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Mercredi 6 avril, 4 h 15

Silas avait laissé sa Toyota et sa camionnette dans son garage et avait pris son troisième véhicule, exempt de tout dispositif de pistage électronique. Il en était certain, car il l’avait lui-même entièrement démonté, pour le cas où un jour comme celui-là surviendrait.

Il l’avait acheté sous une fausse identité, usurpée plusieurs années auparavant. Ce véhicule était un élément de son plan de fuite, et Silas n’avait laissé aucun détail au hasard — sauf la manière dont il annoncerait la vérité à son épouse. Elle était assise à côté de lui et restait silencieuse, comme il le lui avait demandé. Mais il allait bien falloir lui parler.

Violet dormait sur la banquette arrière, cramponnée à sa poupée tout abîmée. C’était l’unique objet qu’elle avait été autorisée à emporter, et Silas n’y avait consenti que sur l’insistance de sa femme. Violet ne pouvait pas dormir sans sa poupée, et l’agitation d’une petite fille anxieuse ne pouvait que compliquer la situation.

En apparence, rien ne paraîtrait changé dans leur maison. Ils n’avaient laissé aucune trace de départ précipité. Personne ne s’apercevrait qu’ils étaient partis.

Ironie du sort, la femme et la fille de Jorge Delgado avaient fait la même chose. Silas se dit que si le parallèle ne s’arrêtait pas là, il finirait par subir le même sort que l’homme qu’il avait tué.

Mais mon enfant me survivra. Il souhaita la même chose à la fille de Jorge. Mais c’était à Mme Delgado d’y veiller. Silas avait ses propres problèmes…

Que je me suis tous créés. Mais quelle importance, à présent ? Ce qui est fait est fait. La seule chose qui compte, c’est de fuir.

Tout ça parce qu’il venait de paniquer. Il avait tué des dizaines de personnes dans sa vie. Pourquoi avait-il paniqué ainsi ?

Tout s’était passé si vite. Il avait collé son pistolet sur la tempe du gamin pour lui faire peur. Juste pour lui faire peur. Mais le gamin ne voulait pas lui dire où était l’ordinateur et prétendait qu’il ne se trouvait pas dans l’appartement. Et puis sa mère était sortie en titubant de sa chambre, puant le whisky et brandissant un pistolet…

Elle a tiré sur son propre fils par maladresse, avant de braquer l’arme vers moi.

Il avait tiré par réflexe. J’aurais dû laisser le gamin sur place et me tirer en vitesse. S’il était parti quelques secondes plus tôt, il aurait évité Grayson Smith.

C’est là que j’ai paniqué. Et c’était de cet accès de panique que le problème était né. Le procureur était armé. Et Silas savait qu’il était bon tireur. Ils avaient fréquenté le même stand de tir.

J’aurais dû le descendre.

Sur le moment, Smith ne l’avait pas reconnu, mais Silas savait qu’il finirait par se souvenir de lui. Tôt ou tard, la police, qu’il avait si longtemps servie, viendrait frapper à sa porte. Silas devait mettre sa femme et sa fillette en lieu sûr avant que cela n’arrive. S’il était incarcéré, il ne pourrait plus les protéger.

— Je lui ai fait avaler un Benadryl, comme tu m’as demandé, murmura sa femme. Elle va dormir pendant des heures.

— Il faudrait qu’elle dorme pendant au moins huit heures. Si elle se réveille, donne-lui un autre cachet.

— Pourquoi huit heures ? demanda-t-elle d’une voix anxieuse.

— Il y a sept heures de route jusqu’à Buffalo. Il faut qu’elle reste endormie tant qu’on n’aura pas franchi la frontière du Canada.

— Le Canada ? Pourquoi partons-nous comme des voleurs, comme ça, en pleine nuit ?

— Parce que c’est ce que je suis : un voleur, dit-il. Entre autres choses…

Il préférait ne pas s’étendre sur ces autres choses.

— Quand on sera au Canada, qu’est-ce qu’on va faire ? demanda sa femme.

— J’ai de l’argent là-bas, répondit-il.

— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle.

Silas avait l’intention de revenir à Baltimore. Il pouvait se planquer et éviter les flics, mais il savait que le commanditaire le traquerait, comme un chien de meute traque le gibier. La seule et unique manière de protéger sa petite famille consistait à tuer l’homme à qui il avait vendu son âme.

— J’ai un travail à finir, dit-il. Ensuite, je vous rejoindrai définitivement là-bas.

— Et notre maison ? Nos amis ? L’école de Violet ? Silas, qu’est-ce que tu as fait ?

— Ce qu’il fallait que je fasse.

Elle réprima un sanglot et demanda :

— C’est à cause de Cherri, hein ?

Il savait depuis longtemps qu’il avait épousé une femme perspicace.

— Oui, murmura-t-il.

— Je crains le pire, Silas.

Une femme très perspicace, décidément.

— Moi aussi, dit-il.

Mercredi 6 avril, 4 h 45

Grayson verrouilla la porte après le départ de Stevie. Il aurait voulu n’avoir jamais vécu une telle journée. Mais alors, il n’aurait pas fait la connaissance de Paige… Et il songea que son abnégation n’allait pas jusque-là.

Elle était assise, une main sur la nuque du chien. Elle semblait complètement épuisée. Grayson l’aida à se lever et la prit dans ses bras. Elle se blottit contre lui et il sentit sa tension baisser un peu.

— Quand tu t’es lancé à la poursuite de ce type, j’ai eu tellement peur…, murmura-t-elle. Tu aurais pu te faire tuer, toi aussi.

— Je ne l’ai poursuivi que quand il a lâché Logan, avoua Grayson, qui la sentit se raidir. Il a tiré un coup de semonce et m’a dit de m’arrêter. Il aurait pu me tirer dessus…

— Mais il ne l’a pas fait, dit-elle comme si elle essayait de se rassurer.

— Non, il ne l’a pas fait. Et je n’arrive pas à me rappeler où j’ai entendu cette voix… Ça me rend dingue.

— Grayson, et si c’était le partenaire de Morton ? Celui avec qui elle faisait équipe avant Skinner et Bashears… Celui qui a pris sa retraite, l’inspecteur Gillespie.

— Gilly ?

Grayson fouilla sa mémoire.

— Non, la voix de Gilly était très différente, dit-il.

— Tu en es sûr ? Il a eu la clé de la maison de Ramon entre les mains… Morton et lui sont des suspects potentiels.

— Pour en être sûr et certain, il faudrait que je l’entende parler une nouvelle fois.

— Je vais essayer de trouver son numéro de téléphone. Tu pourrais l’appeler… A cette heure, il dort sans doute, et tu le réveillerais. Mais tu serais sûr de le trouver chez lui. Comme ça, tu en aurais le cœur net.

— Les flics et leurs épouses ont l’habitude d’être réveillés par le téléphone en pleine nuit. Oui, c’est une bonne idée.

Il ne fallut que quelques secondes à Paige pour trouver le numéro de Gillespie. Grayson le composa sur son téléphone portable, le cœur battant.

— Allô !

C’était la voix d’une femme âgée sur un répondeur.

— Gilly et moi ne sommes pas là en ce moment, parce qu’on a mieux à faire ailleurs. Vous pouvez nous joindre sur notre portable. Si vous n’avez pas notre numéro de portable, laissez un message, nous vous rappellerons peut-être.

Grayson attendit le signal sonore, espérant en vain que quelqu’un décrocherait. Il ne laissa pas de message et raccrocha.

— Je suis tombé sur le répondeur, dit-il à Paige. Il faudra attendre que la police des polices enregistre sa voix pour que je l’entende. Pour l’instant, on devrait se recoucher et essayer de dormir un peu.

Il lui prit la main et l’accompagna dans la chambre. Il alla jeter un coup d’œil à la fenêtre.

— Elle est fermée, assura-t-il.

Il retourna la couverture et ajouta :

— Maintenant, au lit !

Elle se coucha en esquissant un frêle sourire.

— Ça fait longtemps qu’on ne m’a pas aidée à me coucher, dit-elle.

Il l’embrassa doucement sur la bouche.

— Dors, dit-il.

S’éloigner d’elle n’était pas chose facile, mais il y parvint. Arrivé à la porte, il se tourna vers elle et vit qu’elle semblait perturbée.

— Qu’y a-t-il, ma chérie ? demanda-t-il.

— Personne ne m’avait appelée « ma chérie » depuis très longtemps non plus.

