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Mardi 5 avril, 12 heures

Elle était pâle comme un linge. Le sang coulait de sa plaie à la gorge, brunissant sa veste rouge. Grayson souleva doucement le visage de la femme aux yeux noirs vers la lumière, espérant que sa main ne tremblait pas tandis qu’il pressait son mouchoir contre la blessure. Deux centimètres plus bas, et sa carotide aurait été tranchée… Son pouls était aussi saccadé que sa respiration.

Il jeta un coup d’œil vers l’entrée du parking. L’agresseur avait disparu. D’une main fébrile, Grayson sortit son téléphone portable de sa poche et composa le numéro de police secours, sans cesser d’appuyer sur la plaie.

— Police secours, quel est le motif de votre appel ? demanda la standardiste.

— Une femme vient d’être poignardée. Elle est blessée à la gorge. Envoyez une ambulance au parking couvert qui se trouve à quatre pâtés de maisons du tribunal. C’est au deuxième niveau, près de la cage d’escalier.

— Je viens d’alerter les secours. La victime est-elle consciente ?

— Oui.

Dieu merci…

Elle avait fermé les yeux. Elle serra les poings, les desserra, puis les serra de nouveau. Il déboutonna le haut de sa veste, prit son pouls une nouvelle fois. Son cœur battait déjà moins vite.

— Vous êtes en sûreté ? demanda la standardiste.

— Je crois, répondit Grayson.

Il haletait encore, alors que la jeune femme commençait à respirer plus régulièrement.

— L’agresseur a pris la fuite, ajouta-t-il.

— Pouvez-vous le décrire ?

— Il mesure près de deux mètres et doit peser dans les cent vingt kilos. Il était coiffé d’une casquette de base-ball, et je n’ai pas pu distinguer la couleur de ses cheveux. Il portait un blouson en Nylon noir et un pantalon noir. Je ne l’ai vu que de dos.

— Bien… Restez en ligne. Les secours arrivent.

— Je vais poser mon portable par terre pour exercer une pression sur son cou, dit Grayson. Je le mets en mode haut-parleur.

Il lâcha son portable et prit la tête de la femme entre ses mains, la souleva doucement pour qu’elle repose sur ses cuisses. Comme son mouchoir était trempé de sang, il dénoua sa cravate et s’en servit pour appuyer sur la plaie.

— Merci, murmura-t-elle.

Il relâcha son souffle. Elle ouvrit les yeux et le regarda d’un air intrigué.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

— Paige… Paige Holden. Merci. Vous m’avez probablement sauvé la vie.

Il ne put retenir un sourire, soulagé par le ton presque malicieux de la remarque.

— Probablement ? s’étonna-t-il.

Elle esquissa un sourire.

— Il faut bien que je ménage mon amour-propre, dit-elle.

— Vous vous en êtes très bien tirée, mademoiselle Holden ! répondit-il, admiratif.

Maintenant que le danger était passé, il repensait avec ébahissement à l’énergie qu’elle avait déployée pour se défendre contre un type qui faisait deux fois son poids et la dépassait d’une tête.

— Bravo pour votre coup de pied ! dit-il.

— Bravo pour votre maniement de l’attaché-case ! répliqua-t-elle.

Elle voulut se redresser, mais il l’en empêcha doucement.

— Ne bougez pas. Si vous vous redressez, votre blessure va se remettre à saigner. Et je n’ai pas d’autre cravate ni d’autre mouchoir pour étancher le sang. L’ambulance va arriver d’un moment à l’autre.

— J’ai perdu mon portable… J’étais en train de parler à un ami. Il va s’inquiéter.

— A qui parliez-vous ?

— A mon associé. Il doit se faire un sang d’encre. Pourriez-vous retrouver mon téléphone ?

L’appareil gisait au pied d’une des roues de la voiture qui occupait la place voisine. Sans lâcher Paige, Grayson tendit le bras et parvint à le récupérer du bout des doigts. En l’examinant, il constata aussitôt que c’était un téléphone jetable.

— Vous faites quoi, dans la vie ? s’enquit-il d’un ton légèrement suspicieux.

Elle le regarda longuement avant de répondre :

— Je suis détective privée. Je fais mes débuts dans le métier.

Il savait qu’Elena Muñoz avait engagé un détective privé dans le but de faire innocenter son mari. Cette réponse n’avait donc rien d’étonnant. Il ouvrit le téléphone jetable, appuya sur la touche bis et lui tendit l’appareil.

Elle ne le quitta pas des yeux pendant qu’elle attendait la tonalité. Elle semblait sur ses gardes.

— Je vais bien, dit-elle sans préambule à son associé.

Grayson la vit grimacer.

— Ne hurlez pas, dit-elle un instant plus tard. Je vous ai dit que j’allais bien.

Elle fit une nouvelle grimace avant de poursuivre :

— Un type m’a attaquée avec un couteau, mais je n’ai rien, ou presque… Grayson Smith est avec moi.

Elle leva les yeux vers Grayson d’un air gêné.

— Mais non, dit-elle. C’est lui qui a mis l’agresseur en fuite.

Grayson lui prit le téléphone des mains et dit :

— Smith à l’appareil… Qui êtes-vous ?

— Son associé, Clay Maynard, dit l’homme d’une voix nerveuse. Elle m’a dit qu’elle n’était pas blessée… C’est vrai ?

— Non ! Ce type lui a fait une entaille à la gorge ! Une ambulance est en route. Mais quelques points de suture devraient suffire. Je vous rappellerai pour vous dire dans quel hôpital elle a été emmenée.

— Merci, dit Clay d’un ton bourru. Elle va refuser de monter dans l’ambulance et d’aller à l’hôpital, alors insistez bien pour qu’elle accepte. S’il vous plaît… Et ne la quittez pas avant que j’arrive, entendu ?

Grayson fronça les sourcils. Le nom de Maynard lui disait quelque chose, mais il ne se souvenait pas où il l’avait entendu.

— D’accord, dit-il.

Il ramassa son propre téléphone portable et dit à la standardiste :

— Bon, je vais raccrocher, maintenant. Les secours vont arriver d’un moment à l’autre. Merci.

Il rangea les deux téléphones dans sa poche.

Paige tenta une nouvelle fois de se redresser, tendant la main vers son téléphone.

— Rendez-le-moi, s’il vous plaît.

— Quand vous serez arrivée aux urgences.

Elle lui jeta un regard noir et protesta :

— Mais c’est du chantage !

— Du moment que ça marche…

Il se pencha un peu plus vers elle. Son visage était si près du sien qu’il pouvait sentir son souffle balayer ses joues.

Elle était liée à Elena, et il aurait aimé en savoir davantage. Quand ils seraient aux urgences, il n’aurait peut-être plus la possibilité de l’interroger à l’abri des oreilles indiscrètes.

— Vous avez travaillé pour Elena Muñoz ? demanda-t-il à voix basse.

Elle hésita avant de répondre. Puis elle hocha brièvement la tête, comme elle l’avait fait sur les marches du tribunal.

