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Mardi 5 avril, 22 heures

— La même chose, s’il vous plaît, dit Silas en désignant son verre vide.

Le barman hocha la tête.

Roscoe « Jesse » James était perché sur le tabouret voisin de celui de Silas. Il considérait son verre d’un œil las, en homme qui n’a qu’une envie : se soûler dans son coin.

Désolé de te déranger, mon pote, mais, ce soir, tu vas mourir.

Le crâne rasé de Roscoe James s’ornait d’un œuf de pigeon, sans doute causé par le coup d’attaché-case que lui avait assené Grayson Smith. Smith, qui était taillé comme une armoire à glace, n’y était pas allé de main morte. Roscoe James devait avoir un sérieux mal de crâne.

Le barman posa un autre verre devant Silas, qui y vida subrepticement le contenu d’un flacon de Rohypnol. Il ne lui restait plus qu’à guetter le moment propice pour échanger son verre avec celui de Roscoe. A en juger par la vitesse à laquelle celui-ci vidait ses verres, il ne tarderait pas à sombrer dans l’inconscience après avoir absorbé le somnifère.

Le téléphone portable personnel de Silas se mit à vibrer sans sa poche. C’était sa femme. Il la rappellerait plus tard. Pour l’instant, il devait se concentrer sur sa mission et rester vigilant.

Une occasion se présenta quelques minutes plus tard lorsque le barman intervint pour éviter une rixe à l’autre bout du comptoir. L’incident détourna l’attention de Roscoe comme des autres clients. En une seconde, Silas procéda à l’échange des verres. Sans quitter des yeux les deux ivrognes qui voulaient en découdre, Roscoe saisit le verre machinalement.

Il est plus accro à la bagarre qu’à la gnôle, se dit Silas. La gnôle ne lui servait qu’à apaiser ses frustrations. Silas jeta un coup d’œil à la petite mare qui s’étendait au pied de son tabouret. Il avait vidé par terre le contenu de son premier verre afin que personne ne remarque qu’il ne buvait pas. Il fallait qu’il conserve toute sa lucidité jusqu’à ce que Roscoe soit mort. Il apaiserait ses propres frustrations plus tard.

Mardi 5 avril, 23 heures

Adele était penchée sur le petit lit d’Allie. Elle regardait son bébé respirer paisiblement dans son sommeil.

Je préférerais me couper un bras plutôt que de te faire du mal, ma chérie, songea-t-elle. Mais que se passera-t-il si je recommence à devenir dingue ? Et que je te fais du mal dans une crise de folie ?

— Adele ? murmura Darren derrière son dos. Tu n’es pas couchée ?

Elle se raidit aussitôt.

— Tu ronflais, mentit-elle en s’efforçant de rendre sa voix cordiale. Ça m’a réveillée.

— Tu es bizarre, en ce moment, ma chérie, dit-il en la prenant dans ses bras. Quel est le problème ?

Il hésita avant de demander :

— Tu es malade ?

Oui, je suis malade… de la tête.

— Non, dit-elle d’un ton rassurant. Pas du tout.

— Alors, qu’est-ce qui se passe ? demanda Darren. Tu… tu vois quelqu’un d’autre ?

Stupéfaite, Adele se tourna vers lui.

— Non ! s’exclama-t-elle. Oh ! mon Dieu, non… Darren… Non !

Il lâcha un soupir soulagé et dit :

— Alors dis-moi ce qui ne va pas.

Adele ouvrit la bouche, cherchant ses mots… Et soudain, une lumière vint l’éblouir. Dans la rue… une grosse voiture noire… qui ralentissait devant chez elle…

Et Adele se retrouva là-bas. Elle était de retour là-bas. Elle avait douze ans et ça faisait horriblement mal.

« Si tu en parles à qui que ce soit, tu mourras… De toute façon, personne ne te croira. » La voiture ralentit. La portière s’ouvre, Adele est poussée au-dehors et se retrouve sur le trottoir boueux. Elle se recroqueville et pleure. Elle pleure, mais personne ne vient la consoler. Personne ne vient l’aider. Personne ne la croit.

— Adele ?

Darren l’agrippait aux épaules, il la serrait bien fort.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il d’une voix inquiète.

Adele regarda par la fenêtre. La rue était plongée dans l’obscurité. Déserte. Une grosse voiture noire y était-elle vraiment passée ? Elle enfouit la tête dans le creux de l’épaule de Darren.

— Ne me quitte pas, murmura-t-elle.

— Jamais, dit-il en la berçant. Je ne te quitterai jamais.

Mardi 5 avril, 23 h 30

Silas se redressa, les yeux rivés sur les eaux sombres et tumultueuses du fleuve. Il tendit l’oreille. Plouf ! Il hocha la tête. Le son sourd du cadavre immergé avait été discret, presque imperceptible.

Bon. Voilà une chose de faite.

Avec la pluie presque incessante des derniers jours, le Patuxent menaçait de déborder de son lit, son courant encore plus fort et rapide qu’à l’ordinaire. Avec un peu de chance, le corps de Roscoe James atteindrait les eaux du Chesapeake au petit matin. Dans le pire des cas, il ne serait pas rejeté sur le rivage. Silas l’avait lesté de façon à ce qu’il ne puisse pas remonter de sitôt à la surface.

Epuisé, il regagna sa camionnette. Il allait falloir la laver entièrement, dans ses moindres recoins, car Roscoe avait vomi sur la banquette arrière. Silas l’avait déjà nettoyée mais, avec les progrès de la police scientifique, on n’était jamais assez prudent. La moindre tache de vomi pouvait le faire accuser du meurtre de Roscoe.

Silas ôta les faux sourcils et la fausse moustache qu’il avait mis avant d’entrer dans le bar. Il se débarrassa ensuite des boules de silicone qu’il avait glissées sous ses joues. Même si son visage avait été filmé par une caméra de surveillance, personne ne le reconnaîtrait. Il sortit son téléphone portable « professionnel » pour appeler le commanditaire et fut soulagé de tomber sur la boîte vocale. Il ne souhaitait pas discuter avec ce salaud.

— C’est fait, dit-il avant de raccrocher.

Il sortit son autre téléphone portable de sa poche. Son cœur s’emballa quand il découvrit le nombre d’appels manqués s’affichant sur l’écran. Sa femme avait appelé cinq fois. Elle décrocha à la première sonnerie quand il la rappela.

— Pourquoi ne m’as-tu pas rappelée ? s’écria-t-elle. Ça fait deux heures que j’essaie de te joindre.

— Je suis désolé, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? Il y a un problème avec Violet ?

