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Mardi 5 avril, 6 h 40

Paige laissa échapper un soupir de soulagement lorsqu’elle entendit crier : « Fin de l’alerte ! »

— Enfin ! lâcha Burke. Allons voir si vous n’avez rien de cassé.

— Non ! s’écria Paige en sentant une bouffée de panique lui serrer la gorge. Je ne veux pas aller à l’hôpital…

— Juste un petit check-up, insista Burke.

— Je vais très bien. Je veux juste rentrer chez moi.

Paige prit la laisse de Peabody et essaya de se lever, mais elle sentit ses genoux flageoler.

— Je n’ai rien du tout, je vais très bien…, protesta-t-elle.

— Vous n’arrêtez pas de dire ça, fit remarquer Burke. Dans quelques heures, ce sera peut-être vrai, mais là…

Elle aida Paige à se relever et l’accompagna jusqu’à l’endroit où se trouvait l’équipe de secouristes, Peabody sur leurs talons.

La pluie s’était arrêtée. En passant devant le monospace, Burke se tourna vers Paige pour lui cacher ce triste spectacle. Mais cela ne servait à rien : l’image était incrustée dans son cerveau.

— Vous boitez, dit Burke pour détourner l’attention de Paige. Vous avez mal où ?

— Je suis retombée sur les genoux quand j’ai sauté pour éviter de me faire écraser.

Burke lui fit signe de s’asseoir sur la banquette de l’ambulance.

— Il faut faire une radio, dit-elle.

— Non, je n’irai pas à l’hôpital, répliqua Paige d’une voix pitoyable.

Respire, ma fille, se dit-elle.

— Je vous en supplie…, ajouta-t-elle.

Burke examina ses pupilles, puis lui palpa l’épaule.

— Vous avez eu un accident, récemment ? demanda-t-elle. Vous vous êtes blessée à l’épaule ? Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Ne me répondez pas : « Rien. »

— On m’a tiré dessus, l’été dernier.

Elle observa la foule qui s’était assemblée. Une personne sur trois brandissait un téléphone portable. Ils filmaient Elena, ces salauds.

— Ils font chier, ces connards…, marmonna Burke.

Elle retroussa la manche gauche de Paige pour prendre sa tension artérielle, protégeant Paige de l’indiscrétion des badauds en faisant écran de son corps.

— Comme ça, ils ne vous verront pas, ajouta-t-elle.

— Merci, murmura Paige. J’espère que le médecin légiste va bientôt arriver pour l’emmener loin d’ici. Je ne veux pas que ces tarés prennent des photos d’elle. Ça va être terrible pour sa famille…

— L’unité de scène de crime va recouvrir son corps d’une bâche pour les en empêcher. Je suis désolée. Vos exercices de respiration vous ont fait du bien. Votre tension est presque normale. Mais il faudrait faire examiner vos genoux.

— Je connais mon corps. Je n’ai pas besoin de radio. Si je dois signer une décharge, donnez-moi le formulaire et qu’on n’en parle plus…

Elle se leva, aussitôt imitée par Peabody. Elle lui gratta le crâne en attendant que la nausée passe. Puis elle annonça :

— Je rentre chez moi.

— Pas encore, madame, dit un homme qui s’approcha d’elle en la regardant d’un air grave.

Il portait un costume et une cravate. Un badge était fixé au revers de sa veste.

— Je suis l’inspecteur Perkins, dit-il. Il faut que je recueille votre déclaration.

Paige se rassit dans l’ambulance. Elle savait que cet interrogatoire était inévitable, mais elle avait espéré qu’on la laisserait seule quelques minutes.

— Je ne me sens pas très bien, là…, dit-elle.

— Je vais être le plus bref possible, répondit le policier. D’abord, votre nom et votre adresse…

— Paige Holden… J’habite dans cet immeuble, là…

Elle tendit le doigt vers son appartement et précisa :

— Appartement 3-A.

— Connaissiez-vous la victime ? demanda Perkins.

— De vue, seulement… Je…

Elle s’interrompit en apercevant un homme de haute taille qui venait vers elle en fendant la foule. Elle se sentit aussitôt un peu plus rassurée.

Le policier vit l’homme, lui aussi, et lui dit sèchement :

— Allez attendre plus loin !

Clay lui jeta un regard furieux.

— Je vous en prie, laissez-le rester avec moi, dit Paige.

Elle tendit la main et grimaça quand Clay la lui serra bien fort.

— Vous allez bien ? demanda Clay à voix basse.

Elle parvint à esquisser un sourire.

— Je suis un peu secouée, mais ça va aller, répondit-elle.

Elle se tourna vers Perkins et lui dit :

— Je suis prête.

— Connaissiez-vous la victime ? répéta Perkins.

— Elle s’appelait Elena Muñoz. Elle travaillait avec sa belle-mère à l’entretien de ces immeubles. Elle sortait les poubelles, nettoyait le sol des couloirs, balayait la neige en hiver, tondait la pelouse… Sa belle-mère s’appelle Maria, c’est elle qui gère l’entreprise familiale de nettoyage.

Elle avait été obligée de travailler après l’arrestation de Ramon. La mort d’Elena va lui briser le cœur, songea Paige.

— Le gérant vous donnera son numéro de téléphone, ajouta-t-elle.

— Je ne manquerai pas de lui demander, dit Perkins. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?

— J’étais en train de promener mon chien quand la voiture a déboulé à toute allure. J’ai sauté pour l’éviter et elle s’est écrasée contre le réverbère… J’ai voulu aider la conductrice… Les secours venaient d’arriver quand elle a été achevée d’une balle dans la tête.

Perkins la fixa longuement et Paige faillit se recroqueviller sous ce regard inquisiteur. Mais la pression de la main de Clay sur son poignet l’aida à rester concentrée.

— Elle vous a dit quelque chose avant de mourir ? demanda Perkins.

Paige avait anticipé cette question en attendant la fin de l’alerte. Il y avait déjà quelques badauds, en plus des secouristes, lorsque Elena était morte dans ses bras, mais, grâce aux aboiements de Peabody, personne n’avait pu entendre le bref échange qu’elle avait eu avec Elena.

— Elle m’a suppliée de l’aider, c’est tout.

Perkins hocha la tête. Son expression était impénétrable.

— La plupart des gens auraient couru se mettre à l’abri, fit-il observer.

Paige haussa les épaules.

— Ça ne m’est pas venu à l’idée, dit-elle.

Ce qui était la stricte vérité.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie, Paige ? demanda Perkins.

— Oh ! plein de choses… Je travaille à mi-temps dans une salle de sport. Je donne des cours de gym. Je travaille aussi pour un détective privé.

Perkins haussa les sourcils.

