19

Jeudi 7 avril, 9 h 45

— Vous êtes vraiment sûre de ce que vous avancez, inspecteur Mazzetti ? demanda le lieutenant Hyatt.

Stevie se trouvait avec Hyatt et Gutierrez, de la police des polices, dans le salon de Silas, tandis que les collègues de ce dernier fouillaient la maison des Dandridge. Elle perçut toute la tension qui imprégnait la voix de son supérieur, habituellement caustique et nonchalant. Pour lui aussi, ce n’était pas facile. Hyatt avait toujours accordé la plus grande confiance à Silas.

Comme moi.

Elle voulait encore croire qu’ils se trompaient, que Silas avait été piégé. Seulement voilà : maintenant qu’il était devenu suspect, plusieurs petits détails lui revenaient à la mémoire. Silas avait fait preuve d’une telle capacité à mettre au jour des preuves qui échappaient à ses collègues que ceux-ci l’avaient surnommé « le Dénicheur ».

Etait-elle vraiment sûre de la culpabilité de son ex-partenaire ? C’était un crève-cœur pour elle, mais elle n’en doutait plus, à présent.

— Oui, répondit-elle. Grayson Smith et moi, nous sommes arrivés à la même conclusion par deux voies différentes. La coïncidence est impossible.

Grayson avait été terriblement bouleversé par cette pénible découverte.

Elle ne tenait le coup qu’en se remémorant le cadavre de Delgado dans sa baignoire, le papier peint enfantin aspergé de sang et de matière cervicale.

Silas… Comment as-tu pu en arriver là ?

La maison de l’ex-policier était vide, et ne présentait aucune trace de préparatifs d’un départ en voyage. Les valises étaient à leur place. Les deux véhicules du couple se trouvaient dans le garage. L’endroit dégageait la même impression que la maison de Delgado — sauf qu’on n’y avait pas retrouvé de cadavre dans la baignoire.

Le pavillon des Dandridge avait manifestement été déserté à la hâte. Dans la panique.

Le téléphone portable de Stevie se mit alors à vibrer.

— C’est un SMS de J.D., dit-elle à Hyatt. Il est avec Latent. Ils ont identifié l’une des empreintes digitales que la police scientifique a prélevées dans la voiture retrouvée près de la scène de crime.

— Celle où il y avait des traces d’explosif dans le coffre ?

— Oui. Cette empreinte appartient à un certain Harlan Kapansky. Ce nom figurait sur la liste des criminels connus pour être des spécialistes des explosifs.

Elle fit une grimace en découvrant un deuxième message de J.D. et précisa :

— C’est Silas Dandridge qui a procédé à l’arrestation de Kapansky…

Hyatt soupira.

— De mieux en mieux, dit-il. Où est Fitzpatrick ?

— Il est parti au standard pour écouter les appels adressés à police secours de la nuit dernière. Une femme se trouvait assez près de Paige et de Grayson pour voir qu’ils n’étaient pas blessés. Peut-être a-t-elle remarqué d’autres détails intéressants…

Le sergent Doyle entra à ce moment dans la pièce. Il avait fait partie de l’aréopage policier qui avait auditionné Paige la veille.

— Lieutenant, dit-il, il y a un coffre-fort caché dans le parquet de la chambre à coucher.

— Je vais faire venir un technicien pour le forcer, dit Gutierrez.

— Attendez, dit Stevie.

Le cœur battant, elle ouvrit l’article que Paige venait de lui envoyer par e-mail.

— Essayez la combinaison 12-1-5. Cherri est morte le 12 janvier 2005. C’est aussi le jour de la naissance de Violet.

— D’accord, dit Hyatt d’un ton glacial.

Son expression était redevenue impassible. La plupart des gens pensaient qu’il avait un cœur de pierre. Stevie estimait pourtant que son chef était loin d’être indifférent au sort d’autrui, même s’il cachait sa sensibilité sous des dehors bourrus. Elle travaillait sous ses ordres depuis plus de six ans et savait qu’il était profondément humain, même si sa froideur était parfois insupportable.

Stevie, Hyatt et Gutierrez suivirent Doyle à l’étage. Ce dernier s’agenouilla sur le parquet, à côté d’un tapis plié. Il composa la combinaison suggérée par Stevie, et le loquet du coffre se souleva.

— Bon sang…, murmura Stevie. J’espérais me tromper.

— Je sais, dit Hyatt tout doucement. Ouvrez-le, s’il vous plaît.

Doyle leur jeta un regard compatissant avant de vider précautionneusement le coffre de son contenu : dix armes de poing. Il leva les yeux vers ses collègues et leur dit :

— Les numéros de série de ces armes ont tous été limés.

Stevie hocha la tête, avec une grosse boule douloureuse dans la gorge. Silas collectionnait donc les armes à jeter après emploi…

— J’ignorais totalement qu’il détenait ce genre de pistolets, dit-elle.

— Comment auriez-vous pu le savoir ? demanda Hyatt. Je sens que cette affaire va être un véritable cauchemar.

— Moi aussi, dit-elle d’une voix tendue.

Toutes les affaires sur lesquelles elle avait travaillé avec Silas seraient examinées à la loupe par la police des polices. Moi aussi, on va m’examiner à la loupe, songea-t-elle. Combien de fois Silas avait-il manipulé des preuves, créé de faux indices, dissimulé ou détruit les vrais ? Combien de tueurs avaient échappé à la prison grâce à lui ?

Silas, je crois que je pourrais te tuer, sans le moindre scrupule.

Doyle exhuma du coffre un petit carnet relié.

— C’est un registre bancaire, dit-il en feuilletant les pages. Les dépôts ont commencé il y a sept ans. Le compte a été ouvert dans une banque des îles Turques-et-Caïques, un paradis fiscal des Caraïbes.

Il cligna les yeux avant de préciser :

— Il y a plus d’un quart de million de dollars sur ce compte. Apparemment, aucun retrait n’a jamais été effectué. Voilà, c’est tout…

— Où a-t-il pu aller ? demanda Gutierrez.

Stevie secoua la tête.

— Je ne sais pas, soupira-t-elle. On allait souvent manger un morceau dans un restaurant du centre. Nous nous entraînions ensemble dans le même stand de tir. Mais à part ça… En dehors du travail, on ne se voyait pas beaucoup. Cordelia me prenait tout mon temps libre. Rose et Silas devaient élever Violet. J’ai appelé l’école de Violet. La directrice m’a répondu qu’elle n’y était pas et qu’elle n’a pas été avisée d’un départ de la famille. Silas n’a ni frère ni sœur…

— Y a-t-il un lieu de séjour qu’il affectionne particulièrement quand il part en vacances ? Une maison de campagne ? insista Gutierrez.

— Avant la mort de Cherri, répondit Hyatt, il allait au Canada. Mais je n’en sais pas plus.

— Saviez-vous que Violet était sa petite-fille ? lui demanda Stevie.

— Oui. La mort de Cherri a été un coup terrible pour lui et Rose. Ce bébé était une planche de salut. Quand Cherri a été innocentée, après le vol à main armée, Silas était tellement soulagé ! Il espérait qu’elle se reprendrait… Qu’elle prendrait un nouveau départ dans la vie. Si je ne voyais pas ce que j’ai sous les yeux, je ne pourrais jamais croire que Silas était un tueur et un flic corrompu.

Doyle se releva.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-il.

— On lance un avis de recherche, répondit Hyatt d’une voix lugubre. On l’arrête. Et on vérifie l’origine des virements sur son compte en banque.

— Et on transmet cet arsenal à la balistique, ajouta Stevie. Il a laissé ces armes pour qu’on les trouve. J’ai bien peur qu’elles ne parlent, elles aussi.