— Quelle mission vous a-t-elle confiée ? demanda-t-il.

— Elle m’a chargée de prouver que son mari n’était pas un meurtrier. Elle a trouvé de nouvelles preuves de son innocence. Des preuves incontestables… Qui sont la cause de sa mort.

Si Grayson avait accordé foi à toutes les protestations d’innocence qu’il avait entendues dans sa carrière, il aurait fait un piètre procureur. Cependant, vu ce qui s’était passé plus tôt dans la matinée, il était disposé à écouter les arguments de Paige. Pour l’instant, du moins.

— Pourquoi s’adresser à moi ? demanda-t-il. S’il y a des éléments nouveaux dans cette affaire, c’est à la police d’enquêter…

Sa voix s’estompa lorsqu’il vit les yeux noirs de Paige lancer des éclairs.

— Vous n’avez pas prévenu la police de l’existence de ces preuves ? s’étonna-t-il.

— Non. Et je n’en ai pas l’intention.

— Ah bon ? Pourquoi pas ? demanda-t-il sans masquer son irritation.

Elle hésita de nouveau, plus longuement cette fois.

— Dépêchez-vous de répondre, insista-t-il. L’ambulance va arriver.

— Juste avant de mourir, Elena m’a dit que c’étaient des flics qui la traquaient.

Il en resta sans voix pendant quelques secondes. L’accusation était grave, et il n’y accordait a priori aucun crédit. Mais, à l’évidence, la jeune femme en était persuadée.

Et elle venait d’être agressée.

— Pourquoi s’adresser à moi ? répéta-t-il.

— Parce que je veux agir dans les règles. J’ai des informations, mais je ne peux les transmettre qu’à un flic ou un magistrat digne de confiance. J’ai besoin de me faire une idée sur votre intégrité. Etes-vous honnête, monsieur Smith ?

Cette question très directe le mit mal à l’aise.

— Je vous ai sauvé la vie, murmura-t-il.

— C’est vrai. Maintenant, j’ai besoin de votre aide pour sauver quelqu’un d’autre… Etes-vous un honnête homme ?

— Je crois l’être.

— Tant mieux. Aidez-moi à me redresser. Je laisserai les urgentistes m’examiner ici, mais il n’est pas question que je monte dans cette fichue ambulance.

Elle tenta de se redresser, mais il la maintint allongée. Ce n’était pas facile car elle se démenait comme un beau diable.

— Laissez-moi me relever, dit-elle avec une pointe de désespoir dans la voix. Je vous en prie…

Grayson lut de la panique dans le regard de Paige, et il se rendit compte que cette femme, qui semblait si intrépide, avait une peur viscérale des ambulances. Il savait qu’il y avait, en général, une cause à ce genre de phobie. Et il aurait aimé la connaître.

Elle était courageuse mais, en cet instant, très vulnérable.

— Vous voulez que je vous aide ? demanda-t-il froidement. Alors, acceptez de monter dans cette ambulance.

— C’est du chantage ! répéta-t-elle en serrant les dents.

Elle était toute tremblante, et Grayson fut tenté de la laisser filer. Mais il la maintint fermement contre le sol.

— Comme je vous l’ai déjà dit : du moment que ça marche, murmura-t-il sans lâcher ses épaules.

— Arrêtez de me plaquer au sol comme ça ! protesta-t-elle.

Elle haletait, à présent, et se débattait, sa panique s’accroissant tandis que l’ambulance se rapprochait d’eux.

— Lâchez-moi, l’implora-t-elle. Je vous en supplie…

Grayson éprouvait une autre sorte d’inquiétude. Il avait vu suffisamment de victimes d’agression pour reconnaître les signes d’un traumatisme de ce genre. Sa blessure à la gorge ne nécessitait que quelques points de suture. La peur de cette femme, quelle qu’en soit l’origine, était profonde. Il desserra légèrement son emprise.

— Excusez-moi, dit-il.

Elle cessa de gesticuler. Son front était trempé de sueur.

— J’irai dans l’ambulance, je vous le promets, dit-elle. Je voudrais juste que vous arrêtiez de me maintenir de force par terre.

— Excusez-moi… Je ne voulais pas vous faire peur.

Elle le regarda droit dans les yeux et implora :

— Ne partez pas !

Grayson lui caressa doucement les cheveux, tandis que l’ambulance s’arrêtait tout près d’eux.

— Je reste avec vous. Fermez les yeux et respirez.

Elle obéit, tâchant visiblement de recouvrer son sang-froid.

Il se surprit à faire la même chose, car son cœur battait à tout rompre, stimulé par l’adrénaline, la crainte et… l’admiration.

Elle avait dû avoir la peur de sa vie, ce matin-là, et pourtant, elle avait fait le bon choix.

Elle est venue me voir.

Ensuite, elle s’était défendue héroïquement contre un agresseur colossal, et elle était encore sous le choc.

Mais elle me fait confiance.

Il hésita avant de lui effleurer la joue du bout des doigts. La peau de son visage, douce et soyeuse, était enflammée par l’émotion.

— Ne vous inquiétez pas, murmura-t-il. Je suis là.

Mardi 5 avril, 12 h 30

Il leva les yeux pour contempler son œuvre. Le corps se balançait doucement et fermement au bout de la corde de fortune, confectionnée avec des draps. Pour l’œil le plus exercé, c’était un suicide. Lui-même avait un avis d’expert à cet égard : c’était loin d’être la première fois qu’il camouflait un meurtre en suicide.

Le nettoyage était devenu sa spécialité, en quelque sorte… Denny Sandoval était un témoin encombrant depuis trop longtemps. Mais il ne risquait plus de nuire.

Denny avait fini par cracher ses secrets. Enfin, tous ceux qui m’intéressent. Le message que Denny avait bien voulu rédiger se trouvait sur le buffet du salon. Sa valise avait été vidée et remisée, son contenu dûment rangé. Il n’y avait plus d’indices pouvant laisser croire qu’il cherchait à quitter la ville.

Il avait déjà contrôlé le téléphone portable de Denny. Il n’y avait trouvé aucun appel compromettant. Sauf celui qu’il avait passé à Silas. Heureusement, Denny avait appelé Silas sur sa ligne « professionnelle », parfaitement anonyme. Même si les policiers cherchaient à tracer cet appel, passé peu avant la mort d’Elena, ils n’aboutiraient nulle part.

A présent, Elena Muñoz ne pouvait plus nuire. Son stratagème lui a coûté la vie et va m’obliger à prendre des mesures drastiques. Elle s’était avérée beaucoup plus ingénieuse qu’elle n’en avait l’air. Certes, il n’y avait pas besoin d’être un génie pour se montrer plus malin que Denny…

J’aurais dû le tuer il y a six ans. Mais cela aurait fait naître trop de soupçons, à l’époque. Il avait donc choisi de le laisser vivre.

Il considéra le cadavre suspendu avec le plus profond mépris. Ce crétin lubrique n’a pas pu se retenir de baiser la femme de Muñoz !

