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Jeudi 7 avril, 19 heures

— Ce moment a été dur, dit Paige lorsqu’ils partirent, emmenant Peabody sur le siège arrière.

— Je sais, admit Grayson.

Ils avaient trouvé Stevie et Cordelia assises à la table de la cuisine des voisins. Stevie berçait Cordelia qui s’agrippait à elle. Le visage de Stevie était barbouillé de larmes, ses yeux rouges et gonflés.

A leur arrivée, elle avait craqué une nouvelle fois, et Grayson l’avait accompagnée dans une autre pièce afin qu’ils puissent pleurer ensemble le Silas qu’ils avaient connu. Ou qu’ils croyaient avoir connu.

Paige et Peabody étaient restés avec Cordelia, qui s’était remise à pleurer quand sa mère avait fondu en larmes.

— Elle a caressé la tête de Peabody comme je le fais quand je suis angoissée, murmura Paige.

— C’est un miracle que ton chien ait encore du poil sur la tête, dit Grayson. Je n’avais pas vu Stevie pleurer comme ça depuis la mort de Paul.

En pensant au visage bouleversé de Stevie, il se souvint d’un jour ancien, du temps où il avait l’âge de Cordelia.

— Son expression, dit-il, ressemblait à celle de ma mère après qu’elle a frappé à coup de batte le type qui voulait me tuer pour venger sa fille. Trente ans se sont écoulés depuis, et je n’arrive pas à effacer de ma mémoire son visage à ce moment-là.

Paige regarda par-dessus son épaule.

— A propos de ta mère, dit-elle, les journalistes présents devant la maison de Stevie viennent de filmer notre départ. On va reparler de nous aux infos… Il ne faut pas que ce soit Radcliffe qui lui apprenne que tu viens une nouvelle fois d’échapper à la mort. Tu devrais l’appeler.

— Tu as raison, reconnut-il.

Il tendit son téléphone portable à Paige et lui donna le numéro de sa mère.

— Tu peux le composer ? demanda-t-il.

Sa mère répondit à la première sonnerie.

— Je pète la forme, déclara-t-il avant qu’elle ne puisse prononcer un mot. Je suis vivant. Je n’ai pas une égratignure. Mon caleçon est même encore propre.

Judy éclata de rire, mais Grayson perçut un sanglot dans ce rire.

— Je sais, dit-elle. Je vous ai vus à la télé, Paige et toi, quitter la maison de Stevie. Vous faites de nouveau la une ! Je suis si heureuse de savoir que ce type est mort. Ces deux types, en fait… J’ai aussi appris que ton chef, cet horrible nabot, s’est tiré une balle dans la tête.

— C’est exact.

— Alors, toute cette affaire est finie…

Ce n’était malheureusement pas encore le cas. Tant s’en fallait. Mais Grayson ne voulait pas inquiéter sa mère.

— Il reste encore quelques détails à régler, répondit-il d’un ton vague.

— Eh bien, dépêche-toi de les régler. Holly doit aller au centre social, ce soir. Elle a demandé si Paige comptait toujours l’accompagner.

— Elle ne pourrait pas remettre ça à la semaine prochaine ? On ne va pas pouvoir y aller ce soir, et je m’inquiète à propos de ces types qui l’embêtent.

— Eh bien, j’irai avec elle, moi, déclara sa mère. Je veillerai sur elle.

— Bon… Si tu l’accompagnes, ça devrait aller, dit Grayson en se renfrognant, car cette proposition ne le rassurait qu’à moitié.

— J’irai avec une serviette bien lourde et bien dure, plaisanta-t-elle. Je t’aime, mon fils.

— Moi aussi, je t’aime.

Il raccrocha, se tourna brièvement vers Paige, et vit qu’elle souriait.

— J’ai dit quelque chose de drôle ? demanda-t-il.

— Non, c’est juste que ça me plaît que tu dises à ta mère que tu l’aimes, dans une telle situation. C’est comme un bol d’air frais dans un cloaque.

— Merci. Et merci, aussi, pour m’avoir sauvé la vie, tout à l’heure, quand tu as désarmé Silas.

— Alors, nous aussi, on est quittes.

— Non, moi, je t’ai sauvé la vie deux fois. Dans le garage et la nuit dernière.

Le sourire de Paige s’estompa.

— Espérons qu’on n’aura jamais besoin d’être quittes, alors, dit-elle. Quand j’ai entendu claquer tous ces coups de feu, j’ai cru qu’il t’avait tiré dessus.

— Pour ne rien te cacher, moi aussi, répliqua Grayson.

Elle lui prit la main, la porta à sa propre joue et l’y maintint. Ce modeste contact lui faisait un bien fou.

— Heureusement que la police scientifique nous a refusé l’accès à ma maison, tout à l’heure, dit-il. Sans cela, on serait arrivés trop tard. Stevie aurait refusé de coopérer avec Silas et il les aurait toutes tuées.

— Je n’en suis pas si sûre, objecta Paige. Stevie a beau avoir l’air d’un roc, personne ne peut dire ce qu’elle aurait fait si Silas était allé plus loin. Elle n’a pas coopéré avec lui d’emblée parce qu’elle savait qu’on allait arriver. Elle a commencé par essayer de gagner du temps.

— Alors, je suis heureux qu’elle n’ait pas eu à faire un tel choix.

— Moi aussi, dit Paige en lui lâchant la main. Hyatt avait l’air d’en vouloir à l’inspecteur Morton.

— J’ai remarqué, reconnut-il d’un air soucieux. Morton n’était pas obligée de viser la tête de Silas.

— Il est possible qu’elle ait vu Silas brandissant son arme vers toi et qu’elle ait pris une décision en une fraction de seconde. Mais…

— Mais tu te poses des questions sur son compte, une fois de plus. Eh bien, moi aussi, figure-toi.

— Il y a de quoi… Comme Silas travaillait pour cet avocat, le plus logique serait que ce soit lui qui ait piégé Ramon. Mais cette Morton ne m’inspire aucune confiance. C’est peut-être simplement parce que sa tête ne me revient pas. Va savoir…

— Je crois que Hyatt nourrit des soupçons à son sujet. Je me demande ce que la police des polices a trouvé et qu’elle ne nous dit pas.

— Bonne question. Pour être juste, nous avons, nous aussi, nos petits secrets… J’ai failli parler à Hyatt du programme MAC, mais je n’ai pas pu m’y résoudre.

— Pourquoi pas ?

— Je ne sais pas vraiment. En partie, sans doute, parce que je veux boucler moi-même cette enquête, pour finir le travail que j’ai commencé, par acquit de conscience. Mais en partie aussi parce que je ne me fie pas entièrement à Hyatt.

Paige se pencha pour sortir son ordinateur de son sac, avant de demander à Grayson :

— On va vraiment coucher chez Joseph, cette nuit ?

— Non, on ira chez ma mère. Elle ira dormir dans la grande maison avec Jack et Katherine. Joseph a installé un système de sécurité digne de Fort Knox dans toute la propriété.

— La présence de Peabody ne la dérangera pas ?

— Quand on lui dira qu’il a mordu Silas, elle foncera sans doute à la boucherie lui acheter un os à moelle.

— Peabody nous a été précieux, aujourd’hui. J’aurais tiré sur cette garce de Morton, si elle avait osé lever la main sur lui.

— Et je t’aurais prêté main-forte, approuva Grayson.

Son téléphone portable se mit soudain à vibrer.

— Je ne reconnais pas ce numéro, dit-il.

— La dernière fois que ça t’est arrivé, ça s’est plutôt mal passé, ensuite…

C’était un euphémisme…

— Smith à l’appareil, répondit Grayson d’un ton méfiant.

— C’est Thomas Thorne. Je suis tout près de la maison de Stevie et ça grouille de flics dans le secteur. Qu’est-ce qui se passe ?

— Silas Dandridge avait pris Stevie, sa sœur et sa fille en otage. Il a été tué.

Thorne lâcha un juron.