Elle soupira avant de reprendre :

— Il faut localiser Violet et Rose. Elles ont dû s’enfuir. A moins que Silas ne les cache quelque part… Si on les retrouve, on pourra l’attirer.

— Le numéro de portable de Rose figure dans le dossier de Silas, fit remarquer Hyatt.

— Je vais le chercher, dit Doyle. Qui va se charger de l’appeler ?

— Moi, répondit Hyatt.

— Non, intervint Stevie. Laissez-moi m’en occuper. Si elle comprend que c’est Silas qu’on recherche, elle ne dira rien. Moi, je peux lui demander les coordonnées du clown qu’elle avait engagé pour l’anniversaire de Violet… Celui de Cordelia a lieu dans quelques jours. Je crois qu’elle me parlera plus volontiers de ce genre de choses.

Jeudi 7 avril, 10 h 25

Du siège du conducteur de l’Escalade, Paige jeta un coup d’œil à Grayson pour la centième fois depuis qu’ils avaient quitté l’appartement de Judy. Ils étaient en route pour leur rendez-vous avec Reba et avaient échangé leurs places. C’était à présent Paige qui conduisait, pour permettre à Grayson d’effectuer ses recherches sur Anderson dans la base de données du procureur.

Daphné lui avait communiqué l’identifiant et le mot de passe d’Anderson, et Joseph lui avait assuré qu’aucune de ces recherches, faites grâce à une carte wi-fi spéciale, ne pouvait être retracée jusqu’à lui. Il valait mieux ne pas éveiller l’attention tant que ce n’était pas nécessaire.

Paige avait demandé à Joseph si elle pouvait garder cette carte wi-fi, et il avait éclaté de rire. Paige avait interprété cette réaction comme une réponse négative.

Cela faisait une demi-heure que Grayson n’avait pas levé les yeux de son écran, absorbé par le résultat de ses recherches. A en juger par sa mine maussade, il ne semblait pas très satisfait du résultat en question.

Une petite sonnerie de clairon vint rompre le silence qui régnait dans l’habitacle, les faisant tous deux sursauter.

— Je n’ai pas klaxonné, dit-elle. Ça doit venir de l’ordi. Tu viens peut-être de recevoir un message.

Il vérifia et lâcha un soupir irrité.

— Exact, dit-il. C’est un message de J.D. Fitzpatrick. Ils ont identifié un suspect pour l’explosion. Il s’appelle Harlan Kapansky. Il avait été arrêté par Silas il y a plusieurs années et condamné à vingt-cinq ans de prison. Il est sorti l’année dernière, pour bonne conduite.

— Alors, il faut suivre la piste financière, dit-elle. Quelqu’un l’a payé pour nous éliminer. Il y a de fortes chances pour que ce soit la même personne qui a soudoyé des témoins et piégé Ramon pour que Rex n’aille pas en taule…

— Et qui a fait libérer Cherri Dandridge, ajouta Grayson d’une voix morose. Ainsi que tous ceux dont je viens de découvrir les noms, et qui ont échappé aux poursuites dans des affaires où d’autres ont été condamnés à leur place.

Elle jeta un coup d’œil à l’écran de l’ordinateur qui était posé sur les genoux de Grayson. Apparemment, ses recherches avaient été fructueuses.

— Combien y en a-t-il ? demanda-t-elle.

— Charlie Anderson et Bob Bond se sont affrontés dans une dizaine de procès, au cours des huit années qui ont précédé la mort de Bond. Dans cinq de ces affaires, les poursuites ont été abandonnées parce qu’un autre coupable est apparu, confondu par des preuves « irréfutables ».

Paige cligna les yeux.

— La moitié des affaires ? Mince ! Ça fait beaucoup. Comment se fait-il que personne ne s’en soit aperçu ?

— Personne ne les soupçonnait, et ces affaires se sont étalées sur cinq ans. Et je ne parle que des affaires qui ont connu un début d’instruction. Il faudrait que j’accède à un autre fichier de la base de données pour savoir combien d’affaires de ce type ont été tout simplement enterrées.

— L’une de ces cinq affaires était celle de Cherri Dandridge, dit Paige. Qu’en est-il des quatre autres ?

— Trois d’entre elles concernent des faits de vol ou d’agression. Il y a aussi un viol, ajouta-t-il avec amertume. La plupart des accusés étaient jeunes et venaient de familles prospères, qui avaient les moyens d’acheter leur liberté par ce moyen.

— Combien de fois as-tu requis dans des procès où Bond représentait l’accusé ?

— Une seule fois, au procès de Ramon. Il est mort l’année suivante.

— Pourquoi Anderson n’a-t-il pas requis lui-même, plutôt que de te désigner pour représenter l’accusation ?

— En partie parce que cette affaire pouvait faire beaucoup de bruit, surtout si on découvrait que l’alibi de Rex était factice. Quelqu’un aurait pu alors remarquer qu’Anderson avait déjà trempé dans d’autres manipulations de preuves de ce genre.

Il hésita avant d’ajouter :

— Mais Anderson m’a dit que mon zèle faisait de moi le substitut le plus qualifié pour requérir dans ce genre d’affairs.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, même si elle connaissait déjà la réponse.

— Chaque meurtrier que je poursuis me rappelle mon père. Chaque victime me rappelle cette jeune femme que mon père avait enchaînée au mur, et qui m’implorait silencieusement de l’aider. Avec Ramon, j’ai réagi comme à mon habitude. J’ai requis comme je le fais toujours, avec combativité, avec un peu d’agressivité, aussi, sans doute… Et j’ai envoyé un innocent en prison et poussé indirectement son épouse à prendre des risques qui ont mené à son meurtre. Il va falloir que je vive avec ce souvenir effroyable…

— Tu ne savais pas que Ramon était innocent ! objecta vivement Paige. Si tu l’avais su, tu n’aurais même pas engagé de poursuite contre lui. Tu n’es pas une machine, Grayson ! Il est normal que notre passé se reflète dans nos actes présents, qu’il nous imprègne et nous guide. Tu requiers contre des meurtriers avec un zèle quasi religieux, c’est vrai… Mais ce zèle, qui a coûté si cher à Ramon, a aussi coûté cher à des vrais coupables et permis aux familles de leurs victimes de faire leur deuil. Combien de tueurs as-tu fait enfermer ?

— Des dizaines. Enfin, je crois que c’étaient des meurtriers… Je ne suis plus sûr de rien…

— Voilà le hic ! s’exclama Paige. Ta confiance en toi est amoindrie. Il en va de même pour moi, d’ailleurs. J’ai perdu plus qu’une amie, la nuit où Thea est morte. J’ai perdu une part de moi-même. Celle qui me donnait du tonus et de l’allant.

Elle sourit tristement avant d’ajouter avec nostalgie :

— Mon sensei me disait souvent que j’avais « un tigre en moi ». A présent, ce tigre n’est plus qu’un petit chat apeuré, qui n’a pas mis les pieds dans un dojo depuis neuf mois… Il faut que je me reprenne, Grayson. Et toi aussi. Oui, l’un des hommes que tu as fait condamner était innocent, mais tant d’autres étaient coupables ! En les faisant enfermer, tu as fait du monde un endroit plus sûr. Tu as obtenu justice pour les morts. Ne perds pas confiance dans tes capacités. Je t’ai vu parler avec une famille de victime, mardi matin. Tu avais de la compassion pour eux. Maria m’a dit que tu en avais pour elle, aussi. C’est ton zèle, tempéré par ta compassion, qui te rend si compétent dans ton métier.