— Et quel genre de travail effectuez-vous pour ce détective privé, exactement ? demanda-t-il.

— En général, mon travail consiste à prendre des photos d’époux infidèles.

— Auriez-vous pu être la cible du tueur, ce matin ? Peut-être s’agit-il de quelqu’un qui n’a pas apprécié que vous le preniez en photo…

Paige cligna les yeux, prise de court par la question.

— Non, finit-elle par répondre. Quelqu’un lui avait déjà tiré dessus avant qu’elle n’arrive ici. Je crois que celui qui a tiré la dernière balle n’a fait que terminer le boulot.

Clay se racla la gorge.

— Elle peut y aller, maintenant, inspecteur ? demanda-t-il. Elle est pâle comme un linge.

Perkins sortit un calepin de sa poche et demanda :

— Et vous, monsieur, vous êtes… ?

— Clay Maynard, répondit Clay.

— Qu’est-ce qui vous lie à Mlle Holden ?

— Nous sommes amis, répondit Clay en serrant le poignet de Paige. Bon, si vous avez fini…

— Ce sera tout, pour l’instant. Mais je dois vous demander de rester à notre disposition, l’un et l’autre. Nous aurons certainement d’autres questions à vous poser au cours de l’enquête.

— Merci, dit Paige à Burke. J’espère que vous ne serez pas suspendue à cause de moi.

— Promettez-moi simplement d’aller à l’hôpital, si la douleur aux genoux persiste.

— Je n’y manquerai pas, mentit Paige.

Quand les poules auront des dents, songea-t-elle avant d’ajouter beaucoup plus sincèrement :

— Encore merci.

— Je vais demander à un agent de vous accompagner jusqu’à votre appartement, dit Perkins. Il y a beaucoup de journalistes qui vont vouloir recueillir votre témoignage. J’espère que vous ne leur direz rien.

— Je m’en garderai bien. Vous pouvez compter sur moi.

Tenant fermement la laisse de Peabody, Paige se dirigea vers son immeuble. Les journalistes se mirent à la héler de toutes parts, mais elle ne tint aucun compte de leurs pressantes sollicitations.

Jusqu’à ce qu’elle entende l’un d’entre eux dire dans la cohue :

— Hé, Paige, où avez-vous appris à sauter comme ça ?

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? demanda-t-elle à Clay.

Clay la poussa à avancer et lui dit :

— Ne vous arrêtez surtout pas, Paige.

Elle resta silencieuse jusqu’à ce qu’ils soient arrivés devant la porte de son appartement.

— Qu’est-ce qu’il a voulu dire à propos de mon saut ? J’étais toute seule. Personne n’a vu la voiture me foncer dessus.

— Quelqu’un vous a filmée pendant et après l’accident, dit l’agent d’un air peiné. Quelques minutes plus tard, la vidéo est passée à la télé. Vous êtes devenue une star d’internet.

Paige ferma les yeux en se demandant ce qu’on voyait exactement dans cette vidéo.

— Bon sang…, marmonna-t-elle.

Mardi 5 avril, 7 h 30

— Qu’est-ce qui te tracasse, ma chérie ?

Adele Shaffer se tourna et vit son mari saisir leur fille Allie dans sa chaise haute, la soulever et l’embrasser tendrement, ce qui arracha à l’enfant un petit cri de joie. Adele sourit malgré son estomac noué.

— Je ne me lasserai jamais de l’entendre rire, dit-elle.

Portant la fillette à la hanche, Darren déposa un baiser sur la bouche d’Adele.

— Moi non plus, dit-il. Mais tu n’as pas répondu à ma question. Tu as des soucis ?

Adele désigna le téléviseur au-dessus du comptoir de la cuisine, et répondit :

— Il y a eu une fusillade, ce matin. On parle d’un tireur embusqué…

Darren fronça les sourcils.

— Oh ! non…, dit-il d’une voix inquiète. Voilà que ça recommence…

— C’est ce qu’ils ont dit, aux infos. Ça s’est passé dans un quartier que tu traverses quand tu vas travailler.

Il la gratifia d’un autre baiser et déposa Allie dans ses bras.

— Ne t’inquiète pas, il ne m’arrivera rien.

— Tu dis toujours ça, murmura Adele.

— Et il ne m’arrive jamais rien ! répliqua Darren en souriant. Qu’est-ce que tu vas faire, aujourd’hui ?

— J’ai un rendez-vous avec une cliente, cet après-midi. J’ai enfin réussi à lui faire prendre une décision : elle a fini par retenir cinq échantillons de moquette, sur les mille qui lui plaisaient au départ…

En fait, c’était à l’heure du déjeuner qu’elle avait rendez-vous avec sa cliente. Après quoi, elle avait un autre rendez-vous, avec quelqu’un qu’elle n’avait pas vu — ou plutôt qu’elle n’avait pas eu besoin de voir — depuis longtemps.

Quelqu’un dont elle ne voulait pas que Darren sache qu’elle l’avait fréquenté jadis, et encore moins à présent.

Elle avait reculé cette échéance aussi longtemps que possible. Elle espérait qu’une seule fois suffirait.

Darren lui releva doucement le menton.

— Ne t’inquiète pas pour moi, répéta-t-il. Je t’appellerai quand je serai au bureau. Tu n’auras pas besoin de t’arrêter en route. J’ai fait le plein de ta voiture, hier soir.

Elle fut soudain prise de remords. Il ne cessait de se montrer prévenant avec elle. Il ne méritait pas qu’elle lui mente ainsi. Mais elle ne croyait pas être capable de soutenir le regard de son mari s’il apprenait la vérité.

— Merci, dit-elle. Je serai prudente, si tu me promets de l’être aussi.

— Tu peux compter sur moi.

Il déposa un petit baiser sur le bout du nez d’Adele et demanda :

— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?

— Du couscous et du poulet, cuisiné comme tu l’aimes.

— Il y a d’autres choses que j’aime encore plus ! dit-il, tout frétillant.

Elle inspira profondément, et se força à sourire.

— Va travailler, espèce d’obsédé, le rabroua-t-elle gentiment. On verra ça plus tard.

Elle attendit que la porte d’entrée se referme derrière Darren avant de laisser libre cours à ses larmes. Elle se blottit contre son bébé et se mit à le bercer.

Mon Dieu, pria-t-elle, faites que ça s’arrête. Je vous en supplie… Je ferai tout ce que vous voudrez. C’est juré. Evitez-moi ce supplice. Faites que tout redevienne comme avant.

Tâchant de se reprendre, elle augmenta le volume du téléviseur. Elle entendit un journaliste parler de « l’épouse du tueur Ramon Muñoz, condamné à perpétuité », de « véritable exécution ». Elle l’entendit dire aussi qu’il ne s’agissait « sans doute pas d’un meurtre gratuit », et laissa échapper un soupir de soulagement. La ville ne courait manifestement pas le danger d’être ensanglantée par un nouveau tueur fou. La ville était hors de danger.