— Oui. Je suis allée voir si elle dormait bien, ce soir, et j’ai vu que la fenêtre de sa chambre était ouverte… Alors que je suis sûre de l’avoir fermée. J’avais activé le système d’alarme, aussi. Mais la ligne de téléphone est coupée. Je crois que le câble a été sectionné.

Silas sentit son sang se glacer.

— Il n’est rien arrivé à Violet ? demanda-t-il d’une voix crispée.

— Non, elle dort comme un ange. Mais il y avait sur sa table de nuit un emballage de hamburger. De chez Bertie’s Burger.

Silas ouvrit la bouche pour relâcher son souffle, mais l’air resta dans ses poumons. Il m’a suivi là-bas. Sur le parking du fast-food où il avait eu Paige et Grayson dans sa ligne de mire. Il a tout vu. Il sait que j’ai échoué une nouvelle fois.

— Tu as appelé la police ? parvint-il à demander.

— Pas encore, je voulais t’en parler d’abord.

— Prends un pistolet dans le coffre-fort. J’arrive tout de suite.

La menace avait toujours été implicite. Mais s’en prendre à ma fillette… Ce salaud était allé trop loin. Violet était son bébé depuis le moment où l’infirmière l’avait posée dans ses bras, à la maternité. Toute rose et fripée, et hurlant à pleins poumons sa joie d’être au monde.

Il l’avait prise dans ses bras, sans pouvoir retenir ses larmes — tandis que sa fille était allongée sur ce lit d’hôpital, baignant dans son sang, les yeux grands ouverts, mais ne voyant plus rien.

— Je suis navré, avait dit le médecin avec une infinie tristesse. Nous avons fait tout notre possible.

Le médecin avait ensuite fermé les yeux de la fille de Silas et consigné l’heure du décès.

Une minute à peine après la naissance de sa petite-fille.

Je t’enverrai en enfer avant que tu n’aies le temps de toucher un seul de ses cheveux.

Et il savait comment s’y prendre. Mais il ne suffisait pas de lui loger une balle dans la tête. Si ç’avait été aussi simple, Silas l’aurait fait depuis longtemps. Son commanditaire conservait des archives soigneusement tenues à jour. Il lui avait clairement fait savoir que s’il devait être victime d’un accident, les noms de ses « collaborateurs » seraient rendus publics.

Et la plupart d’entre nous ne survivraient pas plus d’une semaine à la prison.

Mais, cette fois, l’homme avait franchi la ligne rouge.

Il est venu dans la chambre de ma fillette. Il aurait pu…

Silas frémit. Il fallait qu’il tue ce type.

Mais il devait d’abord mettre la main sur ces archives. Sinon, il le paierait de sa propre vie.

Il n’y avait que deux manières de procéder.

Le meilleur plan, c’était de forcer ce salaud à lui révéler où il planquait ses archives, puis de le tuer. Ensuite, Silas et son épouse pourraient continuer à vivre tranquillement avec leur petite-fille, et ils la verraient grandir, sans qu’elle se doute de rien.

L’unique solution consistait à cacher sa petite famille, puis à liquider le commanditaire et attendre de voir ce qui se passerait. Cela pouvait signifier qu’il serait un homme recherché pour le restant de ses jours — auquel cas il finirait sans doute par se faire prendre… Mais sa fillette aurait échappé à la mort, elle. Et c’était ce qui importait le plus à ses yeux.

D’ailleurs, quoi qu’il fasse, la vidéo que l’ado avait filmée ce matin pouvait suffire, à elle seule, à faire de lui un homme recherché par toutes les polices du pays. Dans ce cas, le plan B — mettre sa famille en sûreté, tuer le commanditaire et partir en cavale — resterait la seule option possible. Il fallait impérativement qu’il sache si le jeune homme avait filmé son visage.

Et il fallait qu’il le sache ce soir.

Mercredi 6 avril, 2 h 30

Paige se réveilla en sursaut et se figea aussitôt. Le bruit venait de la fenêtre. Quelqu’un était rentré chez elle par la fenêtre…

Elle passa la main sous son oreiller et se figea de nouveau. Le couteau n’était plus à sa place. Elle essaya de sauter hors du lit, mais l’homme s’était déjà rué sur elle. Et il la maintenait fermement contre le matelas. Lâchez-moi, lâchez-moi ou je vous tue !

— Paige ! Réveillez-vous !

Elle ouvrit grand les yeux en frémissant. Elle s’était redressée dans son lit, brandissant les poings, prête à défendre chèrement sa peau.

Et Grayson Smith, torse nu, avait les mains posées sur ses épaules. Peabody grogna, montra les crocs et se dressa sur ses pattes, mais Grayson ne recula pas.

— Bon sang…, dit-il. Réveillez-vous, Paige !

Il n’y avait personne à la fenêtre. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Une fois de plus. Elle desserra les poings.

— Couché, Peabody ! ordonna-t-elle d’une voix éraillée.

Le chien se coucha et se tassa mais n’en garda pas moins un œil vigilant sur sa maîtresse.

Vêtu en tout et pour tout d’un pantalon de jogging taille basse, Grayson la surplombait en haletant légèrement. Il ôta lentement les mains de ses épaules et remonta son pantalon. Puis il s’assit à côté d’elle sur le bord du lit.

— Vous m’avez fait une de ces peurs ! dit-il après avoir lâché un juron. Vous poussiez des hurlements à figer le sang. Vous vous sentez bien ?

Le cœur de Paige battait la chamade.

— Ça va, parvint-elle à articuler.

Il secoua la tête d’un air sceptique.

— Je vois bien que non. A quoi rêviez-vous ?

Elle détourna les yeux.

— Je fais le même rêve toutes les nuits, murmura-t-elle.

Il se tourna pour la regarder en face.

— C’est-à-dire ? demanda-t-il.

— Il entre toujours par la fenêtre et je ne retrouve jamais mon couteau.

— Et il vous plaque contre le lit ?

— Oui.

Elle agrippa la couverture pour que Grayson ne la voie pas trembler.

— C’est l’homme qui est entré dans le centre par la fenêtre ?

— Non, c’était chez moi. Dans ma chambre.

— Ah oui, la deuxième agression, dit-il d’un ton lugubre.

— Oui. Lors de la première agression, au centre, ces types parlaient de ce qu’ils me feraient après m’avoir rossée. Ils voulaient m’immobiliser et me violer. Mais ils n’en ont pas eu l’occasion. L’homme qui s’est introduit dans ma chambre… Il… il avait déjà ouvert sa braguette…

Elle leva les yeux et vit de la fureur dans ceux de Grayson.

— Mais Olivia est intervenue à temps… Et maintenant, il est en prison.

— Tous les taulards doivent savoir que c’est un flic…

— Sans doute, dit Paige avec une amère satisfaction. Il doit savoir ce qu’on ressent quand on est immobilisé et violé…

Il hocha la tête.