Elle l’entendit se tourner vers lui et sentit qu’il examinait son profil. Elle ne détourna pas les yeux de la route.

— Je t’ai vu te battre, dit-il enfin d’une voix rauque. Ce n’était pas un petit chat apeuré qui s’est défendu mardi dans le parking, ou qui a maîtrisé Rex McCloud hier…

— Dans les deux cas, j’ai réagi d’instinct, par réflexe. Quand le tigre était en moi, c’était autre chose… Il me manque, ce tigre.

Elle se racla la gorge et reprit :

— On est presque arrivés. Tu veux que je te dise ce que j’ai appris sur Reba McCloud ?

— Oui ! dit-il, heureux de changer de sujet.

— Je t’en ai déjà parlé mardi soir. C’est l’histoire de deux sœurs, Reba et Claire…

— Tu m’as dit en gros que Claire gagnait de l’argent que Reba dépensait. Mais quel est le rapport entre Reba et les ennuis de Rex ? Ce n’est pas sa mère, c’est sa tante.

— D’après ce que j’ai pu lire, Reba a toujours été la fille exemplaire de la famille. La vie de Claire a été un peu plus… contrastée. Claire était une adolescente turbulente. Elle a quitté le domicile familial pour se marier avec un musicien de hard rock. C’est de cette union qu’est né Rex, cinq mois plus tard. Elle a divorcé du rocker et a épousé Louis, fils d’un magnat du pétrole texan. Le mariage a été somptueux et a défrayé la chronique mondaine. La presse people s’est largement étendue sur les frasques passées de Claire avec son ex, sur son retour au bercail familial et aux convenances sociales.

— Quand je les ai rencontrés, Claire semblait tenir Louis en laisse.

— C’est tout à fait dans son tempérament. Elle est réputée pour être autoritaire et très dure en affaires : une sorte de Gordon Gekko1 en tailleur Prada et escarpins Gucci… Mais elle a considérablement enrichi les investisseurs qui lui ont fait confiance. De nos jours, elle dirige la holding familiale des McCloud, ainsi que ses filiales à l’étranger.

— Je savais qu’elle gérait la société, mais je ne savais pas qu’elle la dirigeait.

— Elle n’est à la tête des filiales internationales que depuis deux ou trois ans. Elle a remplacé son deuxième mari, le beau-père de Rex. Mais souviens-toi que je t’ai dit que Louis avait été démis de ses fonctions. Il a perdu d’énormes sommes dans des investissements calamiteux. Depuis, il travaille sous les ordres de sa propre épouse, et il est considéré comme un homme de paille, sans pouvoirs réels dans la conduite des affaires.

— Tu as appris tout ça en ligne ? demanda Grayson.

— Oui, dit-elle, pendant que j’attendais que les conjoints des clients de Clay se livrent aux adultères que nous étions payés pour filmer… J’ai consulté des archives de presse mais aussi des certificats de mariage, de naissance et de décès, ainsi que des attendus de jugement de divorce. Et c’est comme ça que j’ai pu reconstituer l’histoire de la famille. Ça n’a pas été très difficile, en fait. J’essayais d’en apprendre le plus possible sur cette famille, notamment sur Rex, parce que je savais que c’était lui qui avait invité Crystal alors qu’il était à peine mentionné dans les minutes du procès.

— Tu as cru que je lui avais accordé un traitement de faveur parce que son grand-père est sénateur, dit Grayson d’une voix exempte de reproche.

— C’est vrai. A l’époque, c’est ce que j’ai cru… Quand j’ai commencé à analyser l’affaire, le rôle de Rex m’a paru intéressant… J’ai voulu en savoir plus sur cette famille, qui lui laissait la bride sur le cou.

— Et Reba, dans tout ça ?

— Je te l’ai dit, Reba a toujours été la petite fille modèle de la famille. Comme j’avais besoin d’informations sur Rex, j’ai envisagé de demander à Reba de m’accorder un entretien. Je me disais que, puisqu’elle est impliquée dans tant d’activités charitables, elle serait plus sensible au sort de Crystal Jones que les autres membres de la famille.

— Et alors, tu as fini par la rencontrer ?

— Non. Je n’en ai pas eu le temps. Bon, voilà le scoop sur Reba : Dianna et Jim McCloud se sont mariés quand Claire avait huit ans. Et Reba est née un an plus tard. Pendant que Claire menait une vie de patachon avec son rocker, Reba ne quittait pas la maison. Elle a fait ses études supérieures dans une université locale avant de rejoindre les rangs du Corps de la paix2 en Afrique… Au Cameroun, je crois. Quand Reba a quitté ses parents, Rex avait quatorze ans. C’est dommage, car Reba aurait pu avoir une bonne influence sur Rex.

— Betsy nous a dit que quand il a commencé à faire l’idiot, sa famille l’a envoyé dans une école militaire.

— Oui, il manquait apparemment de repères… Quand Reba est rentrée d’Afrique, elle a fondé avec sa mère leur propre fondation humanitaire à but non lucratif. Depuis que Dianna a pris sa retraite, c’est Reba qui la dirige toute seule. A en croire son site internet, elle a fait du bon boulot dans cette ville.

Paige ralentit et chercha une place où se garer.

— Ça va être difficile de trouver une place, avec ce monstre, dit-elle. Pourquoi Joseph a-t-il choisi un véhicule de ce genre ?

— Il a choisi un modèle équipé d’une alarme ultrasensible. Il suffit d’appuyer sur ce bouton, dit-il en désignant un endroit du tableau de bord. Quand il est activé, une sirène se déclenche au moindre contact… Si quelqu’un tente de placer une bombe sous le châssis, par exemple…

— Effectivement, dans notre cas, c’est bien pratique, dit-elle d’un ton pince-sans-rire.

— J’étais sûr que ça te plairait. Regarde, il y a une grande place libre, là. Tu n’auras pas besoin de faire un créneau.

Elle le fusilla du regard.

— Je sais très bien faire les créneaux, protesta-t-elle.

Elle s’estima cependant heureuse de n’avoir pas à le prouver. Après s’être garée, elle sortit de la voiture, et son regard fut aussitôt attiré par du mouvement sur l’un des flancs de l’immeuble, au niveau des étages supérieurs. Deux ouvriers, perchés sur une nacelle, étaient en train de remplacer une immense vitre, laquelle était intacte lors de leur précédente visite.

— Regarde là-haut, dit-elle.

Il leva la tête et observa la vitre.

— Quel est donc le mauvais lanceur qui a envoyé sa balle de base-ball là-haut ? demanda-t-il. Je n’aurais pas aimé être à sa place quand il est allé la récupérer…

Elle le regarda d’un œil incertain.

— Tu plaisantes, j’espère, dit-elle.

Il éclata de rire.

— Si un gamin avait réussi à envoyer une balle aussi haut avec une telle force, les Orioles3 le recruteraient sur-le-champ. Ça doit être un oiseau qui a foncé dans la vitre.

Elle jeta un autre coup d’œil aux vitriers pendant que Grayson activait l’alarme de leur voiture.

— Drôle d’oiseau, dit-elle avec une pointe de scepticisme. Sacrément puissant…

— Pour résumer la raison de ce rendez-vous, Reba nous reproche d’avoir insinué qu’un membre du clan McCloud était complice du meurtre commis par Rex. Tout ça parce que nous avons osé prétendre que la vidéo de la fête avait été échangée contre une autre… Or seul un membre de la famille aurait pu se livrer à cette manipulation.

— Cette accusation implicite a dû contrarier Reba… Le scandale, ce n’est jamais bon pour les affaires… Celles de Claire comme celles de Reba.

Grayson marchait juste derrière Paige, pour faire écran de son corps. Elle se tourna vers lui et le regarda d’un air contrarié.