Cette boulette n’était rien, comparée à celle que Denny avait commise en conservant des photos de la remise de sa « rémunération ». Des photos !

Denny avait tenté de nier. Avec véhémence, au début. Beaucoup moins d’éloquence après quelques minutes de « persuasion ». Puis il avait craqué et tout avoué. Ce taré avait planqué une caméra de surveillance derrière le bar, ce soir-là. Le soir où je l’ai payé pour fermer sa gueule.

Denny s’était cru assez malin pour pouvoir s’en servir… Contre moi. Pour conserver un moyen de pression… Pour se protéger… ou pour me faire chanter. Quel crétin !

Elena avait-elle vu ces maudites photos ? « Non, non ! » avait gémi Denny. Mais il était évident qu’elle les avait vues. Sinon, Denny ne se serait pas lancé à ses trousses pour la flinguer. Or il n’avait même pas été capable de la blesser mortellement. Et il avait fallu que ce soit Silas qui s’en charge.

Il n’avait pas encore pris de décision au sujet de Silas. Silas lui avait menti. C’était inadmissible. Mais… Silas avait certains talents, bien utiles. Il faudra que j’y réfléchisse, mais plus tard.

A présent, il avait d’autres problèmes à affronter. Non seulement Elena Muñoz avait vu les photos de Denny, mais encore elle les avait copiées. Apparemment, Denny n’était pas conscient du fait que son ordinateur enregistrait chaque connexion et chaque sauvegarde des fichiers qu’il contenait. Denny s’était comporté comme un imbécile doublé d’un ignare.

Elena avait donc filé en emportant des photos compromettantes. Des photos de moi. En train de remettre de l’argent à ce crétin de Denny. Il leva une nouvelle fois les yeux vers le cadavre et sentit la colère monter en lui. Heureusement que j’ai eu la présence d’esprit de me grimer, ce soir-là…

Il descendit au bar et ouvrit la caisse enregistreuse. L’argent qu’elle contenait n’aurait pas suffi à payer un plein d’essence, mais il fallait faire croire à un vol. Il examina le désordre qui régnait derrière le bar — du verre brisé et des mares de whisky et de vodka. Il avait cherché les caméras de surveillance et les avait trouvées. Elles étaient branchées sur l’ordinateur portable de Denny, qu’il emportait en sus de la recette de la veille. Ah, tu voulais me faire chanter…

Pour apporter une touche finale à la mise en scène, il entrouvrit la porte principale et quitta les lieux par la sortie de secours. Les délinquants juvéniles du quartier allaient affluer comme des chacals sur une carcasse. Ils feraient de nouveaux dégâts et voleraient tout ce qui n’était pas cassé. Quelqu’un finirait par tomber sur le corps pendu de Denny. Un flic qui se douterait d’un coup tordu aurait à trier pas mal de débris pour s’y retrouver.

Bon débarras, songea-t-il en repensant à Denny. Il fourra l’ordinateur portable du pendu dans son sac à dos. Les flics ne trouveraient pas les photos en fouillant la maison. Mais elles se promenaient dans la nature. Il était obligé de partir de l’hypothèse que quelqu’un les avait récupérées. On finirait par savoir que Sandoval et l’ami de Muñoz avaient menti sous serment. Et Muñoz serait libéré, tôt ou tard.

Heureusement qu’il avait toujours un plan B. Quand il avait manigancé la condamnation de Muñoz, il avait déployé une intense activité et s’était heurté à de nombreuses difficultés. Mais il les avait toutes surmontées.

Son téléphone portable sonna au moment où il démarrait. Il répondait toujours à la première sonnerie quand ce numéro s’affichait à l’écran.

— Bonjour, dit-il.

— J’ai vu les informations. Que savait-elle, au juste, cette Muñoz ?

Il faillit répondre avec hargne, en réaction au ton de reproche sur lequel la question avait été posée, mais il n’en fit rien.

— J’ai tout arrangé. Ne t’inquiète pas.

— C’est ce que tu dis chaque fois. Qu’as-tu fait pour tout arranger ?

— Le patron du bar est mort.

— Et l’ami de Ramon ?

— On va s’en occuper aussi.

— Il n’y aura plus aucun témoin gênant ?

— Bien sûr que non.

— Tant mieux. Et, à propos de témoin gênant, j’ai trouvé la dernière…

— Ah bon ? Où ça ? demanda-t-il en sentant un frisson lui parcourir l’échine.

— Elle avait disparu pendant des années. Elle était partie à l’étranger. Et maintenant… elle est revenue.

Il déglutit. Tout cela ne lui disait rien qui vaille.

— Quels sont tes projets ?

— Je vais la tuer, comme toutes les autres. Ensuite, on sera débarrassés de tous les témoins gênants. Plus personne ne pourra faire de révélations.

— Ne t’emballe pas, dit-il. Il serait peut-être préférable d’attendre un peu pour régler ce problème. Au moins jusqu’à ce que cette histoire d’Elena Muñoz se calme.

— Mais j’ai déjà commencé. Je ne peux plus reculer.

— Mais si, tu peux ! objecta-t-il sèchement, avant de le regretter aussitôt.

A l’autre bout de la ligne, la voix se fit plus froide :

— Occupe-toi de tes témoins gênants, je m’occuperai des miens. Appelle-moi quand tu auras tout réglé.

La communication s’interrompit.

— Merde, marmonna l’homme.

Mais il ne pouvait rien faire, pour l’instant. Il obéirait aux instructions et s’occuperait de ses témoins gênants.

Mardi 5 avril, 13 h 20

Grayson Smith ne l’avait pas quittée d’une semelle. Il lui avait tenu la main pendant tout le trajet jusqu’à l’hôpital. Il s’était tenu à son côté quand un agent avait recueilli sa déposition, et il était resté lorsque l’inspecteur Perkins l’avait interrogée une deuxième fois sur l’agression.

A présent, il se tenait debout sur le pas de la porte de la petite chambre du service des urgences où elle se trouvait en observation. Il gardait les bras croisés, et son attitude vigilante semblait sanctuariser la pièce.

Il veille sur moi, songea Paige.

— Comme Peabody, murmura-t-elle.

On lui avait demandé de rester immobile en attendant qu’un médecin vienne poser des points de suture sur sa plaie à la gorge. Allongée dans son lit, elle se sentait rassurée par la présence de cet homme de loi aux larges épaules.

Mais l’homme qui l’avait agressée était encore plus costaud. Que me serait-il arrivé si Grayson Smith n’était pas intervenu ? Je serais morte, à l’heure qu’il est… Sauf qu’il ne se trouvait pas là par hasard. Il l’avait suivie. Et elle ne savait pas trop comment interpréter ce fait.

— Qui est Peabody ? demanda Grayson.

— Mon chien.

Il haussa les sourcils, surpris par la comparaison.

— Pourquoi suis-je comme votre chien ?

— Il me protège du monde extérieur.

Il se détendit, visiblement rassuré par cette explication.

