kapansky. Une balle dans la tempe avait mis un terme à sa carrière de malfrat. Silas ne pouvait pas laisser le corps à cet endroit. Le commanditaire avait envoyé le repris de justice pour le liquider. S’il croyait que Kapansky avait rempli sa mission, Silas aurait les coudées un peu plus franches.

Je pourrais le traquer plus facilement et le prendre par surprise.

Il rassembla rapidement son matériel, ainsi que les armes à feu de Kapansky, et fourra le tout dans le coffre de sa camionnette. Puis il traîna le cadavre à travers bois, laissant une longue trace derrière lui. C’était fâcheux, mais inévitable.

Kapansky était venu en voiture, mais Silas n’avait pas le temps de chercher où elle était garée. L’endroit n’allait pas tarder à grouiller de flics, et il fallait faire vite. Il déposa le corps à l’arrière de sa camionnette et le recouvrit d’une bâche pleine de taches de peinture, claqua la portière et se mit en route.

Après avoir roulé un moment, il se gara sur le bord de la route. Son cœur battait encore trop fort. Il fallait qu’il recouvre son calme.

Avait-il appelé Grayson à temps ? Il avait entendu l’explosion et vu l’incendie illuminer la nuit. Etaient-ils sortis à temps de leur voiture ? Il avait fait de son mieux pour leur sauver la vie. Qu’ils se débrouillent, désormais…

Les aurait-il avertis, s’il n’avait pas su que Rose et Violet étaient en sécurité ?

La réponse à cette question lui fit honte. Il savait qu’il ne l’aurait pas fait.

Il chassa ses remords et ouvrit le téléphone portable qu’il avait trouvé dans la poche de Kapansky. Il repéra dans la mémoire de l’appareil un numéro qui ne lui était que trop familier et n’en fut nullement surpris.

Silas avait reçu pour mission de tuer Grayson et Paige, mais si ceux-ci en réchappaient, la bombe posée par Kapansky dans leur voiture devait achever le travail. Kapansky devait ensuite me liquider…

« Pour toi, c’était gratuit… » Silas imagina que Kapansky avait dû rêver maintes fois du jour où il lui réglerait son compte. Dommage pour lui que le repris de justice ait savouré l’instant un peu trop longtemps… Il avait baissé la garde une seconde, pour cracher son venin, et cette erreur lui avait été fatale. J’ai eu de la chance…

Silas savait qu’il n’en aurait pas toujours autant. Il se servit du téléphone de Kapansky pour envoyer un bref SMS au numéro bien connu.

Les deux boulots sont faits.

A moins que Kapansky n’ait reçu pour consigne explicite d’appeler le commanditaire, ce message devrait donner du temps à Silas. Il fallait que le commanditaire le croie mort. Avec un peu de chance, il baisserait la garde, lui aussi.

Silas ôta les piles de son téléphone portable et de celui de Kapansky. Puis il en retira les cartes à puce, par surcroît de précaution. Ainsi, personne ne pourrait le pister.

Il fallait qu’il se débarrasse du cadavre. Ensuite, il dormirait un peu. Il avait besoin d’avoir les idées claires lorsqu’il passerait à l’action. Il fallait que sa main soit ferme et son index prêt à appuyer sur la détente.

Mercredi 6 avril, 23 h 58

Son téléphone portable vibra dans sa poche de pantalon. Cela devait être Kapansky qui appelait pour faire son rapport. Il plia sa serviette et sourit aux visages qui l’environnaient autour de la table.

— Je sors en griller une, dit-il. Non, non, ne vous levez pas. Je n’en ai pas pour longtemps…

Il sortit d’un pas nonchalant sur la terrasse, refermant la porte-fenêtre derrière lui. Il alluma une cigarette et tira une bouffée. Il sortit son téléphone de sa poche subrepticement et consulta l’écran :

Les deux boulots sont faits.

Excellent. Grayson Smith et Paige Holden ne remueraient plus le passé.

Et Silas ne constituait plus une menace.

Brittany Jones avait fait sa part du travail : elle avait retenu Smith et Holden assez longtemps, dans la maison de retraite, pour que Kapansky ait le temps de poser sa bombe dans leur voiture.

A présent, il pouvait la tuer.

Il tira une autre bouffée et posa sa cigarette sur la rambarde de la terrasse. Il consulta ses autres messages et lut avec satisfaction celui-ci :

Les appels passés à la maison de retraite de Carrollwood venaient de l’hôtel Donnybrook, situé à Dunkirk, dans l’Etat de New York.