— Bien, dit-il. Vous allez pouvoir vous rendormir ?

Impossible.

— Oui, bien sûr, mentit-elle.

Grayson esquissa un sourire narquois.

— Vous voulez du thé ? demanda-t-il.

— Oui, je m’en fais souvent, quand je n’arrive pas à me rendormir.

— C’est bien ce que je pensais. J’ai vu que vous aviez déjà préparé la théière. Non, ne vous levez pas, restez au lit, dit-il en joignant un geste dissuasif à la parole. Je vous l’apporte.

— Vous n’êtes pas obligé d’être aux petits soins avec moi, Grayson, dit-elle. Je vous ai déjà causé assez de tracas comme ça.

— Chut…, dit-il doucement.

Il lui prit délicatement le menton et lui caressa les lèvres du bout du pouce, avec suffisamment d’insistance pour qu’elle ne se méprenne pas sur l’envie qu’il avait de l’embrasser.

— Je m’occupe de tout, ajouta-t-il.

Elle le regarda sortir de la chambre puis se leva précipitamment pour s’assurer que ses genoux ne tremblaient pas trop. Elle alla à la fenêtre. Le parking était silencieux. Le cordon jaune délimitant la scène de crime avait été enlevé. Personne ne pouvait se douter qu’une femme était morte à cet endroit, moins de vingt-quatre heures auparavant.

Paige ferma les yeux et se laissa aller à son chagrin en songeant à Elena. Elle n’en avait pas encore eu le temps. Entre-temps, elle avait reçu le choc de sa propre agression, puis celui de la découverte du cadavre de Delgado, exécuté dans sa salle de bains. Pourquoi ce dernier avait-il menti, au procès ? Qu’est-ce qui l’avait incité à trahir Ramon, son meilleur ami ?

Elle entendit les bruits de pas de Grayson avant d’entendre de nouveau le son de sa voix. Son pas était plus lourd que d’habitude. Sans doute pour lui faire savoir qu’il était de retour dans la chambre. Pour que je n’aie pas peur. C’était une marque d’attention et de délicatesse qui était tout à son honneur. Encore un point en sa faveur. Si elle avait eu besoin d’un chevalier blanc, prêt à voler au secours de sa gente damoiselle, elle n’aurait pu mieux tomber.

— Je croyais vous avoir dit de rester au lit, dit-il.

— Je réfléchissais…

Elle relâcha son souffle quand il lui passa les bras autour de la taille. Sans hésiter un instant, elle se blottit contre lui, sans se soucier des conséquences de cet accès de tendresse. Elle lui était reconnaissante d’être resté là, pour veiller sur elle et la réconforter. Sa cheville nue frôla l’ourlet d’un pantalon en flanelle. Elle ne se demanda pas longtemps pourquoi il avait changé de pantalon. Il avait voulu éviter que son désir ne soit trop… visible.

Car il la désirait bel et bien. La fine étoffe de son pantalon de jogging n’aurait pas suffi à dissimuler la protubérance qu’elle sentait à présent contre ses reins. Son corps aurait voulu faire volte-face et enlacer celui de Grayson. Faire une croix sur dix-huit mois d’abstinence. S’offrir entièrement aux caresses de cet homme.

Mais dans son esprit résonnaient déjà les mises en garde d’Olivia. Elle peut parler, Olivia… Elle a son David. Et moi, je n’ai personne. Elle avait le sentiment qu’elle n’avait jamais eu d’amant digne de ce nom.

Grayson colla ses lèvres contre sa joue, la faisant frissonner des pieds à la tête.

— Tu as froid, murmura-t-il. Recouche-toi. Tu réfléchiras tout aussi bien dans ton lit, au chaud.

Elle n’avait rien contre. Mais elle mourait d’envie qu’il se couche à son côté.

Les longs mois de solitude et de frustration lui pesèrent subitement plus que jamais. Une onde de désir vint balayer toutes les bonnes raisons qu’elle avait de rester chaste.

Elle se retourna promptement, avant que ces bonnes raisons ne l’emportent sur l’appel des sens. Elle enlaça les larges épaules de Grayson, se hissa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa bouche. Surpris, il se raidit un quart de seconde avant de lui rendre son étreinte. Et son baiser. Avec une fougue et une sensualité qui firent à Paige un bien infini.

C’est tellement bon… Ces mots résonnaient dans sa tête, chassant toute autre considération. C’est tellement bon…

— Encore ! supplia-t-il d’une voix rauque, plaquant ses lèvres contre les siennes.

Elle ouvrit la bouche et il y darda sa langue énergiquement, promesse d’une autre pénétration. Le corps de Grayson était dur et palpitant. Elle lui entoura le cou et se hissa un peu plus.

— Oui, dit-elle simplement.

Il releva alors sa chemise de nuit et insinua sa main brûlante sous la fine étoffe de sa petite culotte. Elle frissonna de nouveau, mais ce n’était pas à cause du froid. Tandis que les doigts de Grayson jouaient avec l’élastique de sa culotte, elle écarta les genoux, enserrant de ses cuisses les hanches de l’homme qu’elle désirait…

Un grondement caverneux les figea sur place. Ils se tournèrent et virent Peabody, prêt à bondir.

— Tout doux, murmura Paige.

Et ces mots étaient destinés à elle-même autant qu’au chien. Elle s’était laissé emporter par son désir. Elle avait failli commettre un acte qu’elle pouvait regretter plus tard.

— Peabody, retourne dans ta caisse tout de suite ! ordonna-t-elle.

Peabody obéit et Grayson relâcha son souffle.

— C’est vraiment… étrange, dit-il.

Paige reposa les talons sur la moquette. Les yeux verts de Grayson brillaient encore de désir, ses lèvres étaient luisantes. Elle aurait voulu se remettre à l’embrasser. Mais elle avait plus d’une bonne raison pour se refréner.

Il lui suffisait de se rappeler quelles étaient ces bonnes raisons, ce qui ne manquerait pas d’arriver… pourvu qu’elle se maîtrise.

— Etrange ? Qu’est-ce qui est étrange ?

— Toi…

Il l’embrassa brièvement, mais fougueusement, sur les lèvres.

— Mais aussi le fait que Peabody a failli me mordre les fesses, ajouta-t-il en souriant.

Paige dut se faire violence pour ne pas peloter ces fesses que Peabody avait failli mordre. Elles étaient sans doute aussi fermes et fascinantes que le reste de son corps.

Elle fit glisser la main le long du torse de Grayson, savourant la raideur de ses pectoraux au contact de sa paume. Et ce corps qu’elle sentait vibrer contre le sien valait tous les sacrifices qu’elle avait faits en dix-huit mois d’abstinence.

