18

Jeudi 7 avril, 7 h 45

Se sentant plus sûre d’elle à présent qu’elle était décemment vêtue, Paige rejoignit Grayson et Joseph dans la cuisine. Grayson était assis, fixant d’un air pitoyable sa tasse de café. Un ordinateur portable flambant neuf était posé sur la table.

Joseph, qui ne souriait plus du tout, désigna l’appareil.

— Il est à vous, dit-il à Paige, le temps que vous en achetiez un nouveau. Grayson m’a dit que vous aviez besoin de faire des recherches en ligne.

Elle s’assit et tira l’ordinateur vers elle.

— Merci, dit-elle. Vous pourriez sans doute trouver ce que je cherche plus rapidement que moi.

— C’est probable. Mais il paraît que vous êtes douée pour ce genre de recherche. Je vais faire une omelette. Vous en voulez ?

— Volontiers.

Elle ouvrit un site de recherche pendant que Joseph lui versait une tasse de café.

Elle entra les mots-clés « Dandridge Silas » dans le moteur de recherche du site et entreprit de trier les résultats.

— « Essayer ne suffit pas… » Pourquoi cette phrase t’a-t-elle rafraîchi la mémoire ? demanda-t-elle à Grayson.

— Il la prononçait tout le temps quand il réclamait un mandat et que je lui répondais : « Je vais essayer. » Il achevait alors la citation.

Joseph leva le nez du bol où il battait les œufs.

— Quelle citation ? demanda-t-il.

— C’est dans L’Empire contre-attaque, répondit Grayson. C’est maître Yoda qui dit ça à Luke Skywalker.

— « Essayer ne suffit pas. Fais-le ou ne le fais pas… » Mon maître de karaté répétait souvent cette phrase, lui aussi, dit Paige avec une pointe de nostalgie.

Elle se concentra sur l’écran et dit au bout d’un moment :

— Voilà une photo d’archives de Silas.

Elle tourna l’ordinateur de façon à ce que Grayson puisse voir l’écran.

— Ce n’est pas le type qui a soudoyé Sandoval, dit Grayson, mais il fait la même taille que celui qui a tenté d’enlever Logan. Il a les mêmes mains. Silas a des mains comme des battoirs.

Joseph plia l’omelette et demanda :

— Tu aurais cru que Silas pouvait se transformer en tueur professionnel ?

— Non, répondit Grayson sans l’ombre d’une hésitation. Je le croyais honnête. Dévoué, même.

— Qu’entends-tu par « dévoué » ? demanda Joseph.

— Il s’enflammait facilement pour sa mission. Il a soutenu Stevie quand son mari Paul a été tué. Et il l’a fait comme aucun d’entre nous n’aurait pu le faire. C’était son partenaire. Ils ont affronté tant de périls ensemble !

— Mais alors, qu’est-ce qui aurait pu l’inciter à devenir un tueur ? demanda doucement Paige.

— Je n’en sais rien. J’ai du mal à résister à la tentation d’appeler chez lui, pour entendre le son de sa voix et être enfin fixé. Il faut que je sache si je deviens fou ou si j’ai raison…

— Donne-moi encore quelques minutes, dit Paige.

Elle avala son petit déjeuner tout en passant au crible les vidéos et les articles résultant de sa recherche. Elle finit par tomber sur une vieille vidéo dans laquelle on entendait Silas parler.

— Là, il est interviewé par la presse locale au sujet d’un homicide, expliqua-t-elle.

Elle fit défiler la vidéo et Grayson ferma les yeux pour écouter la bande-son d’une oreille plus attentive.

« Pas de commentaire. Adressez vos questions au service des relations publiques de la police… »

Rien qu’en regardant le visage de Grayson, Paige sut qu’il s’agissait bien du même homme qu’il avait mis en fuite l’avant-veille.

— C’est bien lui, dit-il d’une voix rauque. Il faut que je prévienne Stevie. Il faut le boucler le plus vite possible.

Paige échangea un bref regard avec Joseph et constata que celui-ci partageait ses doutes.

— Attends, dit-elle en voyant Grayson saisir son téléphone portable. Je te crois, moi… Mais qui d’autre te croira ? C’est ta parole contre la sienne… Et ton propre chef te décrit comme n’étant pas assez fiable pour mener une enquête sur un homicide.

— Elle a raison, reconnut Joseph. Si tu le fais arrêter aujourd’hui, il n’aura qu’à nier pour sortir libre. Réfléchis d’abord à ce qui a pu pousser un bon flic à devenir un assassin. Trouve des preuves.

— Sa famille a peut-être été menacée, suggéra Grayson. Ou on le fait peut-être chanter.

— Ce sont des possibilités, en effet, dit Joseph. Que sais-tu de sa famille ?

— Il est marié et a une fille, dit Grayson en fouillant dans sa mémoire. Nous n’avons jamais beaucoup parlé de nos familles ou de notre vie privée. Nos conversations portaient essentiellement sur le travail. Les seules fois où je le voyais en dehors du boulot, c’était à la salle de sport, certains matins. Et je l’ai croisé deux fois au stand de tir.

Paige vit dans le regard de Grayson qu’une réminiscence l’affligeait.

— C’était un bon tireur, hein ? demanda-t-elle.

— Excellent. Il aurait très bien pu être l’auteur du tir qui a tué Elena Muñoz. Facilement, même, répondit-il en serrant les dents. Fais une recherche sur ses antécédents, s’il te plaît.

— Il a cinquante-six ans, dit-elle lorsque le résultat s’afficha à l’écran. Son épouse se nomme Rose, sa fille Cherri a vingt-cinq ans et sa fille Violet en a sept.

— Renseigne-toi sur Cherri, dit Grayson. Il m’a parlé de Violet et de Rose, mais jamais de Cherri.

Paige accéda rapidement à une information qui lui arracha un soupir.

— Cherri est décédée il y a sept ans en Virginie-Occidentale, dit-elle. Elle avait dix-huit ans. Je vais accéder au certificat de décès dans une minute. Elle s’était mariée à dix-sept ans, dans le Maryland. L’époux se nommait Richard Higgins, âgé de dix-neuf ans.

Elle poursuivit sa recherche et reprit :

— Tiens, voilà quelque chose d’intéressant ! Cherri avait été arrêtée, il y a huit ans, dans le Maryland, pour complicité dans une attaque à main armée. Mais la police a renoncé à la poursuivre en justice… Grayson, tu crois que tu peux avoir plus de détails sur cette affaire en effectuant une recherche dans la base de données du bureau du procureur ?

— Moi, non, malheureusement, répondit-il avec amertume. Je suis toujours interdit d’accès. Mais Daphné peut la consulter, elle.

Grayson appela Daphné pendant que Paige continuait à éplucher les sites d’archives de presse. Elle entra les mots-clés « Cherri Dandridge Higgins », accolés à « Virginie-Occidentale » et à « Richard ».

Un article apparut à l’écran. Il ne faisait que quatre paragraphes. Mais cela suffisait.

Perturbée, Paige leva les yeux vers Grayson qui la regardait, le téléphone plaqué contre l’oreille.