Elle aurait aimé en dire autant d’elle-même.

Mardi 5 avril, 7 h 30

Silas a raison, songea l’homme en crochetant la serrure de la porte arrière du bar de Denny Sandoval. Sandoval avait largement fait son temps. Il fallait se débarrasser de lui. Surtout s’il détenait des preuves assez décisives pour qu’Elena ait risqué sa vie en cherchant à les obtenir.

L’homme pénétra dans le bar et repensa à sa dernière visite dans ces lieux. En six ans, beaucoup de choses avaient changé, tant dans ce bar que dans sa vie. Sandoval avait entièrement refait la décoration de son établissement.

Et moi, je suis devenu très riche.

Et il avait la ferme intention de le rester.

Quelles que soient les preuves que Sandoval a conservées ici, il faut que je les récupère.

Il marqua une pause et tendit l’oreille. Sandoval se trouvait à l’étage, dans son appartement. Il gravit à pas feutrés l’escalier qui y menait et s’arrêta un instant devant la porte ouverte de la chambre à coucher de Sandoval.

Le téléviseur était allumé. C’était l’heure des informations. On y parlait du meurtre d’Elena, bien sûr. Une vidéo passait à l’écran. Il plissa les yeux en la regardant, interloqué.

Avant de mourir, Elena avait échangé quelques mots avec la femme qui avait tenté de lui porter secours. Dieu seul savait ce qu’elle avait confié à cette bonne Samaritaine. Silas a dû voir qu’elle lui avait parlé, se dit-il. Il aurait dû les tuer toutes les deux.

Mais ce qui l’agaçait le plus, c’était que Silas lui avait menti. Peut-être que Silas a fait son temps, lui aussi…

Sandoval était en train de refermer un placard, une valise à la main.

Pas si vite, mon pote. J’ai besoin de quelques renseignements…

Il voulait savoir ce qu’Elena avait vu. Il voulait s’assurer que cela ne l’impliquait pas.

Et j’obtiens toujours ce que je veux.

Mardi 5 avril, 7 h 30

— Tenez, buvez ceci.

Paige détourna son regard de la fenêtre du salon et prit la tasse de thé chaud que Clay lui tendait. C’était la troisième qu’il la forçait à avaler depuis qu’elle s’était mise à regarder, au travers des stores, la police s’affairer sur la scène de crime. Elle n’avait cessé de penser à la clé USB et de se demander ce qu’elle pouvait en faire.

Elle avait aussi regardé les vidéos qui circulaient sur internet. Elle savait très bien qui avait filmé celle où on la voyait exécuter le bond acrobatique qui lui avait sauvé la vie, et celle de Peabody. L’ado du dessus avait le béguin pour elle, et il ne se séparait jamais de son Caméscope. Un jour, elle l’avait surpris en train de la filmer pendant qu’elle promenait Peabody tard le soir. Elle croyait avoir définitivement dissuadé Logan Booker de recommencer en le menaçant de tout dire à sa mère.

Apparemment, ça n’a pas suffi.

Elle n’avait pas vu la clé USB changer de main dans la vidéo de Logan, ni dans aucune de celles qui avaient été filmées sur des portables. Grâce à Peabody : il avait tenu les vautours à distance, les empêchant d’approcher pour enregistrer ce qu’Elena lui avait dit.

Ils avaient tout de même réussi à filmer la mort d’Elena, sa cervelle éclaboussant les vitres de sa voiture… Ces vidéos avaient été mises en ligne, et tout un chacun pouvait les visionner sur internet. Y compris les membres de la famille Muñoz… Paige eut le cœur serré en songeant à eux, en train de découvrir sur un écran la mort atroce d’Elena.

Clay lui tapota l’épaule.

— Buvez, insista-t-il.

Elle sirota docilement son thé.

— Je suis lessivée, murmura-t-elle.

— Vous auriez dû laisser cette toubib vous examiner.

— Je ne suis pas blessée. Juste secouée… C’est un peu normal, non ?

— Vous auriez pu y passer.

Il avait dit ces mots d’un ton de reproche, et Paige comprit qu’il revivait les instants douloureux où il avait découvert le corps sans vie de son ancien partenaire.

— Mais je suis vivante, répliqua-t-elle. Et je ne crois pas que le tireur voulait me tuer. Quand il a appuyé sur la détente, je venais de me tourner pour regarder Peabody. Une seconde plus tôt, j’étais penchée au-dessus d’Elena, à quelques millimètres d’elle…

Clay écarquilla les yeux.

— Vous voulez dire : comme s’il attendait que vous sortiez de sa ligne de mire ? demanda-t-il.

— Exactement.

Elle laissa la porcelaine brûlante réchauffer ses doigts et se tourna de nouveau vers la scène de crime.

— L’équipe du médecin légiste l’emmène enfin… Il était temps, murmura-t-elle.

— La scène de crime était… délicate à traiter, dit Clay. Les flics ont pris leur temps pour ne pas commettre de bourde.

— « Délicate », c’est le moins qu’on puisse dire…

— Ne vous inquiétez pas pour les vidéos. Vous serez une vedette d’internet pendant vingt-quatre heures, et demain, ou après-demain, dès qu’une starlette ou un rappeur entrera en cure de désintox, tout le monde vous aura oubliée.

— Ce n’est pas ça qui m’inquiète, dit-elle tout bas.

— Je vous crois sur parole, dit Clay en étudiant le visage de Paige d’un regard intense. Bon, venons au fait : vous avez dit à cet inspecteur que la victime ne vous avait rien dit de spécial. Vous lui avez menti. Pourquoi ?

Paige sortit son téléphone de sa poche et le posa sur l’appui de fenêtre. Sa communication avec Clay avait été interrompue pendant les tragiques événements qu’elle venait de vivre. Mais à quel moment ? Elle n’en avait aucune idée.

— Qu’avez-vous entendu, au juste ? lui demanda-t-elle.

— Je n’ai entendu que votre voix. La sienne était trop faible. Vous avez demandé qui avait fait le coup. Qu’a-t-elle répondu ?

Paige palpa sa poche et sentit la clé USB, si légère et si lourde à la fois, qu’elle y avait fourrée. Brusquement, elle s’éloigna de la fenêtre et regarda Clay droit dans les yeux.

— « Des flics… Qui me traquaient… », voilà ce qu’elle a répondu.

Clay fronça aussitôt les sourcils, visiblement sur ses gardes.

— Des flics ? C’est un flic qui lui a tiré dessus ? demanda-t-il.

