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Mardi 5 avril, 17 h 05

— Allez-y, dites-nous ce que vous pensez, lança Clay à Grayson, d’un ton sec, en repoussant son assiette vide vers le centre de la table. Paige vous a tout dit, et nous avons besoin de réponses. Que comptez-vous faire, sur le plan judiciaire ?

— La première chose à faire est facile, dit Paige. Il faut faire sortir Ramon de prison le plus vite possible.

— Je ne crois pas… Ecoutez-moi, d’abord, répondit précipitamment Grayson en voyant Paige ouvrir la bouche pour protester. Admettons que ce soit vrai, que les photos ne soient pas falsifiées et que Muñoz soit innocent… Comme vous l’avez vous-même dit à maintes reprises, cela veut dire qu’il a été piégé par quelqu’un.

— Sans blague ? marmonna Paige. Pas besoin d’avoir un diplôme de droit…

— Maintenant que je suis au courant, je suis responsable des conséquences que peut avoir cette affaire.

Elle le dévisagea d’un air de défi.

— Vous préfériez ne pas l’être ? demanda-t-elle.

— Non, répondit-il fermement. J’ai foi dans le système judiciaire, mais ce système est géré par des êtres humains, et les êtres humains commettent parfois des erreurs. Il arrive même qu’ils mentent. Tout semblait si… crédible. Les preuves, les témoins… Je ne regrette pas la manière dont j’ai requis contre lui.

Sauf, songea-t-il, que ce n’est pas tout à fait vrai. Avec le recul, je m’en veux. Tous les témoins étaient crédibles, sauf un. Je l’ai senti, sur le moment, mais je n’ai pas voulu me fier à mon instinct parce que ce témoin disait ce que je souhaitais entendre.

Il se frotta le front.

— Si Ramon a été piégé, qui s’en est chargé ? Vous, vous semblez penser que c’est un ou plusieurs policiers… Et c’était, à l’évidence, une certitude pour Elena… Mais quelqu’un aurait pu manipuler les enquêteurs à leur insu. Tant que nous ne savons pas qui a piégé Ramon, je trouve que c’est une mauvaise idée de le libérer.

— Ce serait dévoiler notre jeu, approuva Clay.

— Tout à fait, dit Grayson, car…

— Non ! coupa Paige en se levant.

Elle se pencha vers lui, les poings serrés sur la table, et le fusilla du regard.

— J’espère que vous ne parlez pas sérieusement quand vous dites que vous allez laisser croupir un innocent en prison, pendant que nous démêlons cette affaire sans faire de vagues ! s’écria-t-elle. Je vous préviens tout de suite que ça ne se passera pas comme ça. Pas du tout !

— Asseyez-vous, s’il vous plaît, dit-il tranquillement, même si la vue de Paige embellie par l’indignation et la colère l’excitait au plus haut point.

Il attendit qu’elle soit rassise, les bras croisés, avant de reprendre :

— Quoi qu’il arrive, Ramon ne pourra pas sortir aujourd’hui de prison, ni même demain ou dans les prochains jours. Il y a des règles, il faut respecter la procédure…

— Qui prend du temps, je sais, coupa Paige d’un ton agacé. Les lenteurs de la justice… Foutaises bureaucratiques !

Grayson sentit sa mâchoire se crisper.

— Vous avez raison, dit-il. Mais c’est ça aussi, la réalité.

— Votre réalité, objecta-t-elle. Vous êtes assis, là, dans votre beau costume, à jouer avec la vie des autres. Requête, examen, paperasse…

Elle se releva brusquement, les poings sur les hanches, cette fois.

— Ramon a perdu six ans de sa vie, dit-elle en élevant la voix. Il a aussi perdu sa femme et sa mère, qui s’est tuée à la tâche, pour nourrir sa famille parce qu’il n’était plus là pour le faire. Et vous voulez que je reste inactive pendant que vous démêlez la situation avec vos foutaises ?

Elle s’interrompit un instant, réprima sa colère et ajouta plus calmement :

— Votre réalité me déplaît souverainement, monsieur le procureur.

Il leva alors un œil froid vers elle et demanda :

— Quelle autre solution proposez-vous, mademoiselle Holden ?