— J’attends que Daphné ait terminé sa recherche, dit-il. Qu’as-tu trouvé ?

— Je sais comment Cherri est morte, dit-elle.

Grayson se pencha pour lire par-dessus l’épaule de Paige.

— Oh ! mon Dieu, murmura-t-il avant de relire à voix haute l’article. « La police est intervenue hier soir au Motel Vista après avoir reçu plusieurs appels de clients de l’établissement ayant entendu des hurlements dans l’une des chambres au premier étage. Les policiers ont enfoncé la porte et ont trouvé le dénommé Richard Higgins en train de poignarder une femme dans un lit… »

— Cherri ? demanda Joseph.

— Oui, répondit Grayson. « En voyant les agents, Higgins les a attaqués en brandissant son couteau. L’agent Derrick Thomas a fait feu à trois reprises, atteignant Higgins à la poitrine. Higgins a été déclaré mort sur les lieux. La victime, identifiée comme étant l’épouse de Higgins, Cherri Higgins, a été transférée en hélicoptère à l’hôpital universitaire de Morganstown, où elle est morte quelques heures après son admission. Les témoins ont déclaré que la victime était enceinte, et qu’elle approchait visiblement du terme de sa grossesse… »

— Bon sang…, lâcha Joseph en grimaçant. Il était drogué, ou quoi ?

— Le journaliste émet cette hypothèse, dit Paige. L’article mentionne le fait que les policiers ont trouvé des sachets d’oxycodone, qui semblaient avoir été préparés pour la revente. Ils ont également trouvé deux ampoules de PCP1.

— La poudre d’ange était sans doute destinée à son usage personnel, dit Grayson. Il y a une dizaine d’années, nous avons eu pas mal de problèmes avec la multiplication de labos clandestins spécialisés dans la fabrication de PCP.

— Je m’en souviens, dit Joseph. La PCP aurait en effet pu provoquer un tel déchaînement de violence. Si elle était enceinte, qu’est-il arrivé au bébé qu’elle attendait ?

— L’article n’en parle pas, dit Paige.

— C’était Violet, murmura Grayson. Elle a sept ans, l’âge qu’aurait eu l’enfant de Cherri. Oui, Violet doit être la fille de Cherri.

— Ça paraît logique, reconnut Paige. Silas l’a recueillie et l’a élevée comme si c’était sa propre fille…

Elle s’interrompit en voyant Grayson dresser subitement l’oreille. Apparemment, Daphné était de retour à l’autre bout de la ligne.

— Je suis toujours là, dit-il dans son téléphone portable.

Il haussa les sourcils.

— Ah bon ? Intéressant…, dit-il.

Il écouta ce que lui disait Daphné, ferma les yeux et secoua la tête.

— Ça pourrait paraître incroyable à tout autre que moi, dit-il. Faites bien attention en quittant le bureau, ce soir. Demandez aux gardiens de vous escorter jusqu’à votre voiture… Ou mieux : prenez un taxi. Je ne veux pas qu’il vous arrive malheur.

Il raccrocha et se laissa tomber sur une chaise à côté de Paige.

— Les poursuites contre Cherri ont été abandonnées, dit-il, parce qu’une autre femme a été accusée du même vol à main armée. Le butin a été retrouvé dans le placard de la chambre de cette femme, ainsi que l’arme utilisée au cours de ce vol…

— Tiens, tiens ! Ça me rappelle quelque chose, fit remarquer Paige. Dans ses chaussures d’hiver ?

Il éclata d’un de rire amer.

— Non, la coïncidence aurait été trop belle ! répondit-il. Mais il y a mieux : devinez qui était l’avocat de Cherri ?

— Bob Bond ? suggéra Paige en plissant les yeux.

— En personne ! dit Grayson avant de se tourner vers Joseph. Bond était l’avocat de Muñoz. Et le procureur qui a renoncé à poursuivre Cherri ? Nul autre que mon chef, Anderson…

Le visage de Joseph s’assombrit.

— Ce salopard…, maugréa-t-il. On l’aura, celui-là. Et l’avocat aussi.

Paige parvint à grand-peine à contenir sa propre colère.

— Non, Bond, on ne l’aura pas, dit-elle. Il est mort. Il s’est suicidé…

— Comment le sais-tu ? demanda Grayson en fronçant les sourcils.

— J’ai appelé son cabinet quand j’ai commencé à enquêter pour Maria et Elena. Je voulais lui parler avant de pousser mes recherches plus loin, pour savoir s’il y avait des détails qu’il aurait pu approfondir lors du procès… S’il avait été payé par Ramon.

— L’avocat de Ramon était commis d’office ? demanda Joseph.

— Non, répondit Grayson. Ses honoraires ont été payés par la famille McCloud. Bond travaillait dans le cabinet d’avocats dont le sénateur utilisait les services.

— Les McCloud ont payé l’avocat de Ramon ? s’étonna Joseph.

— Maria m’a dit qu’ils aimaient bien Ramon, dit Paige. Ils tenaient à ce qu’il ait le meilleur avocat du barreau local. Sauf que…

Elle s’interrompit un instant.

— Sauf qu’hier soir, reprit-elle, le sénateur ne se souvenait même pas du nom de Ramon. Il l’appelait « Roberto ». J’ai du mal à imaginer qu’il ait mis la main à la poche pour un type qui lui était aussi indifférent.

— C’est peut-être Mme McCloud qui a réglé les honoraires de Bond, suggéra Grayson. Je vois bien cette dame patronnesse saisir l’occasion de faire une bonne action. Ou peut-être y a-t-elle été poussée par le remords, surtout si elle savait que la vidéo servant d’alibi à Rex n’était pas la bonne. Si elle savait que Ramon n’était pas coupable, elle espérait peut-être que Bond le tirerait de ce pétrin.

— Je penche plutôt pour la seconde hypothèse, dit Paige. Mais Maria m’a dit qu’une fois Ramon déclaré coupable, les McCloud ont cessé de le soutenir financièrement. Maria et Elena ont eu recours à un autre avocat, moins cher, pour tenter d’obtenir un procès en appel, mais il a été débouté. Ensuite, elles ont voulu engager un de ces avocats spécialisés dans les affaires d’innocents condamnés à tort, mais celui qu’elles ont contacté avait déjà trop d’affaires sur les bras.

— C’est là qu’Elena est venue me voir, murmura Grayson.

Paige lui prit doucement la main.

— Ne culpabilise pas, lui dit-elle. Qu’aurais-tu pu faire de plus ? Pourquoi l’aurais-tu crue, à ce moment-là ? Les preuves qui désignaient Ramon étaient confondantes et avaient largement de quoi te convaincre qu’il était coupable.

Il serra la mâchoire.

— Elles ne t’ont pourtant pas convaincue, toi…

— Au contraire, elles m’ont d’abord paru rédhibitoires… C’est pourquoi j’ai dit à Elena qu’il fallait davantage de preuves contradictoires. J’ai même promis à Clay que je lâcherais l’affaire si les preuves qu’elle évoquait n’étaient pas irréfutables.

L’image du corps sanglant d’Elena lui revint brusquement à la mémoire. Elle la laissa occuper son esprit un instant, comme pour alimenter sa rage, avant de l’en chasser.