— Non, ce n’est pas ce qu’elle a dit. Elle a juste dit que des flics la traquaient. J’ai d’abord pensé que ses poursuivants étaient les auteurs des premiers coups de feu. Mais, quand les secours sont arrivés, et qu’elle a pris une autre balle dans la tête, tirée de je ne sais où…

— Vous ne croyez pas que c’est le même tireur que celui qui a truffé sa voiture de plomb ? demanda Clay.

Paige haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Sur le moment, j’ai pensé qu’Elena n’avait pas pu conduire très longtemps, blessée comme elle l’était, et que le tireur devait être encore dans les parages.

Elle s’interrompit et réfléchit un instant avant de poursuivre :

— C’était peut-être le même tireur, mais certainement pas avec la même arme… Les blessures d’entrée sur son torse étaient plus larges que celle sur son front. Et les blessures de sortie étaient plus petites.

— Je pense que la dernière balle a été tirée par un fusil de haute précision. Les flics sont montés sur les toits des maisons voisines, ils cherchent des traces de la présence du tireur. Ils sont vraiment inquiets… J’en ai entendu deux se demander à voix haute s’ils n’avaient pas affaire à un nouveau tueur fou.

Paige fronça les sourcils, fouilla sa mémoire et se souvint du tueur de Washington.

— Ça fait de longues années…

— Dix ans, dit Clay d’une voix crispée. Mais, pour tous ceux qui ont vécu cette affaire, c’est comme si c’était hier. Je suis sûr que beaucoup de gens vont faire le rapprochement et se mettre à flipper.

— Elena n’était pas une cible choisie au hasard, alors que le tueur fou de Washington ouvrait le feu à l’aveuglette sur les passants, fit observer Paige.

Elle s’assit à son bureau, sortit un gant en latex du tiroir et l’enfila. Elle extirpa ensuite la clé USB de sa poche et la montra à Clay. Le sang d’Elena avait séché sur la clé.

— Nom de Dieu…, murmura Clay, c’est quoi, ça ?

— La clé USB d’Elena, murmura-t-elle. Elle me l’a remise juste avant de mourir. Elle m’a fait promettre de ne pas en parler à la police.

— Et alors ? C’est un indice matériel dans une affaire de meurtre. Vous ne pouvez pas la conserver.

Elle le regarda d’un œil incrédule.

— Comme si vous, vous collaboriez toujours avec la police ! s’exclama-t-elle. Vous ne leur faites pas plus confiance qu’Elena…

Il rougit, embarrassé, et Paige comprit que sa remarque avait fait mouche. Clay avait découvert qui avait tué sa partenaire et, pour toutes sortes de raisons — dont la moindre n’était pas son désir de vengeance —, il avait caché aux policiers des informations dont il s’était servi pour enquêter de son côté.

— Bon sang…, marmonna-t-il. Ça ne veut pas dire que c’est le meilleur choix, aujourd’hui.

— Vous avez oublié qu’elle m’a dit que c’étaient des flics qui la traquaient ? A quels flics suis-je censée remettre cette clé USB ? Et si c’était à ceux qui la traquaient ?

— Bon sang…, répéta-t-il avant de lâcher un profond soupir. Et qu’est-ce qu’il y a dans cette clé ?

— Je ne sais pas. Elle est morte avant de pouvoir me le dire. Mais je sais que quelqu’un l’a tuée à cause de ce qu’elle contient.

Paige l’exposa à la lumière de la lampe de son bureau.

— J’espère seulement qu’on va pouvoir lire ce qu’il y a dedans.

— Vous allez brancher cette clé sur votre ordinateur ? demanda-t-il en ouvrant de grands yeux.

— Pourquoi pas ? Vous avez peur qu’elle contienne un virus ?

— Entre autres, répondit-il. C’est vrai que j’ai caché des infos aux flics après avoir découvert le corps de Nicki… Mais j’ai eu tort. Des gens en sont morts, Paige.

Paige lui jeta un regard dur.

— Elena était persuadée que des flics avaient fabriqué de fausses preuves pour accuser Ramon. Et si le contenu de cette clé USB venait confirmer cette hypothèse ? Cet homme purge une peine de prison pour meurtre, Clay. A présent, sa femme est morte. Vous pouvez rester ou partir, à vous de choisir… Mais, moi, je veux savoir ce qu’il y a dans cette foutue clé, et je vais le savoir tout de suite.

— Et si les flics apprennent que vous la détenez ?

— Je leur dirai que j’étais sous le choc… Que je ne me souvenais pas de l’avoir reçue des mains d’Elena et que je n’ai vérifié le contenu de mes poches que bien plus tard. Donc partez ou restez, comme vous voudrez. Mais faites votre choix rapidement.

Il leva les yeux au ciel.

— Vous savez bien que je vais rester, maugréa-t-il.

— D’accord.

Elle ouvrit un coffre au pied de son bureau, et Clay ne put réprimer un sifflement.

— Mince ! Combien avez-vous d’ordinateurs dans cet appartement ?

— Six, répondit-elle. Les fils à papa qui fréquentent l’université de Minneapolis jettent leur ordi à la poubelle dès qu’un nouveau modèle sort sur le marché. Alors que ces vieilles machines sont très utiles quand on veut vérifier le contenu d’un fichier qui peut être dangereux. S’il y a un virus, on peut reformater le disque dur et ne pas risquer d’infecter l’ordinateur dont on se sert couramment.

— Comment vous les êtes-vous procurés ? demanda Clay d’un ton soupçonneux.

— Grâce à des amis étudiants qui font les poubelles de temps en temps pour trouver ce genre de matériel obsolète. Ce sont des passionnés d’informatique.

— Et des pirates, je suppose ? demanda-t-il d’un ton pince-sans-rire.

— Evidemment, répliqua-t-elle.

Elle brancha la clé dans le port USB de l’ordinateur et son icône s’afficha sur le bureau. Elle cliqua dessus, et une fenêtre s’ouvrit.

— Ça marche, murmura-t-elle.

— Il y a beaucoup de fichiers, dit Clay qui regardait par-dessus son épaule.

— Oui, mais la plupart sont anciens, sauf ces trois fichiers images, qui ont été enregistrés il y a trois heures.

Elle en ouvrit un et fixa un instant la photo qui s’affichait à l’écran. On y voyait deux hommes boire de la bière dans un bar.

— Bingo ! s’exclama-t-elle.

— Ce n’est qu’un bar, constata Clay.

— Non, c’est le bar, rectifia Paige. Celui où Ramon Muñoz prétend qu’il a passé la soirée du crime. Ramon, c’est le type qui est à gauche, et l’heure qui s’affiche en haut de l’écran, c’est l’heure à laquelle il est censé avoir tué une étudiante à l’autre bout de la ville.