— Je ne sais pas encore, mais ça m’étonnerait que je reste les bras croisés pendant qu’un homme continue à payer pour un crime qu’il n’a pas commis.

Elle ramassa sèchement son sac à dos et la laisse de Peabody.

— Viens ! ordonna-t-elle à celui-ci, qui se leva aussitôt.

Grayson se leva à son tour et lui barra le chemin, avant de lui prendre le bras.

— Où diable croyez-vous aller comme ça ?

Peabody se raidit, émettant du fond de la gorge un grondement sourd et menaçant. Grayson se figea à son tour, les yeux sur sa main, qui serrait encore le bras de Paige. Il la lâcha et fit un pas en arrière.

— Excusez-moi, dit-il, confus. Je ne voulais pas vous heurter.

— Vous ne m’avez pas heurtée, murmura-t-elle. Couché, Peabody !

Grayson regarda le chien se coucher sur le ventre, puis se tourna vers Paige.

— Où alliez-vous ? demanda-t-il.

— Je vais voir Ramon à l’hôpital pénitentiaire. Il faut qu’il sache qu’Elena l’a aimé jusqu’à la fin, et qu’elle est morte pour lui. Vous, vous n’avez qu’à brasser de l’air et de la paperasse… Rédigez votre requête, remplissez vos formulaires. De mon côté, je ferai tout mon possible pour le sortir de là.

— Vous allez lui apporter un gâteau avec une lime dedans ? demanda Grayson, caustique.

— Non, répliqua-t-elle non moins froidement. J’ai l’intention de découvrir qui a tué sa femme et qui a ruiné sa vie. Et si certains flics sont corrompus dans cette ville et que vous, les magistrats, vous vous perdez dans vos procédures, je contacterai la presse. J’espère battre le rappel de tous ceux qui en ont ras le bol de votre réalité ! J’imagine que votre patron n’aimera pas ça, surtout pendant une année électorale1

Il sentit un muscle de sa joue se contracter.

— Mon supérieur direct n’est pas élu mais nommé, rétorqua-t-il. Il y a plusieurs échelons hiérarchiques entre lui et le procureur de district. Nous, les substituts, c’est bien connu, nous passons nos journées à produire de la paperasse et à relâcher dans la nature des violeurs et des assassins.

Pendant un instant, ils s’affrontèrent du regard. Puis Paige lâcha un petit soupir gêné.

— Excusez-moi, dit-elle. Je connais vos états de service. Vous avez mis hors d’état de nuire de nombreux criminels. C’est juste que…

Elle s’interrompit un instant, l’air affligé, avant d’achever sa phrase :

— Ramon a perdu six ans de sa vie alors qu’il n’a rien fait de mal.

— Je comprends ce que vous ressentez, déclara calmement Grayson. S’il est innocent, il ne devrait pas avoir à attendre une minute de plus pour être libéré. Mais, que cela vous plaise ou non, ces choses-là prennent du temps.

— Ça ne me plaît pas du tout, dit-elle. Vous ne pourriez pas le faire transférer dans un autre établissement ? Pour lui éviter, au moins, d’être mêlé au reste de la population carcérale…

— Plus tard… Comme Clay l’a dit, actuellement, ce serait dévoiler notre jeu. Les policiers se contentent de la confession écrite de Sandoval. Maintenant qu’il est mort, il ne risque pas de revenir sur ses « aveux ». Les autorités préfèrent cette version parce qu’elle a l’avantage, à leurs yeux, d’apaiser les inquiétudes de la population en écartant l’hypothèse d’un tueur fou. Cela arrangerait aussi le meurtrier d’Elena et ses éventuels complices que l’enquête s’arrête là. Si elle a été assassinée, c’est parce qu’elle détenait des informations gênantes pour eux. Ils l’ont tuée pour qu’elle ne les divulgue pas…

Il marqua une pause et jeta à Paige un regard lourd de sous-entendus.

— Ils doivent avoir deviné qu’elle vous a parlé de ces informations avant de mourir, poursuivit-il, puisqu’ils ont tenté de vous tuer aussi. Si nous agissons intempestivement et qu’ils se sentent visés, ils disparaîtront dans la nature.