Il m’a caressé les cheveux, les joues. Il m’a réconfortée, m’a calmée… Elle avait très envie de lui faire confiance.

Son intervention providentielle parlait en faveur de cet homme qu’elle venait de rencontrer.

— Pourquoi avez-vous besoin d’un chien pour vous protéger ? demanda-t-il.

— C’est une longue histoire…

Et elle n’avait pas envie de la raconter.

Intrigué, il plissa les yeux.

— D’accord… Mais pourquoi détestez-vous les hôpitaux ? insista-t-il.

— Pour la même raison, répondit-elle, tranquillement mais fermement.

— Excusez-moi, intervint une voix féminine qui parut familière à Paige.

Grayson s’écarta pour laisser le passage au Dr Burke. Burke jeta un regard narquois à Paige et lui dit :

— Eh bien, vous avez une journée bien remplie, apparemment !

Paige grimaça.

— Je voulais simplement promener mon chien ce matin avant de faire une petite sieste, dit-elle.

Burke s’assit sur un tabouret à roulettes et se rapprocha du lit, avant de jeter un regard furtif par-dessus son épaule.

— Mais ce n’est pas le même type que ce matin, dit-elle tout bas. C’est qui, celui-là ?

— Grayson Smith, répondit Paige en remarquant que ce dernier serrait la mâchoire. Il est procureur.

— Il est mignon, chuchota Burke. Vous avez l’intention de les garder tous les deux ?

Paige éclata de rire. Puis elle sentit la douleur lui vriller le cou lorsque Burke ôta d’un coup sec le pansement temporaire.

— Ouille ! Vous avez fait exprès de me faire rire ! protesta Paige.

— On ne peut pas rire et pleurer en même temps. Je vais vous faire une anesthésie locale, mais ça va faire quand même un peu mal quand je vous recoudrai.

Paige contrôla son anxiété… jusqu’à ce que Burke exhibe une seringue pourvue d’une aiguille qui lui parut mesurer plus de trente centimètres.

— Je… je ne veux pas… Je… je dois m’en aller…

Elle tenta de se redresser, mais Burke la repoussa doucement sur le matelas.

— Ne bougez plus, Ninja Girl. Ça va pincer un peu.

— Regardez-moi, dit Grayson.

Il vint s’accroupir à son chevet en lui tendant la main. Son regard était impassible, son expression tranquille.

— Vous pourrez me serrer le poignet aussi fort que vous voudrez, ajouta-t-il.

Paige se concentra sur les yeux de Grayson. Ils semblaient plus verts, à présent, à la lumière du néon, qu’au moment où il s’était penché pour lui parler d’Elena Muñoz dans le parking. La seringue du Dr Burke, en lui perçant la peau, vint interrompre ses pensées, l’empêchant de se concentrer sur un détail qui lui trottait dans la tête. Elle prit la main de Grayson et retint ses larmes. Ce n’était pas la douleur qui la faisait pleurer…

C’était la peur. Et elle détestait avoir peur. Elle ravala un sanglot.

— Je sais ce que c’est, murmura Grayson. Ce sera bientôt fini. Ne me lâchez pas la main, respirez, et tout va bien se passer.

Paige obéit, fermant les yeux et serrant la main de Grayson de toutes ses forces.

— Vous avez été suspendue ? demanda-t-elle à Burke entre ses dents.

— Oui, dit Burke, une journée. Dès que j’aurai fini ce service, je vais me retrouver sur la touche jusqu’à jeudi matin, sans compensation salariale.

Elle avait dit cela d’un ton badin, mais Paige n’en fut pas moins prise de remords.

— Je suis désolée, dit-elle. C’est ma faute… j’aurais dû répondre quand l’autre urgentiste m’a parlé, ce matin.

— Vous étiez sous le choc… Vous n’avez rien à vous reprocher, Ninja Girl.

— Arrêtez de m’appeler comme ça ! Ouille ! Vous avez bientôt fini ?

— Mais non ! s’exclama Burke avec entrain. Je n’en suis qu’à la moitié.

— Paige…, dit Grayson d’un ton apaisant. Regardez-moi… D’où venez-vous ?

— Du Minnesota…, répondit Paige entre ses dents serrées.

Elle savait qu’il essayait de la distraire de la douleur — et de se renseigner sur elle par la même occasion. Elle dut reconnaître qu’il savait y faire. Vraiment. Elle lui broyait le poignet et il n’avait pas émis l’ombre d’une plainte.

— Peabody aussi ? demanda-t-il.

— Oui. C’est une amie qui me l’a offert. Elle tient un chenil et elle est dresseuse. Elle donne à tous ses chiens des noms de…

Burke tira un peu trop fort sur la plaie et Paige laissa échapper un grognement.

— Merde ! s’écria-t-elle. Ça fait trop mal !

— Désolée, répliqua Burke d’un ton égal. Mais je vous avais prévenue.

— Alors, comment votre amie trouve-t-elle les noms de ses chiens ? demanda Grayson avec impatience.

— Elle leur donne des noms de personnages de dessins animés. « Peabody » lui est venu en regardant M. Peabody et Sherman.

— J’ai adoré ce dessin animé, dit Burke. Il y a aussi les personnages de Bullwinkle et de Rocky…

— Pourquoi votre amie vous a-t-elle donné un chien ? insista Grayson.

Paige réfléchit un instant avant de trouver une réponse anodine.

— Elle pensait que j’avais besoin de compagnie.

— A cause de l’été dernier ? demanda Burke.

Et, du coin de l’œil, Paige la vit se mordre les lèvres en comprenant qu’elle venait de gaffer.

— Désolée, dit Burke.

— Comment êtes-vous au courant ? demanda Paige.

— J’ai fait une recherche sur internet en entrant votre nom dans Google. Ça ne m’a pas pris longtemps. Vu les circonstances, je trouve parfaitement compréhensible que vous ayez besoin d’un chien de garde.

— Vous pouvez donc m’en parler, puisque c’est si facile de la trouver sur internet, dit Grayson à Paige.

Celle-ci marmonna un juron avant de répliquer :

— On m’a tiré dessus l’été dernier, voilà tout…

Il y eut un long silence pendant que Burke continuait à recoudre la plaie.

— Et c’est tout ? finit par demander Grayson, le plus calmement du monde.

— Son amie a été tuée, précisa Burke tout aussi tranquillement.

Paige referma les yeux. Elle sentit un serrement au cœur qui éclipsait la douleur de la suture.

Grayson écarta doucement une mèche rebelle du front de Paige, et celle-ci sentit sa gorge se crisper. Elle pouvait supporter la douleur et résister à la panique, mais la tendresse la hérissait.

— Je suis désolé, murmura-t-il. Comment s’appelait votre amie ?

— Thea, répondit Paige d’un ton brusque. On pourrait faire une pause ? Je n’arrive plus à respirer.

