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Baltimore, Maryland
Mardi 5 avril, 6 heures

Paige Holden gara son pick-up sur la dernière place libre du parking en se renfrognant. Bien sûr, c’était la plus éloignée de son appartement. Et, bien sûr, il pleuvait.

Si tu étais restée dans le Minnesota, tu serais en train de te garer dans ton propre garage, et tu serais au sec et au chaud. Tu n’aurais jamais dû quitter Minneapolis… A quoi t’attendais-tu donc ? dit la voix moqueuse. Paige détestait cette voix, qui s’insinuait toujours dans ses pensées par surprise. Quand elle était épuisée, le plus souvent. Comme à présent.

— Laisse-moi tranquille, marmonna-t-elle.

Le rottweiler qui se trouvait sur le siège du passager émit un grondement sourd que Paige interpréta comme une approbation.

— Si j’étais restée dans le Minnesota, dit-elle au chien, ce pauvre gosse serait toujours maltraité par sa garce de mère.

Elle serra les dents en y repensant. Le souvenir était encore tout frais, vieux de quelques heures. Elle n’arriverait jamais à effacer de sa mémoire le visage terrifié de l’enfant. Elle ne voulait pas l’oublier, d’ailleurs.

Car elle avait accompli une bonne action, cette nuit-là. Un être humain sans défense était sain et sauf, et il ne l’aurait pas été sans son intervention. C’était cela qui importait, c’était à ce simple fait qu’elle devait s’accrocher quand la voix moqueuse s’invitait à l’improviste dans sa tête. Les visages des victimes qu’elle avait sauvées : voilà ce dont elle devait se souvenir chaque fois qu’elle se réveillait la nuit, en plein cauchemar. Ou bien dans les moments où sa mauvaise conscience se muait en crise d’angoisse suffocante.

Zachary Davis avait échappé au pire et finirait par surmonter son traumatisme.

Parce que j’étais là, hier soir.

— On a fait du bon boulot, Peabody, déclara-t-elle d’une voix ferme. Toi et moi, mon pote, on forme une équipe du tonnerre.

Le chien manifesta son acquiescement en donnant un coup de patte à la portière du pick-up. Il était cloîtré avec elle dans l’habitacle et avait patiemment attendu toute la nuit.

Il avait fait son devoir : veiller sur elle.

Et sa fidélité à toute épreuve procurait à Paige un sentiment de sécurité. Même si c’était agaçant d’avoir encore besoin d’un chien de garde pour se sentir en sûreté une fois la nuit tombée. Elle sursautait encore dès qu’elle percevait un geste brusque autour d’elle. C’était rageant, mais, pour l’heure, elle en était encore là et il fallait s’en accommoder. Ses amis du Minnesota lui conseillaient de donner un peu de temps au temps : cela faisait seulement neuf mois qu’elle avait été agressée, et il fallait parfois des années pour surmonter ce genre de traumatisme.

Des années… Paige n’avait aucune intention d’attendre aussi longtemps. D’un geste brusque, elle se couvrit la tête de sa capuche, puis fixa la laisse de Peabody à son collier. Elle le promènerait, se ferait un café et prendrait une douche avant son prochain rendez-vous.

Et ensuite, elle ferait une sieste pour compenser les longues heures de veille qu’elle venait d’enchaîner. Quand elle s’endormait épuisée de fatigue, elle ne faisait pas de rêves. Quelques heures de sommeil sans rêves… Voilà le comble du bonheur.

Peabody se dirigea tout droit vers son endroit favori : le réverbère où les chiens du voisinage s’arrêtaient pour uriner. Il était en train de le renifler lorsque le portable de Paige se mit à sonner. Tout en jonglant avec son parapluie, elle jeta un coup d’œil à l’écran de l’appareil, avant de le coincer entre son épaule et son oreille. C’était son associé, avec qui elle travaillait depuis trois mois et qui, tant qu’elle n’aurait pas obtenu sa licence de détective privé, était de fait son patron.

— Où êtes-vous ? demanda Clay Maynard en oubliant de la saluer, comme d’habitude.

Ses manières étaient abruptes, frisant même l’impolitesse, mais Paige l’appréciait beaucoup. Il portait encore le deuil d’une perte terrible, et Paige, qui était bien placée pour comprendre son chagrin, ne lui tenait pas rigueur de ses comportements d’ours mal léché.

Cette brusquerie cachait un chic type qui, depuis qu’elle s’était installée à Baltimore, trois mois auparavant, était devenu un grand frère plutôt qu’un patron. Elle s’était entraînée avec des dizaines de « grands frères », protecteurs à l’excès comme Clay, pendant les quinze années où elle avait pratiqué le karaté dans son dojo de Minneapolis — et elle savait comment l’amadouer quand il était irrité : rester décontractée, le dérider…

— Près d’un réverbère, en train de regarder Peabody faire pipi, répondit-elle d’un ton ironique. Je peux vous envoyer une photo de cette scène, pour satisfaire votre curiosité… Peabody ne se formalisera pas de cette atteinte à son intimité, si c’est le prix à payer pour vous rassurer.

Il y eut un bref silence suivi d’un petit gloussement réticent.

— Excusez-moi, dit Clay, j’ai appelé sur votre ligne fixe et vous ne répondiez pas… Je pensais que vous seriez rentrée chez vous, à cette heure.