— Et ils s’empresseront de détruire les autres preuves de leur manipulation, prédit Clay, qui avait assisté attentivement au dialogue tendu entre Paige et Grayson.

— C’est presque certain, acquiesça Grayson.

Paige lâcha un nouveau soupir. Son regard avait perdu sa flamme.

— Ramon est à l’hôpital pénitentiaire, dit-elle.

Grayson la regarda d’un œil étonné.

— A la suite d’une bagarre dans la cour de promenade de la prison, expliqua-t-elle. Une bagarre provoquée par des remarques sur le fait que sa femme couchait avec Sandoval. Tant qu’il y sera, il restera à l’écart des autres détenus… C’est déjà ça.

— Je vais voir ce que je peux faire pour qu’il y reste le plus longtemps possible, dit Grayson. C’est un compromis acceptable, pour l’instant.

Elle hocha la tête et soutint son regard.

— Merci, dit-elle.

— Moi aussi, je veux agir selon ma conscience, Paige.

Les joues de Paige s’empourprèrent légèrement, et elle détourna brièvement le regard avant de lever les yeux une nouvelle fois vers Grayson.

— Je suis désolée… Vous avez raison. Je me laisse trop guider par mes émotions. Alors, qu’allons-nous faire, pour commencer ?

Il lui frôla le bras tandis qu’ils allaient se rasseoir tous les deux.

— Aujourd’hui, c’est Elena qui a été assassinée, rappela Grayson. Il y a six ans, c’est une autre femme qui a été la victime d’un tueur…

— Crystal Jones, dit Paige. Ce n’est pas Ramon qui l’a tuée, ce qui signifie que le véritable meurtrier court toujours…

Elle leva les yeux au ciel et lâcha un juron.

— Il y a vraiment de quoi devenir parano.

— C’est une vieille affaire, fit remarquer Clay d’un ton sceptique. Il y a peu de chances de retrouver l’assassin de Crystal Jones.

— Il faut essayer, insista Paige. Ramon a perdu sa femme et six ans de sa vie.

Grayson repensa à la blessure de Paige, et au couteau qui avait failli lui trancher la gorge.

— Vous êtes dans le collimateur de l’assassin et de ses complices, rappela-t-il. Ils ne s’en tiendront pas là…

— Et vous ne serez pas toujours là, avec votre attaché-case, pour me tirer d’affaire.

Si, je serai toujours là. Cette promesse était irrationnelle à maints égards. Mais il se la fit quand même.

— Alors, il faut se mettre au travail sans tarder, dit-il.

Elle sortit un classeur de son sac à dos.

— Voici les minutes du procès. Nous pouvons commencer à reconstituer la vie de Crystal et ce qu’elle a fait juste avant la nuit de sa mort. Il faut repartir de zéro. Si deux des témoins ont menti, les autres éléments à charge ont peut-être aussi été faussés ou altérés.

— Si ces photos sont authentiques, vous avez sans doute raison, répliqua Grayson.

Il aligna les trois photos et posa l’index sur le visage de l’homme assis avec Ramon au bar.

— Dans ces conditions, ajouta-t-il, la première chose à faire est de retrouver ce type… Jorge Delgado, le meilleur ami de Ramon.

— Si Delgado a menti sous serment, dit Clay, c’est parce qu’on l’a payé ou forcé à le faire.

Il désigna le visage de l’homme grimé qui remettait un papier à Sandoval.

— Je parie que c’est ce type-là.

— Moi aussi, renchérit Grayson. Quelqu’un a commandité la tentative d’assassinat dont vient d’être victime Paige… au moment où Sandoval rendait son dernier soupir ! La coïncidence est troublante.

— Vous ne croyez pas qu’il s’agit d’un suicide ?

— Nous ne pouvons pas nous permettre de croire à ce suicide. Je pense plutôt que Sandoval a été éliminé en tant que témoin gênant.

— Ce que Paige est aussi, rappela Clay d’un ton sinistre.

Grayson hocha la tête.

— J’espère seulement que ce n’était pas Sandoval qui était en contact avec Delgado et qui l’a convaincu de témoigner à charge contre Ramon. Si c’est le cas, on ne pourra pas faire grand-chose de ce côté-là.

— Est-on même certain que Delgado est encore vivant ? demanda Clay.

