25

Vendredi 8 avril, 8 h 15

Quand Grayson se réveilla, ce matin-là, il était dans les bras d’une femme au corps tiède et doux, et se crut au paradis. Il l’avait prise une fois pendant la nuit, rapidement et frénétiquement. A présent, il avait de nouveau envie d’elle. Mais il voulait que ça dure longtemps, cette fois. Très longtemps… Il voulait qu’elle savoure cette étreinte. Qu’elle se délecte.

— Bonjour, dit-il.

Elle se pelotonna contre lui et posa le menton sur son épaule.

— Comment te sens-tu, ce matin ? demanda-t-elle.

— Tout endolori. Mais ça ira. Ça fait longtemps que tu es réveillée ?

— Depuis une heure, à peu près. J’ai réfléchi…

— Oh ! non…, dit-il d’un ton taquin.

Mais il reprit son sérieux en constatant qu’elle ne souriait pas.

— A quoi ? demanda-t-il.

— Ça va être difficile de prouver que le sénateur est coupable de viol et de meurtre, tant d’années plus tard. Il aura un alibi solide. Il a les moyens de s’en payer un…

— C’est possible. Mais j’ai déjà travaillé avec Hyatt et son équipe sur des affaires classées et rouvertes grâce à des éléments nouveaux. Je n’ai aucune intention de baisser les bras.

— Il te faudra motiver ta demande de mise en examen pour meurtre. Tu n’y parviendras que si tu peux prouver que le sénateur a violé ces petites filles. Si, par malheur, Adele ne survit pas à ses blessures, tu n’auras même plus de plaignante. Et même si elle porte plainte, ce sera sa parole contre la sienne.

— C’est vrai qu’en l’état des choses, j’aurai du mal à poursuivre le sénateur pour viol sur mineur, reconnut Grayson. En ce qui concerne le meurtre de Crystal Jones, les charges contre lui sont fondées sur de simples présomptions. Sa culpabilité dans l’assassinat des femmes qu’il a violées durant leur enfance sera encore plus difficile à prouver. J’en suis conscient… Mais je n’entends pas renoncer pour autant.

— Je sais, murmura-t-elle.

Elle déposa un baiser sur la joue de Grayson, lâcha un petit soupir et ajouta :

— Une idée m’est venue hier soir, pendant que tu es allé chercher à manger. J’y ai bien réfléchi, ce matin.

Il se redressa et glissa un deuxième oreiller derrière sa tête.

— D’accord, dit-il. Je t’écoute.

— Le programme MAC a duré seize ans. C’est un laps de temps trop long pour que personne, dans l’entourage du sénateur, n’ait remarqué que tous les ans, une petite fille s’absentait de la réception donnée aux enfants au rez-de-chaussée… pour être violée à l’étage.

— Tu pars du principe que ça s’est passé comme ça tous les ans…

— Elles sont toutes mortes, fit-elle valoir.

— C’est vrai.

— Le chauffeur des McCloud était complice des viols, c’est certain. C’est lui qui raccompagnait les gamins chez eux. Il ramenait très probablement la victime en dernier. Comme les enfants étaient ramenés par petits groupes, ils ne pouvaient pas savoir ce qu’il advenait des autres. N’oublions pas qu’ils n’avaient que douze ans et venaient tous d’écoles différentes. Ils ne se doutaient donc de rien. En revanche, Dianna devait forcément être au courant, elle. C’est elle qui organisait ces réceptions et qui sélectionnait les enfants invités…

— Il est en effet très plausible qu’elle ait été au courant des agissements de son mari.

— Pas seulement…, répondit Paige. J’ai établi un historique, basé sur tout ce que j’ai lu sur les McCloud. Dianna a épousé le sénateur quand Claire, la mère de Rex, était une petite fille. Elle devait avoir neuf ans, à l’époque. Claire a quitté le domicile familial quand elle s’est mariée et qu’elle a donné naissance à Rex. C’était en 1984.

— La première année du programme MAC…

— Lequel s’est terminé en 1999, l’année où Reba est partie rejoindre le Corps de la paix au Cameroun…

Elle s’interrompit un instant pour que Grayson prenne la mesure de ce que cela pouvait impliquer.

— Tu es en train de suggérer que Dianna attirait les petites filles exprès pour que son mari en abuse ? Qu’elle le fournissait en chair fraîche ?

— Pense à ce que Rex nous a dit de la réaction de sa mère… Quand il lui a raconté dans quelle posture il avait surpris son grand-père, Claire lui a dit qu’il avait rêvé, qu’il délirait. Elle lui a ordonné de se taire. Elle l’a menacé de le faire passer pour un mythomane. Ensuite, elle s’est empressée de l’envoyer en pension… Ce sont de drôles de réactions, pour une mère, tu ne trouves pas ? A moins qu’elle n’ait elle-même été conditionnée à se cantonner dans le déni… Pourquoi ? Parce qu’elle avait elle-même été victime du même genre d’abus que les filles du programme MAC.

— C’est une hypothèse qui m’est venue à l’esprit quand Rex nous a dit que son grand-père emmenait ses victimes dans l’ancienne chambre de sa mère, qu’il conservait telle qu’elle était pendant l’enfance de Claire. Une chambre toute rose, « décorée comme dans les rêves d’une petite fille », selon Rex.

— Donc, si nous supposons que le sénateur a abusé d’une de ses filles, qu’est-ce qui aurait pu le dissuader d’abuser de l’autre, quand celle-ci était parvenue à un âge conforme à ses goûts pervers ? Et que l’autre avait quitté le domicile parental…

— Tu penses que c’est pour éviter à sa fille Reba d’être violée par le sénateur que Dianna lui procurait d’autres gamines ? Elle les aurait ainsi sacrifiées, en quelque sorte, aux appétits coupables de son époux…

— C’est une possibilité, reconnut Paige.

— Ça fait beaucoup de conjectures. Ça s’est peut-être passé comme tu le dis, mais les McCloud n’auront aucun mal à réfuter de telles accusations en clamant haut et fort que nous échafaudons des hypothèses malveillantes.