— Tu portes un gilet pare-balles, aujourd’hui ? demanda-t-elle, inquiète.

— Oui. J’ai revêtu un vieux gilet en Kevlar, fourni par Joseph. Il est un peu serré pour moi, mais j’arrive à respirer à peu près normalement. Joseph t’en a trouvé un aussi, celui de rechange d’une de ses collègues. Il est allé le chercher. On doit le retrouver chez moi quand on en aura fini ici. En attendant, j’assure ta garde rapprochée.

L’intonation légèrement coquine de sa voix arracha un sourire à Paige.

— Tu es un vilain garçon, dit-elle. Mais tu me plais.

— C’est bien ce que je pensais, murmura-t-il.

— Quel sera notre objectif, pendant cet entretien avec Reba ?

— D’abord, découvrir pourquoi elle tient tant à me voir. Je doute qu’elle perde son temps pour une simple réprimande. Elle va tenter de faire pression sur moi. Les McCloud sont en mode « tout faire pour éviter le scandale ».

— Tu crois qu’elle va essayer de t’acheter ?

— Ou de me menacer… Ou peut-être va-t-elle essayer d’en apprendre davantage sur ce que nous savons déjà. En gros, je voudrais qu’elle nous parle de sa famille… Avec un peu de chance, il lui échappera peut-être des détails essentiels. Quelqu’un a échangé ces deux vidéos. Il se peut que ce soit Rex, sans la complicité de quiconque. Mais ça me paraît improbable. Si sa famille l’a aidé à falsifier son alibi, il faut que je le sache. En outre, quelqu’un a fourni les cinquante mille dollars qui ont été versés à Sandoval. Plus je récolterai de précisions sur ce versement, plus j’aurai de chances d’obtenir un mandat d’investigation sur l’origine de cet argent.

Il le suivit dans le hall de l’immeuble des McCloud.

— Daphné m’a dit que le bureau de Reba se trouvait au neuvième étage, précisa-t-il.

Jeudi 7 avril, 10 h 25

Le Dr Charlotte Burke s’éloigna de la table d’un air las et dicta à l’infirmière ce constat :

— Malone, Betsy. Heure du décès : 10 h 25.

Elle ferma délicatement les yeux de la morte.

— Pouvez-vous la nettoyer ? demanda-t-elle. Ses parents attendent dehors.

— Bien sûr, dit l’infirmière. Ça va, docteur ?

— Non, ça ne va pas. Cette femme avait fait une cure de désintox, elle s’était sortie de la drogue, et voilà qu’elle fait une overdose et s’étouffe dans son vomi. Quel gâchis…

La mort faisait partie du quotidien des urgentistes. Mais Burke détestait perdre.

— Vous en avez sauvé une autre, juste avant, dit l’infirmière pour la réconforter. L’inconnue blessée à coups de couteau…

— Ce n’est pas encore gagné. Ses blessures sont graves, son pronostic vital est toujours engagé… Elle est entre les mains des chirurgiens.

— Elle était en état de mort clinique quand on l’a amenée ici, et vous l’avez fait revenir à la vie. Bravo !

— Elle a beaucoup lutté. J’espère qu’elle sortira vivante de la salle d’opération… Et en état de raconter ce qui lui est arrivé. Maintenant, il faut que j’annonce le décès de celle-ci à ses parents… Je déteste ce rôle.

Rassemblant tout son courage, elle poussa la porte battante. Les Malone se retournèrent d’un seul mouvement et la fixèrent avec angoisse.

Les parents savent toujours, songea-t-elle.

— Je suis vraiment désolée, dit-elle tout bas. Nous n’avons pas pu la sauver.

Mme Malone chancela en lâchant un sanglot. M. Malone la retint et la serra contre lui.

— Merci, parvint-il à articuler. Nous savons que vous avez fait tout votre possible. On espérait qu’elle était guérie de sa toxicomanie. Depuis quelques mois, nous avons eu la joie de la voir revenir à la vie, et voilà que…

— L’infirmière va vous accompagner dans la salle où elle repose. Prenez tout le temps que vous voudrez pour vous recueillir, dit Burke.

Le cœur lourd, elle se dirigea vers son bureau pour ouvrir le dossier du prochain patient.

— Des nouvelles de l’inconnue qui est au bloc opératoire ? demanda-t-elle à l’infirmière chef.

— Pas encore, mais je vais bientôt les rappeler pour savoir si elle a survécu.

— Ce serait très aimable à vous. Elle voulait vivre, celle-là. J’espère qu’elle va s’en tirer.

Burke prit le dossier suivant, le cala sous son bras et redressa le dos.

On ne peut pas gagner à tous les coups. Mais je déteste perdre.

*  *  *

Jeudi 7 avril, 10 h 45

Ils entrèrent dans le bureau de Reba avant l’heure prévue. Grayson s’approcha de l’hôtesse d’accueil en espérant que Reba leur communiquerait, volontairement ou non, des informations intéressantes.

— Bonjour, je suis Grayson Smith, et voici mon associée, Paige Holden. Nous avons rendez-vous avec Mlle McCloud. Nous sommes en avance, mais nous espérons qu’elle pourra nous recevoir maintenant.

— Je vais prévenir Mlle McCloud de votre arrivée.

Grayson s’assit sur le canapé dans la salle d’attente pendant que Paige faisait le tour de la pièce, étudiant les œuvres d’art et les photos qui ornaient les murs. Il prit un instant pour respirer et se livrer au bonheur simple de contempler la femme qu’il aimait. Elle se déplaçait avec une aisance toute féline et semblait pleinement remise de ses émotions de la veille.

Qui aurait dit que, douze heures auparavant, elle s’était retrouvée dans un fossé pour échapper à une explosion ? Ou qu’elle avait atterri dans son lit peu après ? Quand cette affaire serait finie, il comptait bien l’y faire atterrir tant et plus.

Il aimait la regarder déambuler ainsi, sachant qu’elle dissimulait sous ses vêtements des armes mortelles et des courbes alléchantes. Elle s’arrêta devant une série de photos, les examinant une à une, telle une étudiante en arts plastiques dans un musée. Il vit alors ses traits se tendre presque imperceptiblement avant qu’elle ne passe au mur suivant. Une fois qu’elle eut tout bien regardé, elle vint s’asseoir à côté de Grayson.

Comme pour faire un petit baiser, il se pencha pour lui murmurer dans le creux de l’oreille :

— Qu’est-ce que tu as vu ?

Elle le repoussa gentiment et répondit tout bas :

— Pas à voix haute.

Elle sortit son téléphone portable de sa poche et rédigea un SMS. Il se cala contre le dossier du canapé, ferma les yeux en attendant qu’elle ait fini.

Il sentit son téléphone portable vibrer dans sa poche. Elle venait de lui envoyer un message, mais elle continuait à pianoter sur son clavier. Le téléphone de Grayson vibra à deux autres reprises avant qu’elle ne cesse d’écrire. Elle ouvrit un jeu de Scrabble et demanda d’un ton blasé :

— « Xylophone », ça s’écrit avec un i ou un y ?

— Avec un y, répondit-il.

D’un geste nonchalant, il ouvrit son téléphone portable et s’efforça de rester impassible en lisant le message de Paige :

2 photos sur mur du fond. Groupe d’enfants. 12 ans. Portant des médailles.

« Je suis MAC et j’en suis fier ». MAC = McCloud Alliance for Children4.

Organisation caritative aidant gosses défavorisés. Dirigée par famille McCloud.

1 photo prise en 1984, CJ pas encore née. Une autre date de 1999, CJ avait 13 ans.