— Les codes temporels peuvent être falsifiés, objecta Clay.

— Oui, c’est possible. Mais cette photo n’a jamais figuré parmi les pièces du dossier pénal…

— Vous en êtes sûre ?

— J’ai lu les minutes du procès en entier, page par page. Ramon a déclaré qu’il se trouvait dans ce bar avec un ami.

— Le type qui est à côté de lui ?

— Oui. Cet ami a démenti l’avoir vu ce soir-là, tout comme le tenancier du bar, alors qu’ils témoignaient sous serment au procès de Ramon.

Paige ouvrit les deux autres fichiers images. Sur la première photo, on voyait deux hommes. L’un d’eux remettait une feuille de papier pliée à l’autre.

— Le type qui prend le papier est le tenancier, Denny Sandoval. Regardez, il se tourne vers l’objectif, comme s’il posait.

— Il sait qu’il est filmé. Ça lui fait une preuve, à titre de garantie dans une combine illégale. Mais qui est le type avec la fausse moustache qui lui remet le papier ?

— Je ne sais pas. La moustache a vraiment l’air postiche, mais elle suffit à déguiser son visage.

— Il a de belles mains, fit remarquer Clay. Manucurées…

Paige zooma sur les mains de l’inconnu.

— Et il a une bague à l’auriculaire. Sertie d’un diamant, apparemment, même si la photo est trop floue pour qu’on puisse en être absolument certain.

Le troisième fichier était la copie d’un reçu.

— Un virement bancaire avec beaucoup de zéros, constata-t-elle.

— Cinquante mille dollars… Voilà une somme qui suffirait à acheter n’importe quel faux témoignage.

— Oui, mais suffirait-elle à expliquer le meurtre d’une femme qui aurait appris son existence ?

— J’ai connu des meurtriers qui auraient tué pour beaucoup moins… Vous m’avez déjà parlé de cette affaire, il y a un mois, quand vous avez accepté de vous en occuper gratuitement. Tout ce dont je me souviens, c’est que Ramon est en prison pour meurtre, et que sa mère est persuadée qu’il est innocent. Mais quels sont les détails ? Qui Ramon est-il censé avoir tué ?

— Une étudiante nommée Crystal Jones. Elle a été assassinée pendant une grande fête, dans un domaine où Ramon travaillait comme chef jardinier. On a retrouvé son corps le lendemain matin dans la remise du jardinier. Elle avait été étranglée, puis poignardée à mort. Une cisaille à élaguer avait disparu. Les flics l’ont retrouvée dans le placard de la chambre à coucher de Ramon et Elena. Les enquêteurs ont déclaré que le sang avait été nettoyé, mais il en restait des traces suffisantes pour faire un prélèvement d’ADN et lier la cisaille au meurtre de l’étudiante. On a aussi retrouvé un cheveu de Ramon sur sa robe.

— Difficiles à réfuter, comme preuves…

— A priori… En plus, on a retrouvé un bout de papier dans les poches de la victime. « Remise du jardinier, minuit. » Signé « R. M. » Ramon a assuré que ce n’était pas lui qui l’avait écrit. Les expertises graphologiques n’étaient pas concluantes. Ramon a juré qu’il était innocent, il a déclaré qu’il avait un alibi, mais aucun témoin n’a confirmé ses propos.

— L’ADN prélevé sur l’arme du crime a facilité la tâche de l’accusation.

— Exactement. Et, en tant que jardinier, Ramon avait accès à la remise et à la cisaille.

— Il vivait au domaine ?

— Non, il n’était pas logé par son employeur. Il habitait avec Elena dans un appartement à près de deux kilomètres de la maison de Maria. Mais il avait la clé du portail arrière du domaine. Dans son réquisitoire, le procureur a présenté Ramon comme un dragueur, affirmant qu’il avait tué cette jeune femme parce qu’elle l’avait allumé puis avait refusé d’avoir un rapport sexuel avec lui. Le jury a mis quelques heures à délibérer, avant de déclarer Ramon coupable de tout ce dont on l’accusait. J’ai rencontré Maria peu après avoir emménagé dans cet appartement. Elle était en train de nettoyer le couloir et on s’est mises à bavarder. Quand elle a appris que j’étais détective privée…

— Stagiaire, précisa Clay.

— Stagiaire, admit Paige. Bref, Elena et elle m’ont suppliée de les aider. Elles étaient sûres et certaines que les preuves avaient été truquées. Et que les flics étaient complices de la manipulation. Elena m’a dit qu’elle le prouverait. Et c’est ce qu’elle a fait.

— Pourquoi étaient-elles persuadées que les flics étaient impliqués ?

— Maria m’a dit que des gens du quartier les évitaient, elle et sa famille, après l’arrestation de Ramon. Selon la rumeur, ces gens auraient été intimidés par des flics, qui auraient fait pression sur eux pour qu’ils se taisent. Personne ne voulait lui dire la vérité. Elena pensait que la cisaille, le cheveu et le message qu’on a retrouvés après le meurtre avaient été placés par la police pour incriminer Ramon.

— Qui étaient les inspecteurs chargés de l’enquête ?

— Gillespie et Morton. Tout ça s’est passé il y a six ans. Morton travaille toujours à la brigade des homicides, mais Gillespie a pris sa retraite il y a quelques années.

Le regard de Clay vacilla un bref instant.

— Et qui était le procureur ?

— Le substitut Grayson Smith.

— J’ai entendu parler de lui. Mais je ne l’ai jamais rencontré.

— Moi non plus. Mais j’ai vérifié ses états de service. Smith peut se targuer du meilleur taux de condamnations au sein du bureau du procureur du Maryland. Mais, dans cette affaire, il n’a pas eu besoin de faire beaucoup d’efforts de persuasion. Les preuves matérielles étaient accablantes pour Ramon.

— Alors, que comptez-vous faire ? demanda Clay.

Paige copia les trois fichiers images de la clé USB dans le disque dur de son vieil ordinateur. Elle débrancha ensuite la clé et la remit dans sa poche.

— Je vais ranger cet ordinateur dans mon coffre-fort et, ensuite, je vais mettre ce manteau dans un sac en plastique. Si je décide de remettre cette clé USB à la justice, plus tard, je pourrai dire que j’ai mis le manteau dans le sac en attendant de le porter au pressing, et que c’est en vérifiant le contenu de ses poches que j’ai trouvé la clé.

Elle se mordit la lèvre en fourrant le manteau dans un grand sac en plastique.

— Je préférerais agir dans les règles, mais je ne sais pas à qui me fier. Je n’ai pas envie de connaître le sort d’Elena…

— L’inspecteur Perkins a-t-il participé à l’enquête sur le meurtre de Crystal Jones ?