Grayson consulta ses e-mails sur son téléphone portable et eut la satisfaction d’y trouver un message de Daphné.

— Delgado est bien vivant. En tout cas, il l’était il y a une heure, annonça-t-il.

Paige fronça les sourcils.

— Comment le savez-vous ?

— Avant de venir ici, j’ai demandé à mon assistante de vérifier sa dernière adresse connue.

Paige cligna les yeux.

— En fait, vous m’avez crue, même avant que je vous montre les photos, lui fit-elle remarquer.

— J’ai vu quelqu’un essayer de vous tuer, dit Grayson en sachant que le souvenir de ce moment resterait à jamais gravé dans sa mémoire. J’ai compris que quelqu’un voulait vous faire taire.

— Alors, où peut-on trouver Delgado ? demanda Clay. Et comment savez-vous qu’il est vivant ?

Grayson cliqua sur le lien que Daphné avait inclus dans son message.

— Un journaliste a publié en ligne un article sur les antécédents du meurtre d’Elena, répondit-il. Delgado y était cité, ainsi que d’autres habitants du quartier où elle vivait. Il a déclaré au journaliste : « C’est un jour triste. Perdre Elena a été une tragédie, mais perdre Maria le même jour… Nous prions pour toute la famille Muñoz. »

Il leva les yeux vers Paige, qui paraissait affligée.

— Pourquoi parle-t-il de la perte de Maria ? demanda-t-il.

— La mère de Ramon a eu une crise cardiaque ce matin, quand elle a appris la mort d’Elena. Elle n’y a pas survécu.

Elle serra les poings en ajoutant rageusement :

— Dire que ce menteur, ce traître, ose prononcer leurs noms !

Grayson ferma les yeux un instant, se remémorant le chagrin de la mère de Ramon lorsque le jury avait rendu son verdict.

— Quand vous avez dit que sa mère s’était tuée à la tâche, je n’ai… j’ai cru que c’était une manière de parler. Je suis désolé.

— Moi aussi, murmura-t-elle.

La sonnerie de l’un des téléphones portables posés devant eux la fit sursauter.

Clay s’empara de l’appareil et dit aussitôt :

— Allô ?

Son expression se transforma subitement.

— Quand ça ? demanda-t-il. Essayez de le calmer et de le retenir.

Il se leva d’un bond.

— Est-ce que la police de Baltimore a lancé une alerte d’enlèvement ?… Bien… Faites des tirages des photos qu’on a dans l’ordinateur. Je suis là dans un quart d’heure.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Paige.

— C’était Alyssa. Sylvia Davis a été libérée sous caution.

— Quoi ! s’exclama Paige. Et elle a enlevé Zachary ? Comment est-ce arrivé ?

Clay enfilait déjà son manteau.

— John a laissé Zachary sous la garde de la mère de Sylvia pendant qu’il allait chercher des dossiers à son bureau. Sylvia en a profité… La grand-mère ne s’est pas laissé faire… Sylvia l’a rouée de coups. Et maintenant, la mamie est en unité de soins intensifs.

Paige se leva en titubant, toute pâle.

— Oh ! mon Dieu…, balbutia-t-elle.

Grayson se leva à son tour, l’air perplexe.

— Qui est Sylvia Davis ?

— L’épouse d’un client de Clay, expliqua Paige. C’est une histoire de parents divorcés qui se battent pour la garde de leur enfant. Le père la réclame parce que la mère est une droguée. Elle a été arrêtée la nuit dernière pour mauvais traitements : elle laissait son petit copain tripoter son fils… Je viens avec vous, Clay.

Clay la fusilla du regard.

— Pas question, dit-il. Premièrement, vous êtes blessée… Deuxièmement, quelqu’un cherche à vous faire la peau.

Il jeta un coup d’œil à Grayson et lui demanda :

— Peut-elle rester ici jusqu’à ce que je revienne ?

— Bien sûr.

Grayson raccompagna Clay jusqu’à la porte d’entrée. Paige le suivait de si près qu’il pouvait sentir sa chaleur corporelle et humer son parfum délicatement fruité.

— Si vous ne pouvez pas revenir, dit-il à Clay, je la ramènerai chez elle, ne vous en faites pas.