— Et elles se sont avérées tellement irréfutables que Silas l’a tuée, ajouta-t-elle d’une voix amère.

— Tout ça ne nous dit pas comment le flic modèle Silas est devenu un assassin, fit remarquer Joseph.

— Supposons que Cherri ait été coupable du vol à main armée dont elle a été brièvement accusée, dit Grayson. Quelqu’un aurait alors manipulé des preuves pour faire accuser une autre femme. Peut-être que Silas s’est compromis pour obtenir que les poursuites contre sa fille soient abandonnées. Mais comment en être certain ?

— En tout cas, tout laisse penser qu’à un moment ou à un autre, soit on l’a fait chanter, soit on l’a soudoyé pour qu’il piège Ramon, dit Paige. Les choses se sont passées comme prévu, jusqu’à ce qu’Elena, en entrant dans le bar de Sandoval, s’aperçoive que l’endroit avait été refait à neuf, avec un luxe bien au-dessus des moyens de Sandoval. Maria et Elena m’ont alors engagée pour enquêter, et Elena est parvenue à copier les photos compromettantes conservées par Sandoval. Il fallait donc l’éliminer. Ainsi que Sandoval et Jorge Delgado.

— Mais alors, qui vous a agressée dans le parking ? demanda Joseph.

Paige haussa les épaules.

— Ça, je l’ignore, avoua-t-elle. Qui est le type qui a soudoyé Sandoval ? Qui a payé pour que Ramon soit piégé ? Rex ? Ses parents ? Ses grands-parents ? Pour l’instant, nous n’en savons rien non plus.

— Et, d’ailleurs, est-ce bien Rex qui a tué Crystal Jones ? demanda à son tour Grayson.

Il se leva et ajouta :

— Donne-moi un quart d’heure pour que je m’habille. Il reste d’autres invités à réinterroger. L’un d’entre eux a dû voir Crystal Jones s’éloigner de la piscine, cette nuit-là. C’est ce témoin encore inconnu qu’il s’agit de retrouver.

— Et Stevie ? demanda Paige. Il faudrait l’appeler.

— Je sais, dit-il d’une voix tendue. Je l’appellerai de la voiture.

Il gravit l’escalier au trot, laissant Paige seule avec Joseph. Elle se mordit la lèvre.

— Il n’a plus de voiture, fit-elle remarquer.

— Je suis venu avec une voiture de location qu’il peut utiliser à son gré, dit Joseph en jetant un trousseau de clés sur la table. Une Cadillac Escalade noire… Elle est garée devant la porte. Mais il faudra me raccompagner chez moi, pour que je récupère ma propre voiture.

Paige étudia un instant le visage de Joseph avant de lui dire :

— Je suis au courant, vous savez, à propos de son père…

Il hocha la tête presque imperceptiblement.

— Oui, il m’a dit ça. Et alors ?

— Et alors, au cas où vous craigniez que j’en parle, sachez que je ne dirai rien.

— Je vous crois. Lui aussi, d’ailleurs. Et, pour lui, croire en quelqu’un, c’est déjà énorme… Ne lui brisez pas le cœur.

— Je…

Elle avait failli dire : « Je vais essayer. » Mais elle trouva cela insuffisant.

— Je ne lui ferai jamais aucun mal, dit-elle.

Jeudi 7 avril, 8 h 45

— Je vous rappellerai, madame Shaffer, dit le détective privé Sheldon Dupree en serra la main d’Adele pour conclure leur bref entretien. Et prenez soin de vous, ajouta-t-il.

Adele rangea son chéquier. Les honoraires du détective allaient faire un gros trou dans son maigre compte en banque — même s’ils étaient censés être relativement modestes grâce au faible loyer de son officine.

— Je vais essayer, dit-elle. Merci de m’avoir reçue ce matin, à l’improviste, comme ça.

— Mais il n’y a pas de mal, chère madame. Où allez-vous loger ?

— Je ne sais pas encore, répondit-elle. Il va falloir que je me mette à la recherche d’un appartement à louer.

— Vous pourriez aussi dire la vérité à votre mari et essayer de trouver un arrangement. Dans les deux cas, je vais procéder comme nous en sommes convenus.

L’aurait-elle voulu, dire la vérité à Darren n’était pas une option. Elle avait déjà essayé d’appeler à la maison en début de matinée pour parler à Allie — pour que sa fille adorée entende au moins le son de sa voix. Mais son mari s’était bien gardé de décrocher. Elle décida d’aller chez la mère de Darren avant de se mettre en quête d’un logement. Et, si possible, de récupérer sa fille.

Elle ramassa le sac contenant les caméras que Dupree lui avait demandé d’installer sur sa voiture. Elles permettaient de repérer et de filmer d’éventuelles filatures. C’était une option bon marché. Elle n’avait tout simplement pas les moyens de rétribuer une protection rapprochée, et il lui faudrait se contenter de ce gadget. Il ne lui restait qu’à espérer que, si elle s’apercevait qu’on la suivait, elle aurait le temps d’appeler police secours, au cas où on tenterait une nouvelle fois de heurter sa voiture pour la pousser dans un fossé.

— Je vous ferai savoir où me joindre quand j’aurai trouvé un endroit où me poser, dit-elle.

Il la raccompagna jusqu’à la porte et sortit avec elle de son bureau.

— J’ai rendez-vous avec un autre client, dit-il. Je me mettrai à travailler sur votre affaire un peu plus tard dans la journée. N’hésitez pas à me rappeler si vous êtes de nouveau menacée.

Et il se mit à marcher dans la direction opposée de la ruelle où Adele avait garé sa voiture.

Elle avait déjà mis la clé dans la serrure de la portière quand elle sentit une présence derrière elle. Elle leva la tête et vit un visage se refléter dans la vitre… Le visage qu’elle voyait dans ses cauchemars ! Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais il n’en sortit qu’un petit cri rauque tandis qu’une douleur atroce lui vrillait le corps tout entier.

Un couteau. Planté dans mon dos.

Elle chercha à s’agripper à la portière, puis se reprit. Défends-toi, se dit-elle. Elle se retourna en titubant, regardant son cauchemar en face pour la première fois depuis ce jour terrible. Sa colère éclata, elle projeta son bras devant elle. Puis elle s’effondra, tombant à genoux sur le sol.

Elle baissa la tête et vit que le couteau était à présent planté dans son ventre. La douleur redoubla.

— Je vais mourir…, marmonna-t-elle.

— Eh oui !

Adele leva les yeux, tandis que sa vue faiblissait.

— Que Dieu vous maudisse, hoqueta-t-elle. J’avais refait ma vie… J’avais enfin une vie…

— C’était bien ça, le problème…

Adele sentit à peine le coup de pied qui la fit tomber face contre terre sur l’asphalte.

Allie. Je ne la tiendrai plus jamais dans mes bras.

Elle vit encore son sac à main lui être arraché du bras. Elle ne pouvait plus relever la tête. Elle était incapable d’empêcher ce qui lui arrivait. Tout comme en ce jour terrible.