— Je ne me souviens pas d’avoir vu son nom dans le dossier pénal, mais ça ne veut rien dire. Qui sait quelles sont ses fréquentations ? A qui il est redevable ? Ça fait des années que vous vivez dans cette ville… Connaissez-vous des flics en qui vous avez toute confiance ? Je veux dire : au point de leur confier votre vie. Parce que c’est de ça qu’il s’agit, désormais… De ma vie.

Clay resta muet un moment, mais son silence en disait long.

— Ça ne fait pas très longtemps que j’habite à Baltimore, finit-il par répondre. Je connais des flics à qui je confierais ma vie, mais dans d’autres villes. Ici, à Baltimore, j’en connais peut-être un seul. Et encore, je n’en suis pas complètement certain.

— Alors, n’en parlons à personne.

Paige débrancha le vieil ordinateur, le rangea dans un coffre-fort encastré dans son vaisselier. La voix d’Elena lui revint à l’esprit : « Des flics… Qui me traquaient… » Elle soupira et rangea le sac en plastique avec l’ordinateur.

A peine eut-elle verrouillé le coffre et refermé le vaisselier qu’elle entendit frapper sèchement à la porte d’entrée. Peabody se leva aussitôt en émettant un grondement sourd. Paige et Clay échangèrent un bref regard.

— Qui est-ce ? demanda Paige en se dirigeant vers la porte.

— Police ! répondit une voix de femme. Nous aimerions vous parler un instant, s’il vous plaît.

Peabody toujours à ses côtés, Paige entrouvrit la porte, sans ôter la chaîne de sécurité. Sur le perron se trouvaient une femme en tailleur et un homme vêtu d’un costume.

— Que voulez-vous savoir ? demanda Paige.

— Je suis l’inspecteur Morton, dit la femme. Et voici mon partenaire, l’inspecteur Bashears. Nous aimerions que vous nous parliez de ce qui s’est passé ce matin.

Morton ? Celle-là même qui avait arrêté Ramon…

Paige s’efforça de paraître impassible, espérant qu’elle y parviendrait. Il n’y avait pas énormément d’inspecteurs à la brigade des homicides de Baltimore, certes, mais il s’agissait d’une curieuse coïncidence.

— J’ai déjà dit à un autre inspecteur tout ce que je savais, rétorqua Paige.

Morton tenta de sourire.

— L’inspecteur Perkins étant débordé, cette affaire nous a été confiée, à mon collègue et à moi, expliqua-t-elle.

Réellement épuisée, Paige s’appuya contre le chambranle de la porte d’entrée.

— D’accord, dit-elle.

Elle referma la porte et se tourna vers Clay.

— Qu’est-ce qu’on fait ? articula-t-elle en silence.

Il se désigna, puis tendit le doigt vers la chambre à coucher de Paige.

— Ne leur dites rien, répondit-il d’une voix inaudible.

Et, à pas feutrés, il alla s’enfermer dans la chambre.

Mardi 5 avril, 7 h 45

— Anderson veut vous voir, Grayson, dit la substitut Daphné Montgomery en lui tendant une note rédigée de la main de son patron, tandis qu’il passait devant le box de sa collègue. Il est plutôt grognon. Vous devriez l’appeler avant qu’il ne fasse une crise de nerfs.

Le chef est toujours grognon, songea Grayson. D’ailleurs, il savait très bien ce qu’Anderson attendait de lui, et il était fermement décidé à refuser. Anderson pouvait attendre.

Il fourra la note dans sa poche et son regard se posa sur l’assiette de muffins qui se trouvait sur le bureau de Daphné.

— Comment avez-vous fait pour arriver ici aussi tôt ? s’étonna-t-il. J’ai mis un temps infini à franchir l’entrée du tribunal, avec toutes ces mesures de sécurité.

La file d’attente s’étirait en effet devant les portes du tribunal. Les gens semblaient effrayés — ce qui était compréhensible, étant donné les circonstances —, malgré la diffusion d’un nouveau reportage, plus rassurant, de Phin Radcliffe. En dépit de l’animosité que lui inspirait le journaliste, Grayson devait admettre qu’il avait, pour l’instant, traité le sujet correctement. Il avait révélé le lien entre la victime et un assassin condamné, mais sans donner son nom. Il avait également déduit que, la victime ayant été la cible de tirs avant d’arriver sur la scène de crime, son meurtre n’était pas dû au hasard. Et qu’il ne s’agissait donc pas de l’acte d’un tireur fou, mais très probablement d’un assassinat prémédité.

Malgré cela, les gens étaient à cran. Moi aussi, songea Grayson. Il ne parvenait pas à effacer le visage d’Elena Muñoz de son esprit. Il fallait qu’il en sache davantage, et le plus tôt possible.

— Je suis arrivée à 6 heures, dit Daphné. J’attendais un coup de fil de Ford.

Grayson se dirigeait déjà vers son bureau, mais l’inquiétude qu’il perçut dans la voix de sa collègue le figea sur place. Le fils de Daphné, Ford, était parti visiter l’Europe dans le cadre d’un voyage organisé par son université.

— Il va bien ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête et Grayson se détendit.

— Il s’amuse comme un petit fou en Italie, dit-elle.

— Tant mieux. J’ai cru qu’il y avait un problème… Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

Elle hésita avant de répondre :

— Quand Ford a appelé, il m’a dit qu’il s’inquiétait. Il avait entendu parler du tireur de ce matin… Il sait que je passe par là, parfois, pour me rendre au travail.

Grayson cligna les yeux.

— Il en a déjà entendu parler ? En Europe ?

— Un de ses amis a posté l’info sur Twitter. Il y a déjà plein de vidéos sur internet. Dans l’une d’elles, on voit le visage de la victime au moment où elle prend une balle dans la tête…

Sa voix se fit tremblante lorsqu’elle ajouta :

— Le salaud qui a filmé une des vidéos a donné son nom… Avant même que sa famille soit informée de sa mort… C’est Elena Muñoz…

Elle le regarda dans les yeux et soupira.

— Vous étiez déjà au courant, hein ? demanda-t-elle.

— Oui… Je n’en sais pas beaucoup plus, mais je compte bien me renseigner.

— Elle est venue ici… la semaine dernière… Je l’ai vue entrer dans votre bureau. Pourquoi voulait-elle vous voir ?

— Elle est venue demander la révision du procès de son mari. Il a été condamné pour meurtre.

— Oui, je me souviens d’avoir lu quelque chose sur cette affaire, quand j’étais à la fac de droit. Que lui avez-vous dit ?

— Je lui ai dit qu’il n’y avait aucun élément nouveau justifiant l’ouverture d’un nouveau procès. Pas de nouvelles preuves, ni de nouveaux témoignages.