— Détendez-vous, dit Burke. Voilà, c’est fini ! La plaie est recousue. J’ai lu un article sur ce que vous avez accompli dans le Minnesota. J’admire ce que vous avez fait l’été dernier. Et votre attitude, ce matin, force le respect.

Paige repoussa l’image du visage de Thea dans un coin de son cerveau. Elle y repenserait plus tard. Pas maintenant, pas ici… Elle sentait qu’elle allait fondre en larmes. Il ne faut pas que je craque.

— Je n’ai rien fait d’extraordinaire, ce matin, dit-elle.

Ni cet été… C’est ça, le problème…

— Comment ça ? Mais bien sûr que si ! Vous avez été formidable ! protesta Grayson d’un ton bourru. La plupart des gens auraient pris la fuite en voyant un véhicule criblé de balles. Vous, vous avez couru vers cette voiture pour aider la conductrice. C’est énorme !

— Absolument, renchérit Burke en appliquant un pansement sur la plaie suturée. Mais dorénavant, essayez de ne pas vous faire agresser à tous les coins de rue.

— Je ferai de mon mieux, répondit Paige d’un ton pince-sans-rire. Je peux me redresser, maintenant ?

— Oui, dit Burke. L’infirmière va vous remettre une ordonnance.

Elle se tourna vers la porte, prête à sortir de la chambre, avant de se raviser et d’ajouter :

— Si jamais vous décidiez de vous remettre à enseigner, prévenez-moi. Je connais pas mal de gens qui pourraient être intéressés par vos cours.

Elle la salua de la main et disparut dans le couloir, laissant Grayson et Paige en tête à tête.

— Qu’a-t-elle voulu dire ? demanda-t-il.

Il ne lui avait pas lâché la main et Paige continuait de la serrer bien fort. Elle desserra son étreinte, mais il lui prit la main à son tour.

— Burke doit travailler avec des femmes battues, dit-elle.

— Ce qui veut dire que c’est ce que vous faisiez à Minneapolis, conclut-il.

Elle haussa les épaules.

— Entre autres choses.

Elle s’assit et fut prise d’un léger vertige. Puis elle ajouta plus bas, afin qu’il soit seul à pouvoir l’entendre :

— Vous m’avez suivie… Pourquoi ?

Grayson ferma brièvement les yeux et lui lâcha la main avant de répondre :

— Vous vouliez que je vous remarque, dans la salle d’audience et sur les marches du tribunal. Vous auriez pu aussi bien semer des petits cailloux sur votre chemin.

— Vous suivez toutes les femmes qui vous regardent en salle d’audience ?

— Seulement celles qui ont été témoins d’un meurtre quelques heures auparavant.

Elle sentit la joue de Grayson effleurer la sienne lorsqu’il se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :

— Qu’est-ce qu’Elena vous a dit ? Qu’a-t-elle prétendu avoir trouvé ?

— Elle n’a pas prétendu avoir trouvé quoi que ce soit, elle a vraiment trouvé des preuves ! répliqua Paige d’un ton farouche. Et ces preuves, je les ai vues. Ramon n’a pas pu tuer Crystal Jones ! C’est impossible ! Son ami a menti. Le patron du bar a menti. Quelqu’un a voulu faire taire Elena. Mais elle m’a parlé.

Elle effleura son cou blessé en ajoutant :

— Et voilà le résultat…

Grayson détourna les yeux. Il semblait en proie à de sombres pensées.

— Je vais vous ramener chez vous, dit-il. Nous pourrons y poursuivre cette conversation.

Mardi 5 avril, 14 h 05

Grayson et Paige venaient d’émerger dans le hall de l’hôpital lorsqu’ils virent deux hommes et une femme qui attendaient à l’extérieur. La femme était en train de s’en prendre à l’un des hommes.

Paige se figea sur place.

— Mince, dit-elle. Décidément, ce n’est vraiment pas mon jour.

— Vous connaissez Morton et Bashears ? demanda Grayson. Et l’autre type, vous savez qui c’est ?

— C’est mon associé, Clay Maynard.

— Morton a l’air de lui en vouloir.

— Il y a un contentieux entre eux, dit Paige. Le partenaire de Morton a été abattu l’année dernière. Il s’appelait Skinner.

Grayson comprit alors pourquoi le nom de Maynard lui rappelait quelque chose.

— Je me disais bien que j’avais déjà vu ce nom quelque part… Il a été cité comme témoin dans une affaire de meurtre, l’an dernier. Un tueur qui avait plusieurs cadavres à son actif… La partenaire de Maynard était au nombre des victimes. Comment s’appelait-elle, déjà ?

— Nicki Fields. Clay a aidé les enquêteurs à identifier l’assassin, mais il ne s’est décidé à le faire qu’après que le partenaire de Morton a été grièvement blessé. Je crois que Morton est en train de dire à Clay tout le bien qu’elle pense de lui…

— L’inspecteur qui dirigeait cette enquête est une de mes amies.

Il se souvint de la terreur de Stevie quand Cordelia avait été désignée comme cible par le tueur.

— Quand il a su que la fille de mon amie était menacée, Maynard lui a dit tout ce qu’il savait.

Paige lui adressa un bref coup d’œil énigmatique.

— Morton et Bashears m’ont rendu une petite visite, ce matin, dit-elle. Comme je suis associée à Clay, elle se méfie de moi. Et moi, comme c’est elle qui a été chargée de l’enquête sur la mort de Crystal Jones, je me méfie d’elle.

Grayson repensa aux mots qu’elle avait murmurés dans le parking couvert. « Elena m’a dit que les flics la traquaient… »

— C’est absurde, dit-il. Je connais Morton depuis des années. C’est une enquêtrice chevronnée. Et Bashears a été décoré à plusieurs reprises pour actes de bravoure.

— Mais moi, je ne les connais pas. Et je ne veux rien leur dire.

— Cela s’appelle faire obstruction à la justice, fit-il remarquer d’une voix sévère.

Mais elle n’avait pas l’air très impressionnée.

— Ce matin, j’ai été interrogée par l’inspecteur Perkins, dit-elle. Quelques heures plus tard, Morton, qui a découvert l’arme du crime fort à propos dans une botte d’Elena pendant que son partenaire interrogeait Ramon, se pointe chez moi pour me dire que Perkins a été affecté à une autre enquête. Et pour me menacer, en me prévenant qu’elle ne me ferait pas de cadeau si elle apprend que je détiens des informations. Qu’est-ce qui peut lui faire soupçonner que je les détiens, si ce n’est qu’elle connaît l’existence de ces informations ?

— Elle a appris que vous étiez détective privée, répondit-il. Et vous êtes la dernière personne à avoir parlé avec la victime. Il est normal qu’elle fasse le rapprochement entre ces deux faits et vous soupçonne de lui cacher des éléments.

— Admettons qu’elle ait flairé quelque chose parce que je suis détective, et qu’elle se soit montrée agressive parce que je travaille pour Clay… Quelques heures après sa visite, quelqu’un a essayé de me tuer. Il est tout aussi normal que je fasse, moi aussi, le rapprochement. Je tiens à agir dans les règles, mais je tiens aussi à la vie.