— Ramenez-la vite, dit Clay en regardant Paige par-dessus son épaule. Ça fait plus de vingt-quatre heures qu’elle n’a pas dormi.

— Je ne suis pas une gamine, marmonna Paige d’un ton boudeur, tandis que Clay se dirigeait au pas de course vers sa voiture.

Grayson referma la porte derrière eux, la verrouilla et se tourna vers Paige, qui paraissait agacée. Il était assez près pour distinguer les cernes violacés que la fatigue avait creusés sous le maquillage. Il dut se retenir de ne pas lui caresser les joues.

— Pourquoi n’avez-vous pas dormi cette nuit ?

— J’ai travaillé toute la nuit : je surveillais cette mère indigne pendant qu’elle prostituait son fils.

— Comment avez-vous réagi ? demanda Grayson.

Il ne pouvait imaginer une seconde qu’elle soit restée passive devant de tels agissements.

— J’ai appelé les flics. Ils l’ont arrêtée, répondit-elle entre ses dents serrées. Mais, quelque part au fond de mon cœur, j’aurais préféré qu’ils n’arrivent pas si vite… J’aurais enfoncé la porte de son appartement et je lui aurais infligé la raclée de sa vie, histoire de m’assurer qu’elle ne soit pas en état de reprendre son fils de sitôt. Il n’a que six ans…

Sa voix se fit dure, cassante, lorsqu’elle ajouta :

— Il doit être terrifié, en ce moment…

Grayson décela dans cet élan d’empathie l’ombre d’une vieille peur, mais aussi une rage profonde qui ne venait pas seulement des événements que Paige avait vécus la nuit précédente. Grayson connaissait trop bien cette colère, pour l’avoir longtemps portée en lui. Il ne résista pas à l’envie de toucher cette femme bouleversée, et lui frotta doucement la joue du bout du pouce. Mais ce fut d’une voix maîtrisée qu’il lui demanda :

— Votre associé, c’est un bon professionnel ?

Elle déglutit, puis le regarda droit dans les yeux. Elle était toute raide, comme si elle avait peur de craquer et s’efforçait de se contenir. Grayson reconnut, là encore, une attitude qui ne lui était que trop familière.

— Oui, murmura-t-elle.

— Alors, laissez-le faire son boulot. Vous avez sauvé le petit garçon, la nuit dernière. Il le sauvera ce soir. Pour l’instant, le plus important, c’est que vous restiez en vie.

Une lueur de culpabilité vacilla dans les yeux de Paige.

— Je n’en suis pas si sûre, répondit-elle.

Grayson sentit l’irritation monter en lui.

— Si vous êtes morte, combien de petits enfants pourrez-vous sauver ?

— Pas assez, en tout cas, reconnut-elle doucement.

Puis elle ajouta plus bas, comme pour elle-même :

— Jamais assez…

Elle fit un pas en arrière et Grayson laissa retomber sa main… Le moment était passé.

— Et Delgado ? demanda-t-elle brusquement. Il faudrait l’interroger, si on arrive à lui mettre la main dessus. Pour ce que j’en connais, je dirais qu’il a dû s’enfuir.

— Vous l’avez rencontré, lui aussi ?

— Non. Je suis allé chez lui quelquefois, mais il n’y était pas.

Elle fronça les sourcils.

— Mais, reprit-elle, attendez… Il n’habite pas dans le même quartier que les Muñoz. Que faisait-il là quand il a été interviewé ?

— Comment ça, il n’habite pas dans ce quartier ? Son adresse est à quelques dizaines de mètres de la maison d’Elena !

— Sa femme et sa fille y habitent, mais Jorge a déménagé il y a quatre ans. Les frères de Ramon ont tenté de le convaincre qu’il avait menti, lors du procès. La fin du délai légal pour faire appel approchait, et ils ont commencé à s’énerver sérieusement. Delgado s’est fait rudoyer par l’un des frères Muñoz. Maria m’a dit que sa propre femme pense qu’il a menti et qu’elle l’a chassé du domicile familial. Il loue une chambre à Washington et ne voit sa fille que pendant le week-end, sous la surveillance de son épouse.

— Si sa femme pense qu’il a menti, pourquoi n’en a-t-elle pas parlé aux policiers ?