Elle entendit sa voiture démarrer derrière elle. Puis elle vit du coin de l’œil les feux de recul s’allumer au travers de ses yeux embués.

Adele était seule, à présent. Heureusement qu’Allie n’était pas avec moi…, eut-elle le temps de songer. Elle tenta de ramper vers la rue. Mais subitement, tout devint noir.

Jeudi 7 avril, 8 h 50

— C’est ici ! dit Stevie en s’arrêtant devant le cordon jaune délimitant la scène de crime, à l’orée du bois situé près de la maison de retraite.

J.D. fit le tour du périmètre interdit, avant de se faufiler sous le cordon, pour examiner le sol maculé de sang.

— Le tireur était posté ici, dit-il. C’est le seul endroit d’où il pouvait atteindre le réverbère sur lequel il a tiré au lieu de viser Grayson.

— Il a dit à Grayson qu’il avait fait exprès de le rater.

— Oui, ça, c’est certain, acquiesça J.D. N’importe qui aurait pu le dégommer d’ici. Faire mouche était un jeu d’enfant. Alors que la balle qui a atteint Elena Muñoz en pleine tête n’a pu être tirée que par un tireur chevronné.

Il s’accroupit pour étudier le sang séché.

— Il y avait deux types, le tireur et le plastiqueur. Il faut partir du principe que ce sang est celui du plastiqueur, puisque le tireur a appelé Grayson juste après.

— Je suis de ton avis, dit Stevie. L’unité de scène de crime a prélevé des échantillons sanguins, mais il faut attendre demain pour avoir les résultats des analyses. Le spécialiste des explosifs du labo m’a envoyé une liste de malfrats connus pour avoir utilisé le même dispositif de mise à feu. Et on pourra rentrer l’ADN de ce sang dans la base de données, pour voir si ça correspond à l’un d’eux.

Elle se tourna vers la route et ajouta :

— Je me demande à quel moment le tireur a compris que la voiture de Grayson avait été piégée. Et comment l’a-t-il appris ?

— Grayson a pu démarrer après le tir manqué. Si le tireur savait qu’il y avait une bombe dans la voiture avant de tirer, il aurait visé les pneus pour l’immobiliser, plutôt que de l’appeler pour le prévenir. C’était moins aléatoire.

— Mais pourquoi a-t-il fait exprès de le rater ? demanda Stevie. Pourquoi faire semblant de vouloir le tuer ?

— Peut-être parce qu’il se savait observé… Peut-être savait-il que le plastiqueur était sur les lieux…

J.D. se leva et demanda :

— Grayson avait déjà entendu la voix du tireur ?

— Il en est persuadé, mais il ne s’en souvient pas précisément.

Stevie se pencha pour passer sous le ruban et rejoignit J.D. pour examiner à son tour les taches de sang.

— Il y a des endroits où la couche de sang est plus épaisse, fit-elle remarquer.

— Cela signifie que la personne qui l’a perdu est restée un certain temps à saigner sur place, expliqua J.D. Il a pris une balle dans les deux bras et dans le genou, c’est bien ça ?

Ils levèrent tous les deux la tête en entendant Drew Peterson approcher.

— Il en a pris une quatrième dans la tête, dit le technicien. On a retrouvé de la matière cervicale. Là, regardez.

Il désigna une marque tracée au sol.

— Nous avons retrouvé trois balles, fichées dans le sol. Je les ai envoyées à la balistique.

— Le survivant a traîné le corps de celui qui a été abattu, dit Stevie en remontant le chemin tracé dans les feuilles mortes et la boue.

Elle avançait penchée en avant, à l’affût du moindre détail. Quelque chose attira alors son attention. Un morceau de papier d’un blanc jauni émergeait du sol. Elle s’accroupit pour l’examiner de plus près.

— Vous avez fini, ici ? demanda-t-elle à Drew. Je peux creuser un peu ?

— On a pris des photos de cette zone. Mais on ne l’a pas encore ratissée.

Il s’agenouilla à côté d’elle, un petit tamis à la main. Il écarta la terre qui entourait le papier blanc qu’il avait exhumé avec son tamis. Il secoua celui-ci jusqu’à ce qu’il n’y reste plus qu’une petite photo.

— Aurait-elle pu se trouver ici avant la nuit dernière ? demanda J.D.

Drew secoua la tête.

— Il y a eu de nombreuses averses ces derniers jours, dit-il. Si elle était tombée ici avant la nuit dernière, elle serait en lambeaux… Mais elle est intacte. On dirait une petite fille. C’est une vieille photo, à en juger par sa coupe de cheveux et les vêtements qu’elle porte.

Stevie enfila une paire de gants en latex et souleva délicatement le cliché pour le tenir à la lumière.

Elle se renfrogna aussitôt. Elle avait déjà vu cette photo.

— Non, murmura-t-elle. C’est impossible…

— Qui est-ce ? demanda J.D.

Elle ne répondit pas, prise de nausée. Elle n’en croyait pas ses yeux. Le cœur et la raison, tout en elle l’incitait au déni. Elle retourna la photo, et son accablement redoubla lorsqu’elle lut au verso le prénom « Cherri », griffonné dans un coin, d’une écriture enfantine. Elle sentit sa gorge se serrer douloureusement.

— Mais qui est-ce ? insista J.D.

— Elle s’appelait Cherri, murmura-t-elle. Cherri Dandridge.

Drew inspira profondément.

— Dandridge ? Silas ? demanda-t-il, stupéfait. Non, ce n’est pas possible…

J.D. fronça les sourcils.

— Silas ? Ton ancien partenaire ? C’est sa fille, là, sur la photo ?

— Oui.

Stevie se leva en tenant la photo de sa main engourdie.

— Je n’arrive pas à y croire, J.D., bredouilla-t-elle. Silas ? C’est tout simplement inconcevable…

— Etait-il assez bon tireur pour abattre Elena, mardi dernier ? demanda J.D.

Stevie hocha la tête d’un air morne.

— Les yeux fermés, répondit-elle. Et il ne se séparait jamais de cette photo. Il a perdu Cherri un an avant que j’aie commencé à faire équipe avec lui. Elle avait été victime d’un meurtre. J’ai perdu Paul et notre fils quelques mois plus tard. Encore un meurtre… Silas m’a aidée à tenir le coup…

Sa voix se brisa lorsqu’elle poursuivit :

— J’ai du mal à croire qu’il ait tué quelqu’un de sang-froid.

— Il doit y avoir une autre explication à la présence de cette photo ici, dit Drew. J’ai connu Silas Dandridge tout au long de ma carrière. Il n’aurait jamais commis un acte pareil.

— Alors, allons lui parler, suggéra J.D. Allons lui demander comment une photo de sa fille a pu se retrouver sur une scène de crime.

— Cette photo ne quittait jamais sa poche de chemise, murmura Stevie. Jamais…

Son téléphone portable se mit alors à sonner. Elle ne reconnut pas le numéro et laissa l’appel être transféré sur la messagerie.

— Il a une autre fille, ajouta-t-elle. Elle s’appelle Violet et a un an de plus que Cordelia.

Son téléphone portable se remit à sonner. C’était le même numéro. Irritée, elle décrocha et répondit d’un ton sec :

— Mazzetti.