Paige aurait voulu lui rappeler qu’elle avait trente-quatre ans, et qu’il était son associé et non son tuteur, mais elle s’en garda bien. Sa dernière collaboratrice avait été brutalement assassinée. S’il arrivait malheur à Paige, il ne voulait pas s’en sentir responsable. Et cela, elle le comprenait parfaitement, peut-être mieux que Clay lui-même.

Le visage de Thea lui apparut subitement à l’esprit. Le regard terrifié de son amie… Le pistolet qui était pointé sur sa tempe… Le coup de feu fatal…

Quel que soit le nombre de Zachary Davis que tu sauveras, ça ne ressuscitera pas Thea.

— Il a fallu que je fasse une déclaration à la police, dit-elle à Clay. Ça a pris un peu de temps.

Le visage de Thea disparut de son esprit, remplacé par ce qu’elle avait vu au travers d’une fenêtre quelques heures auparavant.

— Vous aviez déjà vu ce genre de trucs ? demanda Clay.

— Une mère qui sniffe de la coke ? Oui, ça, je l’avais déjà vu…

C’était même un de ses premiers souvenirs, l’un de ceux qu’elle n’évoquait que très rarement.

— Mais, ajouta-t-elle, une mère qui laisse son petit copain tripoter son fils… Ça, j’avoue que je ne l’avais encore jamais vu…

La garde du petit Zachary était l’enjeu d’un âpre combat entre ses géniteurs. Sylvia, la mère, était accro à la cocaïne. Le père avait entamé une procédure de divorce, réclamant la garde de son fils pour lui seul. La mère jurait qu’elle avait décroché et demandait une garde partagée. Son mari, John Davis, qui craignait que la justice ne la lui accorde, avait engagé Clay pour fournir des preuves que son épouse était toujours toxicomane.

C’est ainsi que Paige, en tant que collaboratrice de Clay, avait été chargée de se poster aux abords de l’appartement de la mère pour prendre des photos de ce qui s’y passait. Elle s’attendait à surprendre Sylvia en train d’inhaler des substances illicites, mais pas à ce que cette mère indigne laisse son nouveau compagnon tripoter son propre fils.

— Il aurait fini par violer Zachary, dit Clay. Grâce à vous, cela n’arrivera pas. Désormais, Sylvia sera fichée comme consommatrice de drogue dure, mais aussi pour avoir prostitué son fils…

— J’ai eu de la chance. Une voiture de patrouille se trouvait dans le secteur quand j’ai appelé police secours. Les flics n’ont mis qu’une minute à arriver. S’ils avaient tardé davantage, j’y serais allée moi-même… J’aurais défoncé la porte, si nécessaire. Je n’aurais pas pu rester là passivement, en train de regarder ce pauvre gosse se faire abuser par ce salaud.

— Moi non plus, mais ce type avait un flingue. Votre ceinture noire ne vous aurait pas servi à grand-chose contre une balle.

Paige se surprit à palper machinalement son épaule, là où une vilaine cicatrice plissait son épiderme. Clay avait été gentil : il aurait pu ajouter : « Comme l’été dernier… »

Elle essuya ses mains subitement moites sur son jean et redressa le dos.

— J’étais armée, dit-elle.

Contrairement à cette nuit fatale qui la hantait encore… Je ne referai jamais la même erreur.

— Il aurait pu tirer le premier, objecta Clay.

— Vous n’avez qu’à me montrer vos techniques de commando… Je pourrai entrer dans une pièce sans me faire trouer la peau, répliqua-t-elle d’un ton un peu crispé.

Avant de s’établir comme détective privé, Clay avait été policier à Washington. Avant cela, il avait longtemps appartenu au corps des marines, où il instruisait les nouvelles recrues — à l’instar de Paige, ceinture blanche, pour ainsi dire, dans le métier de détective. Ses années de pratique des arts martiaux l’avaient dotée d’un profond respect pour ses maîtres. Elle baissa d’un ton pour ajouter avec déférence :

— S’il vous plaît.

— Bon, d’accord… Mais à partir de demain. Vous venez de passer une nuit éprouvante, et c’est en pleine forme que j’ai besoin de vous. Prenez une journée de repos.

— C’est une option… Je pourrais aussi travailler à la maison… J’ai du boulot, dans l’affaire de Maria.

— L’affaire dont vous vous êtes chargée gratuitement ? demanda-t-il avec une pointe de désapprobation.

— Vous auriez fait la même chose, Clay.

Il lâcha un soupir.

— Paige, tous les malfrats qui sont en prison ont une mère qui est persuadée de l’innocence de leur rejeton.

— Je sais que vous me trouvez naïve, rétorqua-t-elle. Tous les indices concordent pour établir la culpabilité de Ramon Muñoz, mais il y a quelque chose qui cloche, dans cette affaire. Au pire, ça me donne une raison d’éplucher un dossier judiciaire, de me familiariser avec la procédure et de me perfectionner dans mon nouveau métier…

Elle repensa aux larmes de Maria lorsque celle-ci avait imploré son aide.

— Au mieux, reprit-elle, j’apaiserai le chagrin d’une mère.

— D’accord, mais n’y passez pas trop de temps… Il faut payer les factures de l’agence.