Grayson sentit son cœur s’emballer. La résolution dont avait fait preuve Crystal Jones pour approcher la famille McCloud prenait subitement une tout autre couleur.

Pourquoi est-elle allée à cette fête, la nuit de sa mort ?

— Monsieur Smith, dit l’hôtesse avec raideur. Mlle McCloud peut vous recevoir.

Jeudi 7 avril, 10 h 55

Les photos de presse n’avantagent guère Reba McCloud, songea Paige en s’asseyant à côté de Grayson.

Les cheveux de Reba, coiffés en un chignon banane lustré, brillaient comme de la soie dorée. Elle avait un petit air de Grace Kelly, une beauté gracile et éthérée. Le tailleur qu’elle portait était un Chanel, selon toutes les apparences. En matière de mode féminine, Paige se trompait rarement.

Reba repoussa une mèche rebelle derrière son oreille, faisant scintiller les dizaines de diamants qui ornaient son bracelet-montre.

— Laissez-moi d’abord vous remercier d’avoir bien voulu m’accorder cet entretien, monsieur Smith, dit-elle.

Grayson inclina la tête, tout à fait dans son rôle de magistrat austère.

— J’ai cru qu’il en allait de mon devoir, dit-il.

— Votre devoir envers qui ? demanda-t-elle en souriant d’un air complice.

— Envers la vérité, répondit-il sans ménagement. Une jeune femme a trouvé la mort dans le jardin d’une demeure appartenant à votre famille, il y a six ans. Elle était invitée par votre neveu.

Le sourire de Reba s’effaça subitement.

— Mon neveu jouissait d’une trop grande liberté, à l’époque, répliqua-t-elle. Il en a beaucoup pâti. Rex est un drogué et un voleur. Mais ce n’est pas un assassin. Il avait un alibi, cette nuit-là, d’ailleurs : une vidéo de sécurité prouve qu’il n’avait jamais quitté les abords de la piscine. Si déplorables qu’aient été ses activités pendant cette fête, il était très occupé, à l’heure où cette fille est morte…

— Cette vidéo a été remplacée par une autre, datant d’une autre soirée, objecta Grayson. Je pensais que Rex vous avait déjà dit que nous en étions certains.

Paige discerna un léger clignement d’yeux chez Reba, qui trahissait le fait qu’elle le savait déjà, en effet.

— Mes parents m’ont dit que c’est ce que vous pensiez, répondit-elle. Mais je n’y crois pas.

— Nous avons un témoin, insista Grayson, qui déclare que Rex a quitté la piscine pour se mettre en quête de la victime. Ce témoin a précisé qu’il était en colère. Furieux, même.

— Je le connais, votre témoin, rétorqua Reba sans élever la voix. Betsy Malone est, elle aussi, une droguée, ce qui la rend peu crédible… Bon, écoutez, monsieur Smith, je vais vous parler franchement : vous avez tort de vous en prendre à notre famille.

— Je ne m’en prends à personne, répliqua Grayson. Je ne cherche qu’à obtenir justice pour une femme assassinée. Si les faits connus désignent votre neveu comme coupable, il est normal que je le considère comme suspect. Et s’il apparaît qu’un membre de votre famille a soudoyé un employé de la société de sécurité pour échanger les vidéos, il est tout aussi normal que j’enquête sur cette entrave très grave à l’exercice de la justice.

— Mes parents sont des citoyens exemplaires, déclara-t-elle avec une colère froide. Ils ont accompli davantage de bienfaits pour cette ville que dix philanthropes réunis. Vos accusations sont aussi fausses que scandaleuses.

Paige avait l’impression que Reba croyait dur comme fer à ce qu’elle disait. Je suis MAC. Elle voulut la questionner sur cette organisation caritative, mais se ravisa.

— Pouvez-vous trouver une autre explication au fait que cette vidéo a été remplacée ? demanda Paige. Car cette manipulation ne fait aucun doute.

— Ah bon ? Parce que Betsy Malone vous l’a dit ? demanda Reba d’une voix plus aiguë.

— Non, madame, répliqua calmement Paige. Parce que la lune qu’on voit dans cette vidéo n’est pas dans la phase qui correspond à la date de la fête. Cette vidéo ne date pas de la nuit du crime. Je suis disposée à vous le démontrer, si vous persistez à en douter.

Les joues de Reba s’empourprèrent.

— Cela ne signifie pas pour autant que Rex a tué cette fille, dit-elle, ou que mes parents sont impliqués dans une falsification de preuves…

— Pour être tout fait franc, c’est exactement ce que cela signifie, dit Grayson. Et en mettant ces faits au jour, j’ai déclenché la colère de quelqu’un… Une très grosse colère…

Les yeux de Reba lancèrent des éclairs.

— J’ai entendu parler de l’attentat manqué contre vous, dit-elle d’une voix furieuse. Mais insinuer que ma famille pourrait être responsable d’un tel crime… Monsieur Smith, si vous ne renoncez pas à ce genre d’accusations, nous vous poursuivrons pour forfaiture.

— Ce ne serait pas la première fois qu’on cherche à m’intimider de la sorte. Cependant, je suis tout à fait disposé à entendre d’autres « explications », pour reprendre l’expression de Mlle Holden. En avez-vous une ? Pensez-vous qu’un autre invité puisse avoir tué Crystal Jones et procédé ensuite à l’échange des vidéos ?

— A part Betsy, je ne connais pas les noms des autres invités… Et elle, je ne la connais que parce qu’elle a été arrêtée en compagnie de Rex plusieurs fois après cette soirée. Je n’étais même pas au domaine, le soir de la fête. J’ai passé la nuit ici, dans mon appartement.

— Votre sœur n’était pas là non plus, si je ne m’abuse, fit remarquer Grayson.

— Claire était sans doute à l’étranger. Elle passait son temps en voyages d’affaires, à l’époque. Maintenant, son bureau est à New York. Elle vient à Baltimore une fois par mois pour faire son rapport à mon père.

— Et le père de Rex ? demanda Paige.

— Son père est mort d’une overdose quand Rex avait dix ans, répondit Reba d’un ton dénué de toute émotion. Quant à son beau-père, il ne s’est jamais beaucoup impliqué dans l’éducation de Rex. Il aurait du mal à vous donner de plus amples détails sur la fête.

Paige sourit à Reba et adoucit sa voix :

— Il nous faut quelqu’un qui ait été présent lors de cette soirée. Quelqu’un qui puisse nous ouvrir une nouvelle piste. Un innocent a perdu six années de sa vie. Nous ne voulons pas que ça arrive à quelqu’un d’autre, y compris à Rex. Votre aide nous serait donc précieuse. Nous sommes à votre écoute.

— Pourquoi vous ferais-je confiance ?

— Parce que nous tenons à agir dans les règles, répondit patiemment Paige. Mais si vous en doutez, souvenez-vous que quelqu’un a essayé de nous assassiner. Plus vite on aura identifié l’assassin de Crystal Jones, plus tôt on pourra identifier les gens qui ont voulu nous transformer en chair à saucisse.

Sans se départir de sa suspicion, Reba répondit :

— Je me souviens d’avoir entendu mon père appeler le gardien Les. Je ne sais pas si c’est le diminutif de Lester ou de Leslie. Il ne travaille plus au domaine. Il a pris sa retraite un an après la fête. C’est tout ce que je sais.

Non, c’est tout ce que tu consens à nous dire, corrigea mentalement Paige. Elle savait déjà, ainsi que Grayson, que Lester Neil était mort peu après avoir pris sa retraite. Paige soupçonnait Reba de le savoir aussi. Il était temps de passer à la vitesse supérieure.