— Si nous savions plus précisément ce que le sénateur a infligé à sa propre fille, nous pourrions semer la zizanie dans la famille… Les autres se retourneraient peut-être contre lui…

— Il n’y a que dans les feuilletons télévisés que ça se passe comme ça, Paige. Moi, ce qui me préoccupe le plus, ce n’est pas ça… En fait, il y a une chose que je ne comprends toujours pas…

Elle haussa les sourcils.

— Une seule ? ironisa-t-elle.

Il esquissa un sourire avant de préciser sa pensée :

— Au sujet de Brittany Jones… Nous n’aurions jamais suivi la piste du programme MAC si elle ne nous avait pas donné la médaille…

— Cela pourrait signifier qu’elle veut que nous découvrions la vérité. Peut-être veut-elle venger Crystal…

— Alors, pourquoi ne nous a-t-elle pas tout dit ? Pourquoi nous confier le registre bancaire de sa sœur ? Elle ne nous a pas caché que Crystal était une délinquante, qui cherchait à se faire « un paquet de fric ». Et pourquoi, après notre visite, Brittany a-t-elle appelé Lippman, dont tout laisse penser que c’est lui qui a payé Kapansky pour nous liquider ?

— Elle cherchait peut-être à venger sa sœur sans s’exposer aux représailles de Lippman. Il faudrait la retrouver pour lui poser toutes ces questions.

— Si on la retrouvait, je commencerais par la mettre en examen pour complicité de tentative de meurtre, répliqua Grayson avec aigreur. Elle m’a donné la clé d’un coffre bancaire… Pourquoi ?

— Habillons-nous et allons voir dans cette banque si on trouve une réponse à cette question, suggéra Paige.

Elle fit mine de se lever, mais Grayson la retint en se blottissant contre elle.

— Il faut d’abord que j’obtienne un mandat judiciaire… Et puis j’ai envie de passer quelques minutes de plus avec toi…

— Je crois, en effet, que nous avons bien mérité quelques instants de détente…

La tête encore pleine d’images de Paige savourant leur étreinte, Grayson se dit qu’il avait mérité bien plus que quelques instants. Mais tout d’abord…

— J’ai quelque chose à te dire, murmura-t-il. A propos de mon secret, qui n’était pas si secret, d’ailleurs… Il peut devenir public, et ça pourrait me causer quelques désagréments.

— Tu as peur de quelques désagréments ?

— Non, répondit-il en s’apercevant qu’il avait surmonté ses appréhensions à cet égard. Mais je ne sais pas s’il en va de même pour toi.

— Tu me demandes ça après tout ce qu’on a vécu ensemble ? Tu crois que j’ai peur d’un peu de battage médiatique ?

— Selon Anderson, quand les tribunaux sauront la vérité, aucun d’eux ne me laissera représenter l’accusation dans un procès… A cause du conflit d’intérêts… Les avocats s’en donneraient à cœur joie pour me récuser.

— Anderson était un pourri.

— Mais sur ce point, il avait peut-être raison. Il faudra peut-être que je renonce à ma carrière de procureur.

— Ce serait dommage, vraiment dommage. Mais, tel que je te connais, tu trouverais un autre moyen de défendre la cause des victimes.

— Tu en as l’air bien sûre…

— C’est à cause de ton tempérament. Je commence à bien te connaître, tu sais ? Ton métier n’est qu’un moyen, pour toi… Pas une fin en soi. Si tu veux rendre ton passé public, vas-y, je te soutiendrai. Mais si tu estimes que ça ne regarde que toi, ce n’est pas la peine de te lancer dans de grandes révélations.

— Je ne veux plus qu’on puisse faire pression sur moi comme a tenté de le faire Anderson.

— Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça ne lui a pas porté chance… Grayson, tu as frappé à la porte de l’appartement de Rex en sachant qu’Anderson allait révéler ton secret. Tu as décidé d’interroger Rex, alors que tu aurais pu tourner les talons…

— Non, je n’aurais pas pu tourner les talons. Je ne me le serais jamais pardonné.

— C’est exactement ce que je veux dire, lui fit-elle remarquer. Et je crois que tu en es bien conscient.

Elle se colla contre lui et l’embrassa doucement.

— Moi aussi, j’ai réfléchi, ce matin, dit-il en lui caressant les flancs.

— Oh ! non, répliqua-t-elle à son tour d’un ton taquin.

— Mais oui… J’ai repensé à la brièveté de… de ce qu’on a fait cette nuit.

— J’ai bien aimé, moi… Mais si tu crois que tu peux faire mieux…

Les intonations félines de la voix de Paige exacerbèrent le désir de Grayson. Il l’enlaça, l’embrassa longuement sur la bouche, la faisant ronronner sourdement. Lorsqu’elle voulut l’enlacer à son tour, il l’en empêcha et la renversa sur le dos.

— Tu n’as pas mal au dos ? murmura-t-il.

— Pas assez pour que je te demande d’arrêter. Laisse-moi te caresser.

Il sentit un frisson lui parcourir les reins.

— Pas encore, laisse-moi te prendre.

— Vas-y, dit-elle en soulevant les hanches. Vite, Grayson, prends-moi.

— Non, pas ce matin. Ce matin, je veux faire ça lentement, je te veux tout entière.

Il baissa la tête pour lui embrasser les seins, et le ronronnement de Paige se transforma en gémissement.

— Je veux te savourer…, ajouta-t-il d’une voix rauque.

Et c’est ce qu’il fit, prenant son temps, se délectant. Quand elle le pressa d’abréger ces préliminaires, il ralentit encore ses caresses. Jusqu’à ce qu’elle l’implore… En vain : il la couvrit de tendres baisers, suçotant ici, embrassant là… Songeant avec délice qu’il ne pourrait jamais s’en lasser.

— Prends-moi, gémit-elle. Je t’en supplie. Vite ! Il me faut…

— Ça ? demanda-t-il en se glissant délicatement en elle.

Elle ferma les yeux.

— Toi, c’est toi qu’il me faut ! Prends-moi comme tu veux, mais prends-moi vite !

— Regarde-moi, dit-il.

Elle ouvrit les yeux, et Grayson sut exactement comment il voulait la prendre.

— Je veux être à toi, voilà ce que je veux, murmura-t-il.

Sans cesser de la regarder dans les yeux, il se mit à remuer doucement d’abord puis, progressivement, avec plus de vivacité.