Elle inspira profondément et ajouta :

— Je n’ai pas le droit de te demander ça, mais je vais quand même le faire. Ça te dérangerait de dormir avec moi ? Juste dormir…

Ce qui voulait dire qu’il allait devoir s’allonger à côté d’elle sans la toucher. Son regard devait être révélateur, car elle détourna les yeux.

— Ce n’est pas grave, dit-elle. Je n’aurais pas dû te demander ça.

— Non, ça ne me dérange pas… pas du tout.

Bien au contraire. Même au prix des plus grands périls…

Il vint se coucher à côté d’elle sous la couverture, sans ôter sa chemise ni son pantalon.

Elle se mit en chien de fusil, lui tournant le dos.

— J’ai mis le réveil à 7 heures, dit-elle.

— Parfait.

Si près d’elle, il pouvait se délecter du parfum de sa chevelure. Il lutta contre lui-même un moment avant de renoncer à ses bonnes résolutions et de lui passer le bras autour de la taille en se collant contre elle. Elle se détendit un instant, mais se figea au contact de son érection.

— Waouh ! dit-elle.

— Excuse-moi, je ne peux pas m’en empêcher.

Elle se mit sur le dos et le regarda.

— Ne t’excuse pas, dit-elle. Au contraire, je suis… très flattée.

Le désir qui luisait dans les yeux de Paige acheva d’exciter Grayson. Elle avait dit : « Juste dormir », mais son propre corps refusait obstinément de se conformer à cette restriction. Il plaqua son visage contre la poitrine de Paige. Elle lui passa sa main derrière la nuque pour l’attirer contre elle, ce qui valait tous les oui du monde.

Il avait eu l’intention de rester tendre, mais, dès qu’elle ouvrit la bouche, il perdit toute maîtrise de lui-même. Il lui dévora les lèvres, enfonça fougueusement sa langue dans cette bouche offerte, la faisant frémir et gémir. Il sentit son pouls lui battre les tempes lorsqu’elle écarta les jambes et guida sa main vers son entrecuisse.

Il s’arrêta de l’embrasser, tout haletant. Sa main était entre ses jambes et elle avait les yeux fermés. Son bas-ventre était brûlant. Grayson sentit, au travers de l’étoffe qui séparait ses doigts de son sexe, que celui-ci était trempé. Il aurait voulu arracher le pantalon qui faisait obstacle à ses caresses. Il voulait savourer le goût de ce sexe brûlant. Il voulait la pénétrer longuement, le plus profondément possible. Il la désirait. Tout entière.

Il l’embrassa doucement et murmura :

— Je veux te manger tout cru.

Elle frissonna convulsivement et ouvrit les paupières. Pendant un instant, ils restèrent les yeux dans les yeux, sans bouger.

Puis elle parla d’une voix rauque et affligée à la fois :

— Je ne peux pas faire l’amour avec toi.

Stupéfait, il cligna les yeux.

— Pas maintenant ou jamais ? demanda-t-il.

— Pas maintenant, répondit-elle sans détourner les yeux.

— Mais pas jamais, quand même ?

— Non ! Non ! Pas jamais !

— Comme tu veux dit-il.

Il tenta de réfléchir et demanda :

— Mais… euh… Puisque tu as abordé le sujet, quand, exactement ?

— Je ne sais pas. Mais pas cette nuit, en tout cas.

— Mais tu en as envie ?

— Mon Dieu, oui ! chuchota-t-elle.

Elle ôta doucement la main de Grayson de son bas-ventre et ajouta :

— Il faut qu’on parle, d’abord.

Il se renfrogna. Les pensées les plus sombres se bousculaient dans sa tête.

— De quoi, exactement ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas ce que tu crois. Je ne suis pas traumatisée…

— Ça fait combien de temps que tu n’as pas couché avec un homme ?

— Dix-huit mois, répondit-elle.

Il fronça les sourcils.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Parce que, à cette époque, j’ai vu ma meilleure amie trouver chaussure à son pied, et j’ai enfin compris ce qui me manquait.

Elle se mordit la lèvre avant de poursuivre :

— J’ai fait beaucoup d’erreurs, dans ma vie. J’ai connu beaucoup d’hommes…

Beaucoup d’hommes… La honte qu’il lut dans les yeux de Paige lui fit comprendre combien cet aveu lui coûtait.

— Tu n’en as pas aimé un seul ? demanda-t-il d’une voix crispée.

— Non, avoua-t-elle avec une franchise déconcertante. J’aurais bien voulu, mais je savais d’avance chaque fois que ces liaisons allaient être passagères.

Grayson ne savait trop que dire, ni ce qu’elle aurait voulu l’entendre dire. Alors, il demanda ce qu’il avait besoin de savoir :

— Pourquoi ?

Le sourire de Paige exprimait un dégoût de soi-même qu’il ne comprenait que trop bien.

— Je pourrais me justifier, dit-elle, en évoquant mon enfance malheureuse et le fait que je n’ai jamais connu mon père… En fait, je ne voulais pas rester seule et je m’accommodais du premier venu. Ensuite, Olivia a rencontré David, et j’ai pris conscience que ma vie était désespérément vide.

Elle haussa les épaules et ajouta :

— Alors j’en ai eu assez de me détester moi-même, et j’ai décidé que je préférais être seule plutôt que de perdre mon temps et ma dignité avec des paumés.

— Donc, si j’ai bien compris, tu cherches l’homme de ta vie ? demanda-t-il.

Elle grimaça au son de sa voix, plus caustique qu’il ne l’aurait voulu.

— Oui, dit-elle. Je pense que tu devrais le savoir avant qu’on n’aille plus loin.

— C’est beaucoup trop tôt pour…

Il s’interrompit en voyant qu’elle esquissait un sourire narquois.

— Je ne crois pas au coup de foudre, dit-elle. Mais il se passe quelque chose de fort entre nous. Ce n’est pas pour rien que tu es dans mon lit.

— C’est toi qui m’as demandé de dormir avec toi, protesta-t-il.

— C’est vrai.

Il vit de nouveau la honte embrumer le regard de Paige et fut pris de remords. Elle venait de vivre une journée infernale et ne demandait qu’un peu de compagnie et de réconfort. Elle voulait « juste dormir ». Et, lui, il s’était montré incapable de se contrôler.

— C’est ma faute, dit-il.

Elle haussa de nouveau les épaules.

— Je mentirais si je prétendais ne pas avoir prévu tes caresses et ne pas les avoir désirées, dit-elle. Appelle ça de l’attirance, de la fascination ou même de la luxure… Comme tu veux. Si ça t’intéresse de vivre une vraie relation avec moi, je suis très tentée de voir où ça peut nous mener. Mais si ce n’est pas le cas, tant pis ! Je ne pourrais pas faire l’amour avec toi. Je ne veux pas redevenir la personne que j’étais autrefois. C’est très important, pour moi.

— Je ne m’attache jamais ! répliqua-t-il en sachant que c’était un peu court, comme explication, surtout après ce qu’elle venait de partager avec lui.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

A cette question, il ne trouva rien à répondre. Les secondes passaient et le regard de Paige changea, se faisant délibérément sans expression. Grayson sentit ses remords s’accroître.

— Bon, dit-elle après s’être raclé la gorge, je crois que ton silence vaut toutes les réponses. Maintenant, je suis fixée.

Grayson sentit sa gorge se serrer, sous l’effet de la panique et du désespoir.

— Je ne te laisserai pas seule, cette nuit, dit-il précipitamment. Je vais dormir sur le canapé.

Mais il n’avait aucune envie de sortir du lit de Paige.

— Si tu me le demandes, précisa-t-il.

Il lut de l’indécision dans les yeux de Paige, mais aussi une honte persistante.

— Je dormirai mieux si tu restes ici, finit-elle par dire.

— Alors, je reste.

Et il se jura de ne pas la toucher.

Elle hocha la tête avec raideur.

— Merci, c’est gentil, dit-elle. Allez, au dodo !

Elle se remit en chien de fusil sur son côté du lit. Sa respiration était irrégulière et Grayson comprit qu’elle retenait ses larmes.

Il tendit la main pour lui caresser doucement le bras, mais se ravisa aussitôt.

Laisse-la tranquille. Tu vas lui faire du mal, comme aux autres.

Il ne voulait jamais que ses amours s’achèvent ainsi, mais c’était chaque fois la même chose. Cet amour-là, en l’occurrence, avait battu tous les records de brièveté. Mais ce fiasco se situait dans la continuité de cette journée calamiteuse.

Les autres femmes qu’il avait connues n’avaient jamais tardé à décider qu’il n’était pas à la hauteur de leurs espérances — et elles étaient passées à autre chose. A présent, allongé dans le lit de Paige, il se rendait compte qu’il les avait choisies justement en fonction de leur aptitude à surmonter leurs peines de cœur.