— Merci pour l’info, dit Paige. J’ai lu des articles sur votre père. Il peut se targuer d’avoir fait du bon travail. Je n’ai aucune envie de le traîner dans la boue.

— On connaît peu tout le bien que mon père a fait, déclara aussitôt Reba d’un ton passionné. De nos jours, les hommes politiques cherchent à séduire l’opinion en attirant l’attention sur les moindres petits bienfaits qu’ils prodiguent. Alors que mes parents ont créé plusieurs programmes de bienfaisance dont personne n’a jamais entendu parler. Ils ont agi ainsi par devoir moral, pas pour se faire mousser. Ils se passaient très bien du tapage médiatique et de l’admiration qui en découle…

C’était l’occasion qu’attendait Paige pour aborder la question qui la préoccupait vraiment.

— Je n’ai rien lu, dit-elle, au sujet du programme de soutien à l’enfance défavorisée, mais j’ai vu les photos dans la salle d’attente. Ce programme s’intitulait MAC, je crois ?

Reba redressa le menton.

— Oui, répondit-elle. C’est l’un de ceux dont je suis le plus fière. Mes parents parrainaient une douzaine d’écoles tous les ans, partout dans le Maryland. Ils finançaient l’achat de fournitures scolaires et de manuels, ainsi que des sorties éducatives en groupe. Chaque école était représentée par un élève, choisi parmi les plus méritants, et mes parents invitaient tous les ans ces représentants au domaine, où on leur servait des gâteaux et des crèmes glacées. Ces enfants venaient de familles pauvres, et leur vie était triste et difficile. Nombre d’entre eux ne mangeaient jamais un repas complet et équilibré. Mes parents apportaient également une aide financière à leurs familles.

— J’imagine que le choix des écoles parrainées devait être difficile, dit Paige. Avec tant de gens dans le besoin…

— Elles étaient tirées au sort.

— Dommage que je n’aie pas profité de ce programme, déclara Paige. J’ai été élevée par mes grands-parents, et on avait du mal à boucler les fins de mois. Le programme MAC a duré longtemps ?

— Seize ans. J’ai accroché dans la salle d’attente des photos de la première et de la dernière promotion. Le programme MAC a changé la vie de nombreux enfants.

— J’aime beaucoup ce concept, et j’admire ce que votre famille a fait pour l’enfance en difficulté. D’ailleurs, je suis moi-même en train de créer une organisation caritative… Une école…

Reba ouvrit de grands yeux incrédules.

— Vous ne manquez pas de culot ! s’indigna-t-elle. Vous nous accusez des pires méfaits et vous réclamez notre aide !

— Comment auriez-vous réagi en découvrant que la vidéo qui innocentait Rex était un faux ? demanda Paige.

Reba se garda bien de répondre.

— Vous faites du bon travail avec votre fondation, mademoiselle McCloud, poursuivit Paige. Tout comme vos parents avant vous. Moi aussi, j’aimerais pouvoir me dire que je me suis rendue utile aux autres. Renseignez-vous sur moi et vous verrez que je suis sincère.

— Je me suis déjà renseignée sur vous, dit Reba. Je sais ce que vous avez fait… Et ce qu’on vous a fait.

Paige se retint de tressaillir. La flèche décochée par Reba avait atteint sa cible, mais Paige était résolue à ne pas le laisser paraître. Elle voulait soutirer à Reba davantage d’informations sur le programme MAC. Cependant, elle hésitait à poser d’autres questions pour ne pas accroître sa susceptibilité, déjà à fleur de peau.

Soudain, elle imagina un moyen d’en savoir plus sur MAC. Grayson n’avait rien dit depuis un moment, la laissant mener la conversation — et elle se promit, pour l’en récompenser, de l’embrasser bien fort dès qu’ils se retrouveraient seuls.

— Je suis peut-être un peu culottée, mademoiselle McCloud, mais je ne sais pas si je vous reverrai un jour et j’aimerais profiter de cette occasion pour vous parler de mes projets. J’envisage de fonder une école d’arts martiaux pour enfants et adultes handicapés. J’ai déjà trouvé un mécène qui est disposé à assurer la totalité du financement nécessaire, mais j’ai également besoin de publicité, ainsi que des conseils d’une personne ayant l’expérience des projets à but non lucratif.

Paige remarqua une lueur approbatrice dans le regard de Reba à la mention du financement déjà assuré.

— Une telle collaboration entre vous et moi, ajouta-t-elle, aurait des répercussions positives, puisqu’elle laisserait penser que votre famille ne cherche pas à entraver l’enquête, dissipant ainsi bien des ombres.

Reba tapota des doigts sur son bureau. Paige sentait qu’elle réfléchissait sérieusement à sa proposition.

— Nommez-moi une organisation caritative que j’ai contribué à financer, mademoiselle Holden, dit-elle enfin.

— Je peux en citer des dizaines.

Et elle énuméra des noms d’associations et de fondations jusqu’à ce que Reba lève la main.

— Je vois, dit-elle en se levant, que vous avez fait quelques recherches avant de venir me voir. Soumettez-moi une proposition écrite. En attendant, je compte sur vous pour cesser ces accusations sans fondement contre ma famille.

— Nous continuerons à rechercher la vérité, répondit doucement Paige. Si nous trouvons une autre explication plausible, nous l’examinerons en toute impartialité, je vous en donne ma parole.

— Merci, dit Reba d’une voix glaciale.

Elle ouvrit la porte et les congédia :

— Bonne journée.

*  *  *

Paige attendit un instant sur le trottoir pendant que Grayson inspectait le 4x4.

— C’est bon, il n’y a pas de bombe, dit-il. Monte.

Elle s’installa et boucla sa ceinture. Il s’assit à son tour, claqua sa portière et se tourna vers elle.

— Où voulais-tu en venir en faisant cette proposition à Reba ? demanda-t-il.

— Nous avons découvert la signification de la médaille de Crystal. J’ai simplement préparé la voie à de nouvelles investigations sur le programme MAC, qui ouvre une nouvelle piste, séparée de celle qui mène à Rex. Il faut que nous sachions en quoi consistait exactement ce programme, et si Crystal en a bénéficié. Je n’ai pas osé poser la question à Reba…

— Comment comptes-tu t’y prendre pour enquêter sur MAC ?

— Je vais revenir voir Reba avec mon mécène. Tu as vu le regard de Reba s’allumer, quand j’ai dit que je disposais de l’argent nécessaire ?

Il se frotta le front et demanda :

— Et qui est ce mécène ?

— Ça, je n’en suis pas encore sûr… Mais on va imaginer une ruse.

Elle ouvrit son ordinateur portable.

— Je vais faire une recherche sur le programme MAC, maintenant que nous savons en quoi il consistait.

Elle lui jeta un regard en biais.

— Tu m’en veux ? demanda-t-elle.

— Non, je suis juste un peu… sidéré.

— Je ne veux pas que tu t’ennuies avec moi, dit-elle malicieusement.

— Ça ne risque pas d’arriver, répondit-il en étudiant le visage de Paige. Tu parlais sérieusement, quand tu évoquais la possibilité de fonder une école d’arts martiaux ?

— Absolument. Là, j’étais sincère. Ta sœur Holly sera ma première élève. Ta mère a trouvé l’idée formidable…

Elle se mordit la lèvre avant d’ajouter :

— Surtout dans de telles circonstances…

Grayson fronça les sourcils.

— Quelles circonstances ? demanda-t-il.

— Holly a été harcelée par des types, au centre social. Tu te souviens de l’ami dont elle parlait, mardi, chez Lisa ? Celui qui est mort… C’était lui qui la protégeait.