— Maria doit venir me voir ce matin pour m’apporter de nouveaux éléments. Si ses informations sont inutilisables, je n’irai pas plus loin. Et si elles sont intéressantes, je vous les transmettrai. Bon, il faut que je vous quitte, j’ai besoin de boire un café…

Le crissement de pneus sur l’asphalte la fit pivoter pour faire face à la chaussée, et elle vit un monospace qui fonçait vers elle à toute allure. Par réflexe, elle fit un bond de côté, entraînant Peabody avec elle. Elle atterrit brutalement sur les genoux dans la boue, assourdie par le fracas du métal hurlant. Elle resta immobile un instant, haletante et hébétée.

Les hurlements de Peabody retentissaient dans ses oreilles et elle leva la tête, encore sous le choc.

— Couché ! dit-elle brusquement.

L’animal se tut et s’assit, tout frémissant, attendant les ordres de sa maîtresse.

— Paige ! Paige !

Les cris de Clay étaient presque inaudibles dans le portable, qui gisait à deux mètres de là. Elle rampa pour le récupérer puis, le cœur battant à tout rompre, se tourna vers le monospace.

— Je n’ai rien, je n’ai rien…, dit-elle dans le téléphone.

Elle se força à se calmer. Respire lentement, se dit-elle.

— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Clay.

— Un monospace…

Qui venait de heurter de plein fouet le réverbère au pied duquel elle se trouvait une minute à peine auparavant. Le hayon arrière était parsemé d’impacts de balles, les vitres et le pare-brise avaient éclaté.

— Qui s’est fait tirer dessus, dit-elle.

— J’appelle police secours, dit Clay avec brusquerie. Trouvez un endroit où vous abriter en attendant les flics.

Elle se leva d’un bond, mais se figea tandis que son regard allait des trous qui perçaient l’arrière de la carrosserie à la portière du conducteur. Celle-ci était couleur rouille alors que le reste du véhicule était bleu.

— C’est le monospace de Maria, dit-elle.

Paige se précipita vers le véhicule et son cœur bondit dans sa poitrine. Une femme était effondrée sur le volant. Son torse ruisselait de sang, maculant l’airbag qui s’était déployé au moment de l’impact.

— Clay, dites aux flics qu’une femme est blessée et perd beaucoup de sang. Faites vite !

— Ne raccrochez pas, Paige, ordonna Clay. Je vais appeler les flics sur une autre ligne.

Paige rangea son portable dans sa poche sans raccrocher. Elle éprouvait une douloureuse impression de déjà-vu, mais chassa de son esprit les réminiscences qui s’y insinuaient.

— Maria ?

Elle ouvrit la portière du conducteur et dut surmonter un accès de panique. Il y avait des trous dans le manteau élimé de Maria. Des trous faits par des balles. Paige posa la main sur le cou de Maria et sentit son pouls battre. Faiblement, mais régulièrement.

Dieu merci, elle est vivante.

Paige fit doucement basculer Maria sur son siège et se figea de nouveau en découvrant son visage…

Ce n’était pas Maria, mais Elena, sa bru. L’épouse de Ramon. Mais qui aurait voulu la tuer ?

— Mon Dieu…, murmura Paige, horrifiée.

Maria et Elena avaient des informations à lui transmettre. De plus en plus terrifiée, Paige regarda par-dessus son épaule pour s’assurer qu’une autre voiture ne se dirigeait pas vers elle. Elena n’avait pu conduire bien longtemps avec de telles blessures. Le tireur devait être dans les parages.

Elle déboutonna le manteau d’Elena, en quête d’une blessure à soigner, mais il y avait trop de sang.

Je ne sais même pas par où commencer.

— Dites-moi ce qui s’est passé, dit-elle à Elena. Qui a fait ça ?

— N’en parlez pas aux flics, murmura faiblement Elena. Je vous en supplie…

— Vous n’allez pas me claquer entre les doigts ! dit Paige d’un ton bourru.

D’une main tremblante, elle déboutonna le chemisier d’Elena.

— Bon sang…, marmonna-t-elle. Je n’arrive pas à voir où vous êtes blessée.

Elle sursauta lorsque la main ensanglantée d’Elena lui agrippa le poignet. Elena clignait frénétiquement des yeux pour tenter de les garder ouverts.

— N’en parlez pas aux flics, répéta-t-elle dans un filet de voix. Promettez-le-moi…

— Bon…, dit Paige, bouleversée. C’est promis. Ça restera entre nous. Qui vous a fait ça ?

— Des flics… Qui me traquaient, murmura Elena.

Paige entendit les sirènes des secours. Merci, Clay. L’arrivée de la police servirait au moins à faire fuir le tireur, s’il se trouvait encore dans les parages. Elle dénoua son écharpe et l’appliqua sur ce qui semblait être la plus grave blessure d’Elena.

— Les secours arrivent, dit-elle.

— Dans mon soutien-gorge… Une clé USB, dit Elena.

S’efforçant de respirer, Elena passa la main sous son chemisier, tirant maladroitement sur l’ourlet de son soutien-gorge, qui baignait dans le sang. Elle tendit la main pour agripper celle de Paige.

— Dites à Ramon que je l’aime…

— Vous pourrez le lui dire vous-même, répliqua Paige. Vous allez vous en tirer.

Mais Paige n’y croyait guère. Pas plus qu’Elena, à en juger par le désespoir qui se lisait dans ses yeux.

— Dites-lui que je n’ai jamais cessé de croire en lui, supplia Elena d’une voix à peine audible. Dites-le-lui !

— Je le ferai, c’est promis. Mais vous, il faut me promettre de tenir le coup.

Elle entendit une ambulance freiner derrière elle. Puis des portières s’ouvrirent et des pas martelèrent la chaussée.