— C’est Stevie qui l’a tué ? demanda-t-il.

— Non, elle lui a tiré dessus, mais c’est un autre policier qui lui a logé une balle dans la tête. Stevie est trop choquée pour se joindre à nous. Y a-t-il un autre endroit où on puisse se voir ?

— Retrouvons-nous à mon club, le Sheidalin. Mon bureau est insonorisé. Personne ne nous dérangera.

— Vous avez obtenu les informations que nous recherchons sur le cabinet d’avocats où Bob Bond travaillait avant sa mort ?

— Si c’était le cas, vous seriez regardant sur la manière dont je m’y suis pris ?

— Je suis devenu moins sourcilleux en la matière… J’ai déjà oublié votre nom…

Thorne éclata d’un grand rire sonore.

— Tant mieux ! s’exclama-t-il. Je me suis procuré la liste des collaborateurs actuels, ainsi que leurs fiches personnelles et leurs photos. Venez au Sheidalin et nous les trierons ensemble.

— Merci.

Grayson raccrocha et fit demi-tour au prochain rond-point.

— Nous allons en boîte, ce soir, annonça-t-il à Paige.

— J’aurai l’air de m’être déguisée pour Halloween, dit-elle en regardant son kimono.

— D’après ce que j’ai entendu dire de ce club, tu ne trancheras pas sur la clientèle habituelle.

Il désigna l’ordinateur portable et ajouta :

— Tu t’étais arrêtée à 1991. Qu’est-il arrivé aux autres blondes bouclées du programme MAC ?

— Allons-y, dit Paige. Susan McFarland, en 1991…

Elle effectua sa recherche et soupira :

— Morte… Encore un suicide…

— Je vais appeler Lucy Trask. Tu pourras lui donner les noms des victimes pour qu’elle consulte les rapports d’autopsie rédigés après leur décès. Ça lui donnera du grain à moudre. Continue tes recherches. Il n’en reste que six autres…

Jeudi 7 avril, 19 heures

Silas est mort.

Il était penché sur Violet Dandridge, qui était plongée dans un sommeil profond et respirait régulièrement. Il aurait pu la tuer sans plus attendre, mais il ne savait pas ce que Silas avait raconté aux flics avant d’être abattu. Si Silas avait mentionné des noms… Ils viendront me chercher. Ils sont peut-être déjà en route. Je vais avoir besoin d’une monnaie d’échange.

Une fillette de sept ans ferait l’affaire.

Si on en arrivait là, bien sûr. Si Silas n’avait rien dit, il n’avait rien à craindre.

Il appuya sur la touche de composition rapide numéro 9. Il allait lui falloir changer ses réglages de numérotation abrégée. Les numéros de Silas, de Roscoe « Jesse » James et de Harlan Kapansky étaient devenus inutiles…

— Qu’est-ce que vous voulez ? fit une voix à l’autre bout de la ligne.

— Il va falloir améliorer votre amabilité au téléphone, murmura-t-il. Qu’a dit Silas avant de mourir ?

— Rien.

— Bonne nouvelle.

Très bonne, même.

A présent, sa principale préoccupation consistait à se débarrasser du procureur et de la détective qui s’obstinaient à remuer le passé.

— Sauf que quelqu’un a enlevé son enfant, fit la voix. C’est vous ?

Il jeta un coup d’œil à Violet avant de répondre :

— Ça ne vous regarde pas. J’ai une mission à vous confier.

— J’ai fait ce que vous m’avez demandé de faire.

— Et c’est ce que vous allez continuer à faire. C’est la règle du jeu. Silas avait sa Violet. Vous avez votre Christopher. Quel âge a-t-il, aujourd’hui ? Douze ans ? Il marche toujours sur des béquilles ? Quel dommage qu’il se soit fait renverser par une voiture…, fit-il remarquer d’un ton railleur. On n’a jamais arrêté le coupable ?

Il entendit déglutir dans le récepteur, puis :

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Je suis heureux de voir que nous nous comprenons bien. Les gens qui sont attachés à leur famille sont tellement prévisibles… Grayson a une mère. Rappelez-moi quand vous l’aurez localisée.

Jeudi 7 avril, 19 h 45

— Il n’en reste qu’une, murmura Paige. Sur seize filles, une seule est encore vivante.

Ils s’étaient garés devant le club de Thorne et restaient immobiles sur leur siège, stupéfaits par le résultat de la recherche.

— Comment s’appelle-t-elle ? demanda Grayson.

— Adele Shaffer… Nom de jeune fille : Masterson. Elle a épousé Darren Shaffer il y a six ans et ils ont une fille, Allison. Darren travaillait pour une multinationale jusqu’à une date récente, et ils résidaient à l’étranger. Ils sont revenus l’année dernière. De toutes les blondes bouclées qui ont eu l’honneur d’être invitées chez les McCloud, Adele est l’unique survivante.

— Quand Thorne nous aura remis la liste du personnel du cabinet d’avocats, nous tâcherons de retrouver Adele. Il faut la mettre en garde. Et lui demander ce qui lui est arrivé quand elle avait douze ans.

— Et Peabody ? demanda Paige quand ils furent sortis de la voiture.

— Est-ce qu’il risque d’être perturbé par des sons stridents, du genre claquements de fouet ?

— Pas à ma connaissance répondit-elle en mettant son sac à dos.

— Alors, il n’y a pas de problème.

Il fixa la laisse de Peabody à son collier et ajouta :

— Allons-y.

Dans le club, la lumière était tamisée, la sono à plein volume, et le videur qui officiait à la porte était énorme et monstrueux. Sur son badge, on pouvait lire le nom MING. Il les laissa entrer sans accorder le moindre regard à Peabody ou au kimono de Paige.

— On m’a prévenu de votre arrivée, dit Ming. M. Thorne vous attend dans son bureau, première porte à droite.

Quand la porte du bureau s’ouvrit, Paige dut tendre le cou pour regarder Thomas Thorne dans les yeux et jauger le personnage. Sa taille et sa carrure étaient encore plus imposantes que celles du videur. Il devait mesurer près de deux mètres et une sensualité débridée suintait de tous les pores. Elle l’aurait bien vu entouré et cajolé par une dizaine de filles énamourées.

Mais il n’y avait qu’une seule femme avec lui et elle ne le cajolait nullement. Elle était en train de pianoter sur le clavier de son ordinateur et faisait la moue en scrutant ce qui s’affichait sur son écran.

— Bonjour, je suis Thomas Thorne, dit-il en serrant la main de Paige. Je vous présente mon associée, Gwyn Weaver. Gwyn, voici le procureur Grayson Smith et la détective qui travaille avec lui, Paige Holden.

Gwyn était une brune minuscule qui aurait été très mignonne si elle avait eu l’air moins maussade.

— Enchantée, dit-elle. Je serais encore plus ravie si vous arriviez à me dire pourquoi mon tableur ne marche pas.

— Allez vous balader, lui dit Thorne. Vous finissez toujours par résoudre ce genre de problème après une petite promenade.

Gwyn leva les yeux au ciel.

— C’est sa manière à lui de me dire d’aller me faire voir ailleurs, dit-elle.

Elle sortit du bureau sans se fendre du moindre sourire. Paige se demanda si elle faisait toujours la tête ou si elle était dans un mauvais jour.

Thorne ferma la porte derrière elle.

— Excusez-la, dit Thorne. Gwyn n’est pas très en forme, ces derniers temps.

Il désigna une petite table dans un coin de la pièce.

— Asseyons-nous là, suggéra-t-il.

— Vous avez la liste des collaborateurs du cabinet de Bond ? demanda d’emblée Grayson.

— Je vous l’ai dit tout à l’heure, répondit Thorne en considérant Grayson d’un œil un peu suspicieux. Je dois dire, cependant, que j’ai été un peu surpris quand Stevie m’a contacté…

— Pourquoi donc ? demanda Grayson.