— Excuse-le, dit-elle. Peabody n’est pas habitué à voir des gens me toucher.

Il haussa les sourcils.

— Les gens ?

— Des hommes… Des gens, quoi…

— Je vois.

Il déposa un baiser sur le front de Paige et dit :

— Viens boire ton thé, il va refroidir.

Elle le laissa la mener dans le lit, où elle s’allongea pendant qu’il tenait la couverture relevée. Il la borda comme si elle était une petite fille et lui tendit sa tasse de thé.

— Bois, dit-il.

Elle but une petite gorgée.

— Il est excellent, dit-elle avec une pointe d’étonnement.

— Ne sois pas surprise. Je sais m’y prendre dans une cuisine. Au fait, j’ai mangé tous tes œufs. J’ai eu une petite fringale pendant que tu dormais.

— Quelques œufs, ce n’est pas cher payé pour un tel ange gardien.

Elle tapota le bord du lit et il vint s’asseoir à son côté.

— Quel poids soulèves-tu ? s’enquit-elle.

— Cent trente-cinq kilos, dit-il.

— J’ai peu de clients qui peuvent en dire autant…, murmura-t-elle, impressionnée.

Il la regarda d’un air perplexe.

— Tu fais soulever des haltères à tes clients ? Bizarre, pour une détective…

— Je donne des cours au Silver Gym, où je travaille à temps partiel, dit-elle en riant.

La perplexité de Grayson se mua en surprise.

— Tu m’avais dit que tu travaillais comme auxiliaire juridique…

— J’ai arrêté il y a quelques années. Les avocats qui m’employaient ont pris leur retraite, et je travaillais déjà dans une salle de sport, pour joindre les deux bouts. J’ai touché une grosse indemnité de licenciement qui m’a permis d’acheter des parts dans cette même salle de sport.

— Et depuis que tu t’es installée ici ?

— J’ai conservé mes parts.

Elle l’observa un instant par-dessus sa tasse de thé et demanda :

— Tu n’en sais pas très long sur moi, hein ?

— Non, avoua-t-il.

Il détourna brièvement les yeux avant de lui lancer un regard ardent.

— Quand je t’ai vue, ce matin à la télé, j’ai… Je ne sais comment dire… J’ai eu un déclic. C’était comme si je t’avais toujours connue. Ou peut-être que j’aurais voulu t’avoir toujours connue. Mon assistante a réuni des infos sur toi dans un dossier. Ce dossier est très épais…

— Ah bon ? Où est-il ?

— Dans mon sac de sport. Elle me l’a remis quand je suis retourné au boulot, après t’avoir accompagnée aux urgences.

— Ah…

Paige se sentit blessée.

— Donc tu savais tout sur ce qui m’est arrivé l’été dernier, avant que je n’en parle à Stevie…

— Détrompe-toi : je n’ai pas lu ce dossier. Je voulais apprendre à te connaître par moi-même. Et c’est ce que j’ai fait. Pendant que tu dormais, j’ai cherché les croquettes pour chien afin de nourrir Peabody. Je me suis dit que le paquet se trouvait peut-être dans la chambre d’amis.

— Ce n’est pas là que je les range.

— Oui, je m’en suis rendu compte. Il doit y avoir une centaine de trophées dans cette pièce.

— Cent trente-cinq, précisa-t-elle. Je faisais de la compétition dans les circuits américains et mondiaux. Maniement d’armes et katas. Quelques combats, aussi.

— Et maintenant, toutes ces coupes et toutes ces médailles prennent la poussière dans cette pièce…

— C’est ancien, tout ça, marmonna-t-elle. Je suis passée à autre chose.

Il la regarda un instant sans rien dire.

— Pourquoi ? finit-il par dire.

— Parce que, répliqua-t-elle impatiemment, j’en avais marre d’être Super-Karaté-Woman.

— A cause de ce qui s’est passé l’été dernier ?

— Oui. Ce qui, j’imagine, doit se trouver dans le dossier que ton assistante a constitué. Sinon, je te conseille d’engager une nouvelle assistante.

— Ce n’est pas moi qui l’ai engagée, heureusement.

Elle cligna les yeux.

— Pourquoi ?

— Parce que, s’il avait été en mon pouvoir d’en décider, je ne lui aurais pas donné sa chance. Elle est effrontée et ne manque pas de culot… Mais je dois admettre qu’elle est vraiment compétente.

Il haussa les épaules avant d’avouer :

— Dire que s’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurais décliné sa candidature…

Elle plissa les yeux.

— Je vois, dit-elle, que tu es un fin psychologue.

Il sourit avec tant d’ingénuité qu’elle ne parvint pas à se fâcher.

— Ma sœur Zoe est psy… J’ai donc été à bonne école, dit-il.

— Combien de sœurs as-tu ?

— Trois : Lisa, Zoe et Holly. Et puis il y a Joseph, notre frère.

— Ce sont tous des Carter ? Il n’y a pas d’autre Smith ?

Le sourire de Grayson s’effaça.

— Tous des Carter, répondit-il. Seuls ma mère et moi sommes des Smith.

— Mais comment se fait-il que vous ne formiez qu’une seule famille avec les Carter ?

— Ma mère et moi avons été hébergés par les Carter dans mon enfance, répondit-il d’un ton prudent. Nous allions nous retrouver à la rue quand Mme Carter a proposé à ma mère de travailler chez eux. Nous sommes devenus très proches d’eux. Les Carter sont des gens formidables.

— Pourquoi alliez-vous vous retrouver à la rue ?

— Parce que mon père avait déserté le domicile conjugal.

Elle comprit qu’il était hanté par des souvenirs douloureux. Elle brûlait d’en savoir plus, mais l’expression de Grayson s’était tendue, et elle décida de remettre à plus tard les questions qu’elle aurait voulu poser.

— Quel était le travail de ta mère chez les Carter ?

— Elle était bonne d’enfants. Holly venait de naître et avait de gros problèmes de santé. Mme Carter avait besoin d’être secondée pour élever ses autres enfants. Elle nous a proposé de nous loger dans un petit appartement au-dessus de leur garage. Comme nous n’avions pas de domicile, maman a sauté sur l’occasion.

Il hésita avant d’ajouter :

— Au fait, elle veut te rencontrer… Ma mère… Elle t’invite à dîner ce soir.

Paige se mordit la lèvre, prise d’un soudain remords.

— Grayson, dit-elle, à ce sujet… il faut que je t’avoue quelque chose…

Elle fut interrompue par un bruit sourd en provenance de l’appartement du dessus, qui fit trembler les murs. La tasse de thé de Paige vibra bruyamment sur la table de nuit et une photo se détacha du mur où elle était fixée. Peabody bondit hors de sa caisse et se mit en arrêt, grondant et grognant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Grayson en levant les yeux au plafond.