— Stevie, c’est Grayson.

Stevie ferma les yeux. Comment annoncer à Grayson ce qu’elle venait d’apprendre ? Il était certain d’avoir déjà entendu cette voix quelque part… Si c’était Silas… Non, ça ne peut pas être Silas… Mais si c’était lui, il était logique que Grayson trouve sa voix familière, et cela expliquait que Silas ait choisi de l’épargner.

— Tu as un nouveau numéro, dit-elle d’une voix blanche.

Pendant un instant, elle ne perçut que le bruit de la circulation routière, et la plainte d’un Klaxon en arrière-fond. Puis elle entendit Grayson lâcher un profond soupir.

— Je sais qui c’est, Stevie, dit-il enfin d’une voix affligée.

— Moi aussi, murmura-t-elle.

— C’est terrible, Stevie, dit Grayson. Je suis bouleversé. Comment l’as-tu appris ?

— Il était présent cette nuit près de la maison de retraite. Il a laissé tomber par inadvertance une photo de sa fille, près de l’endroit d’où on vous a tiré dessus.

Elle sentit ses yeux s’embuer.

— Et toi, comment le sais-tu ? s’enquit-elle. Tu as fini par situer sa voix dans ta mémoire ?

— Oui. Ensuite, Paige a trouvé une vidéo où on entend sa voix. Je tenais à en être sûr et certain avant de t’en informer. C’est… c’est bien lui, Stevie.

Elle laissa échapper un sanglot.

— Je n’arrive pas à y croire, dit-elle. Il a tué cette pauvre femme, Grayson…

— Ainsi que Delgado, probablement.

Stevie repensa à la scène. Au sang sur le papier peint enfantin. Au message sur le miroir de la salle de bains. Au pistolet retrouvé dans une benne tout près de chez les Muñoz. Et elle n’en fut que plus bouleversée.

— Il a voulu piéger les frères Muñoz, ajouta-t-elle.

— Je sais, dit Grayson. Il avait une fille… Cherri…

Elle jeta un coup d’œil à la photo qu’elle tenait toujours à la main.

— Elle est morte il y a plusieurs années, dit-elle.

— Il y a huit ans, Cherri a été accusée d’attaque à main armée, mais les poursuites ont été aussitôt abandonnées. On a retrouvé les biens volés dans le placard de la chambre d’une autre femme…

— Comme Ramon, murmura Stevie.

— A peu près. L’avocat de Cherri était également celui de Ramon Muñoz. Je ne sais pas au juste comment, mais Silas a été mêlé à tout ça. Le fait qu’il ait tenté de faire porter le chapeau aux frères Muñoz cadre bien avec le mode opératoire d’un flic habitué à falsifier des indices.

Stevie sentit une colère froide monter en elle.

— Il faut le retrouver, dit-elle. Je vais lancer un avis de recherche.

J.D. lui tapota sur l’épaule.

— Nous pourrions peut-être nous servir de sa fille pour l’attirer ? suggéra-t-il. Je parle de Violet…

— Je crois que c’est sa petite-fille, en fait, rectifia Grayson, qui avait entendu la suggestion de J.D. Cherri était enceinte quand elle a été assassinée.

— Il ne m’a jamais dit ça. Je croyais que Rose et lui avaient adopté un bébé, peu après la mort de Cherri. Je me demande maintenant tout ce qu’il m’a caché…

Elle se souvint que Grayson lui avait dit, la veille, qu’il souhaitait lui parler en privé parce qu’il avait des informations personnelles à lui révéler.

— Je me demande aussi tout ce que toi, tu as pu me cacher, ne put-elle s’empêcher d’ajouter.

— Retrouvons-nous pour déjeuner. Je t’en parlerai à cœur ouvert. Il faut que tu saches tout. Que comptez-vous faire avec Silas ?

— Le retrouver, répondit-elle d’un ton glacial. Et s’il n’a pas un alibi en béton armé, je le bouclerai comme n’importe quel autre criminel. Je t’appellerai dès que j’en saurai plus.

Jeudi 7 avril, 9 h 10

Grayson tapota sur son écouteur mains libres pour se déconnecter et émit un bref soupir attristé. Paige avait observé son visage avec compassion.

— Elle savait déjà ? demanda-t-elle. Comment ?

— Silas a laissé tomber une photo de Cherri à l’endroit où les coups de feu ont été tirés cette nuit.

Il inspira profondément et ajouta :

— Stevie en pleurait. Je ne l’avais pas entendue pleurer depuis que Paul et son fils ont été tués.

— Elle a surmonté des épreuves plus terribles que celle-ci, dit doucement Paige. Elle s’en remettra.

Elle lui caressa le bras d’un geste réconfortant.

— Tu voulais aller rendre visite à des témoins présents lors de la fête. Par lequel commence-t-on ?

— Par Brendon DeGrace. C’était le meilleur ami de Rex, à l’époque. J’ai retrouvé son adresse hier après-midi. Il travaille dans une maison de courtage dans le centre-ville. Mais d’abord, on va passer voir ma mère.

— Tu crois qu’il y a une chance pour que Joseph ait été discret à propos de ce qu’il a vu ce matin ? demanda-t-elle en rougissant.

— Pas l’ombre d’une chance, répondit-il.

— C’est bien ce que je craignais.

— Elle t’aime déjà beaucoup, assura-t-il. Ce n’est donc pas un problème. Tout va bien se passer.

Il s’interrompit, tâchant de mettre un peu d’ordre dans ses pensées.

— Comment as-tu appris que l’avocat de Ramon s’était suicidé ? finit-il par demander.

— Quand j’ai appelé pour prendre rendez-vous avec lui, la secrétaire du cabinet d’avocats m’a dit que Bob Bond était décédé. J’ai consulté son certificat de décès en ligne, pour m’assurer qu’elle ne m’avait pas menti, et j’ai lu : « Cause de la mort : suicide. »

— Tu sais comment il a mis fin à ses jours ?

Elle le regarda d’un air étonné.

— Non, répondit-elle. Pourquoi ?

— Bond était un témoin gênant, comme Delgado ou Sandoval… Lequel est censé s’être « suicidé », lui aussi. A moins qu’on ne l’ait aidé…

Elle ouvrit son ordinateur portable et effectua une nouvelle recherche.

— Voilà un article paru le lendemain de la mort de Bond, dit-elle. On l’a retrouvé pendu au plafond de sa chambre à coucher… Avec ses draps.

— Comme Sandoval.

— Exactement comme Sandoval. Nous pourrions demander à l’Institut médico-légal de comparer les deux rapports d’autopsie, pour détecter d’autres similitudes entre les deux décès.

— Je pourrais les appeler, si tu me trouves le numéro sur internet. Pour l’instant, je n’ai remis que quelques contacts dans la liste de mon nouveau portable.

En quelques clics, elle trouva le numéro et le composa sur le téléphone de Grayson.

— La morgue est en ligne, si monsieur veut bien se donner la peine, dit-elle d’un ton pince-sans-rire.

Il esquissa un sourire tandis qu’une standardiste répondait.