Il lui saisit les poignets, scrutant son regard chaviré, se délectant de chacun des baisers qu’ils échangeaient, la pénétrant avec une ardeur maîtrisée mais croissante… Jusqu’à ce qu’elle se contorsionne et se cabre, puis se crispe en un spasme sublime, leurs deux êtres ne faisant plus qu’un dans un orgasme merveilleux.

Cette jouissance fusionnelle, tranquillement cataclysmique, ne ressemblait à aucune de celles qu’il avait éprouvées jusque-là. Pas même avec Paige lors de leurs précédents ébats. Il resta allongé sur elle, haletant, plongeant son regard dans celui de son amante tandis que le corps de celle-ci s’amollissait. Comme il ne savait pas quoi dire, il l’embrassa tendrement, sachant qu’il se souviendrait toute sa vie de ce moment précieux. Il redressa la tête et constata que les joues de Paige étaient baignées de larmes.

— Je t’ai fait mal ? demanda-t-il.

— Non, murmura-t-elle. Mais c’était tellement bon, tellement doux… Tellement énorme

En d’autres circonstances, il aurait peut-être plaisanté sur cette énormité. Mais il avait très bien compris ce qu’elle entendait par là et se garda bien de toute remarque anatomique graveleuse — il aurait eu l’impression de profaner un instant sacré.

— Ça m’a fait le même effet, reconnut-il.

Ils roulèrent sur le côté, toujours collés l’un à l’autre. De longues minutes s’égrenèrent ainsi, et Grayson ne pouvait détacher son corps de celui de Paige… Jusqu’à ce que la sonnerie de son téléphone portable vienne rompre le charme.

Grayson tendit mollement le bras vers l’appareil.

— Allô ? dit-il d’une voix maussade.

— Bonjour, monsieur Smith.

Grayson leva les yeux au ciel.

— Bonjour, lieutenant Hyatt.

— Mme Shaffer a repris connaissance. Les médecins nous accordent cinq minutes pour lui poser quelques questions. Dans combien de temps pouvez-vous être à l’hôpital ?

— Dans une petite demi-heure, répondit-il en redescendant brusquement de son nuage.

— Bien. Je vous attends, dit Hyatt avant de raccrocher.

— C’était qui ? demanda Paige.

— Hyatt… Adele s’est réveillée.

Il se força à se lever, regarda par la fenêtre et bénit son frère. L’Escalade était là, garée dans la rue, juste en bas de la maison.

— On a trente minutes pour s’habiller, promener le chien et filer à l’hôpital, dit-il.

Vendredi 8 avril, 9 h 45

Adele Shaffer était alitée dans une chambre de l’unité de soins intensifs. Darren était assis à son chevet. Adele fixait le mur d’un œil hagard. Son visage était plus pâle que la taie de son oreiller. Darren se leva lorsque Paige, Grayson et Hyatt entrèrent.

— Madame Shaffer, dit ce dernier, je suis le lieutenant Peter Hyatt, de la brigade des homicides de la police de Baltimore. Et voici le substitut du procureur d’Etat Grayson Smith et son associée, Paige Holden. Ils enquêtent sur le programme MAC et la famille McCloud.

Grayson laissa la chaise à Paige et s’accroupit au pied du lit, de manière à ce que son regard soit à la hauteur de celui d’Adele.

— Bonjour, dit-il en souriant. Nous avons besoin de votre aide. Votre mari nous a dit que vous pensiez que quelqu’un voulait votre mort. Vous n’aviez pas tort.

Adele écarquilla brièvement les yeux.

— Le programme MAC a duré seize ans, dit Paige. Tous les ans, une petite fille de douze ans, aux cheveux blonds et bouclés comme les vôtres, faisait partie des élèves méritants invités chez les McCloud pour recevoir une médaille et manger de la crème glacée. De ces seize fillettes devenues femmes, vous êtes l’unique survivante. Toutes les autres sont mortes.

Stupéfait, Darren lâcha un petit cri. Adele ferma les yeux.

— Ils m’ont dit que personne ne me croirait, murmura-t-elle.

— Nous, nous vous croirons, répliqua Grayson. Je vous le jure. Dites-nous ce qui s’est passé.

— Ils m’ont dit qu’ils tueraient mes petits frères si je parlais, déclara Adele en versant une larme. Je n’avais pas de père, et ma mère était toujours défoncée… Mais j’avais trois petits frères que j’adorais. Je ne voulais pas qu’il leur arrive malheur.

Paige lui essuya la joue avec un mouchoir en papier.

— Ils m’ont dit aussi qu’ils nous donneraient de l’argent pour acheter à manger, poursuivit Adele. A la maison, on ne mangeait pas toujours à notre faim. Alors, je n’ai jamais rien dit. Je n’en ai jamais parlé à qui que ce soit.

— Le moment est enfin venu de tout dire, déclara Paige. En 1994, dans le cadre du programme MAC, vous avez été invitée au domaine des McCloud. Vous aviez douze ans…

— Dire que j’ai d’abord pensé que ce serait le plus beau jour de ma vie… Ils m’ont acheté une belle robe toute neuve pour que je la porte à la distribution de médailles. Au domaine, on nous a gavés de glaces et de gâteaux avant la distribution de médailles. Et puis les gosses des autres écoles ont été ramenés chez eux, par petits groupes. Et je me suis retrouvée toute seule. Elle m’a demandé si je voulais visiter l’étage…

— Qui ça, « elle » ? demanda doucement Hyatt.

— Mme McCloud… Sa propre femme ! répondit-elle avec horreur. La chambre était toute rose. Depuis, je ne supporte plus cette couleur.

Elle déglutit avant de reprendre son récit :

— Et puis il est entré dans la chambre… Le sénateur…

Une autre larme vint couler sur la joue d’Adele, et Paige l’essuya une nouvelle fois.

— Je suis désolé, madame Shaffer, déclara Hyatt, mais il faut nous dire exactement ce qu’il vous a fait.

— J’aurais tant voulu oublier ce moment atroce… Mais je n’y suis jamais arrivée. Il a relevé ma robe…

Elle se mit à pleurer doucement.