— Mademoiselle, il faut vous écarter de là, ordonna une voix derrière elle. Contrôlez votre chien.

Elle regarda par-dessus son épaule et vit Peabody qui s’était dressé, montrant les dents entre elle et une petite foule de badauds. Mais avant qu’elle ait eu le temps d’esquisser le moindre mouvement, elle entendit un bourdonnement strident comme celui d’un moustique et la main d’Elena s’amollit dans la sienne. Horrifiée, Paige eut un geste de recul.

Il y avait un trou dans le front d’Elena… Un trou qui n’y était pas l’instant précédent.

Stupéfaite et impuissante, Paige resta immobile, les poings serrés et trempés de sang, le souffle court. Lorsque son cœur se remit à battre, elle se rendit compte que l’un de ses poings recelait quelque chose de dur. Et de petit. Une clé USB… Elena l’avait dissimulée dans son soutien-gorge. Et juste avant de mourir, elle l’avait glissée dans la main de Paige.

« Des flics… Qui me traquaient… »

Maria était convaincue que la police avait piégé son fils. L’histoire avait semblé exagérée à Paige, voire franchement paranoïaque. Mais voilà que la belle-fille de Maria venait d’être assassinée sous ses yeux, en affirmant que c’étaient les policiers qui l’avaient truffée de balles.

L’objet que Paige tenait dans la main avait provoqué la mort d’Elena.

Mardi 5 avril, 6 h 04

Silas abaissa le canon de son arme. Ses mains ne tremblaient pas, mais son cœur battait trop vite. Il étouffa un juron. S’il avait eu le choix, il aurait préféré l’épargner.

La femme aux longs cheveux noirs s’éloigna à reculons du monospace accidenté. Son pas était moins sûr que quelques minutes auparavant. Il avait pensé que la femme allait mourir, lorsqu’il avait vu le véhicule lui foncer dessus. Mais elle avait bondi avec une agilité extraordinaire, comme un ninja dans un film de karaté, entraînant son chien monstrueux avec elle.

Qui était-ce ? Elena lui avait-elle dit quelque chose avant de mourir ? Il ne l’espérait pas. Car si c’était le cas, il allait falloir qu’il la tue aussi. D’ailleurs, il s’en était fallu de peu lorsqu’il avait achevé Elena.

Par chance, elle s’était tournée vers les secouristes lorsque ceux-ci étaient arrivés. Si elle était restée dans sa ligne de mire, il aurait tiré quand même, pour qu’elle ne masque plus Elena. Il n’aurait pas soouhaité en venir là, car il n’aimait pas tuer sans absolue nécessité. Malheureusement pour elle, Elena avait elle-même signé son arrêt de mort.

Il referma son étui à fusil, ramassa la douille de la balle et la fourra dans sa poche. En bas, des gens paniquaient et hurlaient. Les secouristes s’étaient abrités derrière leur ambulance, conformément à la procédure en cas de fusillade.

Et une voiture de patrouille venait d’arriver. Deux policiers en uniforme en sortirent, l’arme au poing. Les badauds, du moins ceux qui n’avaient pas pris la fuite, pointaient du doigt dans la direction du toit où s’était posté Silas.

Il était temps de quitter les lieux. Les flics ne mettraient pas longtemps à boucler le quartier. Il rejoignit à croupetons le bord du toit et descendit deux à deux les marches de l’escalier de secours extérieur.

Il n’avait eu que quelques instants pour trouver un endroit approprié où s’embusquer pour abattre Elena. Par chance, le toit du petit immeuble de bureaux qu’il avait choisi offrait un bon poste de tir, doté d’une voie de retrait facilement accessible. Il avait laissé sa voiture au pied de l’escalier métallique.

Il se coula dans la circulation matinale et composa un numéro qu’il connaissait par cœur.

— C’est fait, annonça-t-il.

— Elle est morte ?

— Ouais, marmonna-t-il. Mais ce n’est pas grâce à ce crétin de Sandoval. Il n’a pas voulu m’attendre pour finir le boulot. Il a tiré sur la voiture d’Elena sans me laisser le temps de la pousser sur le bas-côté. Je l’aurais abattue plus discrètement…

Il y eut un moment de silence, lourd de mécontentement.

— Pourquoi a-t-il fait ça ? demanda le correspondant de Silas.

— Je ne sais pas, répondit celui-ci. Vous devriez lui poser la question. Vous devriez aussi lui demander pourquoi il l’a laissée entrer chez lui…

S’il n’avait pas eu cette faiblesse, je n’aurais pas été obligé de la tuer…

— Je ne vais peut-être pas me donner la peine de lui demander quoi que ce soit, murmura l’autre.

Silas haussa les épaules, sachant ce que cette phrase sous-entendait. Denny Sandoval l’avait bien cherché. Il avait conservé des indices compromettants, et Elena les avait découverts. Quel imbécile…

— Faites en sorte que ça ressemble à un suicide, précisa-t-il à son correspondant.

Il s’en tenait à la suggestion, sachant qu’un ordre ne serait pas toléré.

— Ce qu’elle a trouvé aurait signé sa perte, de toute façon, ajouta-t-il.

Il y eut un nouveau silence.

— Qu’a-t-elle découvert ?

— Qu’il avait été soudoyé pour mentir au procès et que l’alibi de Muñoz était véridique.

— Cela aurait été la parole d’Elena contre la sienne, objecta l’autre homme.