— Je voudrais parler au Dr Mulhauser, dit-il.

— Il ne travaille pas aujourd’hui. Souhaitez-vous laisser un message sur sa boîte vocale ?

— Non, il faut que je parle à un médecin légiste tout de suite. Le Dr Trask est là ?

— Elle vient d’arriver, dit la standardiste. Je vous la passe tout de suite.

Quelques sonneries plus tard, son appel fut transféré :

— Allô, Dr Lucy Trask à l’appareil. En quoi puis-je vous être utile ?

Lucy Trask travaillait plus souvent avec Daphné qu’avec Grayson, mais chaque fois qu’il avait eu affaire à elle, il l’avait trouvée intelligente et compétente, et moins bureaucrate que la plupart de ses collègues de l’Institut médico-légal. Le fait qu’elle soit fiancée au partenaire de Stevie la rendait d’autant plus digne de confiance.

— C’est Grayson Smith.

— Bonjour. Il paraît que vous avez failli devenir l’un de nos clients, cette nuit.

— Oui, il s’en est fallu de peu… Mais ce n’est pas pour ça que je vous appelle. Je me demandais si vous pouviez me donner des détails sur le récent décès d’un certain Denny Sandoval.

— C’est moi qui ai pratiqué l’autopsie… Le type qui s’est soi-disant pendu…

— Vous en doutez ?

— Oui, très fortement. Son organisme contenait beaucoup de barbituriques. Abruti par la drogue comme il l’était, il n’était pas en état de tenir debout, moins encore de se passer la tête dans un nœud coulant. Je pense qu’il était déjà mort quand il a été pendu. Mais comme il a été étranglé, c’est difficile à établir avec certitude.

— A votre avis, comment est-il vraiment mort ?

— Selon moi, il a été drogué, asphyxié à plusieurs reprises, et étranglé puis pendu. La quantité de barbituriques qu’il a ingérée m’incite à conclure qu’il s’agit d’un homicide et non d’un suicide. Mais je n’ai pas encore fini de rédiger mon rapport.

— Asphyxié à plusieurs reprises ? Par quel moyen ?

— Je crois qu’il a été étouffé avec un oreiller. Son corps présentait des lésions à différents endroits autour de la bouche, ce qui laisse penser que l’asphyxie a été répétée.

— Vous voulez dire qu’il a été torturé ?

— C’est l’hypothèse la plus plausible. Je n’ai pas trouvé de particules de duvet dans ses poumons, mais l’oreiller était peut-être en synthétique. Morton et Bashears, les inspecteurs qui ont enquêté sur sa mort, devraient pouvoir vous dire en quelle matière était cet oreiller. Pourquoi toutes ces questions sur Sandoval ?

— Je crois que sa mort est liée à une autre affaire de meurtre. Pourriez-vous consulter vos archives et retrouver le rapport d’autopsie de l’avocat Bob Bond ? Lui aussi est censé s’être pendu, il y a quelques années.

— Donnez-moi quelques minutes pour que je retrouve ce dossier. Vous n’auriez pas la date exacte de son décès ?

Il se tourna vers Paige et lui demanda :

— Tu connais la date de sa mort ?

— Le 17 septembre, dit Paige. Il y a quatre ans. Tant que tu y es, demande-lui de sortir le rapport d’autopsie de Crystal Jones. Demande-lui si elle y trouve quelque chose de bizarre.

— J’ai entendu, dit Lucy avant que Grayson ne relaie la question. C’était la voix de la femme que j’ai vue à la télé ? Celle qui a failli être tuée avec vous cette nuit ?

— Oui, répondit prudemment Grayson.

— Vous avez de la chance de l’avoir rencontrée, dit Lucy. Daphné s’inquiète beaucoup pour vous… Ainsi que J.D.

Il ne sut que répondre.

— Le numéro de ce portable s’affiche sur votre téléphone ? demanda-t-il.

— Non, c’est un appel transféré. Donnez-le-moi. Dès que j’aurai retrouvé ces deux rapports, je vous rappellerai.

Il lui donna son nouveau numéro, la remercia et raccrocha.

— Elle va conclure officiellement que Sandoval a été victime d’un homicide, dit-il ensuite à Paige. Il a été drogué aux barbituriques, mais, avant cela, il a été asphyxié à plusieurs reprises.

— Quelqu’un voulait lui arracher des informations. L’homme qui l’a soudoyé, peut-être ?

— C’est une supposition raisonnable.

Son téléphone portable sonna une nouvelle fois. Il jeta un coup d’œil au numéro de son correspondant : c’était Daphné.

— Salut, Daphné. Quoi de neuf ? demanda-t-il.

— Vous êtes convoqué par Reba McCloud.

La tante de Rex, qui gère les bonnes œuvres de la famille McCloud…

— Ah bon ? Pour quel motif ?

— Son Altesse n’est pas contente. Elle vous reproche de harceler son neveu et de traîner le nom de sa famille dans la boue avec vos « insinuations sans fondement ». Elle souhaite s’entretenir en tête à tête avec vous, pour vous convaincre que vous faites fausse route.

— Mes insinuations sont loin d’être sans fondement. Et d’ailleurs, ce ne sont pas des insinuations. J’ai traité Rex de menteur car j’ai la preuve que son alibi était bidon !

— Oh ! moi, je ne suis que la messagère. Vous voulez son numéro ? demanda-t-elle en soupirant.

— Oui.

Il le répéta à voix haute pour que Paige puisse en prendre note.

— Je la laisserai décharger sa colère sur moi, dit-il à Daphné. Il pourrait même lui échapper quelque chose d’intéressant pour la suite de l’enquête. Où et quand veut-elle me rencontrer ?

— A 11 heures, ce matin, dans son bureau du centre-ville. Je vais vous envoyer l’adresse par SMS.

— Pas la peine, je la connais. Vous avez vu Anderson aujourd’hui ?

— Hélas, grommela-t-elle. « Classez cette affaire… Atténuez les réquisitions contre ce criminel… Négociez avec l’avocat de ce meurtrier… » Il n’a que ça à la bouche. Dire que certains de ces types sont des violeurs multirécidivistes ! Ça me dégoûte. Je sais qu’il faut contrôler nos dépenses, mais à l’entendre, on croirait que les chèques qu’il signe sont tirés sur son propre compte en banque !

Le compte en banque d’Anderson… Paige avait proposé de vérifier l’état de ses finances, afin de déterminer s’il avait été soudoyé pour fermer les yeux dans l’affaire Muñoz. La veille, Grayson avait décliné cette offre. Il ne voulait pas se rendre complice d’un acte illégal en violant le secret bancaire sans mandat judiciaire. Mais, à présent, il était plus que tenté de lui donner son feu vert.

C’est drôle comme le fait d’échapper de justesse à la mort peut changer les principes d’un homme, se dit-il avec une pointe d’amertume.

Mais il y a peut-être un moyen légal, lui souffla sa conscience.

Il savait désormais qu’Anderson était impliqué dans au moins une autre affaire de manipulation de preuves : la libération de Cherri Dandridge. Une seule fois, cela pouvait être une coïncidence… Mais deux fois… Et si Grayson découvrait d’autres cas similaires, il aurait assez d’indices pour convaincre un juge de lancdr un mandat d’arrêt.