— Et il m’a violée, poursuivit-elle d’une voix entrecoupée de sanglots. J’ai essayé de me débattre, mais il était bien plus fort que moi, ce vieux dégueulasse… Il m’a plaquée sur le lit. Il m’a collé une main sur la bouche. J’ai cru que j’allais mourir étouffée. J’aurais préféré mourir, d’ailleurs, que de subir…

Elle s’interrompit, incapable d’achever sa phrase. Paige lui prit la main.

— Je suis désolée, Adele, dit-elle. C’est vraiment horrible, ce qui vous est arrivé… Mais il faut absolument que vous nous disiez ce qui s’est passé ensuite.

— Il m’a pénétrée brutalement et, quand il a eu fini, il m’a remerciée… Ça, je m’en souviendrai toute ma vie. Il m’a remerciée, ce salaud ! Comme si j’avais été consentante ! Et puis il est sorti de la pièce, me laissant en pleurs. Un autre homme lui a succédé dans la chambre, le type qui était venu me chercher chez moi. Il m’a lavé le vagin. J’étais tétanisée par la peur et je me suis laissé faire. C’est lui qui m’a menacée de représailles si je parlais de ce que je venais de subir. Ensuite, il m’a donné l’écrin contenant la médaille et m’a traînée jusqu’à la voiture. Elle est venue aussi…

— Vous parlez de Mme McCloud ?

— Oui. Elle m’a fait manger du chocolat. Et je me suis mise à somnoler…

— Elle vous a droguée, fit remarquer Grayson.

— Oh ! s’exclama Darren d’une voix horrifiée. C’est pour ça que tu avais si peur des chocolats qu’on a reçus mardi…

— Oui… Je me suis moi-même demandé si je ne nageais pas en plein délire paranoïaque, murmura Adele en versant de nouvelles larmes.

Paige écarta délicatement les beaux cheveux blonds d’Adele de ses joues trempées.

— En fait, vous ne déliriez pas du tout, lui dit-elle. Donc Mme McCloud vous a fait manger des chocolats… Et ensuite ?

— Ensuite, quand la voiture est arrivée en bas de chez moi, le chauffeur s’est arrêté. J’étais tellement dans les vapes que je n’arrivais pas à me réveiller. Elle m’a poussée hors de la voiture, et je suis tombée dans la boue. Quand je me suis réveillée, il faisait nuit et j’avais froid. Je suis rentrée à la maison. Ma mère n’avait même pas remarqué mon absence. Ma robe était fichue… Je l’ai enlevée et je l’ai brûlée.

— Pourquoi ne m’as-tu jamais parlé de tout ça ? demanda Darren.

Adele continua de fixer le mur, sans accorder le moindre regard à son mari.

— J’étais complètement perturbée, poursuivit-elle. J’ai été internée dans un hôpital psychiatrique, avant notre mariage. Je ne voulais pas que tu le saches. Je ne voulais pas que tu croies que j’étais folle et donc capable de faire du mal à Allie. Mardi, c’est un psychiatre que je suis allée voir. Ensuite, je suis vraiment allée faire des courses. C’est la pure vérité.

— Pardonne-moi, mon amour, dit Darren d’une voix pleine de remords. Je n’ai pas compris…

— J’espérais que ton amour pour moi serait plus fort, et que tu ne m’en voudrais pas.

— Madame Shaffer, qui vous a agressée ? demanda Grayson. Qui vous a poignardée ?

— Mme McCloud.

Paige en resta bouche bée.

— Mme McCloud ? répéta-t-elle.

— Vous parlez bien de l’épouse du sénateur, là ? insista Grayson pour dissiper tout malentendu.

— Oui, murmura Adele. Je lui ai demandé pourquoi… Je lui ai dit que j’avais refait ma vie, que j’avais enfin une vie… Elle m’a répondu que c’était ça, le problème !

— Vous aviez une voiture ? demanda Hyatt.

— Oui. Je l’ai garée dans la ruelle où elle m’a agressée. Elle est montée dedans et elle est partie, me laissant une nouvelle fois étendue dans la boue.

L’infirmière se racla la gorge.

— Vos cinq minutes sont largement écoulées, dit-elle. Il faut que vous partiez, maintenant.

— Merci, Adele, dit Paige. Je sais ce qu’il vous en a coûté de vous confier…

— Ils nieront tout, dit Adele d’une voix lasse. Je n’ai aucune preuve.

— Laissez-nous nous occuper de cet aspect des choses, assura Hyatt. Ne songez plus qu’à votre rétablissement, que je vous souhaite prompt et entier.

Il lui tendit une carte en ajoutant :

— Voici un numéro où vous pouvez me joindre directement. J’ai noté celui du substitut Smith au dos. Si vous vous souvenez d’autres détails importants, n’hésitez pas à nous appeler. Nous vous tiendrons informée des progrès de l’enquête.

Paige suivit Grayson et Hyatt dans le couloir. Elle s’adossa au mur pour reprendre son souffle.

— Mme McCloud l’a poignardée ! Je n’en reviens toujours pas, dit-elle. Je me doutais qu’elle était complice des viols… Mais… pourquoi ? Pourquoi Dianna McCloud a-t-elle tenté d’assassiner Adele ? Est-ce que cela signifie que c’est aussi elle qui a tué les autres ?

— Bonnes questions, mademoiselle Holden, fit remarquer Hyatt.

— Très bonnes questions, renchérit Grayson. Nous faisions peut-être fausse route en postulant que c’est la personne ayant abusé des fillettes qui les a ensuite traquées, à l’âge adulte, pour les liquider. Dès lors, il importe de séparer les crimes… Le sénateur s’est rendu coupable de viol sur mineurs, nous en sommes à présent certains : le témoignage d’Adele recoupe celui de Rex McCloud. Mais je vais attendre, pour faire comparaître le sénateur, qu’on ait des preuves matérielles irréfutables. Pour l’instant, c’est toujours sa parole contre celle d’Adele.

— Il est peu probable que vous découvriez des preuves matérielles des viols, dit Hyatt. Dix-huit ans se sont écoulés depuis celui dont Mme Shaffer a été victime.