Les deux hommes, qui étaient habitués à s’opposer au tribunal, se jaugèrent mutuellement. Paige aurait voulu leur conseiller de se hâter, mais elle sentit combien il était difficile pour un procureur de se fier à un avocat, et ravala son impatience.

— Je n’ai pas été surpris d’apprendre qu’il existait des soupçons de manipulation de procédure au sein du bureau du procureur d’Etat, dit Thorne. Je me suis souvent posé des questions à ce sujet, mais je n’en ai jamais eu la preuve Et, avant que vous le demandiez, sachez que je n’ai jamais trempé dans ce genre de combine, et que je n’ai jamais usé de moyens illégaux pour défendre un client.

— Je ne serais pas venu si je n’en étais pas certain, répondit Grayson. Qu’est-ce qui vous a étonné dans la démarche de Stevie ?

— D’abord, que ce soit ce cabinet d’avocats qui puisse faire l’objet de tels soupçons. C’est un cabinet établi de longue date et jouissant d’une excellente réputation. Mais ce qui m’a le plus surpris, c’est que vous, Smith, soyez demandeur de ces informations. J’aurais cru que vous préféreriez agir dans les formes, et attendre d’avoir un mandat judiciaire pour accéder à ces données.

Grayson rougit légèrement mais ne détourna pas les yeux.

— Je n’aurais eu aucun mal à obtenir cette liste par la voie légale, mais cela aurait pris du temps, et les morts violentes se succèdent à grande vitesse dans cette affaire, Thorne, dit-il d’un ton abrupt. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre, pas plus que nous ne pouvons nous permettre que les collaborateurs de ce cabinet sachent que nous enquêtons sur eux. Pour l’instant, du moins. Nous avons besoin de quelqu’un à qui l’un de ces avocats puisse se fier au point de lui remettre des données sur le personnel. Nous estimons qu’ils se fieront plus volontiers à l’un de leurs confrères. Et nous avons besoin de nous fier nous-mêmes à cette personne. Comme Stevie vous accorde sa confiance, je vous accorde la mienne aussi. Ponctuellement, en tout cas…

Cette explication parut satisfaire Thorne, qui fit glisser un classeur sur la table.

— Vous trouverez là-dedans des renseignements sur tous les employés actuels du cabinet qui y travaillaient déjà à l’époque du meurtre de Crystal Jones. Je les ai triés par sexe au préalable, puisque Stevie m’a dit que vous cherchiez un homme.

Le classeur était rempli de fiches sur les collaborateurs du cabinet, auxquelles étaient jointes leurs photos. Aucun d’entre eux n’était une femme.

— Bingo, murmura Paige. Il y en a que vous connaissez, dans le tas ?

— Je connais l’un des associés principaux, dit-il. Il est arrogant, certes… Mais je le vois mal soudoyer des procureurs et des policiers. Je connais aussi certains des associés secondaires. Aucun d’entre eux ne me paraît soupçonnable d’être un criminel.

Paige commença par examiner les photos. Il y avait là des avocats principaux et secondaires, des secrétaires, des auxiliaires juridiques, des gestionnaires… Les photos se comptaient par dizaines.

— Nous pensons que le type qui a soudoyé Sandoval mesurait dans les un mètre quatre-vingt-cinq, dit-elle. Cela devrait rétrécir l’éventail.

— En fait, objecta Grayson, la personne qui a été photographiée en train de payer Sandoval n’est pas forcément l’avocat que nous cherchons. Anderson m’a dit que c’était sans doute l’un des factotums de Bond.

— C’est peut-être vrai, dit Paige sans lever le nez des photos. Mais son rôle est assez important pour que Sandoval soit liquidé parce qu’il avait conservé sa photo, et pour qu’Elena soit exécutée parce qu’elle l’avait volée. Je doute fortement qu’il s’agisse d’un second couteau.

— Tu as peut-être raison, reconnut Grayson. La taille pourrait être un bon critère de départ.

Ils comparèrent la stature des employés du cabinet à celles de l’homme figurant sur la photo conservée par Sandoval, ce qui réduisit à dix le nombre de suspects potentiels.

— Dommage qu’on ne voie pas leurs mains sur ces photos, regretta Grayson. Le type qui a soudoyé Sandoval avait les doigts manucurés.

— Et il portait une bague à l’auriculaire, précisa Paige. Du moins, il en portait une quand la photo a été prise. On va se renseigner sur ces dix hommes.

— Je vais m’adresser à ma source au sein du cabinet pour tenter d’en savoir un peu plus sur ces dix employés, dit Thorne. Mais il est possible que le type qui a commandité ces actes de corruption et ces faux témoignages n’appartienne plus à ce cabinet.

— C’est possible, en effet, soupira Paige.

Elle songea alors à Violet. L’avocat qui avait corrompu Bond et Anderson avait obligé Silas à tuer à plusieurs reprises. Il lui a demandé de nous tuer parce qu’on approche de la vérité, et qu’il sent l’étau se resserrer autour de lui.

A présent, il avait enlevé Violet. Violet est peut-être déjà morte.

— On va commencer par se renseigner sur ceux-là, dit-elle. Si ça ne donne rien, on se penchera sur les autres employés.

La porte du bureau s’ouvrit à ce moment et une femme fit son entrée. Paige la fixa avec admiration. Elle ne portait pas un pantalon ajusté ni une élégante chemise rose, comme Gwyn. Sa robe, ou plutôt le peu qu’il y en avait, était de cuir noir. Ses yeux bleus étaient lourdement soulignés de noir et ses cheveux blond vénitien étaient striés de mèches violettes.

Grayson cligna les yeux.

— Lucy ? J’avais déjà entendu parler de cette boîte, mais je ne m’attendais pas à vous trouver ici. Encore moins dans cette tenue…

— Vous êtes le médecin légiste ? s’étonna Paige. Lucy Trask ?

La femme hocha la tête.

— Oui, c’est moi, Lucy Trask. Vous, vous devez être Paige Holden… Je suis enchantée de faire votre…

— Pourquoi es-tu venue ? l’interrompit Thorne. Pourquoi n’es-tu pas restée avec J.D. à l’hôpital ?

— C’est J.D. qui m’a demandé de partir. Il m’a dit qu’il y avait plein de microbes dans cet hôpital et que ce n’était pas bon pour le…

Lucy se tut brusquement et leva les yeux au ciel en voyant Thorne sourire.

— Mais encore ? demanda ce dernier. Tu as des confidences à nous faire ?

— C’est censé être un secret, maugréa Lucy, dont les joues s’étaient empourprées.

Grayson se retint de sourire.

— On n’en parlera à personne, promit-il.

— Motus et bouche cousue, ajouta Paige.

C’était la deuxième fois de la journée qu’elle faisait cette promesse.

— Ne compte pas sur moi pour faire la même promesse ! déclara Thorne, hilare.

Il reprit son sérieux et demanda :

— Comment va J.D. ?

— Il roupille. Monsieur voulait jouer les guerriers… Il refusait de prendre le cachet antidouleur que l’infirmière voulait absolument lui faire avaler. Pour le convaincre, j’ai dû lui promettre d’aller respirer un air sans microbes pendant quelques heures s’il acceptait. Comme l’hôpital est plus près du Sheidalin que de chez moi, j’ai décidé de venir traîner ici quelques heures. Ensuite, je retournerai au chevet de mon pauvre J.D.

Elle se tourna vers Paige en la gratifiant d’un large sourire.

— Comme je disais avant d’être interrompue, je suis enchantée de faire votre connaissance. Je tenais à vous remercier de vive voix. J.D. m’a raconté comment vous vous êtes occupée de lui, cet après-midi. Il m’a confié un message pour vous. Il m’a demandé de vous dire ça : « Nous voilà décorés de la même médaille. »

— Il parle de ma cicatrice, expliqua Paige en souriant. J’en ai une à l’épaule, à peu près au même endroit que lui. Je suis tellement heureuse d’apprendre qu’il va bien !