— Tout ce que vous savez, c’est qu’Elena a été abattue par un tueur. Peut-être savait-il qu’Elena détenait ces preuves dont vous faites tant de cas… Peut-être est-il revenu pour vous réduire au silence définitivement.

Elle plissa les yeux.

— Si ce tireur d’élite voulait ma peau, il m’aurait abattue quand il m’avait dans sa ligne de mire. Je suis restée pétrifiée pendant plusieurs secondes, une fois qu’il a tué Elena. Il aurait pu me loger une balle dans la tête ou dans le cœur à ce moment-là, ou plus tard, sur les marches du tribunal, ou encore dans le parking… Alors que mon agresseur a voulu m’égorger… Un tireur d’élite n’aurait pas pris le risque d’un corps à corps. Ces gens-là tuent à distance.

Elle avait raison.

— Je vois, dit Grayson, que vous avez bien réfléchi à tout ça. Mais j’ai quand même du mal à croire que Liz Morton puisse être impliquée dans des activités criminelles. Et Bashears encore moins.

— Comme vous voudrez… De toute façon, je ne lui dirai rien de ce que je viens de vous dire. Je vous en ai parlé parce qu’il fallait bien que je me confie à un représentant de l’autorité. Je suppose qu’elle est venue pour m’interroger au sujet de mon agression dans le parking. Je répondrai bien volontiers à ses questions sur cette agression. Mais je ne lui dirai rien de plus.

— Et si c’est moi qui lui en parle ?

Les yeux de Paige lancèrent des éclairs.

— Alors, nos chemins se sépareront ici. Je vous remercierai de m’avoir sauvé la vie et vous retournerez dans votre bureau. Et on m’emmènera au poste de police, menottée, pour obstruction. Mais je ne leur dirai rien.

Elle fit un pas vers la porte, derrière laquelle l’attendaient Morton et Bashears.

— Attendez, dit Grayson.

Elle s’arrêta, les poings sur les hanches.

— Vous m’avez dit que vous étiez venue au tribunal, ce matin, pour voir si vous pouviez me faire confiance… Qu’avez-vous décidé ? demanda Grayson. Suis-je ou non digne de votre confiance ?

— Je ne sais pas encore. Mais le fait de m’avoir sauvé la vie joue évidemment en votre faveur.

— Et si vous n’aviez pas été agressée ? Que se serait-il passé ?

— Je serais retournée chez moi, pour trouver les coordonnées d’un avocat que j’aurais chargé d’utiliser à bon escient les infos que je détiens. Maintenant, il va falloir que j’en désigne un pour ma propre défense…

Paige avait raison. Il y avait quelque chose de louche dans tout cela. Grayson songea à l’insistance avec laquelle Elena lui avait assuré que son mari avait été piégé. Elle était farouchement déterminée à trouver des preuves pour démontrer à Grayson qu’il se trompait.

Et il songea, l’estomac noué, à la matière cervicale de la malheureuse, répandue dans l’habitacle de son monospace.

Quelqu’un avait voulu réduire cette femme au silence. Quelqu’un avait voulu faire subir le même sort à Paige.

Paige était venu le voir parce qu’elle tenait à agir dans les règles. Mais Grayson ne savait plus très bien en quoi les règles consistaient.

— Il faut que je voie les preuves qu’Elena vous a remises, dit-il.

Elle ne cilla pas.

— Je serai très heureuse de vous les remettre en mains propres, dit-elle.

— Je serai sans doute obligé de les montrer à la police.

— Je sais, et j’espère que les flics auxquels vous les montrerez seront dignes de confiance. Je préférerais qu’Elena se soit trompée, mais je dois agir comme si elle avait vu juste.

Il regarda par-dessus son épaule. Morton avait arrêté d’enguirlander Clay Maynard, mais leurs visages exprimaient une animosité réciproque.

— Même si je ne dis rien, Morton et Bashears ne sont pas idiots, dit-il. Ils vont soupçonner quelque chose, s’ils nous voient ensemble.

— Peu importe. Ça les fera cogiter. Si vous avez des scrupules, dites-leur que je détiens ces preuves. A vous de choisir, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la porte.

Morton plissa les yeux en voyant Paige. Elle entra dans le hall, suivie de Bashears et de Maynard.

— Mademoiselle Holden, dit-elle en regardant le pansement que Paige avait au cou, j’espère que vous allez bien.

— J’ai déjà tout dit à l’inspecteur Perkins, répliqua Paige.

— Je sais, dit Morton. Mais j’aimerais vous poser quelques questions supplémentaires. Allons dans un endroit tranquille.

— Inspecteur, dit Paige avec un sourire trop patient, je suis fatiguée et ma blessure au cou me fait horriblement souffrir. Posez-moi vos questions ici qu’on en finisse.

La mâchoire de Morton se crispa.

— Je pourrais vous emmener au poste. On y serait plus à l’aise pour causer…

— Allons plutôt en parler dehors…, dit tranquillement Grayson.

Il posa subrepticement la main sur les reins de Paige pour l’inciter à avancer et ajouta :

— Il y aura moins de téléphones portables et d’appareils photo.

Une fois dehors, Paige se plaça de manière à voir à la fois Bashears et Morton sans tourner la tête. Elle se trouvait ainsi tout près de Grayson, qui ne put se retenir de humer son parfum. Car, malgré tout ce qu’elle avait vécu dans la matinée, ses cheveux sentaient encore délicieusement bon. Le cerveau de Grayson était en proie aux hésitations et aux interrogations, mais son corps ne s’embarrassait pas de ces scrupules.

Il avait envie d’elle.

En fait, il la désirait depuis le moment où il l’avait vue sur l’écran du téléviseur, à la salle de sport. Et son désir n’avait fait que croître depuis. Mais c’était dangereux. Cette jeune femme était dangereuse.

Il faut que je garde la tête claire. Il faut que je sois capable de faire des choix rationnels, même si ça l’éloigne de moi…

Et même si ça met sa vie en danger ?

Non… Cela, il ne pouvait s’y résoudre. Il devait bien y avoir un moyen de trancher ce dilemme. Il leva les yeux et constata que Morton le fixait d’un air méfiant.

— Je ne savais pas que vous vous connaissiez, monsieur Smith, fit-elle remarquer. J’ai été très surprise de trouver votre nom dans le rapport de l’agent qui a recueilli les premières déclarations…

— Mlle Holden a échappé de peu à la mort, inspecteur, dit Grayson. Elle aimerait rentrer chez elle, et moi, j’aimerais me remettre au travail. On peut entrer dans le vif du sujet ?

Morton hocha la tête avec raideur.

— Mais bien sûr, dit-elle. Racontez-moi ce qui s’est passé, mademoiselle Holden.

Paige soupira avant de répéter mot pour mot le récit qu’elle avait fait à l’inspecteur Perkins.

— Et vous ne pouvez pas décrire son visage ? demanda Morton d’un ton sceptique. Vraiment ?