Il lâcha un petit soupir avant d’ajouter :

— Et maintenant, elle est morte. Il faut que je sache pourquoi. Si Anderson repasse par ici, pouvez-vous le retenir quelques instants ? Il insiste pour que je passe un accord avec la défense de Willis.

Daphné haussa les sourcils.

— Franklin Willis a tué deux femmes pour voler cent dollars dans une caisse enregistreuse ! s’exclama-t-elle. Son crime a été filmé par une caméra de surveillance… Pourquoi devrions-nous négocier avec lui ? Nous sommes sûrs d’obtenir sa condamnation.

— Parce que son avocat affirme que la police a trouvé l’arme du crime au cours d’une perquisition entachée d’irrégularité, et qu’il prétend en outre que la vidéo du magasin est floue et indistincte… Je vais essayer de trouver un moyen d’éviter un arrangement avec lui et son avocat. Essayez de me faire gagner un peu de temps avec Anderson. Avant toute chose, j’ai besoin de savoir pourquoi Elena Muñoz est morte. Il faut que je prépare une déclaration.

— Attendez… Ford n’a pas été le seul à m’appeler pour me faire part de son inquiétude.

A la manière dont elle avait prononcé cette phrase, Grayson comprit immédiatement de qui il s’agissait.

— Ma mère ? Pourquoi ?

— Elle voulait s’assurer que vous alliez bien, puisque vous ne daignez pas répondre à ses appels sur votre portable. Elle m’a demandé de vous rappeler que vous deviez dîner avec elle demain soir. Je lui ai promis que je vous embêterais avec ça. Soyez un bon fils, Grayson, et rappelez-la.

Elle lui sourit gentiment, pour atténuer le ton de reproche avec lequel elle l’avait rappelé à ses devoirs filiaux.

— Et prenez donc un muffin, ajouta-t-elle.

— Aux graines de pavot ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

Il avait longtemps été agacé par la propension de Daphné à apporter des gâteaux au bureau, mais c’était surtout parce que ses muffins étaient aux pêches, et que ce fruit lui donnait de l’urticaire. Depuis qu’il lui avait parlé de cette allergie, elle se faisait un point d’honneur de confectionner ses gâteaux préférés.

Elle avait dépassé la quarantaine, n’avait pas sa langue dans sa poche, arborait une permanente trop bouffante et portait des robes trop voyantes. Elle maternait tous ses collègues, et surtout Grayson, pour lequel elle avait un faible. Mais elle était intelligente et pleine de ressources. Elle pouvait s’avérer diablement combative en salle d’audience. Elle avait entamé des études de droit quand son fils était en terminale, ce qui n’avait pas dû être facile pour elle. Depuis un an qu’ils travaillaient ensemble, il avait appris à estimer ses qualités et à la respecter. Il l’appréciait bien davantage qu’il n’aurait voulu l’avouer.

— Je vais retenir Anderson aussi longtemps que possible, lui dit-elle. Mais promettez-moi que vous le rappellerez, ne serait-ce que pour qu’il arrête de gueuler.

Grayson prit un muffin.

— C’est promis, dit-il.

Il ferma la porte de son bureau derrière lui et appela une personne en qui il avait entièrement confiance. En attendant qu’elle décroche, il trouva la vidéo sur le site de la chaîne d’informations locale. Le temps que sa correspondante dise : « Allô ? », il regardait une nouvelle fois avec fascination le visage de la femme aux yeux noirs.

— Stevie, dit-il, c’est Grayson.

— Grayson ? dit l’inspecteur de la brigade des homicides Stevie Mazzetti, d’une voix inquiète. Il y a un problème ?

Il fronça les sourcils.

— Pourquoi me demandes-tu toujours ça quand je t’appelle ?

— Parce que tu ne m’appelles que lorsque tu as un problème…

— C’est vrai, répliqua-t-il, mais toi, tu ne m’appelles que lorsque tu as besoin d’un mandat.

Elle gloussa.

— C’est juste. Alors, qu’est-ce qui t’amène ? demanda-t-elle.

— Le tireur embusqué de ce matin… Dis-moi tout ce que vous savez sur cette affaire.

— Mince, répondit-elle d’une voix subitement dénuée de toute bonne humeur. Je ne sais pas grand-chose. La victime a été deux fois la cible de tirs. L’analyse balistique est en cours, mais on est déjà sûrs qu’il s’agit de deux armes différentes. Une femme qui promenait son chien s’est arrêtée pour porter secours à la victime et a failli être abattue elle-même.

Sur l’écran de l’ordinateur, la femme en question venait de sauter pour éviter le monospace et se précipitait pour aider la victime.

— Je sais, je suis en train de regarder la vidéo, dit-il.

— Comme tous les habitants de cette planète, marmonna Stevie. Il semble que le tireur se soit posté sur le toit d’un immeuble de bureaux à quelques dizaines de mètres de là. Mais on n’en est pas encore certains.

— Avec tous ces appareils photo, personne n’a pu photographier le tueur ?

— Ils étaient tous braqués sur la victime dans le monospace.

— Où les premiers coups de feu ont-ils été tirés ?

— On ne le sait pas encore. En ce moment, tous les collègues sont en train de traquer le tueur. Pas besoin de te dire que la tension est maximale, à la brigade… Tout le monde parle du dixième anniversaire de la série de meurtres gratuits de Washington…

— Ici aussi, fit remarquer Grayson.

Il hésita avant de demander :

— A-t-on identifié la victime ?

— Elle s’appelait Elena Muñoz. Qu’est-ce qui t’arrive, Grayson ? Pourquoi toutes ces questions ?

Les yeux rivés sur l’écran, Grayson tressaillit une nouvelle fois lorsque le coup de feu mortel fut tiré. Il attendit, pour répondre, que la femme aux yeux noirs sorte de la zone floutée.

— J’ai requis contre le mari d’Elena. Qui est chargé de l’enquête ?

— Perkins était le premier sur les lieux, mais dès que Hyatt a entendu les mots « tireur embusqué », il lui a retiré l’affaire. Le partenaire de Perkins n’a même pas eu le temps de se rendre sur la scène de crime. Hyatt a désigné Morton et Bashears. Simple question d’expérience… Perkins n’a encore jamais eu à diriger une enquête de première importance, contrairement à Morton et à Bashears.

Grayson fouilla dans sa mémoire.

— C’est Morton, dit-il, qui a arrêté le mari.

— Ah bon ? C’était quand ? demanda Stevie. Je ne me souviens pas de cette affaire.

— Il y a six ans.

Stevie lâcha un bref soupir.

— Ah ! dit-elle. C’est sans doute pour ça que je ne m’en souviens pas.