— Et moi donc ! dit Lucy avec ferveur. Il s’inquiète moins pour lui-même que pour Stevie.

— Elle s’en remettra, répondit Grayson. Plus tard.

Il soupira avant d’ajouter :

— Enfin, c’est ce que j’espère de tout cœur. Vous avez eu le temps de regarder ces rapports d’autopsie ?

— Oui, dit Lucy.

Elle ouvrit son sac à main en cuir noir et en sortit un CD.

— Voici les rapports, dit-elle en le remettant à Grayson. Comme il y avait la wi-fi à l’hôpital, j’ai pu les télécharger dans la chambre de J.D. Tous ces suicides sont liés à une absorption excessive de barbituriques. Trois des victimes ont été retrouvées pendues. Officiellement, les autres décès ont été causés par des surdoses intentionnelles.

— Pendues ? Comme Sandoval ? demanda Grayson.

— Non. Sandoval a été étouffé à plusieurs reprises… Ces femmes n’ont pas été torturées. Elles ont seulement été droguées et pendues.

Thorne fronça les sourcils.

— Est-il possible que certaines se soient droguées et pendues toutes seules ?

— C’est possible, mais peu probable. Etant donné les quantités de barbituriques retrouvées dans leur organisme, elles étaient sans doute inconscientes avant d’être pendues, ou du moins assez abruties pour n’offrir aucune résistance. Je ne vois pas ces victimes, droguées comme elles l’étaient, être en état de monter sur un tabouret et se passer un nœud coulant autour du cou.

— Pourquoi ne s’en est-on pas aperçu avant ? demanda Paige. Comment se fait-il que personne n’ait trouvé ça louche ?

— Il est vrai que de telles doses de barbituriques auraient dû éveiller des soupçons…

Lucy soupira avant de préciser :

— Toutes ces autopsies ont été pratiquées par le même médecin, une femme qui est décédée l’an dernier.

— Evidemment, marmonna Paige.

— Elle a démissionné de l’institut médico-légal, s’est installée à La Nouvelle-Orléans et a trouvé une place de serveuse dans un restaurant. Un mois plus tard, elle ne s’est pas présentée à son travail. On l’a retrouvée, une semaine plus tard, morte dans sa voiture. Dans son propre garage, empoisonnée au monoxyde de carbone. Personne ne se souciait d’elle…

— Oui, je me souviens de cette tragédie, dit Thorne. Tu as pris un congé pour aller à son enterrement.

— J’y suis allée avec le patron, par respect pour elle. Nous étions seuls aux obsèques. C’était affreusement triste. Personne ne sait pourquoi elle a mis fin à ses jours. Mais ce suicide ne nous a pas étonnés. Elle avait toujours été d’un tempérament plus sombre que nos autres collègues. Elle semblait rongée par l’inquiétude. Nous pensions qu’elle n’était tout simplement pas faite pour le métier de médecin légiste. Cette vocation n’est pas donnée à tout le monde.

— On a retrouvé des traces de barbituriques dans son organisme ? demanda Grayson.

— Oui. A l’époque, cela ne nous a pas paru anormal. Beaucoup de gens prennent des cachets avant de se suicider aux gaz d’échappement.

— Je vais contacter la police de La Nouvelle-Orléans pour qu’elle m’adresse une copie de son rapport, et nous demanderons la réouverture de l’enquête sur ce suicide suspect, dit Grayson. Si on s’aperçoit qu’elle recevait des sommes pour fermer les yeux sur la cause de certains décès, cela nous fera une autre piste financière à remonter. En attendant, nous aimerions que vous vérifiiez d’autres rapports d’autopsie.

— Vous plaisantez ? demanda Lucy, atterrée.

— Pas du tout, malheureusement, répondit Paige en lui tendant une liste de noms.

— L’une d’elles est-elle morte depuis moins d’un an ? demanda Lucy.

— Non.

— Ouf ! Il n’y a donc pas d’autre médecin corrompu à l’institut. Mais qu’est-ce que ça signifie, tout ça ?

— J’aimerais bien le savoir, moi aussi, répondit Thorne. Je croyais que vous cherchiez à prouver des actes de corruption liés au bureau du procureur.

— C’est bien le cas, dit Grayson. L’avocat corrupteur que nous cherchons à identifier est lié à une victime nommée Crystal Jones. L’homme qui a été accusé du meurtre de cette femme se nomme Ramon Muñoz.

— C’est sa femme, Elena, qui a été assassinée avant-hier, indiqua Lucy.

Paige hocha la tête.

— Elena et sa belle-mère m’ont engagée pour prouver l’innocence de Ramon, dit-elle. Ramon était défendu par Bob Bond à son procès. Et cet avocat était de mèche avec Charlie Anderson. C’est en nous renseignant sur Bond et Anderson que nous nous sommes rendu compte qu’ils avaient piégé de nombreux innocents, comme Ramon. Anderson nous a avoué qu’ils agissaient sur les ordres de quelqu’un qui travaillait au cabinet de Bond. C’est pour ça que nous vous avons demandé cette liste, pour tenter d’identifier ce donneur d’ordres.

— Mais quel est le lien entre toutes les victimes ? demanda Lucy.

— Ramon a été accusé d’avoir tué Crystal Jones lors d’une fête donnée par Rex McCloud. Sachant que Ramon était innocent, nous nous sommes intéressés à Rex.

— C’est logique, admit Thorne. Les McCloud avaient largement les moyens de soudoyer Bond pour qu’il fasse tout pour innocenter Rex. Mais qu’en est-il des autres filles ?

— Nous avons découvert, dit Grayson, que Crystal avait bénéficié d’un programme socio-éducatif financé par les McCloud, destiné à venir en aide aux enfants de douze ans appartenant à des familles défavorisées. Toutes les victimes, de jolies fillettes à boucles blondes, en ont bénéficié, de 1984 à 1999, dernière année de ce programme. Toutes ces petites filles ont été invitées au domaine des McCloud en fin d’année scolaire.

— Ce programme a duré seize ans, dit Paige, et de toutes ces petites blondes bouclées, il ne reste qu’une adulte vivante. Une rescapée… La plupart d’entre elles ont été tuées après la mort de Crystal. Et voilà que nous apprenons, grâce à Lucy, qu’elles avaient toutes absorbé des barbituriques. Nous avons toutes les raisons de croire que Crystal s’est rendue à cette fête pour faire chanter quelqu’un. Et nous nous sommes demandé ce qui avait pu arriver à cette fillette de douze ans. Qu’est-ce qui pouvait lui donner à penser qu’elle avait de quoi faire chanter tel ou tel membre d’une riche et puissante famille, huit ans après ? Il n’y a qu’une réponse logique…

Le visage de Thorne s’était assombri.

— Quelqu’un a abusé de ces petites filles au domaine des McCloud, murmura-t-il.

— Quelle horreur ! s’exclama Lucy, dont les yeux s’étaient gonflés de larmes. Douze ans… C’est abominable !

— Mais que vient faire Silas là-dedans ? demanda Thorne.

— L’un des hommes ayant menti sous serment pendant le procès de Ramon avait gardé une preuve incriminant le commanditaire de toutes ces affaires de procès truqués. Une photo prouvant qu’il avait été payé pour détruire l’alibi de Ramon. Elena s’est emparée de cette photo et a été exécutée par Silas. Le jour même de cet assassinat, l’homme qui avait menti au procès était retrouvé pendu chez lui.

— Sandoval, dit Lucy.

— Oui, répondit Grayson. Et Jorge Delgado, un autre témoin très certainement soudoyé par cet avocat, a été tué le même jour par Silas Dandridge, le partenaire de Stevie avant qu’elle ne fasse équipe avec J.D. Il travaillait depuis plusieurs années pour le commanditaire qui avait acheté Bond et Anderson. Quand Paige et moi avons commencé à nous intéresser de près aux McCloud, Silas a reçu l’ordre de nous éliminer. Comme il ne l’a pas fait, le commanditaire a enlevé sa petite-fille. Maintenant, Silas est mort, et personne ne sait où se trouve Violet.