— Tout doux, Peabody, ordonna Paige. Ce sont encore ces tarés de voisins, à l’étage au-dessus.

Un nouveau bruit la fit sauter hors du lit. Elle se précipita vers la porte du placard et l’ouvrit.

— Mais… ! s’exclama Grayson en désignant le fusil qui se trouvait dans le placard. Qu’est-ce que tu fais ?

— Je ne vais pas me mettre à leur tirer dessus, rassure-toi, dit-elle en levant les yeux au ciel.

— Tant mieux.

Elle brandit son arme, un balai à franges auquel elle fixa promptement un gros livre à l’aide d’un tendeur. Elle grimpa d’un bond sur le lit, empoigna le manche à deux mains et frappa le plafond.

— Fermez-la ! hurla-t-elle.

Grayson l’observait, stupéfait.

— J’ai comme l’impression qu’ils font souvent du tapage, déclara-t-il.

— Cinq fois par semaine. La mère a un petit ami qui ne vient que la nuit. Soit ils dansent la polka, soit ils font l’amour bestialement. Malheureusement, elle a aussi un garçon, qui n’a que quatorze ans. S’il n’était pas un sale petit voyeur, il me ferait presque pitié…

Elle assena un nouveau coup au plafond, pour faire bonne mesure.

— Tiens, petit salopiot ! s’écria-t-elle. Ça t’apprendra à m’avoir filmée et à avoir envoyé la vidéo à ce fouille-merde de Radcliffe !

— C’est le gamin du dessus qui a filmé ? Tu le savais depuis le début ?

— Oui. Logan a déjà fait d’autres vidéos de moi. C’est un voyeur ! Un pervers précoce ! Je l’avais averti, pourtant ! Je lui ai dit que s’il n’arrêtait pas, je le ferais tailler en pièces par Peabody. Mais ça ne l’a pas empêché de recommencer…

— Pourquoi ne t’es-tu pas plainte auprès de la gérance de l’immeuble ?

— Mais je l’ai fait ! Plusieurs fois, même… Le gérant m’a répondu que c’était de son âge ! Un de ces jours…

Un autre choc à l’étage supérieur fit trembler les murs.

— Mais qu’est-ce qu’ils…

Un coup de feu retentit au-dessus de leurs têtes, suivi d’un hurlement effroyable.

Paige fixa Grayson pendant une fraction de seconde, avant de sauter du lit et de saisir le fusil. Elle courut à la porte d’entrée.

Elle ouvrit la serrure trois points, mais se figea quand Grayson colla fermement sa main contre la porte.

— Attends, dit-il. Regardons d’abord ce qui se passe sur le palier, avant de foncer tête baissée.

Il se pencha pour regarder par le judas. Puis il lui prit le fusil des mains et lança :

— Appelle police secours ! Un type avec une cagoule est en train de traîner le gamin du dessus dans la cage d’escalier…

Il ouvrit la porte et s’éclipsa avant qu’elle ait eu le temps de protester. Elle courut dans la chambre pour prendre son téléphone portable et le revolver qui se trouvait dans la table de nuit.

Elle décrivit la situation à la standardiste de police secours, tout en revenant promptement dans l’entrée.

— Dites aux policiers, précisa-t-elle, que c’est dans l’immeuble au pied duquel une femme a été abattue par un tireur embusqué, ce matin.

Elle franchit la porte pour rejoindre Grayson, mais s’arrêta net en entendant un cri de douleur. La mère de Logan se trouvait sur le palier supérieur, couverte de sang, rampant sur le sol.

Paige pressa son téléphone contre sa joue.

— Vous êtes toujours en ligne ? demanda-t-elle à la standardiste.

— Oui. Les secours seront là dans deux minutes.

— Ma voisine a été abattue. Il lui faut une ambulance.

*  *  *

— Arrêtez ! cria Grayson en brandissant le fusil de Paige. Lâchez-le ou je vous arrache la tête !

L’homme s’immobilisa brusquement sur le trottoir. Il tenait Logan devant lui et pressait le canon de son pistolet sur la tempe de l’adolescent. La jambe de Logan saignait.

— Lâchez ce fusil, ordonna l’homme d’un ton hargneux. Posez-le par terre et reculez.

Grayson pesa le pour et le contre, se demandant où pouvait bien être Paige. Et priant pour qu’elle soit restée à l’abri.

— Si je lâche mon fusil, vous nous tuerez tous les deux, répliqua-t-il. Il me faudrait une garantie.

L’adolescent se mit à pleurnicher. Grayson s’efforça de l’ignorer.

L’homme encagoulé fit tomber l’adolescent à ses pieds et enfonça brutalement l’extrémité de son arme dans sa chevelure.

— Je n’ai plus rien à perdre, dit-il. Je ne voulais pas le blesser.

— Alors pourquoi lui avez-vous tiré dessus ? demanda Grayson.

— Ce n’est pas moi, c’est sa mère. Elle m’a tiré dessus mais m’a raté, et c’est lui qui a pris une balle. Je veux simplement me tirer d’ici. Déchargez le fusil et lâchez-le, et je laisserai le gamin partir.

— Je vous en supplie…, gémit Logan.

Ses joues étaient ruisselantes de larmes.

— Ne me tuez pas ! hurla-t-il.

— Je ne veux pas te tuer, dit l’homme d’une voix farouche. Je ne te veux aucun mal.

Grayson inspira profondément. Lentement, il vida le chargeur du fusil de ses cartouches, espérant désamorcer la situation et temporiser jusqu’à l’arrivée de la police.

— Jetez les cartouches vers moi et posez le fusil par terre, ordonna l’homme. Allez ! Plus vite que ça !

Sans détourner son regard de celui de l’homme, Grayson s’exécuta. Il fléchit les genoux et posa le fusil sur le sol.

— Voilà, dit-il. Je suis désarmé. Maintenant, lâchez-le !

— Allez vous placer près du réverbère… Celui qui est cassé.

Grayson ne bougea pas d’un centimètre.

— Lâchez-le, répéta-t-il.

Les sirènes des voitures de police s’entendaient déjà dans le lointain.

— Je vais lui coller une balle dans la tête si vous ne faites pas ce que je vous demande… Vous voulez avoir sa mort sur la conscience, monsieur le procureur ?

Grayson sursauta. Il sait qui je suis.

— Non, dit-il.

Il se mit à reculer lentement et l’homme relâcha son souffle.

— Tenez, le voilà ! cria-t-il.