Sa source au sein de la compagnie téléphonique avait mis moins de dix minutes à localiser Brittany. La tâche lui avait été simplifiée par le fait que celle-ci était restée au même endroit toute la soirée. Trimballer un gamin ne devait pas faciliter sa fuite. Mais Brittany n’aurait bientôt plus ce genre de souci. Elle n’aurait même plus aucun souci à se faire, pour l’éternité…

Il envoya le message suivant à Kapansky :

Passez à la suite de la mission. Hôtel Donnybrook, Dunkirk, N.Y.

Jeudi 7 avril, 0 h 30

Stevie claqua la portière de sa voiture, encore furieuse. A la vue de la voiture calcinée de Grayson, elle sentit sa colère monter d’un cran. Ils avaient bien failli y rester.

Elle avait le cœur serré. Plusieurs personnes s’étaient liées d’amitié avec le couple qu’elle avait formé avec Paul. J.D., notamment. Et Grayson… Ces deux hommes l’avaient soutenue dans les jours qui avaient suivi le meurtre de Paul. Ils l’avaient aidée à ne pas sombrer dans la folie.

Que Grayson ne fasse plus partie de sa vie… Stevie n’osait même pas l’imaginer.

Elle s’arrêta devant le véhicule encore fumant et exhiba son insigne lorsqu’un policier local s’approcha d’elle.

— Inspecteur Mazzetti, dit-elle. De la police de Baltimore.

— Smith et Holden sont à l’arrière de ma voiture de patrouille, dit l’homme. L’unité de scène de crime voudrait vous montrer quelque chose.

Il désigna la camionnette des techniciens de la police scientifique, garée au bas de la colline.

— Ils vous attendent, ajouta-t-il.

— Nous vous sommes reconnaissants d’avoir accepté que nous enquêtions sur cet attentat, dit Stevie.

Ce coin de campagne était en effet fort éloigné de sa juridiction.

— Smith m’a dit qu’il n’était pas blessé quand je l’ai eu au téléphone, dit-elle au policier d’un ton sceptique.

Il avait dû emprunter un téléphone portable pour l’appeler, car le sien se trouvait quelque part dans l’épave calcinée. Grayson s’en était tiré in extremis.

— Il va vraiment bien ? demanda-t-elle.

— Il a quelques égratignures, quelques bosses… Son costume a connu de meilleurs jours.

— Il en a un million d’autres comme celui-là ! répliqua Stevie, soulagée. Merci.

Elle rejoignit Drew Peterson, de l’unité de scène de crime, qui était en compagnie d’un homme vêtu d’une combinaison blanche.

— Alors ? demanda-t-elle.

Drew lui présenta l’homme en blanc :

— Art Donovan, expert en explosifs.

— Cette bombe a été placée sous le châssis de la voiture, dit Donovan. Elle était fixée par un aimant. C’est une méthode assez courante. Il a utilisé un détonateur au fulminate de mercure.

— Je vois, dit Stevie. Quand la voiture se met à rouler, le mercure coule d’un bout du détonateur à l’autre, où sont branchés les fils. Ça fait une étincelle qui provoque l’explosion du plastic… Et boum !

— Exactement, acquiesça Donovan.

Il ouvrit sa main gantée pour montrer à Stevie une minuscule horloge électronique et précisa :

— Ce dispositif avait aussi un minuteur. L’explosion était programmée… Sans doute pour que le plastiqueur puisse quitter les lieux avant, sans être repéré. Le procureur Smith et la détective qui l’accompagnait ont eu beaucoup de chance.

Stevie sentit son cœur se serrer de nouveau.

— Je sais, dit-elle. Qui aurait pu faire ça ? Vous avez une idée ?

— Quelqu’un qui maîtrise bien ces techniques, répondit Donovan en haussant les épaules. De nos jours, n’importe quel adolescent peut se former sur internet… J’ai une liste de criminels connus pour avoir utilisé cette méthode. Je vous en enverrai une copie par e-mail.

— Je vous en serai très reconnaissante, dit Stevie.

Donovan la salua et s’éloigna. Elle se tourna vers Drew Peterson et lui demanda :

— Il y a moyen de savoir d’où provient le mercure qui se trouvait dans le détonateur ?

— On va essayer, mais je doute qu’on y arrive. Ce n’est pas un produit qu’on trouve dans n’importe quelle quincaillerie, mais en cherchant bien, on peut s’en procurer assez facilement. Le mercure peut aussi provenir d’un vieil instrument ou d’un thermomètre… A part ça, on a trouvé d’autres indices intéressants. Près de la maison de retraite, à l’endroit où le coup de feu a été tiré.