Paige ne chercha pas à cacher son irritation.

— Je suis ceinture noire troisième dan de karaté, dit-elle. J’ai concouru dans de nombreux tournois, depuis des années. J’ai combattu des dizaines d’adversaires sur un tatami, et, la plupart du temps, je ne peux pas décrire leur visage non plus. Je peux vous dire s’il s’agit d’hommes ou de femmes, s’ils sont petits ou grands, s’ils sont bruns ou blonds… Mais je serais incapable de décrire la couleur de leurs yeux ou les traits de leur visage.

— Alors que pouvez-vous décrire exactement, mademoiselle Holden ? demanda Morton d’un ton impatient.

— Leurs mains, leurs pieds, qu’ils projettent vers mon visage. Je peux vous décrire le couteau qu’avait mon agresseur, jusqu’au motif du manche. Mais je ne peux pas décrire son visage, et je n’aime pas beaucoup que vous insinuiez que je mens.

Elle a du chien, se dit Grayson. Elle ne se laisse vraiment pas faire.

Les joues de Morton s’étaient empourprées et elle resta coite.

— Quelle est la cause de cette agression, selon vous ? demanda Bashears d’un ton cordial.

Grayson espérait que cette différence de ton entre les deux inspecteurs était due à la classique répartition des rôles entre le gentil et le méchant flic. Si ce n’était pas le cas, cela voulait dire que cette Morton était une vraie garce. Toutefois, Grayson se souvint qu’elle avait des raisons personnelles d’en vouloir à Clay Maynard — et qu’elle devait englober Paige, en tant qu’associée de Maynard, dans cette animosité. Il décida donc de ne pas la prendre à rebrousse-poil.

— Je ne sais pas, dit Paige.

Grayson la vit se détendre. Cette femme semblait posséder le don de se maîtriser. Les séquelles psychologiques de la blessure par balle qu’elle avait reçue l’été précédent lui avaient sans doute fourni bien des occasions de s’entraîner.

— A-t-il dit quelque chose quand il s’est jeté sur vous ? demanda Bashears.

— Non, pas un mot. Il portait des gants, et ça m’étonnerait que vous trouviez des empreintes digitales sur son couteau.

Paige se mordilla la lèvre, l’air pensif, avant de préciser :

— Il pratique un sport de combat, en tout cas…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Bashears, étonné.

— Il n’a pas anticipé ma première réaction… Il a été surpris, et ça m’a permis d’éviter de me faire entailler la gorge d’emblée. Mais, ensuite, j’avais l’impression de donner des coups de pied à un poteau en acier. Il aurait eu le dessus, c’est certain, si…

Elle déglutit.

— Son couteau n’était qu’à quelques centimètres de ma gorge et il le tenait fermement, se souvint-elle.

— Mais vous avez réussi à le lui faire lâcher, d’un coup de pied, fit remarquer Bashears. Il a atterri sous votre voiture.

— C’est seulement parce que M. Smith l’a étourdi en le frappant. S’il n’était pas intervenu…

Elle fut prise d’un frémissement non feint, et Grayson lui effleura le dos du bout des doigts pour l’apaiser.

Ce geste affectueux n’échappa pas à Maynard, qui fronça les sourcils. Grayson ne lui prêta aucune attention, gardant le regard rivé sur Morton, qui ne le quittait pas des yeux. Il avait du mal à croire que Morton était corrompue, mais elle en faisait décidément trop dans son rôle de méchant flic.

— Ce qui nous amène à vous, monsieur Smith, dit-elle.

Elle s’efforçait de contenir son exaspération, mais ne parvenait pas à cacher complètement sa mauvaise humeur.

— Que faisiez-vous dans ce parking avec Mlle Holden ? demanda-t-elle.

— Disons que je me suis trouvé au bon endroit, au bon moment.

Ce qui n’est pas très éloigné de la vérité, se dit-il.

— C’est peut-être le destin qui en a décidé ainsi, ajouta-t-il. Mlle Holden a porté secours à une victime de coups de feu, ce matin… et moi, je me suis trouvé en situation de venir à son aide, dans le parking.

— Vous l’aviez déjà rencontrée avant cet incident ? demanda Morton.

— Non. Mais je l’ai vue à la télé, ce matin, et c’est comme ça que je l’ai reconnue dès que je l’ai vue en chair et en os.

Morton ne paraissait pas convaincue.

— Vous voulez nous faire croire que vous avez été agressée par hasard, mademoiselle Holden ? demanda-t-elle. Et que cette agression n’a rien à voir avec ce qui s’est passé plus tôt dans la matinée, ou avec vos relations avec Elena Muñoz ?

— Je n’ai jamais dit qu’il n’y avait aucun rapport, inspecteur, objecta Paige, dont la patience était à bout. Mon visage a circulé sur internet. Les gens savent où j’habite, grâce aux journalistes et aux indiscrets qui filment tout ce qu’ils voient. Il est donc normal que ça incite des tordus à commettre ce genre d’acte.

— Vous avez dit vous-même que c’était sans doute un adepte d’un sport de combat, dit Morton avec un sourire narquois. Vous n’avez pas dit que c’était un fou.

— Le fait qu’il pratique un sport de combat ne veut pas forcément dire qu’il est sain d’esprit ! Ou qu’il réagit rationnellement à ce qu’il voit sur internet… S’il a appris que j’étais ceinture noire de karaté, cela lui a peut-être donné envie de se mesurer à moi…

— Ça vous est déjà arrivé ? demanda Bashears sans acrimonie.

Paige serra les dents.

— Oui, répondit-elle. Et vous le savez très bien. Je sais que vous vous êtes renseignés sur moi. Si vous ne l’avez pas fait, c’est que vous ne faites pas bien votre boulot.

On dirait que tout le monde connaît son histoire, sauf moi, pensa Grayson. Il s’apprêtait à donner son avis sur la question lorsque son téléphone se mit à sonner dans sa poche.

— Je reviens tout de suite, murmura-t-il.

Et il s’éloigna de quelques pas pour recevoir l’appel.

Bashears fit de même à ce moment.

Maynard prit Paige par le bras et la conduisit jusqu’à un banc public, où il se plaça entre elle et Morton, défiant cette dernière du regard.

— C’est Smith, dit Grayson, sans quitter Paige des yeux.

Seuls sa famille et quelques amis ou collègues connaissaient le numéro de cette ligne.

— Allô ? C’est Stevie… Comme J.D. et moi étions les seuls inspecteurs à ne pas être affectés à la poursuite du tireur embusqué, on nous a confié une affaire de suicide. Le nom de la victime est Denny Sandoval. Il tenait un bar dans le quartier latino. On l’a retrouvé pendu dans sa chambre à coucher.

Grayson frissonna. Il avait lu ce nom le matin même en épluchant le dossier de l’affaire Muñoz. Sandoval était le patron du bar où Ramon avait affirmé avoir passé la soirée au moment du meurtre de Crystal Jones. Mais Sandoval n’avait pas confirmé cet alibi, et avait témoigné sous serment devant le jury que Ramon ne s’était pas trouvé là, ce soir-là.