— Sauf si elle a trouvé des preuves matérielles. Il avait une telle trouille qu’il m’a demandé de l’aider…

— Il a paniqué, c’est certain… Au point de la suivre et de faire feu en pleine rue sur sa voiture…

— Il s’y est mal pris, il a tiré sur les vitres au lieu de viser les pneus.

— Pourquoi ?

— Sans doute parce qu’il ne tire pas assez bien pour atteindre des pneus en mouvement.

Sans doute aussi parce que ce crétin était encore bourré…

— Elle a réussi à rouler sur cinq cents mètres, poursuivit Silas. Puis elle est entrée dans un ensemble d’immeubles d’habitation et elle s’est pris un réverbère de plein fouet. Heureusement, je m’étais posté pas loin, et elle était à portée de tir. S’il avait ouvert le feu une minute plus tôt, je n’aurais pas pu achever le boulot.

— Mais elle est morte, c’est bien sûr ?

— Sûr et certain.

Il avait tiré sur tellement de gens, au cours de sa carrière, qu’il ne pouvait se méprendre : sa balle avait été mortelle.

— Alors, merci. Vous serez rémunéré par les voies habituelles.

Ce qui voulait dire qu’une forte somme allait être virée sur son compte offshore, rapidement et sûrement. Il lui avait fallu du temps pour s’accoutumer au ton châtié et poli de son commanditaire. Et, même à présent, il ne pouvait s’empêcher de grincer des dents en entendant évoquer de cette manière froide et lisse des actes aussi crapuleux.

— Merci, dit-il à son tour.

— Une autre question : qui d’autre pourrait être au courant de ce que Sandoval conservait ?

— Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai soudoyé, mais vous, si je ne me trompe. Vous y êtes allé vous-même, ou vous vous êtes fait représenter ? Vous étiez reconnaissable ou vous aviez pris soin de vous grimer ?

Il s’en voulut aussitôt d’avoir prononcé ces mots. Evite-lui tes sarcasmes ou tu seras bientôt un « suicidé » de plus…

Nouveau silence.

— J’étais grimé, répondit enfin l’homme.

— Alors vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, répliqua Silas d’une voix affable.

— Merci encore. Je vous contacterai bientôt.

C’est ça… Silas n’éprouvait aucune pitié pour ce crétin de Denny, qui avait signé son arrêt de mort en conservant des preuves compromettantes. Et pour en faire quoi ? Toute tentative de chantage aurait été suicidaire, et cet idiot n’avait pas besoin d’assurance de ce genre.

Mais Silas regrettait d’avoir été forcé de tuer Elena Muñoz. Elle aurait dû oublier son mari et refaire sa vie… Elle serait encore vivante. Et j’aurais un poids en moins sur la conscience…

Mardi 5 avril, 6 h 20

Trois… et deux… et un. Grayson Smith grogna en reposant l’haltère sur le râtelier. Dans le temps, je soulevais cent cinquante kilos beaucoup plus facilement.

Dans le temps, il était beaucoup plus jeune.

Il approchait de la quarantaine, et cela le tracassait bien davantage qu’il ne l’aurait cru quelques années auparavant.

Il se détendit les épaules sur le banc et fit signe à son compagnon d’entraînement. Sans omettre aucun détail, Ben poursuivit le récit qu’il avait commencé lorsque Grayson avait commencé sa série de tractions.

— Alors ce taré se met à courir et jette ce flingue dans une bouche d’égout, dit Ben en faisant une grimace. Il va falloir des jours pour que mes chaussures ne puent plus. Quel connard…

— Vous avez retrouvé l’arme ? demanda Grayson.

— Ouais. Ce type est un multirécidiviste. Vous n’aurez aucun mal à le faire enfermer pour longtemps.

Grayson avait tant de fois entendu cette phrase dans la bouche d’inspecteurs de police… Malheureusement, « les faire enfermer pour longtemps », ce n’était pas si simple, même dans des cas comme celui-ci. Au sein du bureau du procureur du Maryland, Grayson pouvait pourtant se targuer d’un des meilleurs taux de condamnation. Quand il expédiait derrière les barreaux des malfrats du genre de celui que Ben venait d’arrêter, il dormait mieux la nuit.

— Ce sera un plaisir pour moi, dit-il.

Il agrippa la barre et se prépara à entamer sa dernière série de tractions. Il en avait déjà effectué trois lorsqu’un concert de sonneries de téléphone se mit à retentir dans la salle de sport, faisant cesser tous les bavardages des habitués.

Dans un gymnase rempli de flics, cela laissait augurer un événement très fâcheux.

Grayson posa sa barre et se redressa, observant les hommes et les femmes qui l’entouraient. A première vue, les policiers appelés relevaient tous du bureau de l’est de Baltimore.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Ben.

— Je ne sais pas, murmura celui-ci.

Il attendit que le type le plus près d’eux ait rangé son téléphone portable pour l’interroger :

— Alors, Profacci, c’est quoi, le pépin ?

Profacci se dirigeait déjà vers les douches.

— Un tireur embusqué… Une femme a été abattue dans un monospace. Le chef vient d’appeler tous les policiers en service pour qu’ils se lancent à la recherche du tueur. Belle manière de commencer la journée, maugréa-t-il.