— Le coup de feu qui a fait fuir Grayson et Paige… Vous avez retrouvé la douille ?

— Non. Mais il s’est passé quelque chose de bizarre. Il y a eu une bagarre. Une personne a perdu beaucoup de sang et a été traînée sur plusieurs mètres, jusqu’à une route d’accès. Il y a des traces indiquant qu’un assez gros véhicule, sans doute une camionnette, était garé à l’endroit où s’arrêtent les traces. Malheureusement, les empreintes de pneus ne sont pas distinctes.

— Ainsi, il y avait deux personnes, dit Stevie d’un ton songeur. Or le tireur a dit à Grayson qu’il avait fait exprès de le rater. Comme c’est lui qui a prévenu Grayson, il est probable que ce soit le deuxième homme qui ait posé la bombe… Je me demande lequel a été tué… Le tireur ou le plastiqueur ? Vous avez prélevé des échantillons sanguins ?

— Oui, répondit Drew. On n’a pas eu de problème à en trouver, il y avait du sang partout !

— Ça fait déjà quatre morts, plus une tentative de meurtre sur un substitut du procureur… Quand pourrai-je avoir une analyse ADN ?

Drew haussa les épaules.

— Le mieux que je puisse vous promettre, c’est un premier résultat dans vingt-quatre heures.

— C’est long mais ça ira, marmonna-t-elle. Nous le comparerons avec les échantillons d’ADN de notre base de données et à ceux des gens figurant sur la liste de Donovan. J’espère qu’on trouvera un nom… Quoi d’autre ?

— On a trouvé une voiture dans les parages. Volée, avec de fausses plaques… Et des résidus de plastic dans le coffre.

— C’est donc probablement le tireur qui a tué le plastiqueur. Le plastiqueur a été embarqué, mort ou grièvement blessé, dans la camionnette. Dans le cas contraire, il serait reparti au volant de sa voiture… Il ne l’aurait pas laissée sur place avec des traces d’explosif dedans.

— C’est ce que je pense aussi, dit Drew. Nous allons enlever cette voiture et l’examiner pour voir si on y trouve des empreintes digitales, des cheveux… En espérant que le plastiqueur a laissé des traces de ce genre. Je vous ferai signe dès que j’aurai du nouveau.

— Merci, dit Stevie. Je vais aller causer à Grayson. Quand j’aurai fini de recueillir son témoignage, j’irai faire un tour à la maison de retraite pour examiner la scène de crime. Merci, Drew.

Elle le salua d’un geste de la main et se dirigea vers la voiture de patrouille où Grayson était assis sur la banquette arrière à côté de Paige. Il avait au front une entaille, recouverte d’un pansement en croix. Paige était enveloppée dans une couverture, la tête posée sur l’épaule de Grayson. Les secouristes avaient visiblement changé le pansement qu’elle portait à la gorge depuis l’avant-veille, car il était d’un blanc immaculé.

Grayson la serrait fort contre lui. Tous deux faisaient grise mine. Stevie s’installa sur le siège du passager à l’avant.

— Il faudrait qu’on arrête de tenir nos réunions dans des voitures, dit-elle d’un ton dégagé.

Grayson ne sourit pas.

— Je le connais, Stevie, dit-il. Mais je n’arrive pas me souvenir où je l’ai déjà vu. Ça me rend dingue.

— J’ai appelé la police des polices en venant ici. Ils n’ont pas encore rassemblé les échantillons vocaux. Du moins, c’est ce qu’ils m’ont dit…

Elle se tourna vers lui et lut dans son regard une colère mal contenue. Et une bonne dose d’angoisse, aussi, mais elle devina que c’était surtout pour Paige qu’il s’inquiétait.

— L’unité de scène de crime a trouvé des indices ? demanda-t-il.

Elle lui répéta ce que Drew lui avait dit au sujet de la bombe et de la rixe sanglante ayant opposé le tireur et le plastiqueur. Elle aurait sans doute dû s’abstenir de le faire devant Paige, mais elle se dit que cette femme méritait bien d’être informée.

— Je te contacterai dès que j’en saurai davantage, conclut-elle. Entre-temps, je vais me renseigner sur le numéro de la ligne qu’il a utilisée pour vous appeler. Si tu nous en donnes la permission, nous pourrons l’obtenir en consultant l’historique de ta propre ligne.

Il se contenta de hocher la tête d’un air vague. Stevie remarqua son regard hanté.