L’homme releva Logan et le poussa violemment vers l’avant. Sa jambe blessée céda et il s’effondra en hurlant de douleur.

Grayson l’aida à s’allonger et se lança aussitôt à la poursuite de l’homme. Celui-ci tira, ratant délibérément sa cible, et Grayson s’accroupit derrière une voiture.

— Plus un pas, Grayson ! cria l’homme. Restez où vous êtes !

Puis il se mit à courir, disparaissant dans l’obscurité d’une zone d’activités, à quelques dizaines de mètres de là.

— Merde, grommela Grayson.

Logan poussait des gémissements à fendre l’âme. Grayson s’agenouilla à côté de lui et examina la blessure. Elle saignait abondamment, et Grayson constata que l’os, à nu, était brisé. De crainte d’aggraver l’état de Logan, il se garda bien de toucher à la blessure.

— Logan, dit-il en lui prenant la main, je m’appelle Grayson. Les secours vont arriver d’un instant à l’autre. Pourquoi ce type voulait-il t’enlever ?

Le visage de Logan était d’une pâleur mortelle.

— Il voulait me prendre mon ordi, murmura-t-il. Mais il ne l’a pas eu.

— Pourquoi voulait-il te prendre ton ordinateur ?

— Pour la vidéo…

Logan était manifestement en proie à la plus grande souffrance, et ses joues étaient baignées de larmes.

— Elle vaut de la thune, ajouta-t-il. Des chaînes de télé ont voulu me l’acheter. Mais je l’avais déjà vendue. J’ai vendu les droits exclusifs et j’ai donné mon ordi à l’acheteur.

— A Radcliffe ?

— Oui, ce bouffon… Il m’a promis de me le rendre demain, pour être sûr de son scoop. Il ne voulait pas que j’envoie la vidéo à qui que ce soit d’autre.

Il serra les dents et geignit.

— Ma mère…, dit-il. Il lui a collé une balle. Où est-elle ? Elle va comment ?

— Je ne sais pas…

Pour la troisième fois en vingt-quatre heures, Grayson vit approcher les gyrophares des véhicules d’urgence. Il regarda par-dessus son épaule, s’attendant à voir Paige, mais elle n’était pas en vue.

— On le saura bientôt, ajouta-t-il. Pour l’instant, ne bouge pas. Les secours arrivent.

Tandis que Logan lui agrippait la main, Grayson fixait l’endroit où il avait vu disparaître l’homme à la cagoule. Il n’était pas entièrement impossible qu’un individu puisse faire irruption chez Logan pour lui voler une vidéo qui valait de l’or. Logan en était visiblement persuadé, et c’était sans doute préférable. Quant à Grayson, il n’y croyait guère.

Car il avait la désagréable impression qu’il venait de faire face au tireur d’élite qui avait tué Elena, celui-là même qui avait peut-être tenté de poignarder Paige dans le parking et exécuté Delgado dans sa baignoire.

Pire encore, la voix de cet homme lui semblait familière.

Il me connaît. Il m’a appelé par mon prénom.

Et moi, je l’ai laissé filer.

Mercredi 6 avril, 4 h 15

Stevie s’assit sur le canapé pendant que Paige refermait d’un geste las sa serrure. Grayson, méconnaissable et en proie à la plus grande agitation, arpentait le salon. Il était décoiffé, pieds nus, et les pans de sa chemise, à moitié déboutonnée, flottaient sur son pantalon.

Paige n’avait pas plus fière allure. Sa chemise de nuit était maculée de sang. Son visage était encore plus pâle que lorsqu’elle avait découvert le cadavre de Delgado.

Stevie savait qu’ils avaient déjà tous deux été interrogés par Morton et Bashears, dépêchés dare-dare sur les lieux. Mais elle avait préféré ne pas questionner ses collègues, pour éviter d’éveiller leur curiosité.

— Racontez-moi exactement ce qui s’est passé, depuis le début, dit-elle.

Paige considéra un instant sa chemise de nuit ensanglantée.

— Je vais me changer, dit-elle. Tu peux lui raconter, Grayson ? Je reviens tout de suite.

Elle disparut dans sa chambre sous l’œil inquiet de Grayson, qui ne desserra pas les dents.

— Quand tu voudras, dit Stevie.

Il lui jeta un regard pitoyable.

— Le gamin est au bloc opératoire. Il pourrait être amputé de la jambe. Sa mère est morte dans l’ambulance qui l’emmenait à l’hôpital.

— Bon sang…

— Le gamin m’a dit que sa mère et lui dormaient quand ils ont entendu Paige hurler. Il m’a dit qu’ils n’ont pas fait attention parce qu’elle hurle presque toutes les nuits.

— Elle fait des cauchemars, dit Stevie. Ça peut se comprendre.

— Oui, mais c’est terrifiant. J’ai moi-même dû la réveiller pour faire cesser ce cauchemar. Logan avait du mal à se rendormir et il s’est levé pour grignoter. Il est tombé sur un homme portant une cagoule, qui fouillait dans ses affaires. L’intrus a tenté de s’enfuir et a renversé une table. Paige et moi avons entendu le bruit.

— Et ensuite ?

— Logan m’a dit que sa mère est sortie de sa chambre, à moitié ivre et brandissant un pistolet. L’intrus s’est emparé de Logan et la mère a fait feu. Elle a atteint Logan à la jambe. L’intrus a riposté et a atteint la mère en pleine poitrine. On n’a entendu qu’un seul coup de feu.

— L’un d’entre eux avait donc un silencieux.

— Oui… L’intrus. On a déjà dit tout ça à Morton et Bashears. Sauf une chose…

Il la regarda dans les yeux et ajouta d’une voix tourmentée :

— Sauf qu’il me connaît, Stevie. Il m’a appelé par mon prénom…

— L’intrus ? demanda Stevie en se redressant. Pourquoi ne pas leur avoir dit ?

— Parce que je ne me souviens pas où je l’ai vu. Mais sa voix m’est familière. Or je ne fréquente à peu près que des flics et des juristes.

— Tu penses que ce type est un flic ou un juriste ? demanda Stevie avec circonspection.

— Je ne sais pas. Il m’a aussi appelé « monsieur le procureur ». C’est comme ça que les flics s’adressent à moi…

Stevie prit un moment pour réfléchir à ce que Grayson sous-entendait. Qu’il n’ait pas parlé à Morton et Bashears était à cet égard significatif.

— La chemise de nuit de Paige est pleine de sang, dit-elle pour changer de sujet.

— C’est celui de la mère de Logan, expliqua-t-il. J’ai empêché Paige de se mettre à la poursuite de l’intrus. Et elle est restée avec la mère. Elle a essayé de freiner l’hémorragie avant l’arrivée des urgentistes, mais il était déjà trop tard.