— Daphné, il faut que je fasse une recherche dans la base de données du bureau du procureur, dit-il.

— Je peux m’en occuper à votre place, déclara-t-elle.

— Non, ça pourrait vous griller, vous aussi. C’est trop dangereux. Il faut que je puisse y accéder directement, comme avant.

— Ça, je ne crois pas que ce soit possible, dit Daphné. Mais si je vous procurais le code d’accès d’un collègue ?

Il haussa les sourcils.

— Quel collègue ? demanda-t-il.

— Anderson lui-même.

Grayson ne put retenir un sourire.

— Si vous y arrivez, je vous achèterai de quoi laquer vos cheveux pendant un an.

Daphné éclata de rire.

— Je vais vous l’envoyer par SMS. Mais n’oubliez pas la laque. Il me faut de l’extravolume, extraferme, extraforte !

Il raccrocha en souriant.

— Tu devrais faire ça plus souvent, dit Paige.

— Quoi donc ?

— Sourire.

— Ça viendra peut-être.

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.

— Je ne t’ai jamais remerciée pour la nuit dernière, dit-il.

— Quelle partie de la nuit ? demanda-t-elle d’une voix chaude et rauque qui raviva le désir de Grayson.

— Toute la nuit. Mais surtout parce que tu n’as pas été choquée d’apprendre qui était vraiment mon père.

— On n’est pas responsable de ses parents. Moi-même, je n’ai jamais connu mon père.

— Et moi, j’aurais préféré ne jamais connaître le mien.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ensuite, à ton père ? Si cette question n’est pas indiscrète…

Grayson haussa les épaules avant de répondre :

— Il a été condamné à mort.

— Oh… A-t-il été… Est-il encore en vie ?

— Non. Il a été atteint d’un cancer il y a une quinzaine d’années alors qu’il attendait d’être exécuté. La maladie a été fulgurante. Je dois avouer que j’ai ressenti sa mort comme un soulagement.

— Je te comprends parfaitement.

— Et ta mère ? demanda-t-il. Elle est encore vivante ?

— Je n’en sais rien et je m’en fiche. Son sort m’indiffère complètement.

— Non, pas complètement, dit-il doucement. Ne serait-ce que pour savoir si elle aurait pu être différente.

— Je pense à elle, parfois, admit-elle. Mais ce sont mes grands-parents qui m’ont aimée et élevée. Toi, tu as eu ta mère et les Carter. Finalement, on a eu de la chance dans notre malheur, toi et moi.

— Tes grands-parents doivent te manquer.

— C’est vrai. Mais mes amis m’ont aidée à surmonter leur disparition. Mes amis sont devenus ma vraie famille.

Il la regarda d’un œil curieux.

— Je t’ai déjà demandé pourquoi tu étais venue ici, alors que tous tes amis vivent dans le Minnesota. Tu m’as répondu que tu étouffais là-bas. Je comprends mieux, maintenant, ce que tu entendais par là. Mais pourquoi venir à Baltimore ? Je suis content que tu aies fait ce choix, bien sûr… Mais pourquoi Baltimore ?

— A cause de Clay. L’année dernière, à l’époque de Noël, j’étais déprimée, je m’apitoyais sur moi-même… La ceinture noire de karaté terrassée par l’adversité : telle était l’image que je me faisais de moi-même…

— Rien d’anormal, en l’occurrence, dit Grayson.

— Peut-être… Mais je me sentais improductive, inutile. Je ne tenais pas en place et j’avais peur de mon ombre. Je ne sortais jamais sans Peabody. Un matin, je me suis réveillée et je me suis regardée dans la glace. Comme je n’ai pas du tout aimé le visage angoissé et tendu que j’y voyais, j’ai décidé de changer d’air. Je ne savais pas où aller, mais je savais que je voulais y aller… En faisant ma valise, je suis tombée sur la carte de visite que Clay m’avait donnée au cours d’une fête chez des amis communs, bien longtemps avant les événements tragiques de l’été dernier. J’y ai vu un appel du destin. Je l’ai appelé pour lui demander du travail, et il m’a annoncé que son ancienne partenaire avait été tuée. Il avait besoin d’un nouvel associé. Et moi, j’avais besoin d’un nouveau départ… Je suis donc venue ici, en fait, parce que j’étais trop lâche pour rester à Minneapolis.

— Tu n’es pas lâche, Paige Holden !

Ces mots avaient jailli de la bouche de Grayson avec plus de chaleur et d’exaltation qu’il ne l’aurait voulu. Il se força à parler plus calmement pour ajouter :

— Tu es peut-être la personne la plus courageuse que je connaisse, après ma mère.

Elle le regarda d’un œil ému.

— C’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire, lui dit-elle. Merci.

Il lui embrassa une nouvelle fois la main.

— Tu as su que j’étais l’homme que tu cherchais quand j’ai frappé à la porte de Rex… Eh bien, moi, je le sais depuis que je t’ai vue courir au secours d’Elena, à la télé. La plupart des gens se seraient enfuis à toutes jambes.

Il gara le 4x4 que Joseph avait loué dans l’allée des Carter, puis il lâcha la main de Paige pour appuyer sur un bouton du tableau de bord qui déclencha l’ouverture du portail.

— Nous y voilà, dit-il. On est à la maison.

Paige écarquilla les yeux.

— Waouh ! C’est ça, la maison ?

La maison des Carter était un hôtel particulier élégant, mais sans tape-à-l’œil.

— Je me souviens de la première fois que j’ai vu cette maison, dit Grayson. Je croyais que c’était un immeuble abritant plusieurs appartements. Quand ma mère m’a dit qu’une seule famille y vivait, ça m’en a bouché un coin.

— Eh bien, moi qui ne suis pas une petite fille, je suis tout aussi épatée… Je me demande comment les Carter ont pu s’offrir une pareille maison. Sans vouloir être indiscrète, qu’est-ce qu’il fait, dans la vie, M. Carter ?

— Dans son enfance, c’était un bricoleur de génie, qui fabriquait des trucs et des machins dans le garage de son père. Il a fait ses études supérieures au Massachusetts Institute of Technology et a décroché un diplôme d’ingénierie biomédicale. Son mémoire de licence portait sur un nouveau type de joint pour les prothèses du genou. Ce projet lui a valu un prix et le brevet a été racheté par une firme de prothèses orthopédiques. A la fin de ses études, elle l’a embauché. Dix ans plus tard, il possédait la firme. La recherche biomédicale est toujours l’activité principale de cette société, mais elle fabrique aussi des robots chirurgicaux, des logiciels médicaux…

Le visage de Grayson se fendit d’un large sourire lorsqu’il ajouta :

— Et Jack continue de fabriquer des trucs et des machins dans son garage.

Il désigna le garage en question, lequel pouvait aisément abriter une dizaine de voitures.

— Ça, c’est son atelier. J’ai grandi dans l’appartement qui est au-dessus. Maman y habite encore. On ne va pas rester longtemps, juste le temps de la rassurer et de lui montrer que je suis encore entier. Ensuite, il faudra que tu me dises tout ce que tu as appris sur Reba McCloud. Figure-toi qu’elle nous a demandé de lui rendre visite.