Grayson agrippa violemment le volant.

— Qui sont les gens qui la harcèlent ?

— Calme-toi. On dirait que tes veines du cou vont exploser. Ces types ne lui ont pas fait de mal.

— Personne ne touche à Holly !

— Personne ne l’a touchée. Ce ne sont que des mots grossiers et blessants. Elle a eu peur d’en parler. Elle craint que Joseph ne s’énerve et ne s’attire des ennuis. Si tu réagis comme ça, elle va s’inquiéter pour toi aussi.

— Je suis très calme, soupira Grayson. Holly a beaucoup plus de lucidité qu’on ne le croit. Elle a raison : Joseph péterait un câble s’il était au courant. Et quand il s’énerve, ça peut faire des dégâts…

— Je lui ai promis que je l’accompagnerais au centre social et que je dissuaderais fermement ces garçons de l’embêter. Mais elle se retrouvera forcément seule, à certains moments. Et il faut qu’elle apprenne à éviter les agressions.

— Je suis d’accord… J’ai du mal à admettre qu’elle soit aussi vulnérable, c’est tout.

— C’est une adulte, maintenant. Il ne faut pas se voiler la face. Ouvre les yeux…

— En l’occurrence, je préfère en garder un fermé, marmonna-t-il. Merci de te soucier d’elle.

Elle lui tapota le bras.

— Holly m’a demandé si je pouvais apprendre les arts martiaux à ses amies du centre social, et j’ai accepté. Ta mère a dit qu’elle voulait suivre les cours, elle aussi, mais je crois que c’est surtout le kimono qui lui plaît.

— Sacrée maman…

— Holly se rend au centre social tous les jeudis. Elle y va donc ce soir. J’ai l’intention d’y aller avec elle, si on n’a rien d’autre à faire… Du genre combattre le crime et la dépravation.

— Je viendrai avec toi. Si un de ces types la regarde d’une manière qui ne me plaît pas, je lui casserai la gueule.

— Je savais que tu allais dire quelque chose dans ce genre, soupira-t-elle. Bon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On va déjeuner avec Joseph, c’est entendu… Mais ensuite ? On se remet à interroger les invités de la fête tragique ou on se renseigne sur MAC ?

— On se renseigne sur MAC. Si Crystal a bénéficié du programme, cela veut dire qu’elle avait déjà été en contact avec les McCloud, et qu’elle avait déjà été dans leur domaine avant la fête de Rex…

— Grayson, crois-tu encore vraiment que Rex a tué Crystal ?

Il hésita un bref instant avant de répondre :

— Oui…

— Mais ? demanda-t-elle.

— Mais, à cette heure, je veux surtout savoir pourquoi Crystal était en possession de cette médaille, et pourquoi elle tenait tant à être invitée à la fête de Rex.

— Moi aussi. On pourrait poser la question à Rex. Mais il a dû appeler son avocat, qui lui a certainement conseillé de ne plus nous parler.

— C’est possible, mais ce n’est pas certain.

Il se tourna vers elle pour ajouter :

— C’est quand même bizarre que ce soit Reba qui nous ait convoqués pour nous demander de renoncer à enquêter. Normalement, c’est l’avocat de Rex qui aurait dû s’en charger par les voies officielles.

Paige fit une moue pensive.

— Est-il possible qu’il n’ait pas d’avocat ? demanda-t-elle.

— Très possible. Je me demande si cette affaire n’est pas la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, aux yeux de la famille.

— Tant mieux. Il est temps qu’elle arrête de le protéger.

— Et toi ? demanda-t-il. Tu y crois encore, à la culpabilité de Rex ?

— Les gosses qu’on voit sur cette photo n’avaient que douze ans, dit-elle d’une voix troublée.

— Je sais.

— Tu penses donc à ce que je pense ? demanda-t-il.

Il haussa les épaules.

— Crystal avait été arrêtée pour racolage, dit-il. Elle faisait chanter un homme qui lui assurait ses fins de mois. Et pourtant, elle s’est rendue à une fête pour se faire un gros paquet de fric. Quant à Brittany, elle nous a remis des documents bancaires qui attestent ce chantage, et une médaille en plastique.

— Elle s’est également rendue complice de la tentative d’assassinat contre nous à la maison de retraite où elle travaille.

— Je crois que Brittany joue sur les deux tableaux. Je ne l’ai vraiment crue que deux fois. Quand elle a exprimé sa tristesse en reparlant de la mort de sa sœur…

— Et quand elle a dit que son fils n’avait qu’elle au monde.

Il hocha la tête.

— Oui, là aussi, elle était sincère, reconnut-il. Elle a dépensé cinquante mille dollars pour payer une école maternelle de luxe à son fils, alors qu’elle travaille de nuit dans une maison de retraite. La seule personne qui compte pour elle, c’est bien son fils, sinon cette dépense n’aurait aucun sens. Elle est prête à tout pour le protéger.

— Mais c’est une roublarde, cette Brittany. Elle nous a fourni juste assez d’éléments pour orienter notre enquête sur les McCloud… Sur toute la famille et pas seulement sur Rex. Pourquoi ? Elle a de bonnes raisons d’agir ainsi, je le sens. Mais lesquelles ?

— Moi aussi. Ce qu’il faut éclaircir, c’est le rapport exact entre Crystal Jones et la famille McCloud. Et si elle avait été dans le programme MAC ? Et s’il lui était arrivé quelque chose de grave quand elle avait douze ans ? Et si elle avait été agressée sexuellement ?

— Ce serait une explication.

— Nous avons le numéro de portable de Brittany. On pourrait l’appeler pour lui demander. Comme on a tous les deux de nouveaux numéros, elle ne saura pas que c’est nous qui cherchons à la joindre. Qui sait ? Elle décrochera peut-être.

— Stevie a essayé plusieurs fois de l’appeler à ce numéro… Brittany ne répond plus au téléphone.

— Elle est en cavale. Si j’étais à sa place, j’aurais filé, moi aussi. Elle a tout à craindre. Surtout depuis qu’elle a trempé dans une tentative d’assassinat contre un procureur… et contre moi, qui suis ceinture noire de karaté.

— Il faut d’abord être sûr que Crystal a bien été choisie dans le cadre du programme MAC, suggéra Grayson. Si c’était bien le cas, ça lui donnerait toutes sortes de motifs pour se rendre à la fête de Rex. Et un mobile à celui qui l’a tuée.

— Nous pourrions appeler le collège où elle était inscrite à douze ans, pour demander s’il a bénéficié du programme MAC.

— Je peux m’en charger, suggéra Paige. Il me suffit de passer deux ou trois coups de fil.

— Alors, fais-le. J’aimerais bien voir comment tu t’y prends.

— C’est un défi ? demanda-t-elle en esquissant un sourire. Mon premier appel sera pour le lycée de Winston Heights, d’où provient la bague.

Elle chercha sur internet le site de l’école et son numéro de téléphone.

— Ce lycée est situé dans la région de Hagerstown. Il y a toutes les chances pour que Crystal y ait été élève.

— Mais c’est le collège que tu cherches, objecta Grayson.

— Chut, dit-elle en composant le numéro sur son nouveau téléphone portable.

— Allô ? Bonjour, je m’appelle Mary Johnson et je fais une recherche d’antécédents sur une candidate à l’embauche dans mon entreprise. Elle se nomme Jones. Crystal Jones. Elle a dû achever ses études secondaires en 2004… Oui, bien sûr, je peux patienter… Merci.

Grayson n’avait pas l’air très impressionné par l’efficacité de Paige.

L’employée du lycée revint en ligne.