Mais il n’avait pas choisi Paige. Elle avait fait irruption dans sa vie. Et il savait qu’en se montrant aussi indélicat, il l’avait blessée et qu’elle mettrait du temps à s’en remettre. Cette idée lui était insupportable. Il décida de rester auprès d’elle et de veiller chastement sur elle jusqu’à ce qu’elle ne coure plus de danger. Jusqu’à ce que cette affaire soit terminée. Ensuite, il s’éloignerait d’elle et n’aurait plus d’occasions de l’importuner.

Il savait aussi que, cette fois, il aurait du mal à s’en remettre et qu’il souffrirait longtemps, lui aussi, de cette occasion manquée.

Il s’allongea sur le dos, en maudissant sa propension à tout gâcher. Il n’aurait su dire combien de temps s’était écoulé ainsi lorsqu’elle se remit à parler, sans se tourner vers lui.

— J’ai un aveu à te faire, lui dit-elle. Quand je ne fais pas de cauchemars, j’ai le sommeil très léger. Le moindre bruit me réveille. Les conversations, par exemple… Au téléphone. En voiture. Au sujet de Carly.

Carly ? Ah oui…

Il comprit où elle voulait en venir et, pris de panique, tenta de se rappeler ce qu’il avait dit sur Carly dans la voiture.

— Tu m’as entendu parler à ma mère, dit-il.

— Oui. Tu lui as dit qu’elle m’aimerait. Ensuite, tu as dit que tu ne pouvais rien « leur dire », parce que tu ne pouvais pas prendre ce risque. Tu lui as demandé de ne pas m’en parler. Me parler de quoi, exactement ?

Grayson sentit la colère monter en lui.

— Tu aurais dû me dire que tu étais réveillée !

— Je sais. C’est d’ailleurs ce que j’ai failli faire, mais tu étais en train de faire des reproches à ta mère et je n’ai pas osé. Je suis désolée. Je n’aurais pas dû écouter cette conversation, mais j’ai quand même tout entendu.

— Et tu espères que je vais tout te dire, c’est ça ? demanda-t-il d’un ton sec.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle d’une voix presque inaudible. Peut-être… Moi, je t’ai bien raconté ma vie.

— C’est différent.

Furieux, il sortit du lit et s’assit sur le bord, lui tournant le dos.

— Mince, Paige, tu n’avais pas le droit de m’espionner comme ça, maugréa-t-il.

— Je sais, dit-elle. Et je t’ai dit que j’étais désolée. Que puis-je ajouter ?

Il ne répondit pas, toujours en proie à la colère. Elle l’avait espionné. Elle avait surpris une conversation intime.

Et moi qui lui faisais confiance…

En fait, ce n’est pas vrai. Si tu lui avais accordé ta confiance, tu lui aurais déjà tout dit.

C’est vrai, mais je n’ai aucune raison de me fier à elle : je viens de la rencontrer.

Oui, mais elle, elle t’a fait confiance, alors que sa vie était en jeu.

Cette objection était plus difficile à réfuter. Car c’était la pure vérité.

Il entendit les draps se froisser, sentit le matelas s’affaisser. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit qu’elle s’était redressée dans le lit. Son visage affichait une expression à la fois triste et craintive.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il sèchement.

Elle tressaillit puis fronça les sourcils d’un air boudeur.

— Je sais que tu as un secret, mais c’est tout, dit-elle. Je ne vois pas du tout de quoi il s’agit.

— Et alors ?

— C’est tout, dit-elle.

— Non, ce n’est pas tout. Il faut que tu en saches plus, hein ? Tu vas insister. Tu vas me cajoler, m’asticoter, te mêler de ce qui ne te regarde pas…

Sa colère se changea en amertume.

— Tu pleureras, même, pour m’arracher mon secret, poursuivit-il. Pour que je me sente coupable et que je me décide à tout te raconter, alors que tout ce que je demande, c’est qu’on respecte ma vie privée.

— Tu te trompes, murmura-t-elle.

Il fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

— Ça veut dire que je n’aurai pas l’occasion de te cajoler, de t’asticoter et de me mêler de tes affaires, parce que c’est la dernière nuit que nous passons ensemble.

Elle avait prononcé ces mots d’un ton égal, sans emphase et, cette fois, ce fut Grayson qui tressaillit. Il sentit sa poitrine se contracter douloureusement. Elle haussa les épaules et ajouta :

— Puisque tu ne t’attaches jamais…

— Donc tu me punis, répliqua-t-il.

Elle ferma les yeux.

— Non, je suis simplement franche avec toi. Et, selon moi, beaucoup plus rationnelle que toi. En somme, tu dis que tu ne veux pas te lier pour la vie, que tu veux seulement profiter de l’instant… Moi, j’estime que je mérite mieux que ça. Je mérite de vivre un grand amour avec un homme qui me désire vraiment. Je n’accepterai rien de moins.

Ces mots, prononcés avec tant de calme et de bon sens, apaisèrent d’un seul coup la colère de Grayson. Il n’éprouvait plus que de la honte.

— Je suis désolé, murmura-t-il.

— Tu as raison de l’être. Tu ne me connais pas assez pour savoir que je ne suis pas du genre à cajoler ni à asticoter un homme pour arriver à mes fins, et que je n’aime pas fouiner dans le passé des gens…

Elle parlait avec le plus grand sérieux, avec une pointe d’irritation.

— Mais je trouve quand même insultant que tu puisses penser que j’irais jusqu’à pleurer pour te manipuler et t’arracher ton secret…

— Tu as raison, avoua-t-il d’une voix contrite. Je suis désolé.

— Je sais, dit-elle tout bas.

Sa mauvaise humeur s’estompa, remplacée par une infinie tristesse qui brisa le cœur de Grayson.

— Essayons de dormir un peu, reprit-elle. Il va bientôt faire jour.

Elle se réfugia sous la couverture, se couvrant le visage jusqu’aux lèvres.

— Pars ou reste, mais décide-toi vite, ajouta-t-elle.

Il hésita, avant de céder à l’envie de rester avec elle. Il s’allongea à côté d’elle et lâcha un léger soupir.

— En tout cas, je peux te jurer, dit-il, que je n’ai jamais rien commis d’illégal, ni aucun acte qui me rendrait effrayant à tes yeux.

Elle se tourna vers lui, et le dévisagea avec curiosité.

— Qu’est-ce qui te fait penser que je pourrais avoir peur de toi ? demanda-t-elle.

Il haussa les épaules, improvisa, et mentit :

— Je suis costaud, et tu as déjà eu des problèmes de violence avec des hommes…

Elle le regarda droit dans les yeux pendant si longtemps qu’il aurait voulu se faire tout petit. Elle lisait en lui à livre ouvert. Mais elle se contenta de dire :

— D’accord.

Puis elle se retourna et, au bout de quelques minutes, sa respiration se fit plus régulière. Il pensa qu’elle dormait jusqu’à ce qu’elle pose la main sur la sienne, glissant ses doigts entre les siens.

— Ne t’en fais pas, Grayson, dit-elle. Je ne poserai plus de questions indiscrètes.

Il aurait dû être soulagé. Et il aurait pu l’être s’il avait été capable de respirer normalement.

Mercredi 6 avril, 6 h 30

Adele se réveilla en entendant Darren crier :

— Nom de Dieu, Rusty ! Qu’est-ce que tu as encore fait ?

Elle se précipita dans l’escalier.

— Darren, quel est le problème avec…

Elle s’immobilisa au bas des marches, prise de nausée en sentant la puanteur qui régnait au rez-de-chaussée.

Darren se tenait à l’entrée de la cuisine. Autour de la poubelle, des ordures jonchaient le carrelage, souillé de vomi et de matières fécales liquides.

— Mon Dieu !

Adele réprima un haut-le-cœur. Je n’avais pas besoin de ça, songea-t-elle. Pas aujourd’hui…

— Où est ce satané clébard ? demanda Darren, furieux. Dieu seul sait ce qu’il a encore mangé.

Rusty avait un estomac extrêmement sensible. Le moindre morceau de nourriture destiné aux hommes le barbouillait pendant une semaine.

— Va le chercher et mets-le dans sa caisse, dit Adele. Je vais nettoyer ces saletés.

— Je vais le mettre dans sa caisse, marmonna Darren. Et ensuite, je l’envoie en Corée du Nord.