— C’est pour cette raison que nous avions besoin de la liste des collaborateurs du cabinet d’avocats, conclut Paige. Violet Dandridge est entre les mains de ce criminel, et le temps file. Je vais me mettre tout de suite à me renseigner sur les dix types qui font plus d’un mètre quatre-vingts.

Grayson secoua la tête.

— J’ai promis à Hyatt de l’aviser, une fois en possession de cette liste, dit-il. Il va demander l’aide du FBI pour retrouver Violet. Elle se trouve peut-être encore au Canada. En outre, les fédéraux ont plus de personnel et de moyens que nous pour se renseigner sur ces hommes. Si les recherches sur les dix noms que nous avons retenus ne donnent rien, le FBI, avec ses méga-ordinateurs, ira plus vite que toi avec ton petit ordinateur portable.

— Vous avez l’intention de transmettre cette liste au FBI ? demanda Thorne en se renfrognant.

— Ils ne sauront pas qui nous a procuré cette liste, promit Grayson. D’ailleurs, rassurez-vous, je l’ai moi-même déjà oublié.

— Quel âge a-t-elle, la petite fille ? demanda Thorne, les dents serrées.

— Sept ans, dit Paige.

Elle vit palpiter un muscle de la mâchoire de l’avocat.

— Alors, allez-y. Je vous donne ma bénédiction, dit-il.

— Merci, répondit Grayson.

Il appela Hyatt de son téléphone portable et lui énuméra les dix noms. En raccrochant, il soupira :

— La mauvaise nouvelle, c’est que les flics n’ont toujours aucune idée de l’endroit où se trouve Violet. La bonne, c’est que Rose Dandridge vient de sortir du coma. Les médecins ne lui ont pas encore dit ce qui était arrivé à Silas et à Violet. Et les flics ont retrouvé une nouvelle victime de Silas.

— Qui ça ? demanda Paige.

— Tu te souviens de la moto qui était garée derrière la maison de Stevie ? Elle appartenait à un homme qui a été retrouvé inconscient dans la ruelle où il habite. Silas l’a frappé pour lui voler sa moto. Heureusement, son état n’inspire aucune inquiétude…

Il s’interrompit un instant, l’air accablé.

— Quelle histoire…, soupira-t-il.

— Ça, vous pouvez le dire ! s’exclama Lucy. Des abus sexuels sur mineur en série, liés à des meurtres commis des années plus tard… Un flic exemplaire qui devient tueur à gages… Sa gamine aux mains d’un criminel redoutable qui élimine tous ceux qui s’approchent de la vérité… J’en ai le tournis.

— Bienvenue dans notre monde, dit Grayson d’un ton sarcastique. Vous avez eu le loisir de jeter un coup d’œil au rapport d’autopsie de Crystal Jones ? Avez-vous détecté un détail ayant échappé au médecin légiste qui a pratiqué l’autopsie ?

— Non, je ne l’ai pas encore consulté. Mais je suis venue avec mon ordinateur portable… Je vais pouvoir le lire, ainsi que ceux qui concernent les autres morts suspectes, avant de retourner à l’hôpital.

Thorne fronça les sourcils.

— Et si l’homme que vous recherchez ne figure pas sur cette liste ? demanda-t-il. Comment ferez-vous pour retrouver la petite fille ?

— Le commanditaire a sans doute été rémunéré pour piéger Ramon et le faire condamner à la suite du meurtre de Crystal Jones. En tout cas, il connaît le coupable. Crystal est allée au domaine pour faire chanter celui qui avait abusé d’elle quand elle avait douze ans…

— Et qui l’a tuée plutôt que de se soumettre au chantage, conclut Lucy. A qui pensez-vous ?

Grayson haussa les épaules.

— A mon avis, dit-il, le suspect numéro un, c’est Louis Delacorte, le beau-père de Rex McCloud. Il a le bon âge et il se trouvait au domaine la nuit du meurtre de Crystal. Il y a vécu tout au long des années du programme socio-éducatif, et il a des antécédents de comportement violent. Il correspond également au profil psychologique du tueur : il a toujours été éclipsé par son épouse, qui a plus de caractère et qui réussit mieux en affaires que lui. Cette passivité pourrait lui inspirer le désir de dominer et de contrôler un être faible. Mais il n’est pas le seul suspect potentiel. Le meurtrier pourrait très bien être un employé du domaine, à l’époque du programme MAC, qui y travaillait encore lors de la fête tragique.

— Nous savons qu’il ne peut s’agir de Rex, dit Paige. Il était encore gamin quand Crystal a subi ce traumatisme. Quant au sénateur, il a eu un AVC quelques années avant le meurtre. Il n’aurait pas eu la force physique de la tuer de ses mains…

— Alors, que comptez-vous faire ? demanda Thorne.

Paige se frotta la tempe.

— Il faut retrouver Adele Shaffer, l’ultime survivante, dit-elle. Elle seule pourrait nous dire ce que subissaient les petites filles à boucles blondes quand elles étaient invitées à manger une glace au domaine des McCloud. C’est par elle qu’on a le plus de chances de remonter jusqu’au meurtrier de Crystal, et donc au commanditaire, puisque ce meurtrier le connaît forcément.

— On en revient toujours au même problème, déclara Grayson d’une voix lasse. Il faut retrouver l’assassin de Crystal. As-tu trouvé l’adresse actuelle d’Adele ?

— Oui, dit Paige.

— Alors, allons lui rendre visite, déclara Grayson.

— Il faut que je me change, d’abord.

Elle prit congé de Thorne et de Lucy.

— Merci pour tout, dit-elle.

— Prenez bien garde à vous, dit Thorne. Et si vous avez besoin de moi, n’hésitez pas à me le demander.

*  *  *

Jeudi 7 avril, 20 h 40

Grayson se gara devant la maison des Shaffer, un modeste pavillon situé dans la proche banlieue de Baltimore.

— Il y a une palissade autour du jardin, s’étonna Paige. Une vraie palissade en bois…

— C’est dans une maison comme ça que j’aimerais habiter, dit-il.

Elle le regarda, surprise.

— Tu préfères cette petite bicoque à ta maison ?

— J’aime bien ma maison, mais je me sentirais plus chez moi dans un pavillon comme celui-ci.

— Alors, pourquoi as-tu acheté la maison et tous ces meubles de prix ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai achetée, c’est Katherine. Elle me l’a offerte quand j’ai obtenu mon diplôme de droit.

Cette réminiscence le fit sourire.

— Elle a pleuré pendant la remise des diplômes, murmura-t-il.

— Tu en as, de la chance !

— Je sais. Et je lui en suis reconnaissant… Mais tes meubles rustiques me plaisent beaucoup aussi, d’autant plus que c’est ton grand-père qui les a fabriqués. Ça leur donne, comment dire… des racines. C’est une bonne chose, les racines. Bon, allons voir si Adele est là.

Grayson frappa à la porte et un homme à la mine soucieuse vint leur ouvrir, une toute petite fille dans les bras. Ses cheveux étaient souillés de purée de petits pois.

— Monsieur Shaffer ? demanda Grayson.

— C’est moi. Que voulez-vous ?

— Nous aimerions nous entretenir avec votre épouse, Adele.

Une forte odeur d’eau de Javel, émanant de l’intérieur du pavillon, vint chatouiller les narines de Grayson et lui irriter les yeux.

— Elle est là ? demanda-t-il.

— Non, répondit Shaffer en se renfrognant. Elle est partie.

— Elle est partie où, exactement ? insista Paige.

— Je n’en ai aucune idée et je m’en fiche. Qui êtes-vous, au fait ?

— Je suis Grayson Smith, du bureau du procureur d’Etat, et voici mon associée, Paige Holden. Il faut que nous parlions à votre femme. C’est de la plus haute importance. Elle est peut-être en danger.