— J’en suis bien conscient, soupira Grayson. En outre, je ne veux pas leur mettre la puce à l’oreille tant qu’on n’aura pas élucidé les meurtres. Tout laisse penser que le sénateur a participé au meurtre de Crystal. Ça, ça n’a pas changé.

— Vous faites allusion aux traces de strangulation irrégulières sur le cou de la victime ? demanda Hyatt. Vos présomptions reposent sur le fait que le sénateur avait déjà une main plus faible que l’autre…

Grayson hocha la tête.

— Oui, Crystal a été tuée par deux personnes. Le sénateur l’a étranglée et poignardée, puis un complice l’a achevée d’un deuxième coup de couteau. Nous en avons déduit que le sénateur a dû se faire aider pour tuer les autres victimes. Mais ce qu’Adele vient de nous dire sur Mme McCloud change beaucoup de choses. C’est peut-être Dianna qui a poignardé Crystal. Elle pourrait avoir tué toutes les autres victimes. Avec ou sans le sénateur…

— Ils ont peut-être toujours agi ensemble, marmonna Paige. Quel couple infernal !

— Mais Dianna a dû elle-même avoir besoin d’aide pour pendre les victimes après les avoir droguées. Et le sénateur me paraît trop faible pour soulever un corps humain. En tout état de cause, nous savons maintenant que c’est elle qui a tenté de tuer Adele. Il nous faut donc commencer par trouver des preuves contre elle dans cette tentative d’assassinat. Nous n’aurons alors aucun mal à obtenir un mandat pour perquisitionner au domicile des McCloud. Nous y trouverons peut-être des éléments de preuve l’impliquant dans les autres meurtres. En attendant, il ne faut surtout pas qu’ils se doutent qu’on les soupçonne… Ils risqueraient de détruire des preuves éventuelles…

— La voiture d’Adele ! s’exclama Paige. Nous y trouverons peut-être des empreintes digitales ou des traces de sang. Elle a peut-être même gardé le sac à main d’Adele.

— Avec de tels indices, nous n’aurions aucun mal à obtenir un mandat de perquisition, et nous pourrions fouiller leur appartement à notre guise. Avec un peu de chance, nous pourrions même convaincre un juge d’en délivrer un pour le domaine…

Grayson se tourna vers Paige.

— Tu avais raison, lui dit-il.

— A quel sujet ? demanda Hyatt.

— Paige pensait que Mme McCloud était complice des viols. Mais personne ne s’attendait à ce qu’elle soit, en plus, une meurtrière…

— Pour l’instant, il ne s’agit que d’une tentative de meurtre, fit remarquer Hyatt en fronçant les sourcils.

Grayson haussa les épaules.

— Elle a donné à Adele du chocolat contenant un somnifère, après le viol. C’est également comme ça que le chien des Shaffer a été intoxiqué, l’autre jour. Et ce sont également des chocolats qui ont provoqué la mort de Betsy Malone.

— Bien raisonné, monsieur le procureur ! dit Hyatt. Je vais demander à mes inspecteurs de tout faire pour retrouver cette voiture. Tenez-moi au courant.

— J’ai encore quelque chose à faire ici, dit Paige à Grayson après le départ de Hyatt.

Elle s’arrêta au poste de garde des infirmières.

— Je voudrais prendre des nouvelles d’un patient, s’il vous plaît, leur dit-elle. Il s’appelle Logan Booker.

— Vous avez un lien de parenté avec lui ? demanda l’une des infirmières.

— Je suis sa voisine, répondit Paige.

Elle désigna Grayson et ajouta :

— Et lui, il lui a sauvé la vie.

Le visage de l’infirmière se fendit d’un large sourire.

— Il paraît que les chirurgiens sont parvenus à sauver sa jambe, dit Paige en retenant son souffle.

— Oui, répondit l’infirmière. Il va se rétablir. Sa tante est venue de Philadelphie pour s’occuper de lui et pour enterrer sa sœur.

— La mère de Logan, murmura Paige. Pauvre garçon…

— Oui, c’est triste… Quand il sera capable de marcher, sa tante l’emmènera vivre avec elle. Elle m’a fait bonne impression. Vous voulez lui rendre une petite visite dans sa chambre ?

Paige se tourna vers Grayson.

— On a le temps ? lui demanda-t-elle.

— Oui. Allons-y.

Mais Grayson demeura immobile, l’air soucieux.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Il faut que je parle à Ramon Muñoz. Je n’arrête pas de remettre cette conversation à plus tard, dit-il d’une voix contrite. Je ne sais pas trop comment m’expliquer et faire amende honorable. Mais il faut que je le fasse. Aujourd’hui.

— Tu auras beau t’expliquer, Grayson, il est impossible qu’il ne t’en veuille pas, dit Paige en lui caressant la joue pour adoucir ses propos. Il a perdu sa mère, sa femme… Et six ans de sa vie. Tu ne pourras jamais lui rendre tout ce qu’il a perdu. La seule chose que tu puisses lui apporter, c’est un peu de justice. Pour ça, à toi de faire en sorte que les McCloud et Morton soient condamnés aux plus lourdes peines prévues par la loi. C’est ton métier… C’est ce que tu fais le mieux.

Il se tourna alors vers elle et lui dit :

— Tu viendras avec moi.

Ce n’était pas une question.

— Mais bien sûr. Bon, allons voir Logan, maintenant… Puis nous irons rendre visite à Ramon.

Vendredi 8 avril, 10 h 35

— Ce n’est pas ta faute, murmura Grayson tandis qu’ils bouclaient leurs ceintures de sécurité dans l’Escalade.

Ils sortaient de la chambre de Logan et ce fut au tour de Grayson de la réconforter.

— Je sais, dit-elle tout bas. Mais il avait l’air tellement… brisé.

— Il a encore l’esprit embrumé par l’anesthésie. Mais il ne perdra pas sa jambe.

— Ce n’est pas ça que je voulais dire. Son regard est complètement éteint.

— Il est encore sous le choc, ma chérie. Ça ne va pas être facile pour lui. Mais sa tante m’a fait l’effet d’être solide et responsable.

Elle hocha la tête.

— Et gentille comme tout, reconnut-elle. Et puis, elle a un bon salaire. Elle pourra l’aider à surmonter ce traumatisme.