C’était une menace récurrente, mais Rusty n’avait rien à craindre, en fait. Darren n’abandonnerait jamais son chien. Il avait bataillé ferme contre son ex-épouse pour obtenir la garde de Rusty lors de leur divorce — divorce que l’infidélité de celle-ci avait rendu particulièrement amer. Rusty faisait partie de la famille et, par chance, Adele avait beaucoup d’affection pour lui.

Sauf aujourd’hui… Elle se mit à nettoyer les ordures et les déjections, et ne tarda pas à remarquer la boîte.

Oh ! non !

C’était la boîte de truffes au chocolat que lui avait envoyée un client pour qui elle n’avait pas travaillé depuis six mois. Trop paranoïaque pour les manger, elle avait jeté la boîte et son contenu dans la poubelle. Mais à présent, la boîte était vide. Rusty avait mangé les chocolats.

Rusty ne digérait pas du tout le chocolat et vomissait chaque fois qu’il parvenait à en ingérer. Mais il se remettait rapidement après l’indigestion.

— Adele !

Le cri de panique de Darren venait du petit salon. Il fit irruption dans la cuisine, portant dans les bras le petit corps inanimé du pauvre Rusty.

— Je n’arrive pas à le réveiller, dit-il. Il est évanoui.

— Emmène-le aux urgences de la clinique vétérinaire. Je vais confier Allie aux voisins et je te rejoins là-bas.

*  *  *

Mercredi 6 avril, 9 h 30

Paige leva les yeux de son carnet de notes et tendit la main vers la tasse à café en porcelaine posée sur la très luxueuse table de la salle à manger de Grayson. Elle avait appelé Olivia puis Clay, et tentait à présent de planifier sa journée, mais l’homme qui était assis en face d’elle ne cessait de l’observer, et son regard la perturbait.

Grayson l’avait amenée chez lui pour qu’il puisse se changer et qu’elle l’attende en sécurité pendant la réunion avec les agents de la police des polices. Chez elle, il y avait une porte blindée et une serrure trois points, mais, chez Grayson, il y avait un système d’alarme de haute sécurité.

Apparemment, un rouage essentiel de ce système était son installateur lui-même : le « frère » de Grayson, Joseph Carter, qui avait été désigné baby-sitter en attendant que ce soit au tour de Paige d’être entendue par les policiers en tant qu’informatrice confidentielle. Plutôt que de penser aux questions que ceux-ci risquaient de lui poser, elle préféra étudier Joseph un instant.

Le frère de Grayson était armé d’un pistolet, rangé dans un holster latéral. Il dégageait quelque chose de sombre et de dangereux, même si Paige ne se sentait pas menacée par sa présence. D’ailleurs, Peabody était à ses pieds et elle-même était armée. Mais cet homme l’intriguait. Son visage, qui n’était pas vraiment beau, avait quelque chose de fascinant. Joseph avait à peu près le même âge que Grayson et il était grand, brun et taciturne.

Comme Grayson, en fait. Celui-ci s’était montré d’humeur maussade toute la matinée. Il ne parvenait pas à se rappeler où il avait entendu la voix de l’homme à la cagoule. Obnubilé par ce trou de mémoire, il n’avait pas beaucoup dormi — une heure tout au plus.

Paige aussi avait peu dormi, se réveillant souvent — et constatant chaque fois qu’il lui tenait la main en la fixant d’un air malheureux. Au réveil, ils n’avaient échangé que peu de mots. Il avait promené Peabody pendant qu’elle prenait une douche. La mauvaise humeur de Grayson ne s’était manifestée que lorsque Paige était sortie de la salle de bains, toute propre et habillée. Depuis, il n’avait fait que lancer des consignes et parler d’un ton sec.

Mais, comme son regard était toujours aussi affligé, elle lui avait pardonné son manque d’amabilité.

Elle ferma les yeux, attendant que sa poitrine se décontracte. Elle ne le connaissait que depuis vingt-quatre heures — un peu moins, même. Mais se séparer de lui allait être douloureux, elle le savait. Elle en souffrait déjà.

Alors, cesse de penser à lui.

Il fallait qu’elle se concentre sur Ramon et Elena, sur la mère de Logan et sur Crystal Jones. Il fallait aussi qu’elle se penche sur sa longue liste de témoins et qu’elle décide lequel elle irait interroger en premier, après son entretien avec les enquêteurs de la police des polices.

Lesquels allaient lui poser des questions sur… toute sa vie. A cette seule pensée, elle sentit la panique la gagner et s’efforça de la juguler. Elle se montrerait professionnelle. Objective et concise. Elle leur raconterait ce qu’elle avait vécu comme s’il s’agissait d’une autre personne. Elle répondrait à leurs questions et obtiendrait leur aide.

Elle sursauta quand la mine de son crayon se cassa. Elle regarda son carnet et découvrit le gribouillage illisible qu’elle avait tracé en pensant à l’homme dont ses pensées devaient se tenir éloignées.

Elle leva les yeux de nouveau et vit que Joseph l’observait toujours, en fronçant légèrement les sourcils.

— J’aimerais bien que vous arrêtiez de me regarder comme si je m’apprêtais à dérober l’argenterie de famille, dit-elle.

— Une telle idée ne m’est jamais venue à l’esprit, grommela-t-il. Je me disais même que vous teniez bien le coup, étant donné les circonstances.

Elle toucha machinalement le pansement qui cachait ses points de suture. Sa plaie au cou lui faisait encore très mal.

— J’y survivrai, dit-elle. Contrairement aux victimes d’hier.

— Evidemment que vous survivrez, répliqua-t-il. Grayson m’a fait clairement comprendre qu’il ne me le pardonnerait pas, s’il vous arrivait quelque chose. C’est pour ça que je ne vous quitte pas des yeux.

— Je ne suis pas une gamine, dit-elle d’un ton agacé.

— Ne gâchez pas la bonne impression que vous me faites en disant que vous n’avez besoin de personne pour vous protéger, déclara-t-il d’un ton légèrement moqueur.

— Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire, protesta-t-elle. Parce que je sais que ce n’est pas vrai. Et je vous remercie de me le faire sentir avec tant de délicatesse.

Elle se replongea dans ses notes, sentant les larmes lui gonfler les yeux.

— Eh bien ! dit-il en se penchant vers elle et en tapotant sur la table. Je vois qu’on s’apitoie sur son sort !

Agacée par son ton railleur, elle le regarda d’un air furieux.

— Vous êtes un…

Elle s’interrompit, haussa les épaules et poursuivit :

— Vous avez raison.

— Récemment encore, vous saviez vous défendre toute seule, et vous le faisiez très bien, dit-il. Mais, depuis quelque temps, vous avez besoin d’aide.

— C’est vrai, reconnut-elle d’un air abattu. Et maintenant, me voilà surveillée par un baby-sitter… Sans vouloir vous offenser.

— Il n’y a pas de mal.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un paquet de bonbons.

— Caramel au rhum, dit-il. C’est un paquet neuf et donc sans peluche sur les bonbons. Vous en voulez un ?

C’était tellement inattendu qu’elle ne put s’empêcher de rire.

— Pourquoi pas ? dit-elle en tendant la main.

Elle fourra le bonbon dans sa bouche et observa de nouveau Joseph. Son maintien était raide et sa mine austère, mais il y avait de la bienveillance dans son regard.

— Vous êtes qui, d’ailleurs ? demanda-t-elle.

— Le frère de Grayson, tout simplement.

— Il m’a dit que vous étiez agent fédéral. Mais au service de quel gouvernement ? Le nôtre ?

Il esquissa un sourire.

— Oui, le nôtre.

— FBI ? CIA ? NSA ? Vous n’avez pas la tête d’un employé de la bibliothèque du Congrès.

Il gloussa.

— Je sais lire, quand même, dit-il. Et je bosse pour le FBI. Mais ne me demandez pas quelles sont mes attributions.

— Mince ! Je me suis trouvé un baby-sitter de luxe.

Joseph haussa les épaules.

— Grayson m’a appelé hier soir, pendant que vous dormiez, dit-il. Il était inquiet. A mon avis, il avait toutes les raisons de l’être… Et encore, c’était avant que votre voisine se fasse tuer.

— Il vous a tout raconté ?

— Oui. Mais il ne m’a rien dit sur vous. Pas un mot. Alors, évidemment, quand il m’a demandé de veiller sur vous, j’étais curieux de faire votre connaissance et d’en savoir plus sur vous.

— Evidemment, murmura Paige.

Nullement disposée à satisfaire sa curiosité, elle le regarda droit dans les yeux et demanda :

— Alors, que pensez-vous de l’affaire Muñoz ?