— Ah bon ? Elle n’a pas terminé ses études dans votre lycée ? s’étonna Paige. Elle a changé d’établissement, alors ?… Bien, je vois… Elle a abandonné ses études. C’est fâcheux. Je devrais refuser sa candidature, mais elle m’a fait une si bonne impression… J’aimerais lui donner une autre chance. Puis-je vous poser une autre question ? Dans son formulaire de candidature, elle a indiqué qu’elle avait fréquenté le collège Samuel Oggle. Pourriez-vous me le confirmer ? Comment ça ? Ce n’était pas son collège ? Mais alors, lequel ?… Long View Ridge… C’est noté. Merci beaucoup.

Elle raccrocha et déclara d’un ton satisfait :

— Je sais dans quel collège elle était.

— Certes, mais tu ne sais pas si ce collège a bénéficié du programme MAC, et tu ne sais pas si elle a été choisie comme élève méritante.

— Homme de peu de foi… Appel numéro deux : le bibliothécaire de ce collège.

— Pourquoi le bibliothécaire ?

— Parce que tous les élèves vont à la bibliothèque, et les bibliothécaires ne sont pas liés par des clauses de confidentialité comme les professeurs et les membres de l’administration. En plus, la bibliothèque aurait sans doute profité du programme MAC, sans pour autant que le ou la bibliothécaire soit en contact direct avec la fondation. Il y a donc peu de risques qu’il s’empresse de prévenir les McCloud qu’on s’intéresse à ce programme.

— Et si ce n’est plus le même bibliothécaire ?

— Je me procurerai le nom de l’ancien et je l’appellerai. Silence ! lui ordonna-t-elle lorsqu’il ouvrit la bouche pour formuler une autre objection.

Paige n’eut aucun mal à trouver le numéro du collège sur internet.

— Allô ? Pouvez-vous me passer la bibliothèque, s’il vous plaît ?

Son appel fut transféré et une femme plus âgée répondit.

Parfait.

— Mme White à l’appareil, dit la femme.

— Bonjour, madame White. Je m’appelle Brittany Jones…

Grayson écarquilla les yeux. Il ouvrit de nouveau la bouche, mais Paige lui fit signe de se taire.

— Ma sœur a fréquenté votre collège il y a quatorze ans. Elle s’appelait Crystal. Vous vous souvenez d’elle ?

— Crystal Jones, répondit Mme White. C’était en… En 1998 ? C’est cette année-là qu’on a reçu des ordinateurs neufs. Mais oui, bien sûr, Crystal Jones… Je me souviens bien d’elle. Elle avait de jolies boucles blondes. Comme de l’or torsadé. C’était la couleur naturelle de ses cheveux, si je me souviens bien. Comment va-t-elle ?

— Euh… eh bien… Elle est morte. Elle a été assassinée il y a six ans.

— Oh ! lâcha Mme White, terriblement choquée. Mais c’est affreux ! Mon Dieu…

— Oui, cette épreuve a été affreuse, dit Paige d’un ton affligé. J’ai déménagé récemment et je suis tombée sur certaines de ses affaires. Je n’avais jamais eu la force de me plonger dedans avant.

— Je vous comprends, dit Mme White d’une voix pleine de compassion.

— Crystal passait son temps à lire. Elle m’a transmis son amour des livres. L’un des objets que j’ai retrouvés est un livre provenant de votre bibliothèque. C’est pour ça que je vous appelle. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais le garder et vous envoyer un exemplaire du même ouvrage.

— Mais bien sûr, ma chère, bien sûr… Pas de problème. Si je peux faire quelque chose d’autre pour vous…

— Peut-être, madame White. Dans ses affaires, j’ai aussi trouvé une médaille. Elle est en plastique et je me souviens qu’elle l’a gagnée quand elle était dans votre collège… Mais je ne me rappelle plus pourquoi elle l’a obtenue. Elle est très usée et il y a marqué dessus : « MAC ».

— M-A-C ?

La bibliothécaire demeura silencieuse un instant avant de réagir :

— Ah oui, je vois… MAC… C’était un programme parrainé par une personnalité politique locale. McNeal ou McGee… Mac-Quelque-chose… Dans les années quatre-vingt-dix… Ils choisissaient des écoles et leur attribuaient des dotations pour l’année scolaire. C’est comme ça qu’on a renouvelé nos ordinateurs, cette année-là. Evidemment, ils seraient complètement obsolètes, de nos jours. On les a déjà remplacés deux fois.

— Savez-vous comment Crystal a obtenu cette médaille ?

— J’imagine qu’elle l’a reçue pendant la fête que l’organisation caritative a organisée à la fin de l’année. Un enfant était choisi pour représenter chaque école. La fête a eu lieu dans le jardin de la maison de campagne de l’homme politique. Si ma mémoire est bonne, les enfants ont mangé des glaces offertes par la fondation. Ils devaient soumettre une petite rédaction, accompagnée de leur photo, et la fondation faisait son choix…

Paige entendit Mme White déglutir à l’autre bout de la ligne.

— La fondation avait offert une nouvelle robe à Crystal, à porter le jour de la réception. Elle était bleue, et Crystal en était toute fière. Elle l’a portée pour venir à l’école, un jour, juste avant la fête, pour me la montrer. Je crois que, dans votre famille, les enfants portaient rarement des vêtements neufs… Avec ses cheveux ravissants, elle ressemblait à une poupée en porcelaine.

Paige sentit sa gorge se serrer.

— Merci. Votre aide a été précieuse, dit-elle.

— En tout cas, ça me fait plaisir d’apprendre qu’elle a conservé si longtemps un de nos livres.

Elle laissa échapper un petit rire triste et ajouta :

— Même si elle aurait dû payer une grosse pénalité, après tout ce temps…

— Je vous en enverrai un autre exemplaire, promit Paige.

Elle raccrocha et fixa le téléphone jusqu’à ce que ses yeux cessent de piquer. Grayson semblait lui aussi bouleversé.

— Elle était à cette fête, dit-elle en clignant les yeux pour les désembuer. On lui a même fourni une robe neuve pour y aller. Il s’est passé quelque chose, ce jour-là, Grayson. Quelque chose qui l’a poussée à revenir le soir de la fête, huit ans plus tard.

— Quelque chose qui devait lui rapporter beaucoup d’argent, elle en était sûre.

Il s’interrompit et lâcha un petit soupir avant de reprendre :

— Cette affaire complexe vient de se compliquer un peu plus. Si quelqu’un lui a fait du mal, ça pourrait être n’importe quelle personne présente au domaine ce jour-là. Et les faits remontent à près de quatorze ans…

— Pour être parfaitement clair, on parle bien d’agression sexuelle, là ?

— C’est ce que me souffle mon instinct. Mais ce sera très difficile à préciser… et encore plus à prouver. Pas de plaignant… Quatorze ans après les faits… Difficile de faire pire, pour une affaire criminelle.

— Il n’y a pas de plaignante parce qu’elle est morte, dit Paige en contenant mal sa colère. Tu ne vas pas renoncer, j’espère ?

— Renoncer, moi ? Alors, là… Pas question ! Je viens juste de commencer.

1. . Dans le film Wall Street (1987) d’Oliver Stone, le personnage de Gordon Gekko, joué par Michael Douglas, est l’archétype du financier rapace et cynique (NdT).

2. . Le Corps de la paix, ou Peace Corps, est une agence américaine humanitaire constituée principalement de bénévoles et dont la mission consiste essentiellement à apporter une assistance technique et culturelle aux populations défavorisées du tiers-monde (NdT).

3. . Les Orioles (loriots) forment la principale équipe de base-ball basée à Baltimore (NdT).

4. . Alliance McCloud pour l’enfance (NdT).