La tante de Logan travaillait comme technicienne de scène de crime à la police de Philadelphie. Elle s’était mise en congé pour venir s’occuper de Logan. Elle avait déjà contacté un psychothérapeute spécialisé dans le traitement des victimes d’actes violents. Logan allait donc être bien entouré et efficacement pris en charge. Après les avoir informés, la tante de Logan les avait entraînés dans un coin de la chambre et leur avait demandé à voix basse de lui raconter ce qui s’était vraiment passé, les policiers s’étant montrés peu diserts avec elle au sujet de l’assassin qui avait tué sa sœur et blessé son neveu.

Grayson, las des secrets, lui avait révélé tout ce qu’elle souhaitait savoir.

— En un sens, il vaut sans doute mieux que Silas soit mort, dit Paige quand Grayson démarra. En notre présence, la tante de Logan a contrôlé sa colère mais, quand elle a appris que c’était un ex-flic qui avait tué sa sœur, j’ai lu dans son regard une haine meurtrière. Et elle ne doit pas être la seule à regretter de ne pas l’avoir tué elle-même…

— Silas n’aurait pas survécu plus d’une journée en prison. J’espère seulement que ses victimes et leurs proches ne se retourneront pas contre Rose et Violet. Il ne faut pas se venger des crimes d’un père sur ses enfants, si tu vois ce que je veux dire…

— Je vois très bien, répondit-elle avec un pâle sourire. Bon, où va-t-on, maintenant ?

— A North Branch, la prison où est enfermé Ramon. C’est à deux heures et demie de route.

— Tu veux que j’active le GPS ?

— Non, pas la peine. J’y suis déjà allé plusieurs fois, je sais quelle route prendre.

Ils approchaient de l’autoroute lorsque le téléphone portable de Grayson se mit à sonner.

— Smith à l’appareil, dit-il.

— C’est Daphné. J’ai obtenu un mandat pour accéder au coffre bancaire des sœurs Jones.

Il l’avait appelée sur le chemin de l’hôpital pour lui demander de soumettre la requête à un juge, et avait appris qu’elle s’en était déjà chargée.

— Hyatt est au courant ? demanda-t-il.

— Oui, je l’ai prévenu. Il vous retrouve là-bas, avec l’unité de scène de crime, dans une demi-heure. Et Yates voudrait vous voir aussitôt que possible. Comme il n’avait pas votre nouveau numéro, il a laissé un message sur ma boîte vocale.

Le procureur général adjoint Jeff Yates était le supérieur direct de feu Anderson.

— Il a réagi promptement, dit Grayson avec satisfaction. Je lui ai envoyé un e-mail de chez moi hier soir, pour lui demander un rendez-vous et étudier la procédure de réhabilitation de Ramon Muñoz.

— Je m’en doutais. A propos, il paraît qu’il envisage de vous reconduire dans vos fonctions à la section des homicides. Les demandes de révision de procès commencent à affluer dans toutes les affaires sur lesquelles ont travaillé Anderson, Dandridge et Morton.

— Ça ne m’étonne pas. Je vois que les nouvelles se propagent vite, parmi les avocats…

— Ça, vous pouvez le dire. Le premier à avoir déposé des demandes de révision en bonne et due forme n’est autre que Thomas Thorne…

Grayson ne put retenir un petit gloussement.

— Je ne devrais pas en rire, dit-il. Mais il faut avouer que c’est de bonne guerre.

— Vous trouverez ça moins drôle quand vous reviendrez au bureau… Vous avez commencé à rédiger un rapport sur l’innocence de Muñoz ?

— Non, j’ai essayé de me connecter au serveur du bureau ce matin, mais l’accès aux données m’est toujours refusé.

— Je vais pondre un petit mémo, pour que vous ayez quelque chose à montrer à Yates.

— Je ne sais pas ce que je ferais sans vous, Daphné !

— Moi non plus. Oh… avant que j’oublie, vous m’aviez demandé de solliciter une injonction du tribunal permettant d’accéder au compte bancaire de Brittany… Vous savez, celui dont elle vous a montré le registre. J’ai appris que mille dollars avaient été virés, tous les mois pendant des années, du compte d’un certain Aristotle Finch, domicilié à Hagerstown. Il est décédé il y a six mois.

— Ce qui explique pourquoi les virements ont cessé, fit remarquer Grayson. Brittany avait perdu sa rente.

— Ce qui pourrait expliquer aussi pourquoi elle a averti Lippman de votre visite à la maison de la retraite. Elle avait besoin de fonds…

— Celle-là, j’espère qu’on va bientôt lui mettre la main dessus, murmura-t-il. Merci pour tout, Daphné.

Il raccrocha et se tourna vers Paige.

— Il faut remettre notre visite à Ramon à plus tard, dit-il.

— J’ai entendu… L’ouverture du coffre, la réunion pour obtenir la libération de Ramon… Et Brittany ferait n’importe quoi pour de l’argent…

Il sourit.

— Ça, tu le savais déjà, dit-il. Si cette réunion avec Yates se passe bien, j’aurai quelque chose de concret à annoncer à Ramon. Je préfère ça au fait d’y aller simplement pour me faire pardonner.

— Oui, je crois que Ramon préférera ça, lui aussi, ironisa-t-elle. Tu veux que j’active le GPS pour connaître le chemin de la banque de Brittany ?

— Oui, s’il te plaît. Allons voir ce qu’elle a planqué dans ce coffre.

Vendredi 8 avril, 10 h 35

Le lieutenant et ses hommes étaient partis, et Adele n’avait toujours pas changé de position. Elle avait toujours la tête tournée vers le mur. Elle souffrait beaucoup, malgré les antalgiques dont les médecins l’avaient gavée. Mais elle était vivante.

Et pas du tout folle.

Darren était assis derrière elle, morne et silencieux. Le temps s’écoulait lentement, et elle se demanda pourquoi il restait là, à ne rien dire.

Puis elle entendit un petit bruit. Un reniflement, suivi d’un sanglot. Il pleurait… Adele ne l’avait pas vu pleurer une seule fois en six ans de mariage. Elle tourna lentement la tête pour lui jeter un coup d’œil en coin.