— Je pense que vous êtes tous les deux dans un drôle de merdier. A quoi riment ces gribouillis ? demanda-t-il en désignant le carnet.

Elle jeta un coup d’œil à ses notes d’un air soucieux.

— J’étais en train de réfléchir à l’ampleur du problème. Il y a tant de noms sur ma liste de témoins… Il a fallu dépenser beaucoup d’argent pour payer tous les gens impliqués dans cette affaire. Nous sommes certains que Sandoval a été payé pour son faux témoignage. Or il faut être très riche pour avoir les moyens d’acheter un témoignage.

— Pour la plupart des gens qui sont invités aux fêtes de Rex McCloud, cinquante mille dollars, c’est de la petite monnaie.

— J’ai du mal à imaginer qu’une telle somme soit négligeable.

Elle regarda autour d’elle. La maison de Grayson était située dans un quartier huppé et était remplie d’antiquités de grande valeur. Cette pensée était troublante.

— Et vous ? demanda-t-elle. Vous pensez que cinquante mille dollars, c’est de la petite monnaie ?

— Bien sûr que non, répondit-il. Et Grayson non plus.

— Je ne cours pas après son argent ! dit-elle, piquée au vif par cette insinuation. Je suis peut-être obligée d’avoir deux emplois à la fois pour joindre les deux bouts, mais je préfère être indépendante sur le plan financier.

— Je sais, dit-il tranquillement sans la quitter des yeux. Parce que je me suis renseigné sur vous, figurez-vous. Je trouve ça excessivement étrange, d’ailleurs, que Grayson ne l’ait pas fait.

— Bon, d’accord, dit-elle. Vous vous faites du souci pour votre frère, et je vous comprends. Mais vous pouvez aller dire aux autres membres de la famille que son fric ne m’intéresse pas le moins du monde. A vrai dire, entre lui et moi, il n’y a même pas…

S’apercevant que Joseph l’écoutait d’une oreille plus attentive, elle s’interrompit, le fusilla du regard et s’écria :

— Je vois bien que vous essayez de me tirer les vers du nez !

Il la regarda d’un air déçu.

— Mes sœurs vont m’en vouloir à mort, dit-il.

— Comme si vous aviez peur d’elles ! ironisa-t-elle.

— Je vois que vous n’avez pas de sœur, dit-il.

— Comme si vous ne le saviez pas avant !

Elle était sur le point de s’énerver lorsqu’elle se ravisa subitement. Elle ne s’était pas fâchée lorsque l’assistante de Grayson avait constitué tout un dossier sur elle. Pourquoi une famille ne chercherait-elle pas à se renseigner sur une femme pour laquelle l’un de ses membres semblait éprouver de l’intérêt ? Les Carter seraient-ils aussi curieux, s’ils prévoyaient que rien ne se passerait entre elle et Grayson ?

Mais pour que ça marche entre lui et moi, il faudrait que l’un d’entre nous change. Et ce ne sera pas moi.

Elle se souvint de l’inanité des liaisons qu’elle avait eues dans le passé. De ce dégoût d’elle-même qu’elle avait éprouvé lorsque ces liaisons avaient cessé. De cette pitié qu’elle avait lue dans les yeux de ses proches, à chaque nouvelle rupture : « Pauvre Paige… Incapable de faire le bon choix… »

Et ils avaient eu raison, chaque fois. Mais pourquoi ne pourrais-je pas rencontrer l’homme de ma vie, moi aussi ? Elle savait qu’elle avait croisé quelques hommes qui étaient dignes de l’être — mais elle ne s’y était pas intéressée, les avait laissés filer et avait systématiquement préféré se lier avec des perdants. Et pourtant, elle avait su, dès le début de chacune de ces relations, que ses amants étaient des paumés et qu’ils ne valaient pas qu’on s’attache à eux. Rétrospectivement, elle comprenait que c’était même pour cette raison qu’elle s’était attachée à eux.

Mais Grayson n’était pas un paumé. Certes, il était hanté par un secret, sombre et pesant. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir du cœur, ni de se battre dans le camp de la justice.

Elle se frotta la tempe, consciente du regard insistant de Joseph.

— Vous savez bien sûr que je n’ai pas de famille, dit-elle. J’ai quelques amis, mais pas de frère ou de sœur. Pas de parents. Je suis seule.

Elle se redressa sur son siège et ajouta :

— Sachez que je ne suis pas intéressée par la fortune de votre frère. Je serais même moins mal à l’aise avec lui s’il était pauvre.

Joseph ne réagit pas. Il sortit de sa poche son téléphone portable, qui s’était mis à sonner. Il répondit sans lâcher Paige des yeux.

— Allô ? D’accord. Je te l’amène… Où ?

— C’est Grayson ? demanda Paige. Demandez-lui ce que je dois faire de Peabody.

Joseph interrogea Grayson, attendit sa réponse et déclara :

— Il veut que vous laissiez votre chien ici. Vous n’avez rien d’autre à lui demander ?

Si. Quel est le secret que tu as fait promettre à ta mère de ne pas me révéler ?

Mais elle avait elle-même promis de ne plus poser de questions indiscrètes. Elle secoua donc la tête.

— Non, dit-elle. Rien d’autre.

Mercredi 6 avril, 9 h 30

La servante ôta de la table son assiette vide, puis remplit de nouveau sa tasse de café.

— Ce sera tout, monsieur ?

— Oui, vous pouvez disposer.

Une fois la jeune fille sortie de la pièce, il se remit à regarder d’un œil froid les informations télévisées. Quelques heures auparavant, une fusillade avait eu lieu. Il reconnut l’immeuble immédiatement. Tous ceux qui avaient regardé la télévision la veille pouvaient d’ailleurs le reconnaître.

Le garçon qui avait filmé la vidéo se trouvait dans un état critique. Sa mère était morte. Le procureur Grayson Smith s’était lancé à la poursuite de l’agresseur et avait sauvé la vie de l’adolescent.

Quel bel exemple de courage…, songea-t-il amèrement. Il but une gorgée de café et ne s’aperçut que le breuvage était trop chaud que lorsqu’il lui brûla la langue. Silas, espèce d’idiot ! Il fallait que tu y retournes, hein ? Et ne me dis pas que tu avais peur que ton visage apparaisse sur cette vidéo. Il était matériellement impossible que le gamin, de l’endroit où il avait filmé la scène, ait pu y inclure Silas. Son angle de vue ne le lui permettait pas et, de toute façon, la distance était telle que personne n’aurait pu distinguer les traits de Silas.

Ce dernier était, à l’évidence, au bout du rouleau. Et les gens qui sont au bout du rouleau ne font que des conneries.

Il composa le numéro de Silas et tomba sur la messagerie. Silas était parti. Il avait craqué. Mais il était prévisible. Jamais il n’abandonnerait sa femme et l’enfant qu’il faisait passer pour sa fille.

Il ouvrit son ordinateur portable et activa son programme de localisation électronique. Le téléphone portable de Silas se trouvait chez lui, comme il s’y attendait. Silas devait se douter que son portable était localisable, et avait laissé l’appareil chez lui avant de disparaître.

La camionnette de Silas se trouvait également dans son garage. Cela aussi, il l’avait prévu.

Il cliqua sur le troisième objet localisable et fronça les sourcils. La petite-fille de Silas était sur la route, en direction du nord. Sa poupée l’était, du moins. Comme prévu, Silas avait été si bouleversé, en trouvant l’emballage du hamburger, qu’il en avait oublié de vérifier que rien d’autre n’avait été introduit en même temps dans la chambre de la fillette.

Quel crétin ! Combien de fois lui ai-je dit qu’il ne pourrait jamais m’échapper ?

Il tourna machinalement la bague qui ornait son auriculaire en se demandant comment procéder pour régler ce problème. Il décida de ne pas s’en prendre tout de suite à l’épouse et à la petite-fille de Silas, et de le laisser ignorer qu’il pouvait savoir à tout moment où elles se trouvaient — pour que son ex-employé se sente en confiance.

Car il savait que Silas allait revenir avec la ferme intention de le liquider. Je peux l’identifier. Et réciproquement. Il était grand temps de mettre un terme définitif à leurs relations d’affaires.

Mercredi 6 avril, 9 h 45

Adele retrouva Darren dans la salle d’attente.

— Alors ? demanda-t-elle.

— Il n’est pas mort, répondit-il. Mais il est vraiment malade.

Darren frissonna avant d’ajouter d’une voix empreinte de remords :

— Chaque fois que je menaçais de l’envoyer au loin, je ne parlais pas sérieusement.