Jeudi 7 avril, 9 h 45

Son téléphone sonna mais il ne décrocha pas, laissant l’appel être redirigé sur la messagerie. Pendant le vol, il avait réfléchi à ce qu’il comptait faire à Toronto. L’avion allait atterrir dans une dizaine de minutes. Il était prêt.

Fin prêt. Mais pas follement enthousiaste : avec les enfants, ce n’était jamais simple. Il lui fallait la petite fille vivante. Toutefois, il n’était pas obligé d’épargner l’épouse de Silas. Il serait compliqué de la ramener à Baltimore. Et il ne pouvait la laisser vivante à Toronto…

Il ne manquerait pas de photographier son cadavre pour compléter l’album de famille de Silas. Car, dès lors que Silas avait tenté de le tuer, leur conflit allait bien plus loin qu’une rupture entre associés.

Il voulait que Silas souffre.

Il se l’imaginait en train de se lamenter parce qu’il avait raté son tir, mais rasséréné par l’assurance que sa famille était à l’abri de tout danger et qu’il pouvait faire une nouvelle tentative…

Dans une heure, Silas se prosternerait devant lui, prêt à faire tout ce qu’il exigerait de lui !

Le téléphone portable se remit à sonner. Il consulta l’écran et retint un grognement irrité. Mais il se garda bien de montrer sa mauvaise humeur en répondant.

— Bonjour, dit-il d’une voix un peu brusque.

— Tu n’as pas répondu à mon dernier appel. D’habitude, tu réponds à la première sonnerie.

C’était une règle tacite à laquelle, en effet, il n’avait jamais dérogé jusque-là.

— J’étais occupé.

— Hum… En tout cas, tu n’auras pas besoin de t’occuper de ce que je viens de faire. Je lui ai réglé son compte.

Il se redressa sur son siège.

— A qui ? demanda-t-il, saisi d’une profonde inquiétude.

— Adele Shaffer. Tu m’avais dit que tu t’en chargerais, mais tu n’en as rien fait. Alors je l’ai fait. C’était la dernière. Maintenant, il ne reste plus personne pour en parler.

Il ferma les yeux et sentit son pouls s’accélérer.

— Qu’est-ce que tu as encore fait ? demanda-t-il sans masquer son mécontentement, cette fois.

— Je t’interdis de me parler sur ce ton, fit la voix d’un ton glacial.

— Excuse-moi, répondit-il, avant de redemander plus poliment : Qu’as-tu fait ?

— Je l’ai poignardée. Elle est morte.

Son estomac se noua presque douloureusement. Il ne manquait plus que ça, songea-t-il, redoutant le pire.

— Où ça ? Quand ça ? demanda-t-il vivement.

— Dans une ruelle. Il y a un peu moins d’une heure…

— Personne n’a rien vu ?

— Bien sûr que non. J’ai déplacé sa voiture. Et j’ai pris trois taxis pour regagner la mienne.

— C’est sûr, elle est morte ?

— Je n’ai pas attendu les flics pour qu’ils l’emmènent à la morgue. Mais elle avait cessé de respirer quand je suis partie.

— Elle a vu ton visage ?

— Oui.

Son sang se figea dans ses veines.

— Alors, il n’est pas certain qu’elle soit morte… ?

— Elle est morte, fais-moi confiance. Je l’ai fait assez souvent pour savoir ce qu’il en est.

Et moi, j’ai dû passer derrière toi assez souvent pour savoir que tu bâcles ce genre de besogne. Deux fois sur trois, tes victimes n’étaient pas mortes et j’ai dû les achever.

Il espéra qu’Adele Shaffer ferait partie du bon tiers : celui des victimes mortes sans qu’il ait eu besoin d’intervenir.

— Tu as pensé à revenir dans la ruelle pour vérifier que son corps a été emporté ?

— Revenir sur les lieux du crime ? Tu me prends pour une andouille ?

Cette réplique narquoise le fit grimacer.

— Excellent ! s’exclama la voix à l’autre bout de la ligne. Les voilà !

Il plaqua l’appareil contre son oreille et entendit des sirènes hurler en arrière-fond.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

— Une ambulance et deux voitures de patrouille. Celle-là aussi, elle ne nous embêtera plus.

— Qui ça ? Où es-tu ?

— Dans ma voiture, à quelques mètres de chez Betsy Malone.

— Qu’as-tu fait ? demanda-t-il, s’efforçant de rester calme.

— J’ai fait en sorte que cette petite conne ne confie plus ses secrets aux flics et autres fouineurs. Ce que tu aurais dû faire aussi hier soir, d’ailleurs… Tu n’as pas été très efficace, ces derniers temps, hein ?

Malgré son estomac noué, il répliqua calmement :

— Bien au contraire. Tout se passe exactement comme prévu.

— Ah bon ? Le procureur est mort, alors ? fit la voix avec une ironie mêlée de mépris.

Il serra les dents.

— Il ne va pas tarder à l’être, crois-moi, répondit-il. Pour l’heure, laissons-le cuisiner Rex. Ça lui fait un os à ronger. En attendant, je dois m’occuper d’une affaire encore plus pressante.

— C’est ça, va t’occuper de tes affaires pressantes. Pour ma part, j’ai fait tout ce qui était noté sur ma liste. Je crois que j’ai bien mérité une petite partie de golf. Si tu veux savoir où trouver le procureur et sa copine en ce moment même, tu n’as qu’à me poser la question.

— Où sont-ils ? demanda-t-il, maîtrisant sa colère.

— Ils ont rendez-vous avec Reba. C’est elle qui leur a demandé de venir.

Il resta silencieux un instant, réfléchissant à ce qu’impliquait cette information.

— Elle défendra Rex, dit-il enfin. Et la réputation de la famille. Ça ne change rien à la donne.

— Je sais. Mais, si tu veux finir le boulot et rattraper ton échec de la nuit dernière, sache qu’ils ne vont pas tarder à quitter l’immeuble. Bonne journée.

La communication fut coupée, et il resta un long moment immobile, tenant son téléphone portable d’une main crispée. Reba… J’aurais dû prévoir qu’elle s’en mêlerait… Mais il n’y avait pas vraiment de quoi s’inquiéter. Reba lui faisait penser à une tranche de tofu : incolore, inodore et insipide. C’était une femme de paille, une marionnette. Auprès d’elle, Grayson Smith n’en apprendrait pas plus que la vérité officielle : la famille McCloud était, dans tous les domaines, au-dessus de tout reproche…

Et ce déni ne ferait que renforcer Smith dans sa détermination de faire payer à Rex le meurtre de Crystal Jones. De toute façon, ce maudit procureur allait bientôt cesser d’être un problème.

1. . L’oxycodone est un analgésique stupéfiant puissant. La Phéncyclidine (PCP), plus couramment nommée « poudre d’ange », est un puissant hallucinogène, utilisé à l’origine comme anesthésiant pour gros mammifères en médecine vétérinaire, et de longue date interdit à la fabrication (NdT).