Elle attendit en silence qu’il dise quelque chose. Il se pencha vers elle, posa les coudes sur les barreaux de la tête de lit, le visage enfoui dans ses mains, les épaules tremblantes. Adele inspira profondément. Elle tendit le bras et lui effleura le coude du bout des doigts.

— Ne pleure pas, dit-elle. Je ne t’en veux plus.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?

— J’avais honte… Et j’avais peur que tu me rejettes. J’étais paumée.

Il déglutit pour maîtriser ses sanglots.

— Tu n’es pas paumée, Adele… Tu es parfaite. Tu l’as toujours été… C’est moi qui suis un idiot.

— Tu ne pouvais pas savoir.

— C’est vrai… Tu n’évoquais jamais ta famille, tes parents… Quand on s’est rencontrés, je t’ai demandé de m’en parler et tu m’as dit que tu n’avais pas de famille.

— Parce que c’est vrai.

— Mais tu as dit au lieutenant que tu avais trois petits frères… Et une mère…

— Ils sont tous morts.

— Comment ça ?

— La drogue, l’alcool, la délinquance juvénile les ont tous emportés précocement… Un de mes frères a été tué dans une fusillade. Un autre est mort dans un accident de voiture, qu’il a causé en état d’ivresse. A dix-huit ans, je me suis retrouvée seule au monde. Le plus jeune de mes frères est celui qui a vécu le plus longtemps. Il m’avait promis de ne pas s’attirer d’ennuis et de ne pas toucher à la drogue… Un jour, je suis rentrée du boulot et je l’ai retrouvé mort. Il avait été exécuté d’une balle dans la tête, à cause d’une revente de drogue qui avait mal tourné. Il trafiquait derrière mon dos. Depuis que le sénateur m’a violée, j’ai toujours été nerveuse, angoissée… Mais, là, quand j’ai vu le cadavre de mon frère, j’ai craqué et j’ai fait une longue dépression…

A la mention du sénateur, l’évidente compassion avec laquelle Darren avait écouté cette confession se transforma en une colère qu’il peinait à contenir.

— Et tu as été hospitalisée en psychiatrie.

— Oui, répondit-elle en grimaçant. C’est là que j’ai rencontré le Dr Theopolis, le médecin que je suis allée voir mardi. En sortant de l’hôpital, je me sentais guérie. J’ai trouvé un boulot, je me suis fait des amis, je suis allée à la fac… et je t’ai rencontré.

L’éclat de haine qui consumait le regard de Darren s’éteignit. Il lui prit doucement la main.

— Si tu m’avais parlé de ce que t’a fait le sénateur, je t’aurais crue. Et je n’ai jamais pensé que tu étais paumée. Jamais ! Pardonne-moi, Adele, de ne pas t’avoir crue quand tu m’as dit que tu étais allée faire des courses. Mais ta conduite était tellement bizarre, depuis quelques jours… J’avais peur que tu te réveilles un matin en réalisant que tu avais commis une erreur en m’épousant.

— Pourquoi aurais-je pensé ça ? Parce que ta première femme t’a quitté ?

— C’est moi, en fait, qui étais paumé, dit-il en tentant de sourire.

— Je comptais tout te dire, murmura-t-elle. Mais il fallait d’abord que je découvre qui me traquait comme ça. J’ai donc engagé un détective privé.

— Je suis au courant. Ta copine Krissy a appelé la police quand elle a vu ta photo à la télé. Elle a dit aux flics que tu avais contacté un détective en vue du divorce.

— Non, ce n’est pas pour le divorce que je l’ai engagé. Ça, c’est ce que j’ai dit à Krissy pour qu’elle me donne ses coordonnées. Je l’ai engagé pour qu’il m’aide à découvrir qui essayait de me tuer. Il fallait que j’aie la certitude de ne pas être folle, il fallait aussi que je puisse te le prouver. Mais c’est vrai que j’avais peur que tu ne te serves de ma prétendue folie pour m’ôter la garde d’Allie, en cas de divorce. Tu refusais obstinément de me croire, quand je te disais que je ne te trompais pas.

— Que puis-je faire pour que tu m’aimes de nouveau ? demanda-t-il.

— Rien. Je n’ai jamais cessé de t’aimer.

Il déglutit une nouvelle fois.

— Moi aussi, je t’aime, Adele. J’ai conscience de ma bêtise. Je n’ose pas te promettre de ne plus jamais me comporter comme un abruti. Mais je te jure que je ne te quitterai jamais.

— Et si McCloud passe en jugement ?

— Tu témoigneras contre lui, répondit-il en serrant les dents. Et je serai à tes côtés, du début jusqu’à la fin. Tu vas lui faire payer ses crimes, Adele. J’espère seulement que je pourrai le croiser au tribunal sans lui casser la gueule.

— Tout le monde sera au courant, murmura-t-elle. Allie aussi, tôt ou tard.

— Tu n’as rien fait de mal, Adele, protesta-t-il d’un ton farouche. C’est toi la victime, dans cette histoire. Et tu n’as absolument rien à te reprocher. Tu n’as rien fait de honteux… Rien ! Alice sera fière, plus tard, de savoir que tu as obtenu justice pour toi comme pour les quinze autres victimes de ce sale pervers.

— D’accord, tu m’as convaincue… Je témoignerai. Ça te va ?

— Le plus important, c’est que tu sois vivante…

— Et pas folle, murmura-t-elle.

— Et Rusty est guéri, annonça-t-il avec un pauvre sourire. Il rentre demain à la maison.

Adele laissa échapper un petit rire guttural, malgré la douleur qui lui vrillait la poitrine.

— Finis les chocolats, pour lui ! s’exclama-t-elle.

*  *  *

Vendredi 8 avril, 11 h 10

Hyatt et Drew Peterson arrivèrent à la banque quelques minutes après eux.

— Vous avez la clé ? demanda Hyatt.

— La voici, dit Grayson en la sortant de sa poche.

Le directeur de l’agence examina brièvement le mandat judiciaire avant de les conduire à la salle des coffres. Il sortit un boîtier métallique de son logement et le posa sur une table. Grayson y introduisit la clé, la tourna dans la serrure et souleva précautionneusement le couvercle. A l’intérieur se trouvait une grande enveloppe en papier kraft.