— Je sais bien, dit-elle.

Et quand je te révélerai la vérité sur mon passé, j’espère que tu ne seras pas plus sérieux, si tu menaces de me chasser.

L’assistant du vétérinaire leur fit signe d’approcher.

— Le docteur peut vous recevoir maintenant, dit-il.

Le vétérinaire, qui portait une blouse et un masque médical autour du cou, avait l’air fatigué.

— Votre chien est vivant, annonça-t-il. Mais il est en très mauvais point. Vous l’avez laissé sortir longtemps récemment ?

— Hier, il pleuvait, dit Adele. Il est resté enfermé toute la journée.

— Pourquoi cette question ? demanda Darren. Il a mangé les ordures qui étaient dans la poubelle de la cuisine.

— Je ne crois pas que cela suffise à expliquer sa maladie, dit le vétérinaire. Votre chien présente tous les signes d’un empoisonnement.

Adele dut s’accrocher à la table d’examen pour ne pas défaillir. La boîte de chocolats… Son nom était sur l’étiquette.

Mon Dieu… Le poison m’était destiné.

— Vous vous sentez bien, madame Shaffer ? demanda le vétérinaire.

Adele hocha la tête d’un air hébété.

— Du poison ? Mais… de quel genre ? Comment est-ce possible ? bredouilla-t-elle.

— Je ne le sais pas encore, mais je peux déjà vous dire que s’il s’en sort, ce sera grâce à son extrême sensibilité gastrique. Il a vomi la plus grande partie du poison.

Le vétérinaire tapota l’épaule de Darren.

— Vous devriez rentrer chez vous, tous les deux, pour vous reposer, déclara-t-il. On vous appellera si son état s’aggrave ou s’améliore. Pour l’instant, il est stationnaire.

— D’accord.

Darren passa un bras autour de la taille d’Adele.

— Rentrons à la maison, ma chérie, lui dit-il.

Adele se laissa guider hors de la clinique. Ses jambes étaient cotonneuses, son pas incertain.

Cette fois, c’était clair.

Ce n’est pas de la parano. Quelqu’un essaie vraiment de me tuer.

Mercredi 6 avril, 10 h 05

— Merci, dit Grayson à Joseph.

Celui-ci venait de déposer Paige devant l’hôtel où elle allait être interrogée par les gradés de la police locale et les limiers de la police des polices.

— Tu vas où ? demanda Grayson.

— Dans le hall, répondit Joseph. Appelle-moi en cas de besoin.

Grayson se tourna vers Paige, qui fixait la porte de l’établissement, rassemblant visiblement tout son courage. Il inspira son parfum. Il savait désormais qu’elle se lavait avec un savon à la lavande.

Ce fut presque douloureux de l’imaginer sous la douche. Toute cette peau nue et dorée… Il était d’une humeur de chien depuis qu’il savait qu’elle ne serait jamais sienne. Mais c’était sa faute, après tout. Elle méritait largement mieux que ce qu’il pouvait lui offrir. Ou, pour mieux dire, ce qu’il était disposé à lui offrir.

— Tu es en forme ? murmura-t-il.

Elle haussa les épaules pour toute réponse, avant de demander :

— Pourquoi ici ? Le nom de cet endroit me plaît beaucoup… Mais pourquoi un hôtel ?

Grayson avait réservé deux suites à l’hôtel Peabody. La première servirait de logement à Paige. Celle où devait se tenir la réunion avec les policiers servirait ensuite à héberger un éventuel garde du corps. Malgré la porte blindée et la serrure trois points, Grayson ne voulait pas qu’elle reste dans son appartement sans ange gardien.

Et, après ce qui s’était passé pendant la nuit, il lui était impossible d’assumer ce rôle.

Il la désirait avec une intensité qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant, et qui l’effrayait. Il se voyait déjà en train de lui faire des confidences sur l’oreiller, et cela le terrifiait d’autant plus.

— Le Peabody est équipé d’un ascenseur qui va du parking souterrain aux chambres, dit-il. On peut donc y entrer très discrètement.

Il décida d’attendre la fin de la réunion pour lui annoncer qu’elle devrait rester dans l’hôtel, ensuite. Pas besoin de lui donner des motifs d’inquiétude supplémentaires avant cette rencontre importante avec les chefs de la police.

Elle regarda la porte une nouvelle fois.

— Comment ont-ils accueilli la nouvelle ? demanda-t-elle.

— Comme tu t’y attendais. Ils n’ont pas apprécié les accusations portées par Elena, qui n’est plus là pour être interrogée en personne.

— Certes, puisqu’elle est morte, marmonna Paige. Tu leur as dit que tu le connaissais ?

— Qui ça ? L’homme à la cagoule ? Oui, je leur ai dit… Ça n’a pas eu l’air de leur plaire non plus. Tu es prête ?

— Absolument, répondit-elle sans conviction. Allons-y.

Les hommes présents dans la chambre se levèrent lorsque Paige et Grayson y entrèrent. Seule Stevie demeura immobile, perchée sur l’un des tabourets disposés près du petit bar qui séparait la cuisine du salon.

Paige étudia brièvement le visage de chacun des hommes, avant de hocher la tête.

— Je m’appelle Paige Holden, dit-elle.

Le patron de Stevie inclina sa tête chauve.

— On est au courant.

— C’est le lieutenant Hyatt, dit Grayson à Paige. Il dirige la brigade des homicides. A sa gauche, c’est le commandant Williams, et, à sa droite, le lieutenant Gutierrez, de la police des polices.

Il lui montra ensuite l’homme qui se tenait devant la porte de la salle de bains.

— Lui, c’est le sergent Doyle, également de la police des polices, dit Grayson avant de désigner un cinquième personnage, qui se tenait en retrait. Et lui, c’est mon supérieur, le procureur Charlie Anderson.

Ce dernier avait insisté pour assister à la réunion mais, contrairement à son habitude, il n’avait presque rien dit pendant que Grayson informait les gradés de la police. L’incertitude entourant les raisons exactes de sa présence rendait Grayson encore plus nerveux.

Paige se débarrassa de son sac à dos.

— Je suis sûre, dit-elle, que vous avez tous beaucoup de travail, des criminels à arrêter et toutes sortes de rapports à rédiger… Alors, ne perdons pas de temps et entrons dans le vif du sujet.

Hyatt plaça un petit tabouret de cuisine face au canapé et lui dit :

— Asseyez-vous, mademoiselle Holden, je vous en prie.

Grayson plissa les yeux. Cette politesse masquait mal le fait que Paige allait être interrogée par une sorte de tribunal, composé de gradés aux mines austères. Paige n’en perdit pas le sourire pour autant :

— Avec tout le respect que je vous dois, dit-elle, je préfère rester debout. Vous n’avez qu’à vous asseoir vous-même sur ce tabouret, même s’il ne m’a pas l’air aussi confortable que votre fauteuil…

Les hommes la dévisagèrent un instant avant que Gutierrez ne grommelle :

— Moi, j’ai des durillons aux pieds… Je m’assieds.

Les autres l’imitèrent et s’assirent dans le canapé et les fauteuils. Du coin de l’œil, Grayson vit Stevie réprimer un sourire. Elle ne portait pas Hyatt dans son cœur mais, en bonne fonctionnaire disciplinée, elle respectait la hiérarchie. Hyatt croisa les bras, sans prendre la peine de dissimuler sa mauvaise humeur. Paige ne s’en était pas fait un ami, mais elle avait affirmé sa place dans la meute.

Bravo, songea Grayson qui, lui aussi, était resté debout, adossé au bar et prêt à intervenir si nécessaire. Paige avait l’air détendue, mais il n’était pas dupe. Les poings de Paige, qu’elle serrait et desserrait sans cesse, en disaient long sur la tension qui l’habitait. Il avait déjà remarqué cette réaction quand elle s’efforçait de garder son calme.

Paige fit un compte rendu détaillé de ses mésaventures, qu’elle conclut par l’agression contre Logan et le meurtre de sa mère. Elle passa sous silence les moments intimes qu’elle avait vécus avec Grayson — même si cette discrétion était inutile, en l’occurrence. Grayson venait de se faire réprimander par Williams pour s’être trop « impliqué sur le plan personnel ». Pendant cette remontrance, Anderson était resté ostensiblement silencieux, se gardant bien d’intervenir pour défendre son subordonné.

Son récit achevé, Paige regarda ses interlocuteurs un par un dans les yeux.

— C’est tout, dit-elle.