Pendant un instant, Grayson resta pensif. Il se souvenait de la vague de meurtres qui, dix ans auparavant, avait ensanglanté le district fédéral de Washington, lorsqu’un tireur fou semait la terreur en abattant ses victimes au hasard dans les rues de la capitale. Aucune victime n’avait été à déplorer à Baltimore, mais toute la région avait vécu dans l’angoisse avant que le tireur ne soit enfin arrêté. Dix personnes avaient été mortellement atteintes et trois autres avaient subi de très graves blessures.

Grayson échangea un regard accablé avec Ben.

— J’espère qu’il ne s’agit pas de ce que tout le monde redoute, dit-il avant de se tourner vers la femme qui officiait à l’accueil. Sandi, pouvez-vous sélectionner une chaîne d’infos ?

Sandi s’exécuta et, sur l’écran plat de 160 centimètres fixé au mur, un match de hockey fut remplacé par un reportage de la chaîne d’infos locale. Un journaliste se tenait devant un grand panneau où l’on pouvait lire :

BIENVENUE À BRAE BROOKE VILLAGE

En découvrant qui était ce journaliste, Grayson réprima un grognement agacé. Phin Radcliffe lui brandissait son micro au nez chaque fois qu’il sortait de la salle d’audience. Radcliffe n’était pas le seul journaliste à brandir un micro à tout vent, mais ses questions étaient particulièrement harassantes. Il aurait vendu son âme pour un scoop.

— … C’est ici, dans ce paisible quartier résidentiel, qu’une femme a été abattue par un tireur embusqué, disait Radcliffe. La police n’a pas encore annoncé la fin de l’alerte et a demandé aux riverains de rester chez eux. Nous savons que la victime est décédée. Nous n’avons aucune information sur le tireur pour l’instant, mais nous avons une vidéo exclusive montrant les événements qui se sont déroulés ici. Attention ! Les images que nous allons diffuser sont brutales, et peuvent heurter certains téléspectateurs.

A l’écran apparut une femme vers laquelle fonçait un monospace, et Grayson fut fasciné par la scène qui s’ensuivit. La femme s’accroupit promptement et exécuta un spectaculaire bond de côté, d’au moins trois mètres, retombant sur les genoux et entraînant avec elle le rottweiler qu’elle tenait en laisse.

Une fraction de seconde plus tard, le monospace s’encastrait dans un réverbère. Il n’y avait pas de bande-son sur cette vidéo, mais on voyait clairement que le chien hurlait comme un fou.

— Vous avez vu ça ? s’exclama Ben. Une vraie gazelle !

Grayson avait, lui aussi, admiré ce saut prodigieux et il n’en croyait toujours pas ses yeux. La caméra ne s’attarda pas sur le monospace et zooma sur le visage de la femme. Grayson relâcha lentement son souffle. Les grands yeux de la femme, noirs comme la nuit, contrastaient avec la pâleur de son visage. Ses cheveux étaient tout aussi noirs, coiffés en une queue-de-cheval qui lui balayait le dos.

Grayson n’arrivait pas à détacher son regard de ce visage, tout comme la personne qui avait filmé la scène, d’ailleurs : curieusement, l’objectif restait braqué sur cette femme si acrobatique et délaissait la voiture accidentée.

Au lieu de prendre ses jambes à son cou, la femme se releva et courut vers le monospace, suivie par son rottweiler. La caméra la suivit, filmant l’habitacle au travers de la vitre de la portière du passager. La conductrice était piégée entre son siège et le volant. L’angle de la caméra offrait une vue plongeante de la scène.

— Cette vidéo a été tournée depuis le balcon de l’un des appartements, dit Grayson, horrifié.

Une femme était morte, Profacci l’avait dit. Mais ce n’est pas elle, j’espère, songea Grayson avant d’avoir un peu honte de cette pensée. Cela dit, il ne pouvait rien changer à ce qui s’était passé. L’une des deux femmes était morte, et il ne pouvait s’empêcher de penser : Pourvu que ce ne soit pas elle !

— Et la personne qui a filmé cette scène en pince pour la gazelle, fit observer Sandi.

— Comment le lui reprocher ? demanda Ben. Elle est extraordinaire…

La scène s’interrompit, visiblement tronquée. Sur le plan suivant, la femme aux yeux noirs était en train de presser frénétiquement les blessures de la conductrice. Sous cet angle, le visage de celle-ci était impossible à distinguer. Tant mieux pour sa famille, songea Grayson.

Il savait ce qui allait se passer ensuite, mais se vit incapable de détourner les yeux. L’une de ces deux femmes serait morte dans un instant. La femme aux yeux noirs s’activait désespérément, tout en échangeant des propos avec la victime.

A l’arrière-plan, l’énorme chien s’était placé entre le monospace et la foule des badauds en train de s’attrouper. Personne n’osait approcher, mais plus d’un curieux brandissait un téléphone portable. D’autres photos, d’autres vidéos…

Charognards, pensa Grayson avec amertume.

Mais moi-même, je regarde cette scène. Je suis comme les autres : un voyeur…

Une ambulance arriva sur les lieux, et des secouristes en sortirent promptement. La femme se tourna pour regarder derrière elle, vers son chien, et là… Grayson tressaillit en voyant une partie de l’écran floutée par la chaîne, occultant le monospace, la victime et la femme aux yeux noirs.

L’image vacilla un instant avant de se stabiliser en offrant un autre angle de vue.

— Le mec qui a filmé cette scène a vomi ses tripes, chuchota Ben.