— Par sa faute, répliqua Darren. Vous m’excuserez, mais je dois finir de nourrir ma fille…

— Attendez ! dit Paige d’un ton insistant. Depuis quand Mme Shaffer est-elle partie ?

— Elle n’était plus là quand je suis rentré du travail, cet après-midi.

Shaffer fronça les sourcils, comme si les mots de Grayson venaient d’atteindre son cerveau.

— Pourquoi le bureau du procureur s’intéresse-t-il à elle ? demanda-t-il. Qu’a-t-elle fait ?

— Elle n’a rien fait de mal, du moins pas à ma connaissance, répondit Grayson. Mais elle pourrait être la cible de criminels. Sa vie est peut-être en danger, monsieur Shaffer. Ce n’est pas une plaisanterie.

— Oui, je suis au courant. Ma femme me trompait et je l’ai flanquée à la porte.

— Ah ! dit Grayson, pris de court.

— Monsieur Shaffer, pourquoi votre maison sent-elle aussi fort l’eau de Javel ? demanda Paige.

Shaffer plissa les yeux.

— Son amant a empoisonné mon chien, qui a vomi partout dans la maison. Comme l’odeur persistait, j’ai dû nettoyer à l’eau de Javel…

Grayson se raidit.

— Votre chien a été empoisonné ? demanda-t-il.

— Eh oui ! L’amant de ma femme lui a envoyé des chocolats empoisonnés.

Betsy Malone avait, elle aussi, reçu des chocolats. Et elle en était morte.

— Des truffes ? demanda Grayson.

— Oui… Comment le savez-vous ? s’exclama Shaffer, étonné.

— Monsieur Shaffer, votre épouse avait-elle peur de quelqu’un ? demanda Grayson.

Shaffer se figea.

— Oui, répondit-il. Elle m’a dit que quelqu’un essayait de la tuer.

— Vous a-t-elle dit que c’était son amant ?

— Non, répondit Shaffer. Elle n’a pas voulu reconnaître qu’elle avait un amant…

Il s’interrompit, se mordit la lèvre et déglutit.

— Elle disait la vérité, en fait, hein ? demanda-t-il.

— C’est plus que probable, monsieur, dit Grayson.

— Vous n’avez pas eu de nouvelles de votre femme depuis hier ? demanda Paige. C’est normal ?

— Non. Je m’attendais à ce qu’elle revienne en fin de journée, pour voir Allie. Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il d’une voix angoissée.

— C’est ce que nous cherchons à savoir, déclara Grayson d’un ton maussade.

Jeudi 7 avril, 21 h 30

Violet Dandridge dormait encore. Elle était assez menue et légère pour être transportée aisément dans un sac. C’était bien commode, dans la situation où il se trouvait, de pouvoir circuler ainsi avec sa monnaie d’échange. Il sortit ses trois passeports et les examina un instant. Il choisirait sa nationalité en fonction du déroulement ultérieur des événements.

Il jeta un nouveau coup d’œil à son téléphone portable. Sur l’écran s’affichait une photo, diffusée par les sites d’informations en ligne. Adele Shaffer… La police la recherchait en tant que « témoin important ».

Les flics ne s’intéresseraient pas à Adele si Smith et Holden n’avaient pas deviné qu’elle était liée à leur enquête. Et ils n’auraient jamais eu le loisir de comprendre ça si Silas avait fait son boulot correctement.

Les flics ne tarderaient pas à apprendre qu’Adele était morte. Ensuite, tôt ou tard, le rôle des McCloud dans cette affaire deviendrait évident aux yeux des enquêteurs.

Il préférait être le plus loin possible quand cela arriverait.

Steve Pearson avait rempli de carburant le réservoir de son taxi-jet, lequel était prêt à décoller.

J’irai d’abord à Toronto et, de là, je prendrai un vol pour Francfort.

Il songea en grimaçant qu’il lui faudrait voyager en classe économique, et non en classe affaires comme il en avait l’habitude. C’était préférable, afin de limiter le risque de se faire repérer. Huit heures sur un siège étroit et inconfortable de la classe économique… Quelle torture ! Mais il le fallait. La prudence avant tout…

Il envisageait d’abandonner Violet à Toronto. Le temps qu’on l’identifie, qu’elle sorte de sa léthargie et qu’on la questionne, il serait trop loin pour qu’on le rattrape. Elle n’avait jamais vu son visage. En outre, le meurtre d’une enfant ne ferait qu’aiguillonner les recherches de la police, sous la pression de l’opinion. Il y avait là un risque qu’il n’était pas disposé à prendre.

Toutefois, il lui restait une petite chance d’entraver le déroulement de l’enquête et de brouiller la piste menant aux McCloud. Il suffisait, pour cela, d’en finir une bonne fois pour toutes avec Smith et Holden. Il appuya sur la touche de composition rapide numéro 9.

— Vous l’avez ? demanda-t-il sans perdre de temps en salutations.

— Je sais où elle est.

— Quand l’aurez-vous en votre possession. ? demanda-t-il d’une voix glaciale.

— Les gens commencent à quitter les lieux. Elle ne va pas tarder à sortir. Je vous rappelle.

— N’y manquez pas.

J’ai un avion à prendre.

Jeudi 7 avril, 21 h 50

— J’espère que Rex acceptera de nous parler, dit Paige en levant les yeux vers l’immeuble des McCloud.

Ils venaient d’entrer dans un café situé de l’autre côté de la rue.

— J’espère aussi, reprit-elle, que ses grands-parents ne le suivront pas jusqu’ici pour nous menacer, comme hier… Ce soir, j’aurais le plus grand mal à rester stoïque.

Grayson sentait qu’il n’aurait pas non plus la patience d’entendre leurs récriminations. Il posa deux tasses de café sur la table et tira galamment une chaise pour Paige.

— Nous savons qu’Adele n’est pas à la morgue, dit-il. Les flics n’ont encore reçu aucune nouvelle d’elle… Mais nous avons envoyé sa photo à tous les hôpitaux de la ville. Et Hyatt a fait diffuser son portrait sur toutes les chaînes de télé. J’espère qu’elle va se manifester…

Paige fit la moue et s’assit.

— Rex pourra peut-être nous éclairer, dit-elle, sur ce qui est arrivé à Adele quand elle est venue au domaine des McCloud à l’âge de douze ans.

Grayson s’assit précautionneusement.

— Je me demande si j’arriverai à me relever à la fin de la discussion, dit-il en grimaçant.

— Tu as mal au dos ? murmura Paige. Moi aussi, j’ai plein de courbatures… Silas n’y est pas allé de main morte.

Cette ordure l’avait projetée violemment contre le mur.

— Quand tout ça sera fini, dit Grayson, nous prendrons un bain bien chaud dans ma grande baignoire et je te frotterai le dos.

— C’est exactement ce qu’il me faut ! dit-elle. Tes meubles de luxe me laissent un peu froide, mais je ne peux pas en dire autant de ta baignoire. Cette baignoire, je pourrais facilement vivre avec…

— Et avec moi ?

Cette question avait jailli spontanément de la bouche de Grayson, car son plus profond désir était désormais de vivre avec Paige. Cependant, il était encore un peu tôt pour lui faire une telle proposition. Mais voilà, son cœur avait parlé. Le mal était fait.

— Pardon ? dit-elle en écarquillant les yeux.

A cet instant, Rex entra d’un pas nonchalant dans le café et évita à Grayson d’avoir à s’expliquer.

— Tiens, voilà le justicier masqué et son fidèle bras droit, ricana Rex.

Paige leva les yeux au ciel.

— Asseyez-vous, Rex, dit-elle sèchement.

Il prit une chaise et la retourna pour s’y asseoir à califourchon. Il portait les mêmes vêtements que la veille. Mais son attitude était bien différente. Visiblement, Rex avait peur. Et il était d’une humeur massacrante.

— Merci pour la permission de sortie, monsieur le procureur, ironisa-t-il. Ça fait toujours plaisir de déambuler parmi les bonnes gens de notre belle ville.