— C’est ce que j’ai demandé à Maria… Elle m’a répondu que Tina Delgado avait peur qu’il arrive malheur à sa fille.

— C’est-à-dire ? Elle a peur que Jorge ne leur fasse du mal ?

— Ça, je ne sais pas. Maria lui a pardonné… parce que Tina protège son enfant. Jorge a dû revenir après avoir appris le meurtre d’Elena, pour voir sa fille avant de disparaître dans la nature.

— Avant de s’enfuir ? Ou pour la voir une toute dernière fois, parce qu’il a peur d’être la prochaine victime des tueurs ?

— Ça non plus, je n’en sais rien. D’ailleurs, je m’en fiche un peu. Ce que je veux, c’est lui parler.

— S’il craint pour la vie de sa fille, il ne va pas accepter de vous confier ses secrets, Paige.

Elle plissa les yeux d’un air farouche.

— Ça pourrait arriver, si je me montrais assez persuasive…

Grayson secoua la tête.

— Pas question. Je ne voudrais pas avoir à engager des poursuites contre vous pour coups et blessures, dit-il en ne plaisantant qu’à moitié.

Il se pencha, s’approchant d’elle à la frôler.

— Et j’aimerais encore moins assister à vos obsèques, ajouta-t-il. Je ne vous ai pas sauvé la vie, ce matin, pour que vous alliez aussitôt la risquer en vous jetant tête baissée dans la mêlée, avec un plan mal ficelé. Les gens qui veulent votre mort pourraient en profiter pour finir le travail qu’ils ont commencé dans le parking.

Elle croisa les bras et le dévisagea d’un air têtu, mais il sentait bien que ses mots avaient fait mouche. Ses yeux noirs étaient mi-clos, et sa poitrine se soulevait visiblement au rythme de sa respiration.

— Alors, qu’est-ce que vous proposez, monsieur le procureur ? finit-elle par demander.

Une image mentale traversa la tête de Grayson, et sa propre respiration s’emballa. Il vit cette chevelure de jais en désordre contraster avec le blanc de son oreiller, le velours noir de ces yeux luire de désir, ce corps ravissant s’offrir en sa nudité dorée. Il chassa cette vision de son esprit, s’obligeant à se souvenir de l’instant où il avait appuyé sur la blessure de Paige, dans le parking, pour arrêter le flot de sang qui trempait sa veste rouge.

— Je propose d’envoyer quelqu’un dont le visage n’est pas passé en boucle à la télé, dit-il. Vous êtes trop reconnaissable. Si c’est vous qui allez dans le quartier pour poser des questions sur Delgado, nous dévoilons notre jeu. Vous pourriez aussi bien aller voir les flics, ça reviendrait au même.

Elle secoua la tête.

— Ce serait vrai dans n’importe quel autre quartier de la ville, objecta-t-elle. Mais personne ne s’étonnera de me voir traîner dans ce quartier-là : il est normal que j’aille voir la famille Muñoz pour lui présenter mes condoléances. Après tout, chacun sait que j’étais au côté d’Elena quand elle est morte. Personne ne trouvera ça louche.

— Et le contrat qu’il y a sur votre tête ? demanda Grayson. Vous l’avez déjà oublié ?

Elle se dressa sur ses ergots, se rapprochant assez de lui pour qu’il puisse compter ses longs cils.

— Bien sûr que non ! s’exclama-t-elle. Je ne suis pas idiote. Plus tôt je saurai qui a incité Delgado à faire un faux témoignage, plus tôt je cesserai d’être une cible ambulante. Et plus tôt je pourrai reprendre ma petite vie et me consacrer à ma vocation. Sinon, je peux aussi bien changer d’identité, raser les murs, prendre le voile ou me réfugier dans un couvent au Tibet, pour éviter de vivre sous une menace permanente. Ma vie n’a rien d’extraordinaire, mais j’ai l’intention de mener à bien les quelques projets qui me tiennent à cœur.

Il se redressa lentement. Il savait, mieux que quiconque, ce que c’était que de vivre caché pour échapper à la vindicte de gens prêts à vous tuer. C’était ce qui avait décidé sa mère et lui-même à s’enfuir et à changer de nom. Pendant longtemps, il s’était tenu constamment sur ses gardes et avait vécu dans la hantise d’être démasqué. Ni lui ni sa mère n’avaient mérité cela, trente ans auparavant. Paige ne le méritait pas davantage, à présent.