« Le patron du bar a menti », avait affirmé Paige…

Grayson se racla la gorge.

— Pourquoi me parlez-vous de ce suicide ? demanda-t-il à Stevie. En quoi cela me concerne-t-il ?

— Il a laissé un message d’aveu, répondit-elle. Il y avoue avoir tué Elena Muñoz parce qu’elle le trompait, par jalousie. Il lui aurait tiré dessus avec un pistolet, à un feu rouge. Il aurait pris peur et l’aurait achevée avec un fusil. Ensuite, pris de remords, il aurait mis fin à ses propres jours…

Elena avait évoqué de nouvelles preuves de l’innocence de Ramon, et l’un des témoins clés de l’accusation avouait son meurtre. Avant de se suicider, fort opportunément…

— Vous avez retrouvé ces armes chez lui ? demanda Grayson.

— Pas toutes. On a trouvé un pistolet 22 long rifle sous le siège de sa voiture. Le même calibre que les balles dont le véhicule d’Elena Muñoz était criblé. Cette arme est en train d’être examinée au laboratoire de balistique. Aucune trace d’un fusil de précision, en revanche. Tu m’as posé des questions sur Elena, ce matin… Te connaissant, j’en ai déduit que c’était important, et je me suis dit qu’il fallait t’informer de ce suicide.

Si tu savais…, songea Grayson.

— Vous allez enquêter sur ce suicide ? demanda-t-il.

— Non… Nous avons transmis cette affaire à Morton et Bashears, puisqu’ils sont chargés d’enquêter sur le meurtre d’Elena Muñoz. Nos chefs sont si contents de pouvoir clamer partout qu’il s’agit d’un meurtre passionnel suivi d’un suicide, et non d’un tueur fou susceptible de frapper dans la foule au hasard, qu’ils se sont empressés de convoquer une conférence de presse pour annoncer la nouvelle.

Grayson jeta un coup d’œil en direction de Bashears, qui semblait absorbé par sa propre communication téléphonique. Il était sans doute aussi en train d’apprendre le suicide de Sandoval.

— Quelle est l’heure du décès ? demanda-t-il.

Stevie hésita un instant avant de répondre :

— Pourquoi ?

— Il faut que je le sache, Stevie.

— Le médecin légiste estime que le décès est survenu entre 11 et 13 heures. Le corps est encore chaud.

Cela ne laissait pas beaucoup de temps pour agresser Paige et revenir chez lui se suicider… Mais c’était possible.

— Quelle taille faisait Sandoval ? demanda Grayson.

— Un mètre soixante-quinze. Pourquoi ?

Ce n’était donc certainement pas lui, l’agresseur de Paige.

— L’unité de scène de crime est sur place ?

— Pourquoi sa présence serait-elle nécessaire dans une affaire de suicide ? répliqua-t-elle. Il y a du louche ?

Dans ce cas-là, absolument, songea-t-il.

— Oui. Bon, je dois te quitter.

— Ne me raccroche pas au nez ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce qui se passe, au juste ?

— Je te le dirai dès que je serai dans un endroit tranquille. Pour l’instant, ce n’est pas le cas. Je te rappelle bientôt.

Il raccrocha juste à temps pour entendre Bashears annoncer à Morton qu’il fallait qu’ils partent immédiatement.

Morton leur adressa un regard sévère.

— Je ne crois pas aux coïncidences, dit-elle. Mlle Holden en sait plus qu’elle ne dit. J’espère que sa méfiance à notre égard n’aura pas de conséquences fâcheuses pour elle. Apparemment, elle s’est fait quelques ennemis.

— Merci de vous soucier de moi, dit Paige.

Bashears lui donna sa carte.

— Si vous avez des questions à nous poser ou si d’autres détails vous reviennent à la mémoire, n’hésitez pas à nous appeler, dit-il.

Les deux policiers s’éclipsèrent.

— C’était quoi, votre appel ? demanda Maynard.

Il avait épié Grayson pendant qu’il parlait avec Stevie.

Grayson hésita sur la réponse à apporter avant de hausser les épaules.

— Denny Sandoval est mort.

Paige inspira profondément.

— Oh ! mon Dieu…, dit-elle d’une voix stupéfaite. Comment ?

— Il s’agit d’un suicide. Il s’est pendu.

Elle se tourna vers Maynard.

— C’était le patron du bar, lui dit-elle.

Maynard la regarda d’un air pensif.

— Intéressant, fit-il simplement remarquer.

Non, songea Grayson. Ce n’est pas intéressant, c’est grave… Très grave. Est-ce possible ? Muñoz serait-il vraiment innocent ? Si c’est le cas, l’arme du crime a forcément été placée chez lui pour l’incriminer. Mais qui aurait pu faire ça ? Les flics, comme semble le croire Paige ?

Ramon Muñoz était sans doute innocent… Qu’ai-je fait, mon Dieu ?

Rien. Ce n’est pas toi qui l’as condamné, se dit-il. C’est un jury d’honnêtes citoyens.

Les jurés s’étaient fondés sur les preuves dont ils avaient eu connaissance. Mais ces preuves avaient peut-être été fabriquées.

Ne va pas si vite. Il faut d’abord voir les preuves en question. Il sera toujours temps d’aviser ensuite.

— Le type qui a démoli l’alibi de Ramon est mort, dit-il tranquillement. La femme de Ramon est morte. Paige vient de se faire agresser… Tout ça dans la même journée. Il faut vraiment qu’on en discute.

Mardi 5 avril, 14 h 25

Stevie raccrocha et alla rejoindre J.D., qui l’attendait près de la camionnette de l’unité de scène de crime, dont ils avaient requis la présence dès qu’ils avaient pénétré dans le bar de Sandoval.

— On avait raison, hein ? murmura J.D.

— J’en ai bien l’impression, dit Stevie.

Les hauts responsables de la police faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour apaiser les craintes du public, mais il y avait quelque chose de louche dans ce « suicide ». La longue expérience de Stevie en matière d’homicide avait aiguisé son instinct. Et son instinct lui soufflait que ce suicide n’en était pas un.

— C’est trop parfait pour être vrai, soupira J.D.

Il avait raison. Le bar avait été entièrement dévasté, les bouteilles vidées, les verres brisés, la caisse enregistreuse vidée de son contenu. Le corps de la victime se balançait au bout d’une corde. Mais même les bouteilles les plus chères avaient été cassées, et non volées.

— Oui, acquiesça Stevie. Il y en a pour plus de mille dollars rien qu’en eau-de-vie de luxe… N’importe quel voyou qui se respecte l’aurait emportée pour la revendre ou la boire, au lieu de la gâcher comme ça.

— Bon, au moins, on sait qu’on n’a pas affaire à un tireur fou ou à un tueur en série, dit J.D. La population va pouvoir respirer un peu…

— Oui, sauf Elena Muñoz et Denny Sandoval.