— Non, ce n’est pas tout, mademoiselle Holden, répliqua Hyatt d’un ton agressif. Vous venez de formuler des allégations sérieuses à l’encontre d’officiers de police, que ce soit dans le cas du meurtre d’Elena Muñoz ou dans la manière dont son mari aurait été piégé. Mais vous avez l’habitude d’accuser des policiers, si je ne me trompe.

Grayson se hérissa. Il faillit intervenir, mais Paige le devança.

— Mes accusations contre deux agents de police ont été validées devant un tribunal, dit-elle sans hausser le ton.

— Vous n’êtes pas devant des jurés, fit remarquer Gutierrez. Vos propos doivent nous sembler crédibles.

Elle releva le menton.

— Et que dois-je dire pour qu’ils vous semblent crédibles ? demanda-t-elle.

— Quels étaient les motifs de l’agression dont vous et votre amie avez été victimes, l’été dernier ? demanda Williams d’un ton cordial.

Mais Grayson ne se laissa pas abuser par la bonhomie du commandant. Hyatt était parfait dans le rôle du méchant flic, et Williams avait endossé les habits du gentil flic, selon une technique d’interrogatoire vieille comme la police. Le regard irrité de Paige indiquait qu’elle n’était pas dupe non plus.

— Si vous me demandez si j’ai fait quoi que ce soit pour provoquer cette agression, la réponse est non, dit-elle d’un ton glacial. Je n’ai rien fait de tel. Absolument rien… Mais si vous me demandez si je pense que nos quatre agresseurs, parmi lesquels se trouvaient deux policiers, portent l’entière responsabilité de cette agression, alors c’est oui. J’en suis persuadée.

— Pourquoi ne pas nous dire ce qui s’est passé, mademoiselle Holden ? demanda Williams sans se départir de son affabilité.

Elle serra les dents et rétorqua :

— Tout a déjà été dit à ce sujet dans les rapports de police.

— J’aimerais l’entendre de votre bouche, insista Williams. Si ça ne vous dérange pas.

— Pas du tout, répondit-elle avec aigreur. Il y avait quatre hommes. L’un d’eux était marié à mon amie et il exerçait la profession d’agent de police. Elle l’accusait de violences conjugales. Il m’en voulait parce que je m’opposais à ses efforts pour faire rentrer sa femme dans le « droit chemin ». Et aussi parce que je lui avais fait perdre la face lors d’une précédente altercation entre lui et son épouse…

— Vous vous l’êtes donc mis à dos, dit Williams d’une voix égale. Et ensuite ?

— Il s’en est plaint auprès de ses amis… Et ils ont décidé de me donner une leçon.

— Connaissiez-vous ses complices ? demanda Williams.

— Non. L’un d’entre eux n’a jamais été arrêté, donc je ne connais toujours pas son identité.

Grayson se raidit. Elle ne lui avait pas dit qu’un des agresseurs avait réussi à s’en tirer.

— Ces quatre hommes sont entrés en force dans notre centre d’aide aux femmes. Ils étaient masqués et armés. Le mari de Thea lui a collé un pistolet sur la tempe. Les autres se sont jetés sur moi. Deux d’entre eux n’étaient pas entraînés au combat, mais le troisième savait se battre. Il était agent de police, lui aussi, comme on s’en est aperçu plus tard. J’ai appelé police secours au moment où ils ont fait irruption dans notre local. Mon portable était dans ma poche… Tout a été enregistré.

Elle haussa un sourcil d’un air sarcastique et ajouta :

— Je précise cela au cas où vous ne me trouveriez pas assez crédible.

— Comment vous êtes-vous défendue ? demanda Gutierrez.

— J’en ai projeté un tout de suite contre un mur, ce qui l’a étourdi. Le deuxième, je lui ai donné un coup de pied dans la cage thoracique, mais le troisième m’a saisi par-derrière et m’a immobilisée. Il s’agit du policier qui m’a agressée une seconde fois ultérieurement, chez moi. Il a tenté de m’étrangler, mais je me suis débattue.

Elle déglutit, faillit perdre son calme, mais se reprit et poursuivit son récit :

— L’agresseur à qui j’avais cassé quelques côtes s’est relevé et s’est mis à me bourrer de coups de poing.

— Lui, ce n’était pas un agent de police, fit observer Hyatt.

Paige lui jeta un regard noir et répliqua :

— Non, mais ces coups de poing me font encore mal ! Le policier qui me tenait par-derrière a resserré son étreinte et a tendu sa matraque à celui qui n’était pas policier. Celui-ci m’a frappée avec la matraque… A la tête, dans les côtes et aux jambes. Ils étaient tous morts de rire et disaient : « Alors, on joue moins les dures, maintenant, hein, salope ? »

Elle se racla la gorge avant de reprendre :

— Ils se sont mis à parler de ce qu’ils comptaient me faire quand je serais assommée…

Grayson s’aperçut qu’il retenait son souffle et tremblait de rage. Qu’elle se soit laissé caresser par lui, même très brièvement, lui semblait à présent quasi miraculeux.

— Je commençais à voir des étoiles quand mon amie Thea s’en est mêlée. Elle a appliqué une technique de dégagement que je lui avais enseignée. Et elle a réussi à échapper à l’étreinte de son mari.

— Mais il tenait toujours l’arme contre sa tête, dit Williams.

— Oui, répondit Paige.

Elle déglutit de nouveau. Ses yeux étaient embués de larmes, mais elle ne cilla pas. Elle ne détourna pas son regard des hommes qui l’observaient.

— Elle l’a fait sursauter et il a tiré. La balle a traversé la nuque de Thea et s’est logée dans l’aisselle de son mari, lui sectionnant l’artère. Elle est morte en quelques secondes. Il a survécu quelques minutes de plus. Qu’elle soit morte en tentant une parade que je lui avais apprise… C’est dur à vivre, conclut-elle d’une voix brisée.

Un silence de plomb s’était abattu dans la pièce. Paige se racla une nouvelle fois la gorge.

— Le policier qui m’étranglait m’a lâchée pour se porter au secours du mari de Thea. J’avais un couteau dans mon sac et j’ai tenté de m’en saisir… Mais je me suis effondrée avant d’atteindre mon sac. Le type que j’avais projeté contre le mur avait un pistolet. Il m’a logé une balle, là…

Elle se frotta l’épaule et poursuivit :

— Les agresseurs se sont enfuis, sauf le mari de Thea, qui avait succombé à son tour. Les secours ont failli arriver trop tard… J’ai perdu beaucoup de sang, mais les toubibs m’ont raccommodée. Les trois fuyards n’avaient pas été arrêtés. J’étais incapable de les identifier, mais j’ai pu dire aux enquêteurs que l’un d’eux devait avoir une ou deux côtes cassées. Et que les autres avaient appelé « Mike » le type qui avait tenté de m’étrangler. Je suis sortie de l’hôpital quelques jours plus tard.

— Et c’est là que l’un d’entre eux a remis ça, dit le commandant Williams.

— Oui, dit-elle, celui qui m’avait étranglée. Il avait peur que je puisse l’identifier, après avoir surmonté mon traumatisme. Ma meilleure amie, également policière, m’a sauvé la vie et l’a arrêté.

— L’amie dont elle parle est inspecteur à la brigade des homicides de Minneapolis, elle a été décorée à maintes reprises, indiqua Stevie. Le mari de Thea et Mike Stent, le policier qui l’a étranglée, étaient cousins. Le type qui l’a frappée avec la matraque est le frère de Stent. Il a été arrêté le lendemain.

Paige lui jeta un regard surpris, et Stevie sourit d’un air encourageant.

— J’ai bien vu qu’il ne vous était pas facile de raconter ces événements, lui dit Stevie. Je me suis donc renseignée à la source. Au fait, l’inspecteur Hunter vous passe le bonjour… Tout est documenté, commandant.

— Je sais, reconnut Williams. J’ai moi-même passé quelques appels, quand M. Smith a proposé que nous nous réunissions pour examiner cette affaire. Et l’homme qui vous a tiré dessus, mademoiselle Holden, avez-vous une idée de son identité ?

Paige plissa les yeux.

— Puisque vous êtes si bien renseigné, dit-elle, vous devez déjà le savoir.

— Moi, je ne le sais pas, affirma Gutierrez avec une pointe d’agacement.

— Il est fort possible que ce soit le frère du mari de Thea, dit-elle en haussant les épaules. Mais sa mère lui a fourni un alibi, et aucune preuve n’a permis de prouver sa présence sur la scène de crime à ce moment-là. Il est un peu… dérangé. Il me reproche encore la mort de son frère. Pendant des mois, il m’a suivie, il m’a épiée… Il ne disait jamais un mot et ne s’approchait jamais trop. Il connaissait visiblement les limites à ne pas dépasser pour éviter d’être accusé de harcèlement.