— Elle a du cran, cette petite, hein ?

— Elle va finir par se faire tuer, dit-il d’une voix rauque.

Et Grayson n’y survivra pas, songea Stevie. Elle avait rencontré quelques-unes des femmes avec lesquelles il avait eu de brèves liaisons. Elle savait qu’il ne se confiait jamais à ses compagnes, mais elle ignorait ce qui le rendait si secret. Cela ne semblait pas être le cas avec Paige, et Stevie se demanda s’il en était lui-même conscient.

— Tu lui as dit que le tueur te semblait familier ?

— Oui. Je le lui ai dit, après le départ de Morton et Bashears.

— Penses-tu que tu reconnaîtrais ce type si tu l’entendais parler ?

— Peut-être… Je n’en suis pas sûr. Sa voix était crispée et transformée par l’émotion.

— Alors en quoi t’a-t-elle paru familière ?

— Je ne sais pas, répondit-il avec une frustration évidente. Je me fouille la cervelle pour essayer de m’en souvenir. Je ne l’ai pas reconnue d’emblée… Mais je suis sûr que j’ai déjà entendu cette voix quelque part…

— On en reparlera quand ça te reviendra, dit Stevie.

Elle découvrait un Grayson qu’elle ne connaissait pas. Il manifestait rarement autant d’émotion. Elle le savait sensible, mais il prenait soin de ne pas le montrer, hors du cercle familial.

— L’intrus a-t-il parlé à Logan, avant la fusillade ? demanda-t-elle.

— Il était venu chercher l’ordinateur de Logan. Il voulait mettre la main sur la vidéo où on voit le monospace s’écraser…

— Et Paige bondir comme un chamois. Alors, qu’attends-tu de moi ?

— Je veux identifier le tireur.

— Sans blague, ironisa Stevie en levant les yeux au ciel. Sois plus précis, Grayson.

— Il veut visionner des vidéos, indiqua Paige derrière eux.

Grayson fit un pas de côté et se tourna vers Paige d’un air inquiet.

— Moi, ça va, dit-elle. C’est pour toi que je me fais du souci.

Elle lui effleura le bras et ajouta :

— Assieds-toi, s’il te plaît.

Il alla chercher une chaise dans la salle à manger pendant que Paige s’installait dans le fauteuil, rejointe par son chien qui vint se coucher à ses pieds. Elle était encore un peu sous le choc, mais son regard était vif et ses sens en alerte.

— Serait-il possible d’obtenir des fichiers vidéo ou audio où l’on entend parler des policiers qui ont la même taille ? Il pourrait se rendre compte par lui-même si l’une de ces voix correspond à celle qu’il a entendue tout à l’heure.

Stevie grimaça.

— Franchement, je ne sais pas si c’est possible, répondit-elle. La police des polices a ses méthodes, certes, mais…

— Mais, là, ce serait violer les droits civiques, conclut Grayson.

— Et alors ? Ce type tue des gens pour le plaisir ou pour de l’argent. Il ne mérite aucun droit civique ! objecta Paige.

— Je suis d’accord avec vous, admit Stevie. Malheureusement, qu’il soit flic ou pas, ce type a des droits civiques. Je ne veux pas qu’un juge rejette des preuves parce que nous les aurions obtenues illégalement. Quand j’arrêterai ce type, qu’il soit flic ou pas, je ne veux pas qu’un vice de forme lui permette de s’en tirer.

— Il a des complices, dit Grayson. Le type qui a tué la mère de Logan est sans doute celui qui a abattu Elena hier matin. Mais ce n’est pas l’homme qu’on voit avec Sandoval sur la photo. Si Sandoval mesurait un mètre soixante-quinze, le personnage qui lui remet le virement doit mesurer plus d’un mètre quatre-vingts et il était mince. L’homme à la cagoule faisait ma taille.

— Toi, tu dois mesurer un mètre quatre-vingt-dix.

— Pas loin, mais le type qui a attaqué Paige était plus grand que moi. Il mesurait au moins un mètre quatre-vingt-quinze.

— Nous recherchons donc trois hommes, voire quatre, dit Stevie. L’agresseur de Paige dans le parking, le type qui a payé Sandoval et le tueur de cette nuit. Et, si ce n’est pas lui qui a abattu Elena, ça ferait quatre.

— Il a pris de gros risques en s’introduisant dans un appartement au troisième étage, fit observer Grayson. Pourquoi tenait-il tant à s’emparer de cette vidéo ? Elle passe en boucle à la télé depuis ce matin et on peut la visionner sur le site de la chaîne de Radcliffe.

— Oui, mais pas dans son intégralité, dit Paige. Je l’ai regardée plusieurs fois. Il en manque un bout qui a été coupé au montage. J’ai essayé d’empêcher Elena de saigner pendant deux minutes, mais on ne voit pas cette scène dans la vidéo telle qu’elle a été diffusée, que ce soit à la télé ou sur internet.

— Logan m’a dit que Radcliffe lui avait pris son ordinateur pour vingt-quatre heures, pour l’empêcher de faire circuler la vidéo dans d’autres médias que ceux de sa chaîne, dit Grayson. Radcliffe tenait à conserver l’exclusivité pendant vingt-quatre heures. Radcliffe doit savoir ce qui a sauté au montage. Il faut lui rendre une petite visite.

Stevie désigna la fenêtre.

— Vous n’aurez pas à aller bien loin pour le trouver, dit-elle. Il est au bas de l’immeuble.

Grayson se leva d’un bond et regarda au travers du store.

— Quand est-il arrivé ici ?

— Il était en train d’installer son matériel quand je suis arrivée, dit Stevie.

Paige resta assise dans son fauteuil, mais Stevie la vit se mettre à caresser nerveusement le cou de son chien. Elle avait eu la même réaction dans la voiture.

— Radcliffe semble avoir le don de se montrer aux moments les plus opportuns, dit-elle doucement mais avec une pointe de tension dans la voix.

— Dans ce cas, c’est différent, dit Stevie en faisant référence à la présence du journaliste dans le parking couvert lors de l’agression avortée contre Paige. Il y a eu un appel radio aux voitures de police. S’il est équipé d’un scanner, il a dû l’entendre.

Grayson se détourna de la fenêtre.

— J’aimerais bien lui demander ce qu’il fichait dans ce parking couvert, dit-il. Et aussi pourquoi il n’a pas jugé bon d’appeler la police. Je me ferai un plaisir de le poursuivre pour non-assistance à personne en danger.