— Vous avez raison, murmura-t-il.

Elle se détendit un peu, tout en restant soupçonneuse.

— Vous en êtes bien sûr ? demanda-t-elle.

— Oui. Vous ne pouvez pas vous cacher éternellement. Il faut qu’on sache le fin mot de cette histoire, et le plus tôt sera le mieux… Il ne faut pas laisser le temps à Delgado de se planquer. Prenez vos affaires. On y va dans ma voiture.

Elle parut hésiter.

— Comment ça ? Vous venez avec moi ?

— Il n’est pas question que vous y alliez seule. Vous pouvez me trouver vieux jeu, mais c’est comme ça que je fonctionne.

Elle le regarda d’un air méfiant.

— D’accord, dit-elle. Mais vous resterez dans la voiture avec Peabody.

Il plissa les yeux.

— Je vous croyais plus sensée, Paige, dit-il.

— Je parle sérieusement. Si on nous voit ensemble, cela pourrait mettre la puce à l’oreille de ceux qui veulent ma mort.

— La puce à l’oreille ? C’est joliment dit…

Il ne put contenir un sourire qu’elle lui rendit aussitôt.

— Je lis trop de polars, avoua-t-elle d’un ton qui charma Grayson.

— En tout cas, pas question que je reste dans la voiture, objecta-t-il. Il faudra trouver une raison à notre présence commune.

— Moi, j’en ai trouvé une, fit une voix féminine derrière eux.

Grayson et Paige se tournèrent pour voir Lisa qui les fixait d’un air alarmé.

— Avant d’aller jouer à Sherlock Holmes et au Dr Watson, dit-elle, il faut que vous veniez voir ça… Suivez-moi.

Mardi 5 avril, 17 h 25

— Je ne te quitterai pas. Ne me force pas à te quitter !

Jorge Delgado prit sa femme, toute sanglotante, dans ses bras.

— Ça ne durera pas longtemps, lui promit-il doucement en maîtrisant sa propre angoisse. Il faut juste attendre que le danger soit passé.

— Ça fait six ans que j’attends, Jorge… Je me disais, ces derniers temps, que tu allais bientôt revenir vivre à la maison. Qu’on allait pouvoir vivre ensemble au grand jour. Mais il a fallu qu’Elena fasse ce qu’elle a fait… Qu’elle soit maudite !

Jorge essuya les larmes qui baignaient les joues de son épouse.

— Ne dis pas ça. Ne dis jamais ça…, murmura-t-il. Si c’était moi qui avais été accusé et qui croupissais en prison, aurais-tu renoncé à me défendre ?

— Non, bien sûr. Mais elle est morte pour rien. Et maintenant, il va te tuer, toi aussi.

— Non… Parce que je vais me planquer. Toi et Cecilia, vous allez partir dans un endroit où vous ne risquerez rien.

Il ôta la chaîne qu’il portait autour du cou et l’accrocha autour de celui de Tina. Au bout de la chaîne se trouvait une petite clé.

— J’ai déjà envoyé à ton adresse e-mail le numéro de compte qui correspond au coffre bancaire, là où tu vas. S’il m’arrive un malheur, ouvre ce coffre.

Tina se remit à pleurer.

— Jorge, ne me force pas à partir ! implora-t-elle.

Il lui prit les épaules à deux mains.

— Il faut que tu le fasses… pour Cecilia… Je trouverai un moyen de te contacter. Dis-lui bien que je l’aime. Répète-le-lui tous les jours. Dis-lui que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour elle, et que j’ai fait de mon mieux.

— Je te le jure, répondit Tina.

— Bien. Maintenant, sèche tes larmes, mon amour. Il va falloir jouer une dernière fois la comédie, et il faut que tu sois assez bonne actrice pour tromper Cecilia et les voisins.

Elle se redressa et se força à prendre un air sévère.

— Cecilia ! appela-t-elle d’une voix impatiente. Il faut y aller. Il est tard.

Cecilia descendit l’escalier en affichant une mine boudeuse.