Drew l’ouvrit de ses mains gantées. Et fronça les sourcils.

— C’est quoi ? s’enquit Hyatt.

Drew leva les yeux d’un air perplexe.

— Un tissu bleu.

Paige pencha l’enveloppe pour regarder ce qu’elle contenait et en resta bouche bée.

— Mince, lâcha-t-elle.

Elle leva alors les yeux vers Grayson avant de poursuivre :

— C’est la robe de Crystal, celle qu’elle portait le jour de la remise de médailles au domaine des McCloud. Tu te souviens que la bibliothécaire a dit qu’elle était bleue… C’est celle-là, c’est cette robe !

— Pouvez-vous nous laisser seuls un instant ? demanda Hyatt au directeur de l’agence.

Quand celui-ci se fut éclipsé, Hyatt se tourna vers Drew.

— Examinez-la, lui ordonna-t-il.

Drew sortit une lampe à ultraviolets de sa trousse d’ustensiles et s’en servit pour éclairer le contenu de l’enveloppe.

— Je ne vois pas de taches de sang, dit-il. Mais il y a quelque chose qui ressemble beaucoup à du sperme séché. On va pouvoir faire une analyse ADN de ce sperme… On va essayer de trouver des poils, des fragments de peau, aussi, pour prouver qu’elle appartenait bien à Crystal…

— C’est incroyable qu’elle l’ait conservée, fit remarquer Hyatt. Pourquoi ? Dans quel but ?

— Difficile de dire ce qui l’a motivée à garder cette robe juste après son viol, répondit Paige en haussant les épaules. Mais, plus tard, elle comptait sans doute s’en servir pour faire chanter les McCloud. C’est pour ça qu’elle a été tuée. A cause de cette robe…

— Elle a dû les menacer de tout révéler à la police, murmura Grayson. C’est pour ça qu’elle est allée à cette fête. Elle a dû leur faire comprendre qu’elle détenait des preuves irréfutables… Sa sœur a-t-elle déjà fait ouvrir ce coffre ?

— Oui, répondit Hyatt. Le directeur nous a déclaré que Brittany était venue, il y a six ans… Mais qu’elle n’est jamais revenue depuis.

— Si elle connaissait l’existence de cette robe, c’est qu’elle savait que sa sœur avait été violée, dit Grayson. Il est donc certain que Brittany voulait orienter notre enquête vers le programme MAC et les turpitudes des McCloud.

— Mais pourquoi n’a-t-elle pas elle-même dénoncé les faits à la police ? demanda Drew.

— Parce qu’elle se méfiait de la police et qu’elle ne voulait pas se séparer de la robe, répondit Grayson. Elle comptait donc sur Paige et moi pour faire éclater le scandale que le couple McCloud voulait à tout prix éviter.

— Une fois les McCloud sur la sellette, elle projetait de les faire chanter, dit Paige. Le sénateur et sa femme se seraient retrouvés accusés de seize viols sur mineures, qui auraient défilé à la barre mais sans que leurs témoignages soient étayés par des preuves matérielles. Brittany les aurait alors menacés d’exhumer cette preuve matérielle du viol, qui rend leur condamnation inéluctable. Ainsi acculés, ils auraient été forcés de se soumettre à son chantage. Elle espérait toucher le pactole !

— Sauf qu’elle ignorait que toutes les autres femmes, sauf Adele, étaient mortes.

— Mais alors, pourquoi vous a-t-elle remis cette clé ? demanda Drew.

— Je crois qu’elle a pris peur une fois que nous sommes sortis indemnes de l’attentat dont elle s’est rendue complice, répondit Grayson. Elle a dû faire une croix sur ses projets de chantage, et se dire qu’il valait mieux que nous ayons de quoi confondre les McCloud, plutôt que de porter des accusations difficiles à prouver.

— Je vois, dit Hyatt. Elle a paniqué et s’est dit que ce geste pouvait lui éviter d’être elle-même poursuivie, en espérant que l’enquête se concentrerait sur les McCloud. Quand nous la retrouverons, elle comprendra qu’elle s’est fourré le doigt dans l’œil. Dans un premier temps, Paterson, je compte sur vous pour faire analyser le plus rapidement possible cette trace de sperme. Quand je vais cuisiner ce salaud de McCloud, je veux avoir de quoi le faire craquer.

— Entendu, dit Drew. Mais il me faudrait un échantillon de salive ou de sang du sénateur, pour le comparer aux résultats de l’analyse ADN de cette tache de sperme.

— Je vais vous procurer ça, lui promit Hyatt.

En sortant de la banque, Hyatt reçut un appel sur son téléphone portable et fit signe à Grayson et à Paige d’attendre un instant.

— Excellent, dit-il à son correspondant. Ne les quittez surtout pas des yeux, ni l’un ni l’autre.

Il raccrocha et se tourna vers Grayson.

— Du nouveau ? s’enquit celui-ci.

— On a retrouvé la voiture d’Adele à l’aéroport. Devinez qui a été filmé par les caméras de surveillance en train d’en sortir ?

— Dianna McCloud ? demanda Grayson, le cœur battant.

Hyatt inclina son crâne chauve.

— En personne, répondit-il avec une profonde satisfaction. Dès que je suis sorti de la chambre d’Adele, j’ai demandé à l’inspecteur Perkins de solliciter un mandat de perquisition. Il vient d’être signé par un juge. Perkins et son équipe sont aussitôt partis fouiller les domiciles des McCloud.

— Leur appartement et le domaine ? demanda Paige.

— Oui, vu que c’est au domaine qu’ont été commis les premiers crimes. Je vous tiendrai informé, monsieur Smith.

Grayson le regarda s’éloigner avant de se tourner vers Paige en affichant un sourire radieux.

— Grâce au témoignage d’Adele et à l’ADN prélevé sur la robe de Crystal, nous n’aurons aucun mal à faire condamner McCloud pour viol, et sa femme pour complicité. Ensuite, on va tenter de les faire témoigner l’un contre l’autre dans les affaires de meurtre. Avec un peu de chance et d’habileté, ça pourrait marcher…

Paige lui rendit son sourire.

— Comme dans une série télé, dit-elle. Sauf que le procureur est plus beau garçon dans la vraie vie !