— Mais ça ne l’a pas empêché de continuer à filmer, fit remarquer Sandi d’un ton incrédule. Soit c’est un vrai dur, soit c’est un abruti.

La femme aux yeux noirs s’éloigna en trébuchant du monospace, le visage figé par la stupeur. Les épaules de Grayson se détendirent. Ce n’est pas elle qui est morte, songea-t-il avec soulagement. Elle fixait l’habitacle d’un œil horrifié tandis que les secouristes et les flics s’agitaient autour d’elle. Un policier en uniforme se précipita vers elle, brandissant son arme lorsque le chien fit un mouvement brusque vers lui, montrant ses crocs.

Les badauds hurlaient et couraient en tous sens, mais la femme demeurait immobile, indifférente à la pagaille qui l’environnait. Elle cligna les yeux subitement, regarda le flic qui braquait son pistolet vers son chien. Elle saisit la laisse, se pencha et alla s’abriter derrière le monospace, du côté du siège du passager. Elle s’accroupit, imitée par le rottweiler. Elle prit celui-ci dans ses bras en fermant les yeux, et la caméra zooma une nouvelle fois sur son visage.

Grayson n’aurait pu dire si l’humidité qui faisait luire ses joues était due à la pluie ou aux larmes. Les deux, sans doute. Mais le visage bouleversé de l’inconnue disparut de l’écran, remplacé par une vue dédoublée de Radcliffe et de la présentatrice de la tranche matinale. Celle-ci était encore toute frémissante. Sa réaction d’horreur paraissait sincère, pour une fois.

— Incroyable, cette vidéo, dit-elle d’une voix blanche. Pauvre femme… A-t-on davantage d’informations, Phin ? Comment se porte la bonne Samaritaine qui est venue au secours de la victime ?

— Elle ne semble pas avoir été blessée, répondit Radcliffe. La police n’a pas encore annoncé la fin de l’alerte et, à notre connaissance, il n’y a pas eu d’autres coups de feu. Dès que ce sera possible, nous nous approcherons de la scène pour interviewer les témoins, ainsi que cette bonne Samaritaine qui a risqué sa vie…

— Nous passerons cette interview en direct, dit la présentatrice à l’intention des téléspectateurs. En attendant, nous avons une autre vidéo à vous montrer. Elle a été postée sur YouTube, il y a quelques minutes, par l’un des témoins de cette scène. On y voit les mêmes événements, mais sous un autre angle. Une fois de plus, je dois vous avertir que cette vidéo est très explicite et pourrait heurter certains téléspectateurs.

La vidéo en question, filmée avec un téléphone portable, était beaucoup moins nette. Elle se concentrait sur le rottweiler qui grondait et montrait les dents. On entendait l’homme qui l’avait filmée se plaindre en grommelant que le chien l’empêchait d’avoir une vue complète de la victime. Il parvint à cadrer son visage. La chaîne, une fois de plus, avait flouté la scène, empêchant de distinguer les traits de la femme, mais pas le sang qui ruisselait en abondance et que la bonne Samaritaine tentait désespérément d’empêcher de couler.

— Bon sang ! s’exclama Ben, choqué. Regardez le monospace. Il est criblé de pruneaux. On lui a tiré dessus avant qu’elle ne s’encastre dans le réverbère. Quelqu’un tenait vraiment à la buter, cette gonzesse.

Mais Grayson entendit à peine cette remarque. Non ! Son cerveau tentait de rejeter ce que ses yeux voyaient, tandis que son cœur battait de plus en plus vite. Non, ce n’est pas possible ! Et pourtant… La victime avait pris la main de la femme aux yeux noirs, et sa main était visible sous la partie floutée de l’écran. Même trempée de sang, la bague que portait la victime à l’annulaire était reconnaissable. Unique. C’était une croix aux bouts évasés, ornée d’une grosse pierre précieuse en son centre.

Non, ce n’est pas la même bague. Ça ne peut pas être la même bague que la mienne…

— Il faut que j’y aille, dit Grayson.

Il laissa Ben et Sandi devant le téléviseur, se rendit dans le vestiaire et activa YouTube sur son smartphone.

Il entra les mots-clés « Sniper à Baltimore » dans le moteur de recherche. La vidéo avait déjà été visionnée des milliers de fois. Comme il s’y attendait, le type qui avait filmé la scène sur son téléphone n’avait pas flouté l’image. On y voyait le visage de la victime, accessible au monde entier et à sa famille…

— Oh ! mon Dieu…, murmura-t-il en fixant les traits de la victime, déformés par la douleur.

Il connaissait cette femme. Il l’avait vue moins d’une semaine auparavant, lorsqu’elle était venue lui rendre visite dans son bureau afin d’implorer l’ouverture d’un procès en révision pour son mari.

En regardant une seconde fois la vidéo, Grayson tressaillit de nouveau au moment où le tueur tirait le coup fatal.

Elena Muñoz était morte.

Mardi 5 avril, 6 h 20

— Mademoiselle ? Vous êtes blessée, mademoiselle ? Avez-vous besoin de soins ?

Paige entendait les paroles de l’homme, mais ses paupières restaient hermétiquement fermées. Son épaule la démangeait tandis que les souvenirs se bousculaient pêle-mêle dans sa tête, les plus anciens comme les plus récents. Et pourtant, chaque image était d’une clarté limpide.