— Il était à la sortie du tribunal pour filmer le verdict, ce matin, expliqua Stevie. Je suppose qu’il a suivi l’un d’entre vous jusqu’au parking et qu’il a eu la chance de tomber sur une scène aussi sensationnelle. Mais je vais vérifier. J’aimerais aussi en savoir plus sur son lien avec Logan. Pourquoi ce gamin a-t-il eu l’idée de s’adresser à Radcliffe plutôt qu’à un autre journaliste ?

— Logan a fait un peu de journalisme scolaire, dit Paige. Il a travaillé pour le journal de son collège. Un jour, il a filmé une bagarre dans la cour de récréation. Sa vidéo a eu du succès sur la Toile, et Radcliffe l’a contacté pour lui dire que s’il filmait d’autres vidéos de ce genre, il le ferait embaucher dans une chaîne d’infos.

— Comment savez-vous tout ça ? demanda Stevie.

— C’est Logan lui-même qui me l’a dit quand j’ai emménagé. Il voulait faire un reportage sur moi. Il s’était renseigné sur moi sur internet et savait ce qui m’était arrivé l’été dernier. J’ai refusé, mais il m’a filmée quand même, à mon insu. Je l’ai surpris, un jour, en train de me filmer et je me suis énervée…

— Comment faisait-il pour vous filmer ? demanda Stevie. A travers la fenêtre ?

— Non… Pendant que je promenais mon chien. C’est Peabody qui l’a débusqué dans les buissons.

Elle flatta la nuque du chien et ajouta :

— Quelques jours plus tard, il m’a guettée dans le hall de l’immeuble et m’a abordée. Il m’a dit que s’il pouvait faire un reportage sur moi, il pourrait impressionner un journaliste de sa connaissance, le dénommé Radcliffe. Il m’a assuré que ce Radcliffe était toujours à l’affût d’images exclusives. Je lui ai dit que je m’en fichais et lui ai fermement conseillé de se trouver un autre sujet de reportage, s’il ne voulait pas que je me plaigne à sa mère. Je croyais l’avoir dissuadé. Mais il a remis ça hier matin…

Paige ferma les yeux avant de poursuivre d’une voix contrite :

— Dire que j’ai frappé au plafond pendant qu’il se faisait agresser… Je les réveillais probablement toutes les nuits avec mes hurlements, et il ne s’est jamais plaint de moi. Il est blessé et sa mère est morte parce qu’il faisait une fixation sur moi.

Grayson écarta une mèche rebelle du visage de Paige, d’un geste si tendre que Stevie éprouva l’inconfortable sensation d’être de trop.

— Il te filmait hier matin sans ta permission, murmura-t-il. Cela s’appelle une atteinte à la vie privée, ma chérie. Ce qui est arrivé n’est pas ta faute.

— Je sais, dit-elle d’une voix affligée. Mais alors, pourquoi est-ce que je me sens aussi coupable ?

— Parce que vous êtes humaine, dit Stevie. Certes, ce gamin n’a pas mérité ce qui lui est arrivé, mais il n’est pas non plus complètement innocent.

— Merci, dit Paige en se forçant à sourire. Il faut absolument qu’on visionne les passages coupés de cette vidéo.

— Ça ne va pas être facile, dit Grayson. Je ne vois pas Radcliffe nous la remettre sans y être contraint par une injonction judiciaire.

— Morton et Bashears ont demandé un mandat ce matin, mais comme, entre-temps, Sandoval s’est suicidé en laissant un message où il fait des aveux complets, ils ne s’en sont plus souciés.

Stevie se leva et reprit :

— Grayson, je te conseille de dormir un peu avant la réunion avec mon chef, qui doit se tenir dans quelques heures. Quand tu seras bien reposé, le nom de l’homme à la cagoule te reviendra peut-être à la mémoire. Nous allons voir avec la police des polices ce qu’on peut faire. S’il y a un ripou parmi nous, nous avons besoin de nous coordonner avec eux pour l’empêcher de nuire. En partant, je vais demander à Radcliffe de nous remettre la vidéo. Mais il risque de refuser.

— Merci, Stevie, je t’en suis très reconnaissant.

— C’est moi qui te suis reconnaissante, pour tous les mandats que tu as délivrés à ma requête au cours des ans, dit-elle en esquissant un sourire las.

Stevie avait déjà la main sur la poignée de la porte quand Paige lui dit :

— Et Delgado, inspecteur ? Vous avez retrouvé sa femme et sa fille ?

— Non. Nous avons lancé un avis de recherche. A sa place, avec un enfant à protéger, je me planquerais.

Stevie hésita avant de décider que Paige avait besoin de savoir autre chose :

— Nous avons trouvé l’arme avec laquelle Delgado a été tué dans une benne derrière la maison des Muñoz. Nous avons interpellé les frères Muñoz. Ils sont interrogés dans nos locaux en ce moment même.

— C’est cousu de fil blanc, dit Paige en faisant la moue. Le tueur a voulu orienter les soupçons sur eux.

— Quand nous sommes arrivés sur la scène de crime, dit Stevie, mon partenaire et moi avons tout de suite compris que le tueur avait voulu faire croire à un meurtre commis par un amateur. Ayant dû batailler pour garder la direction de l’enquête sur ce meurtre, je n’ai pas voulu que certains collègues puissent m’accuser de délaisser une piste.

— Vous faites allusion à Morton et Bashears ? demanda Paige.

— Par exemple. Mais le fait que vous ayez découvert le corps de Delgado si rapidement a eu un effet bénéfique. Les frères Muñoz ont un alibi : ils étaient à l’église, et le prêtre l’a confirmé.

— Tant mieux, dit Paige. Cette pauvre famille a assez souffert. Ce pauvre Ramon… Il doit se sentir si impuissant, coincé en prison pendant que sa famille souffre. Il faut absolument que je lui parle. Il faut que je lui dise qu’Elena l’aimait vraiment, et qu’elle l’a aimé jusqu’à la fin.

— Pas encore, dit Grayson. Il faut faire croire à ceux qui tirent les ficelles que nous en savons le moins possible. Il faut qu’ils prennent de l’assurance et qu’ils commettent une erreur, pas qu’ils soient sur leurs gardes. Si Ramon apprend vers quelle piste s’oriente notre enquête, cela pourrait s’éventer.

— Cela pourrait mettre sa vie en danger, reconnut Stevie. Il faut qu’on sache qui est impliqué dans cette affaire avant de lui dire quoi que ce soit.

— Bon, d’accord, soupira Paige.

— Dès que ce sera judicieux, je t’emmènerai le visiter à l’hôpital pénitentiaire, dit Grayson. Je te le promets.

La promesse de Grayson parut achever de convaincre Paige.

— Merci, répondit-elle en hochant la tête.

— On va savoir le fin mot de l’histoire, dit Stevie. Mais d’abord, essayez de dormir un peu.