Grayson avait en effet appelé le juge d’application des peines pour l’aviser qu’il avait besoin de parler à Rex hors de l’immeuble, et le juge avait accepté de désactiver provisoirement le bracelet électronique que Rex portait à la cheville. Grayson ne voulait pas que la famille du jeune homme s’en mêle, cette fois. Il tenait à lui parler loin de toute oreille indiscrète.

Il va peut-être nous dire la vérité, à présent, espéra-t-il.

— Savez-vous que Betsy Malone est morte ? demanda Paige.

Le regard de Rex s’embruma.

— Ouais, murmura-t-il. Elle a fait une overdose.

— C’est ce qu’on aimerait nous faire croire, dit Grayson. En fait, elle a été droguée contre son gré.

Rex se redressa sur son siège.

— Et vous pensez que c’est moi ?

— Non. Vous, vous portez un bracelet. Nous savons que vous n’êtes pas sorti de l’immeuble, répliqua Grayson.

— Ce n’est pas moi non plus qui ai assassiné Crystal Jones, affirma Rex. Vous ne pourrez jamais prouver que je l’ai tuée.

— Alors, qui l’a tuée, selon vous ? demanda Paige. Nous savons que ce n’est pas Ramon Muñoz. Et je ne suis plus du tout persuadée que ce soit vous.

Rex la fixa un long moment avant de réagir :

— Je croyais sincèrement que c’était Ramon. Je ne sais pas qui l’a tuée, je vous le jure.

— Rex, avez-vous conservé le souvenir d’enfants du programme MAC invités au domaine de vos grands-parents ? demanda-t-elle.

Rex tressaillit. Presque imperceptiblement, mais Grayson s’en aperçut. A en juger par l’expression de Paige, cette réaction ne lui avait pas échappé non plus.

— Crystal avait bénéficié de ce programme et elle a été conviée avec d’autres enfants de son âge au domaine, ajouta-t-elle.

Rex en resta bouche bée.

— Ah…, lâcha-t-il d’une voix à peine audible.

— Ça expliquerait quelque chose ? demanda Grayson.

— Non, répondit-il.

Mais c’était à l’évidence un mensonge.

— Bon, voilà ce qui s’est passé, selon nous, dit Paige. Quelqu’un a violé certaines des gamines invitées à manger une glace au domaine. Tous les ans, une petite fille blonde et bouclée a été victime d’abus sexuels. Apparemment, elles ne s’en sont jamais plaintes… Pourquoi ? Elles ont peut-être été menacées… Elles avaient peut-être peur ou honte d’en parler… Ou, si elles en ont parlé, personne ne les a crues. Et puis, bien plus tard, Crystal a décidé de se venger. Elle est venue à votre fête pour faire chanter quelqu’un… Vous, peut-être ?

Rex lui jeta un regard glacial.

— Vous n’en savez rien, dit-il.

— Ce que je sais, c’est qu’elles sont mortes, toutes ces gamines, répliqua-t-elle. La plupart d’entre elles ont été assassinées à l’âge adulte.

— Quoi ? s’exclama-t-il, stupéfait.

— Toutes les blondes bouclées, sauf une, sont mortes. Les meurtres ont commencé après la mort de Crystal. Je sais qu’on a trouvé sur elle un message signé « R.M. ». Je sais que votre alibi a été fabriqué. Et je sais que vous êtes le mouton noir de la famille, dit Paige non sans brusquerie.

— Vous allez essayer de me coller ces meurtres sur le dos ? demanda-t-il en blêmissant.

— La vraie question, ce serait plutôt : votre propre famille va-t-elle essayer de vous coller ces meurtres sur le dos ? Ils vous ont lâché, Rex. Ils vont vous laisser seul face à la justice, et vous allez vous retrouver entre quatre murs… Pour longtemps.

— Je suis innocent, je le jure !

— Je vous crois, murmura Paige.

Il plissa les yeux et demanda :

— Pourquoi ?

— Parce que vous étiez beaucoup trop jeune pour faire du mal à ces filles quand elles avaient douze ans. Vous n’aviez que quatorze ans quand le dernier groupe d’enfants du programme MAC a été invité au domaine. Il est donc impossible que vous soyez le pervers que l’une d’elles a tenté de faire chanter.

Elle se pencha vers lui pour demander doucement :

— Que s’est-il passé, ce jour-là, Rex ? Quand vous aviez quatorze ans et que les gosses de pauvres sont venus au domaine…

— Qu’est-ce qui vous laisse penser qu’il s’est passé quelque chose de spécial ? demanda Rex.

— Betsy nous a dit que vous faisiez tout pour attirer l’attention de vos grands-parents. Vous vouliez qu’ils soient fiers de vous. Après la dernière visite des enfants du programme MAC, vous êtes devenu bagarreur, vous vous êtes mis à faire toutes sortes de bêtises… Qu’avez-vous vu, Rex ?

Comme il ne répondait pas, elle lâcha un petit soupir et insista :

— C’était votre beau-père ?

— Vous en parler ne servirait à rien… Personne ne me croirait, de toute façon.

— Sauf moi, dit-elle. J’ai appris aujourd’hui tellement de choses incroyables… Le programme MAC a duré pendant toute votre enfance. Si vous savez quelque chose, dites-le-nous, je vous en supplie !

Grayson se rendit compte que quelque chose clochait. Rex n’était pas encore né en 1984, année du début du programme MAC. Sa mère était encore mariée au père de Rex, à l’époque.

— Quand votre mère a-t-elle épousé votre beau-père ? demanda-t-il.

Les épaules de Paige se raidirent, et Grayson comprit qu’elle était en train de se livrer au même calcul que lui.

Rex jeta un coup d’œil méfiant à Grayson.

— Quand j’avais trois ans… Pourquoi ?

— Parce que votre beau-père n’a pas pu se trouver au domaine pendant les trois premières années du programme MAC, répondit Grayson.

Le pervers était donc…

Il secoua la tête d’un air incrédule.

Le corps de Rex se crispa, comme s’il se préparait à recevoir un coup. La honte le disputait à la colère dans son regard. Et Grayson comprit qu’il avait vu juste.

— C’était votre grand-père, hein, Rex ? demanda-t-il.

Paige écarquilla les yeux.

— Le sénateur ? dit-elle.

Elle y réfléchit un instant et hocha la tête, indiquant qu’elle trouvait l’hypothèse plausible.

Rex déglutit.

— C’est une icône, dit-il. Le grand homme de la famille…

— S’il a abusé sexuellement de ces petites filles, c’est un criminel, déclara Grayson avec la plus grande fermeté.

— Vous n’arriverez jamais à le prouver, dit Rex en baissant la tête. Personne ne vous croira. Il est le héraut des valeurs familiales… L’archétype du père exemplaire et du mari fidèle.

Il ne put réprimer un rictus en ajoutant :

— Et un politicien retors et rusé…

— Ça fait longtemps que j’exerce mon métier de procureur, affirma Grayson. Je sais que les délinquants sexuels ne sont pas tous de vilains vicieux qui se promènent tout nus sous de longs manteaux et qui exhibent leurs parties génitales à la sortie des écoles… La plupart de ces pervers ont l’air tout à fait normaux. Beaucoup d’entre eux sont en apparence d’honnêtes travailleurs et de bons citoyens. C’est la raison pour laquelle ils sont si nombreux à échapper à la justice… Est-ce que je suis surpris de découvrir que votre grand-père est un pédophile ? Un peu… Il n’en a pas le profil, et il était déjà très âgé quand il a commencé à assouvir ses penchants sur les petites filles pauvres qui avaient le malheur d’être jolies, blondes et bouclées. Est-ce que je suis choqué ? J’aimerais l’être…

— Quand j’étais petit, je croyais que c’était un héros. Je pensais qu’il était infaillible et qu’il était incapable de faire le mal, déclara Rex d’une voix accablée.