— Tu crois que vous avez tiré la queue du tigre en allant interroger Rex McCloud ? demanda-t-elle.

— C’est fort probable, répondit-il. Mais c’est Brittany Jones qui nous a attirés dans cette maison de retraite et qui s’est arrangée pour qu’on y reste le temps que la bombe soit posée.

— La sœur de Crystal ? Celle qui vous a fourni des indices intéressants ? s’étonna Stevie en levant les yeux au ciel. Lesquels indices se trouvaient dans une enveloppe restée dans la voiture quand elle a explosé…

Grayson secoua la tête.

— Non, elle n’y était pas, dit-il. Je suis passé par chez moi pour promener le chien de Paige et mettre l’enveloppe dans mon coffre. Je te la donnerai demain.

— Brittany est liée au tireur, qui ne semble pas tirer si bien, dit Paige en s’efforçant de sourire. Non pas que je m’en plaigne…

— Il a dit qu’il m’avait raté délibérément, dit Grayson. Et que s’il m’avait visé, je serais mort…

— Il tire très bien quand il le veut, dit Stevie. Il a réussi à abattre Elena Muñoz et à vous épargner, Paige. Pourquoi vous a-t-il laissé la vie sauve ?

— Je ne sais pas, répondit Paige. J’y ai longuement réfléchi et je ne comprends toujours pas. Il aurait pu me dégommer et loger une deuxième balle dans la tête d’Elena dans la même seconde.

Grayson émit un petit grognement de rage, et Paige lui tapota le genou pour le réconforter en le regardant droit dans les yeux.

— Il ne l’a pas fait, murmura-t-elle. Il ne m’a pas tuée et il a fait exprès de te rater aujourd’hui… Il nous a sauvé la vie en t’appelant pour t’avertir. Il faut savoir pourquoi.

La température dans l’habitacle sembla subitement monter de quelques degrés. Stevie se racla la gorge. Les deux autres cessèrent de se fixer mutuellement et se tournèrent vers elle.

— Merci de m’accorder un peu d’attention, dit-elle d’un ton pince-sans-rire. Elena était liée à Sandoval et à Delgado. Logan et sa mère sont connectés au tireur, à cause de la vidéo filmée par Logan. Mais comment Brittany rentre-t-elle dans le tableau ? Qu’est-ce qui la relie au tueur ?

— Elle a peut-être été payée par la même personne qui a soudoyé Sandoval, suggéra Paige. Nous avons dit à Brittany que des gens impliqués dans l’affaire Crystal Jones avaient trouvé une mort violente… Peut-être a-t-elle voulu se faire bien voir de ce personnage en lui donnant un tuyau lui permettant de se débarrasser de nous. Il lui a peut-être déjà versé cinquante mille dollars. Il est possible qu’elle ait agi ainsi pour toucher une nouvelle rétribution, ou simplement pour qu’il ne la tue pas…

— Elle ou son enfant, précisa Grayson. Son fils compte énormément pour elle.

— Je vais lancer un avis de recherche à son nom et à celui de son fils. Avec un peu de chance, on la retrouvera.

— Vivante ? marmonna Paige.

— Ce serait l’idéal, dit Stevie. Vous avez l’air complètement épuisés, les enfants. Vous allez dormir au Peabody, Paige ?

— C’est là que j’ai laissé mon nécessaire de voyage. Bon sang… Mon sac à dos était dans la voiture.

— Je suis désolé, murmura Grayson. Ton ordinateur portable aussi.

— Je sais. Heureusement que je fais des sauvegardes tous les soirs. Je n’ai pas perdu beaucoup de données. Mais ma trousse de maquillage était dans le sac à dos. Je sais que ça peut paraître futile, mais elle m’avait coûté cher.

— Nous vous en trouverons une autre, dit Stevie. Ma sœur Izzy collectionne les échantillons gratuits de maquillage. Dès qu’il y a une opération de promotion au supermarché, elle va se fournir à l’œil.

Pendant un instant, Paige parut sur le point de refuser. Mais elle accepta d’un hochement de tête.

— Ce serait très sympa de la part de votre sœur, dit-elle. Merci.

— Allez vous débarbouiller et vous reposer, dit Stevie. Je vais demander à un agent de vous raccompagner en ville.

— N’oublie pas de m’appeler dès que tu en sauras plus sur le tireur ou le plastiqueur, dit Grayson.

— Tu peux compter sur moi. La police ira jusqu’au bout, dans cette affaire…

Il pinça alors les lèvres et lui lança :

— Attention, je vais te prendre au mot.