Elle dut serrer les dents pour ne pas répondre : « Oui, j’ai été blessée, mais pas aujourd’hui. » Elle ne souhaitait pas parler de ce qui lui était arrivé neuf mois auparavant. Elle ne voulait pas confier à un inconnu que, certains jours, elle s’inquiétait pour sa propre santé mentale. Parce que, aujourd’hui, il ne s’agit pas de moi. Il s’agit d’Elena. C’est elle, la victime.

Paige était toujours accroupie, adossée à la roue, serrant Peabody contre elle. Son pistolet lui rentrait dans les reins et lui faisait mal, mais elle ne le déplaça pas. Tant que les policiers n’annonceraient pas la fin de l’alerte, elle ne bougerait pas d’un pouce, pas plus qu’elle ne laisserait Peabody faire le moindre mouvement.

Elle songea au policier qui avait menacé d’abattre Peabody. Parce que tu étais en danger, se dit-elle. Il ne faisait que son boulot. Elle s’entendit prononcer intérieurement ces paroles logiques et s’obligea à s’y accrocher. Elle frémit en repensant au fait qu’elle s’était trouvée dans la ligne de mire du tueur un instant avant qu’il ne tire sur Elena. Mais ce n’était pas à elle qu’il en voulait. Certes, mais la balle qui avait achevé Elena n’était pas passée loin d’elle.

Cette balle avait percé un petit trou dans le front d’Elena. Mais c’est en sortant qu’elle avait fait des dégâts : l’arrière du crâne d’Elena s’était purement et simplement désintégré, éclaboussant l’habitacle de matière cervicale.

— Elle est blessée ? demanda une femme.

— Je ne crois pas, répondit la voix masculine. Burke, attendez ! Restez ici, nom de Dieu !

— Si elle est blessée, je ne vais pas la laisser se vider de son sang, répliqua la femme. C’est pour ça que je suis ici.

— Bon sang, Burke ! cria l’homme d’une voix furieuse. Vous allez être suspendue !

Paige tressaillit en entendant une voix lui parler dans l’oreille. La femme qui répondait au nom de Burke l’avait rejointe. Paige perçut aussitôt une vibration : c’était Peabody qui s’était mis à gronder sourdement. Il veille sur moi. D’un geste las, elle se blottit contre lui.

— Vous êtes atteinte ? demanda doucement Burke.

— Non, murmura Paige. Je n’ai aucune blessure.

Pas aujourd’hui, du moins.

— Tout doux…, dit Burke. Je ne vais pas te faire de mal, gros toutou. Comment tu t’appelles ?

— Peabody, répondit Paige d’une voix morne.

— Et vous, quel est votre nom ? demanda Burke.

Paige dut réfléchir un instant avant de répondre :

— Paige… Paige Holden.

— Bien, je suis le Dr Burke. Je suis là pour m’assurer que vous allez bien.

— Pourquoi ?

— Parce que vous avez l’air de souffrir.

Paige fronça les sourcils en essayant de rassembler ses pensées.

— Non, je vais bien. Que faites-vous ici ?

La femme parut un peu surprise par le ton agressif de cette question.

— Je suis de service, répondit-elle. Vous êtes sûre que vous n’avez aucun bobo, Paige ?

Paige inspira profondément en frémissant.

— Certaine. Je vais bien, merci.

— Alors pourquoi vous tenez-vous l’épaule comme ça ? demanda Burke d’un ton affable.

Parce que ça me brûle ! Voilà pourquoi ! aurait voulu s’écrier Paige. Sauf que… c’était faux. Elle n’éprouvait aucune douleur physique. Elle ouvrit les yeux lentement et vit, en effet, sa main crispée sur son épaule gauche. Sa blessure de l’été dernier ne la brûlait pas du tout. Il y avait longtemps que son épaule ne la faisait plus souffrir… Cette douleur qui lui avait si longtemps vrillé l’épaule à Minneapolis lorsqu’elle se réveillait en plein cauchemar… Cette souffrance insoutenable qu’elle avait vécue lorsque, étendue par terre, se vidant de son sang, les yeux rivés sur le regard mort de Thea, elle avait vu son amie mourir.

Non, ici, je suis à Baltimore. Et aujourd’hui, le regard mort, c’est celui d’Elena Muñoz.

La voix moqueuse interrompit le cours de ses pensées : Tu as vraiment le chic pour t’attirer les ennuis, ma chérie.

Paige s’efforça de se détendre. Elle lâcha son épaule, frotta sa main contre son manteau et la posa sur son genou. La clé USB se trouvait toujours dans sa poche. Elle n’avait pas l’intention de la remettre à la police. « N’en parlez pas aux flics », avait insisté Elena. Et Paige le lui avait promis.

Je ne la remettrai à la police que quand je saurai ce qui s’est vraiment passé. Elle inspira profondément, s’armant de courage pour affronter une vérité qu’elle connaissait déjà.

— Elle est morte ? demanda-t-elle.

— Oui, dit Burke à voix basse. Je suis désolée.

Cette femme était jeune. Elle devait avoir quelques années de moins qu’elle. Son regard était tranquille. Elle portait un gilet pare-balles sous son anorak.

Qui ne suffirait pas à la protéger d’une balle dans la tête.

— Vous n’auriez pas dû me rejoindre, dit Paige. Votre collègue a dit que vous seriez suspendue.

— Je ne pouvais plus rien pour cette pauvre femme, mais je n’allais pas assister passivement à la mort d’une autre victime.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

Burke haussa les épaules avant de répondre :

— On attend la fin de l’alerte.