— Comment avez-vous fait pour mettre un terme à cet acharnement ? demanda Gutierrez.

— Je me suis installée à Baltimore, dit-elle.

— L’as-tu vu rôder par ici ? demanda Grayson, tout en percevant dans le son de sa voix l’angoisse qu’il éprouvait.

— Non. Mes amis de Minneapolis l’ont à l’œil, là-bas. Il va à l’université et se tient à carreau…

Visiblement épuisée, elle s’interrompit et jeta un regard circulaire à l’assistance.

— Ecoutez, reprit-elle, je suis ici parce que j’ai recueilli les dernières paroles d’une mourante. Elle a accusé des policiers de la traquer. Si vous ne me trouvez pas crédible, libre à vous. Si vous me croyez, tant mieux. Dans les deux cas, j’ai fait mon devoir et j’ai la conscience tranquille.

Elle prit son sac à dos et ajouta :

— Maintenant, vous m’excuserez…

— Je vous crois au sujet de Muñoz, dit Hyatt. Du moins, je crois que vous êtes sincère.

— Super ! dit Paige en souriant mais en lui jetant un regard noir. Merci.

— Nous aimerions que vous nous remettiez la clé USB que la victime vous a confiée.

Paige sortit un sachet en plastique d’une des poches de son sac à dos. Grayson avait demandé à Joseph d’accompagner Paige à la banque avant de l’emmener à l’hôtel.

— C’est celle d’Elena, dit-elle en la tendant à Gutierrez.

— Vous y avez touché ? demanda Hyatt.

Elle hocha la tête d’un air méfiant.

— Oui, répondit-elle. Il fallait bien que je connaisse son contenu pour savoir quoi en faire.

— Je suppose que vous en avez conservé une copie ? demanda Williams.

Elle le regarda droit dans les yeux.

— Oui, monsieur, dit-elle fermement.

— J’aurais fait la même chose, avoua Williams. Merci, mademoiselle Holden.

Hyatt se leva.

— Il va sans dire que vous êtes dorénavant exclue de cette enquête. Le bureau du procureur et la police de Baltimore prennent le relais.

Elle hocha une nouvelle fois la tête.

— Oui. Bien sûr, dit-elle.

C’est sa manière à elle de leur dire d’aller se faire voir, songea Grayson.

— Bon, eh bien, si on a fini de cuisiner Mlle Holden, j’aimerais bien me remettre au boulot, dit-il.

— Tout comme moi, dit Gutierrez. Nous allons diligenter une enquête interne. Quant à vous, monsieur Smith, vous pouvez vous mettre à réinterroger les témoins du procès Muñoz.

Les hommes saluèrent Paige d’un hochement de tête à mesure qu’ils sortaient de la pièce, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Grayson, Stevie et Charlie Anderson. Ce dernier n’avait pas prononcé le moindre mot pendant tout l’entretien, mais Grayson n’avait pas oublié sa présence un instant.

Anderson, qui n’avait pas bougé de son poste d’observation, dit à Stevie :

— Inspecteur Mazzetti, pouvez-vous raccompagner Mlle Holden chez elle ? Il faut que je parle avec M. Smith… Seul à seul.

— Quel est le problème, Charlie ? demanda Grayson lorsque les deux femmes eurent quitté la pièce.

— J’allais vous poser la même question, Grayson. Hier encore, vous étiez un procureur logique et rationnel.

— Et aujourd’hui ? demanda Grayson en sentant monter en lui une colère mêlée d’appréhension.

— Vous êtes en train de ruiner votre carrière pour les beaux yeux de cette femme, répondit Anderson.

— Mes relations avec Mlle Holden ne vous regardent en rien.

— Sauf si elles perturbent le bon fonctionnement de nos services. Je suis venu vous annoncer un changement d’affectation.

— Comment ça ? demanda Grayson, sidéré.

— Vous échangerez les dossiers que vous traitez avec ceux de Joan Danforth.

Grayson secoua la tête, espérant qu’il avait mal entendu.

— Mais elle travaille au pôle financier.

— C’est vrai. Mais vous, vous travaillez depuis trop longtemps sur des affaires d’homicide. Votre implication est devenue trop personnelle.

— Et l’enquête sur le meurtre d’Elena Muñoz ?

— Joan prendra le relais aussi. Je l’assisterai de mon mieux. C’est un substitut efficace, très compétent. Elle est très respectée tant parmi les magistrats que parmi les avocats.

Les pensées se bousculaient dans la tête de Grayson.

— Mais c’est du délire ! s’exclama-t-il. Vous ne pouvez pas me muter du jour au lendemain, comme ça !

— Mais si, je le peux. Cela relève tout à fait de mes attributions, répliqua Anderson d’un ton acerbe. Et vous devriez m’être reconnaissant de sauver votre carrière.

Grayson écarquilla les yeux.

— Ma carrière n’a pas besoin d’être sauvée, protesta-t-il.

— Quand l’enquête sur la mort de Crystal Jones sera rouverte, vous vous trouverez dans une position peu enviable.

— Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ?

— C’est vous qui avez requis contre Ramon Muñoz. C’est vous qui avez obtenu sa condamnation.

— J’ai requis sur la base de preuves matérielles difficilement contestables, fit remarquer Grayson entre ses dents serrées.

Anderson lui jeta un regard amusé, qui le stupéfia.

— Mon Dieu, murmura Grayson. Vous le saviez… Vous saviez que Muñoz n’était pas coupable…

— Ne dites pas de bêtises, répondit Anderson sans se départir de son flegme. Il y a cinq ans, vous étiez un jeune magistrat prometteur, mais vous n’étiez pas encore une vedette de l’accusation. Aujourd’hui, vous héritez de tous les meilleurs dossiers… Ceux qui sont faciles à gagner. Ceux qui vous permettent de vous flatter d’avoir le meilleur taux de condamnations dans notre juridiction. Ceux, aussi, dont les médias parlent le plus. Grâce à votre succès dans l’affaire Muñoz, vous avez été remarqué par des personnages influents. Ils vont se demander si c’est par naïveté que vous avez fait condamner un innocent… Si vous êtes aussi crédule que ça, ils vont se poser des questions sur votre habileté et sur votre compétence.

Il haussa les sourcils avant d’ajouter :

— Dans le cas contraire, combien de temps pensez-vous qu’ils mettront à s’imaginer d’où venait vraiment tout le zèle que vous avez déployé lors du procès Muñoz ?

Grayson sentit son sang se glacer.

— Qu’insinuez-vous ?

— Muñoz était un méchant Mexicain qui avait assassiné une jeune étudiante blonde… Ça vous rappelle quelque chose ? Vous étiez le choix idéal pour requérir contre lui.

Grayson ouvrit la bouche, mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Non, ce n’est pas possible.

— Prenez quelques jours de congé, monsieur…

Anderson marqua une pause avant de conclure :

— … Smith. Réfléchissez bien. Je suis persuadé que vous accepterez d’abandonner cette enquête, dans votre propre intérêt… Et celui de votre mère.

Sur ces mots, Anderson sortit de la pièce sans le saluer.

Les genoux flageolants, Grayson se laissa tomber dans un fauteuil.

Oh ! mon Dieu, mon Dieu… Il est au courant. Mais dans quelle mesure, exactement ? Et comment a-t-il appris la vérité ? Nous avons été si prudents…

Il garda les yeux rivés sur la table jusqu’à ce que sa panique s’atténue. Il repensait sans cesse à la remarque terrible que lui avait assenée Anderson : « Vous étiez le choix idéal pour requérir contre lui. »

Anderson connaissait la vérité sur l’affaire Muñoz, à l’époque du procès. Il m’a choisi exprès. Grayson ferma les yeux. La nuit précédente, en parlant avec Paige, il avait compris que ce procès avait été truqué. Mais il n’avait pas pensé qu’il pouvait être un complice involontaire de la machination.

Cela changeait tout. Il se jura de ne plus se laisser manipuler.

Il savait ce qu’il avait à faire. Il sortit son téléphone portable de sa poche et appela sa mère.

Elle décrocha tout de suite.

— Ne me dis pas que tu appelles pour décommander le dîner de ce soir, dit-elle d’emblée.

— Non, ce n’est pas pour ça que j’appelle, répondit-il d’un ton lugubre. Je voudrais juste changer le lieu du rendez-vous.

— Grayson, mon chéri…, dit-elle, alarmée par le son de sa voix. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— A peu près tout.