Le mari et le fils de Stevie avaient été assassinés six ans auparavant, laissant Stevie enceinte et ravagée par le chagrin. Elle avait pris un long congé maternité après la naissance de Cordelia. Il y avait une période de plusieurs mois dont elle n’avait aucun souvenir, et personne ne pouvait le lui reprocher, Grayson moins que tout autre. Le mari de Stevie était l’un de ses meilleurs amis.

— Pourquoi ne vous a-t-on pas désignés, toi et Fitzpatrick ?

— Sans doute parce que nous n’étions pas au bureau quand la nouvelle est arrivée à la brigade. On nous demandera sans doute de participer à l’enquête, mais, pour l’instant, on est sur une autre affaire. Il y a eu une fusillade entre gangs de jeunes, cette nuit… On est en route pour apprendre aux parents d’un gamin de dix-sept ans qu’il a été criblé de balles…

Elle s’interrompit et murmura avec une amère ironie :

— Ce sont les moments comme ça que je préfère, dans ce métier.

— Désolé, murmura Grayson. Sois prudente.

— Comme toujours.

Elle hésita un instant avant d’ajouter :

— N’hésite surtout pas à m’appeler si tu as besoin de moi, Grayson.

— Merci.

Grayson raccrocha et regarda une fois de plus la vidéo. Ramon Muñoz n’avait pu obtenir de liberté provisoire sous caution, avant son procès. Il était donc incarcéré depuis son arrestation, six ans auparavant.

Pourquoi Elena est-elle venue me voir, la semaine dernière ? Pourquoi a-t-elle attendu si longtemps pour effectuer cette démarche ?

A qui avait-elle pu s’adresser, après être sortie de son bureau, retenant ses larmes de désespoir ? A qui avait-elle demandé de l’aide ? Dans quel guêpier s’était-elle fourrée ? Et qui donc avait pu se sentir menacé par elle au point de l’expédier ad patres ?

Il décrocha son téléphone.

— Daphné, pouvez-vous essayer de joindre l’inspecteur Morton ou l’inspecteur Bashears ? Ce sont eux qui sont chargés de l’enquête sur le meurtre d’Elena Muñoz.

— Voulez-vous que je leur dise qu’elle est venue ici, la semaine dernière ?

— Non, je souhaite seulement que l’un d’entre eux me rappelle. Je leur parlerai moi-même de cette visite.

— Quoi d’autre ? Un autre muffin, peut-être ?

— Non, merci. Il y a des nouvelles du jury du procès Samson ?

Les jurés délibéraient depuis quatre jours sur une autre affaire de meurtre dans laquelle il représentait l’accusation. Il aurait voulu qu’ils s’activent davantage.

— Les jurés viennent de rentrer dans la salle de délibération. Il paraît qu’ils sont près de conclure. Le verdict est attendu dans la matinée. Au fait, Anderson a rappelé. Il sait que vous êtes ici. Il m’a dit que si vous ne le rappeliez pas, il négocierait lui-même avec l’avocat de Willis.

— Ce mec a des espions partout, marmonna Grayson.

Il raccrocha, ferma la vidéo dont les héroïnes étaient Elena et la femme aux yeux noirs. Puis il composa le numéro de son patron, prêt à en découdre.

*  *  *

L’inspecteur Stevie Mazzetti rangea son téléphone portable dans sa poche en fronçant les sourcils.

J.D. Fitzpatrick détourna son regard de la route pour étudier le visage de sa partenaire.

— Alors ? Qu’est-ce qui te turlupine ?

— Rien de spécial, dit-elle. Mais Grayson m’a semblé un peu agité…

— Grayson n’est pas un peu agité, il est toujours remonté à bloc.

— Pas toujours, objecta-t-elle. Seulement quand il fait son métier.

J.D. lui jeta un regard entendu.

— Comme il consacre tout son temps à son métier, il est toujours remonté à bloc…

— Presque toujours. Et toi, tu as presque raison…

— Non, j’ai toujours raison, déclara J.D. d’un ton suffisant.

Stevie ne put réprimer un sourire.

— Tu es bien imbu de toi-même, ce matin. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il lui rendit son sourire, paraissant en effet très content de lui. C’est dans l’ordre des choses, songea Stevie. Celui qui travaillait en équipe avec elle depuis un an allait se marier dans un mois, et jamais elle ne l’avait vu aussi heureux. Pourtant, elle « fit sa ronchonne », comme sa petite fille de six ans le lui reprochait parfois.

— J’espère que vous utilisez un moyen de contraception, grommela-­t-elle. Sinon, vous allez vous reproduire comme des lapins !

Il garda un silence pudique, et l’humeur ronchonne de Stevie se dissipa aussitôt.

— Lucy est enceinte ! s’exclama-t-elle joyeusement, en battant des mains. Depuis quand le sais-tu ?

— Depuis ce matin, avoua-t-il. Ne dis pas à Lucy que je t’en ai parlé. Et n’en parle à personne. On aimerait que ça reste un secret pendant quelques mois.

— Eh bien, bonne chance ! dit-elle en riant aux éclats.

— Je sais que ça ne sera pas facile. Dis-moi ce qui rend Grayson particulièrement agité, ce matin, même si ça risque de me faire changer d’humeur…

— Il m’a demandé des renseignements sur la victime du tireur embusqué. Il m’a dit qu’il avait cru la reconnaître. Et qu’il avait requis contre son mari il y a six ans.

Il se rembrunit brusquement.

— Muñoz a dû s’embrouiller en taule, dit-il d’un ton pensif. En tout cas, c’est quand même étrange que Grayson se soit souvenu de cette femme si longtemps après.

— Tu te souviens du visage des époux quand tu les informes d’un meurtre ?

— Chaque fois, répondit J.D.

— Grayson m’a dit, un jour, que chaque condamnation qu’il obtient fait un peu l’effet d’un deuil aux membres de la famille du coupable. Quand le jury rend son verdict, c’est comme si une partie d’eux-mêmes mourait.

— Sauf que la personne qu’ils aiment a pris la vie de quelqu’un que d’autres gens aimaient.

— Grayson en est bien conscient, et aucun procureur ne se dévoue autant à la cause des victimes. Mais il se souvient aussi des mères qui pleurent quand leurs enfants sont emmenés pour être enfermés. C’est le prix que paient les criminels. Ce qui est dommage, c’est que leurs proches le paient cher, eux aussi.

— Comme Elena Muñoz.

— Peut-être, dit Stevie. On verra bien ce que vont découvrir Morton et Bashears. Mince, voilà notre sortie, déjà… C’est à qui le tour d’informer les parents ?

— Le tien, dit J.D. d’un ton morne.

— C’est bien ce que je craignais, soupira-t-elle. Bon, quand faut y aller, faut y aller…