— Qu’avez-vous vu ? redemanda Paige. Nous avons besoin de le savoir… Et vous avez besoin de nous le dire.

— Elle avait peur, dit Rex d’une voix tremblante. Elle s’est débattue… Et il l’a frappée. Fort. Elle a tenté de crier et il lui a plaqué une main sur la bouche… Et il… il l’a violée. Ce n’était qu’une gamine…

— Et vous, qu’avez-vous fait ? lui demanda-t-elle d’une voix presque aussi émue que celle de Rex.

— Moi ? s’exclama Rex, le visage crispé par le remords. Rien. Je n’ai rien fait. Je me suis enfui.

Quand on s’enfuit, on se sent toujours coupable ensuite, songea Grayson en connaissance de cause. Moi, je n’avais que sept ans. Rex en avait quatorze. Etait-il assez âgé, assez mûr pour intervenir et empêcher ce viol ? Il aurait aimé connaître la réponse à cette question.

— Et ensuite ? demanda-t-il.

— Les enfants étaient raccompagnés chez eux dans notre grande limousine. Comme elle ne pouvait pas les contenir tous, elle faisait plusieurs trajets de suite, en fonction des quartiers où habitaient les gamins. Auparavant, on leur avait offert une crème glacée et décerné une médaille, ajouta Rex avec amertume.

— Mais cette fille que vous avez vue se faire violer par votre grand-père, elle était sous le choc, elle devait pleurer, fit remarquer Paige. Comment se fait-il que personne n’ait rien remarqué d’anormal, quand on l’a ramenée chez elle ?

— Il lui a dit que personne ne la croirait, marmonna Rex. Il lui a dit aussi qu’il ferait tuer ses parents, si elle en parlait. Il lui a dit que si elle n’en parlait pas, il donnerait de l’argent à ses parents et qu’ils pourraient manger de bonnes choses…

— C’est votre grand-père qui lui a dit tout ça ? demanda Grayson.

— Non, c’était le chauffeur. Il est mort, donc vous ne pourrez pas l’interroger. Mais je l’ai entendu dire ça à cette fille… Après que le vieux l’avait violée et laissée en pleurs, le chauffeur est venu la chercher pour la ramener chez elle. Il l’a… nettoyée. Il ne fallait laisser aucune trace…

Bouleversée, Paige pouvait à peine parler.

— Il est mort quand, ce chauffeur ? parvint-elle à demander.

— Juste après la fin du programme. Il s’est suicidé, avec des cachets…

Grayson et Paige échangèrent un regard.

— Où ce viol a-t-il eu lieu ? demanda Grayson.

— Dans l’ancienne chambre de ma mère. Elle était toute rose et décorée, comme dans les rêves d’une petite fille…

Grayson se demanda si la mère de Rex n’avait pas elle-même été violée par son propre père dans cette chambre. Il refoula cette pensée répugnante dans un recoin de son esprit, se promettant d’y revenir plus tard.

— Votre mère vivait-elle au domaine, à l’époque ? demanda-t-il.

— Non. Elle vivait en Europe. A présent, quand elle vient à Baltimore, elle loge dans son appartement, au dernier étage de l’immeuble familial, dit-il en désignant du menton le bâtiment qui se dressait sur le trottoir d’en face.

— Si vous vous êtes enfui, comment avez-vous fait pour entendre ce que le chauffeur a dit à la fille ? demanda Paige.

— C’est après que je me suis enfui. Pendant le viol, je suis resté caché dans un placard. J’étais tétanisé, trop choqué pour sortir de ma cachette…

— Et vous n’en avez parlé à personne ? demanda Grayson.

— J’en ai parlé à ma mère. Je l’ai appelée le lendemain. Elle m’a dit que j’avais rêvé, que je délirais. Et que si j’en parlais à qui que ce soit, elle me traiterait publiquement de mythomane. Et elle m’a envoyé en pension.

— Oui, Betsy nous a dit que vous aviez terminé vos études secondaires dans une école militaire, déclara Paige.

Rex haussa les épaules.

— Elle n’a jamais pu me supporter. Mais je m’en fiche. Cela n’a aucune importance…

— Ça en a, Rex, dit doucement Paige. Beaucoup.

— Passons… Voilà, maintenant, vous savez tout. Vous croyez que ça va changer quelque chose ?

— Nous allons retrouver la survivante, dit Grayson. Et nous allons lui demander de révéler ce qu’elle a subi. Si elle accepte de le faire, êtes-vous prêt à témoigner aussi ?

Rex secoua la tête.

— Il me reste un petit portefeuille d’actions de la société. Ça me fait une rente. Si je parle, mes grands-parents s’arrangeront pour m’en priver.

— S’ils se retrouvent en prison, ils ne pourront plus vous couper les vivres ! objecta Paige, visiblement agacée.

Il éclata d’un rire sinistre.

— Vous n’arriverez jamais à les envoyer en prison ! dit-il. Il s’agit des McCloud. Ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent et n’ont de comptes à rendre à personne. Et si je ne rue pas dans les brancards, j’en profiterai aussi.

Il se leva alors et annonça :

— Cet entretien est terminé.

— Une dernière question, dit Paige. Pourquoi vous cachiez-vous dans le placard de la chambre de votre mère ? Alors qu’il y avait une distribution de crèmes glacées au rez-de-chaussée…

— Je n’avais pas le droit de me mêler aux enfants du programme MAC, même quand j’étais tout petit. On m’ordonnait de rester dans ma chambre. Il ne fallait surtout pas qu’on me voie, il fallait que je reste seul.

Elle le considéra un instant avant de lui demander :

— Vous aviez planqué quelque chose dans ce placard… De l’herbe ?

— Vous parlez d’expérience ? demanda-t-il en ricanant.

— Un garçon de quatorze ans, répondit-elle sans se démonter, doit avoir une bonne raison pour traîner dans une chambre décorée comme dans les rêves d’une petite fille… Soit vous étiez efféminé, soit vous vous droguiez. A moins que ce ne soit les deux à la fois…

— Je ne fumais pas d’herbe, je prenais des cachets. Je les chipais à ma mère.

— Pourquoi preniez-vous des cachets à quatorze ans ? demanda Paige.

— Ce n’est pas parce qu’un gamin est comblé sur le plan matériel qu’il compte aux yeux de ses proches. Personne ne s’intéressait à moi. Ni ma mère ni mes grands-parents. J’étais de trop. Comme vous l’avez si bien dit, j’étais le mouton noir de la famille. Avant même que je me mette à déconner dans les grandes largeurs…

Ils le regardèrent s’éloigner d’un pas lourd en direction de l’immeuble.

— Je devrais être stupéfaite, dit Paige. Mais, pour parler franchement, ma première réaction n’a pas été : « Impossible ! », mais plutôt : « Comment se fait-il que je n’y aie pas pensé avant ? »

— Moi de même, dit Grayson. C’est peut-être parce que le sénateur est un vieux monsieur. On avait du mal à l’imaginer en pervers sexuel.

— Et son épouse, Dianna, qui est « tout pour lui » ? dit Paige en levant les yeux au ciel. Elle était forcément au courant.

— Ça va de soi. Mais ce que je ne saisis toujours pas, c’est le pourquoi de la chose… Pourquoi les enfants du programme MAC ? Pourquoi des blondes bouclées ? Je me demande aussi s’il n’y a pas eu d’autres victimes, et je m’interroge sur le rôle exact de Dianna… On va déjà avoir du mal à prouver la culpabilité du sénateur. Prouver la complicité de sa femme sera encore plus difficile…

— Mais tu vas essayer…

Ce n’était pas une question.

— Je vais faire tout mon possible, répondit-il d’un ton résolu.

— Et on ne sait toujours pas qui a tué Crystal.

— Pas encore… Mais maintenant, on sait au moins qui avait le plus à craindre de ses révélations.

Grayson aida Paige à se lever de sa chaise.

— Allons manger un morceau…, lui dit-il. On réfléchira mieux, le ventre plein.