— Je ne veux pas aller dîner chez mamie. Je m’embête, là-bas, et on mange que des œufs.

— Obéis à ta mère ! dit Jorge, plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.

Son cœur était brisé et il feignait la colère pour cacher son désarroi. Sa fille n’allait pas chez sa grand-mère. Elle n’allait pas dîner chez qui que ce soit. Elle partait au loin, n’emportant que les vêtements qu’elle avait sur le dos — et il ne la reverrait peut-être jamais. Il fallait qu’elle soit à l’abri de tout danger. Rien d’autre n’importait.

Personne ne devait soupçonner que sa femme et sa fille s’enfuyaient pour rester en vie.

Rabrouée, Cecilia baissa les yeux.

— J’aurais voulu que tu viennes avec nous, dit-elle.

Jorge s’agenouilla, la prit dans ses bras et la serra bien fort.

— Cecilia, mon bébé, souviens-toi que je t’aime pour l’éternité… Mais il faut être gentille avec ta mère et lui obéir.

Il la lâcha, la hissa dans le rehausseur et boucla la ceinture. Puis il regarda la seule femme qu’il avait vraiment aimée se mettre au volant, démarrer et disparaître dans le lointain.

Mardi 5 avril, 17 h 30

Paige et Grayson suivirent Lisa dans la cuisine, où flottaient des arômes appétissants. Un homme mince, coiffé d’une casquette aux couleurs de l’équipe des Ravens de Baltimore, était en train de glacer une pièce montée à trois étages, pendant que Holly pétrissait une grosse boule de pâte blanche.

— Je vous présente mon mari, Brian, dit Lisa.

Brian jeta un coup d’œil à Paige.

— Heureux de vous rencontrer, Paige, dit-il poliment.

— Tout le plaisir est pour moi, dit Paige. Merci pour la collation. C’était délicieux.

— Salut, Paige, dit Holly d’une voix chantante.

Puis elle gratifia Grayson d’un sourire circonspect.

— Salut, Grayson, ajouta-t-elle timidement.

— Rebonjour, Holly, dit Paige.

Elle se tourna vers Grayson et lui chuchota à l’oreille :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas, murmura-t-il, mais ça ne me dit rien qui vaille.

— Ça, ça dépend de quel point de vue on se place, fit remarquer Lisa. Ça ne va pas te plaire, j’imagine. Mais ta mère sera aux anges…

Elle alluma le téléviseur.

— Je me suis mise à enregistrer dès que j’ai entendu ton nom, dit-elle.

— Oh non ! s’exclama Paige.

Son cœur se serra : son visage apparaissait de nouveau à l’écran, mais, cette fois, la scène avait été filmée de loin dans le parking couvert. L’image était mal cadrée et pas très nette, mais on la reconnaissait très bien.

— Non, non, non ! répéta-t-elle.

— Mon Dieu…, murmura Grayson.

Brian vint se placer derrière Lisa, posant les mains sur les épaules de son épouse.

— Je ne crois pas que la mère de Grayson aimera beaucoup cette scène-là, dit-il à Paige.

Il se pencha pour gronder gentiment Lisa :

— A t’entendre, on pourrait croire que Judy est sadique.

Paige n’entendit pas la réplique de Lisa. Elle eut un mouvement de recul à la vue du couteau que brandissait son agresseur, elle tressaillit en se voyant lutter désespérément. Elle posa machinalement la main sur son pansement.

— Mais comment font-ils pour tout filmer, comme ça ? s’étonna-t-elle.

Elle leva les yeux vers Grayson, dont le visage était empourpré par la fureur, autant que sur les images qui défilaient sous leurs yeux. A l’écran, on le voyait estourbir l’agresseur. Dans la vraie vie, il semblait être prêt à en faire autant avec Radcliffe.

— C’est pour ça que Radcliffe vous a demandé un commentaire, quand on est sortis de l’hôpital, dit-il d’un ton rageur.

— Il était dans le parking avec son cameraman !

— Ils n’ont pas appelé au secours, dit Grayson d’une voix glaciale. Et ils n’ont même pas réussi à filmer le visage de ce salaud.

Il secoua la tête d’un air dégoûté en regardant l’agresseur prendre la fuite à l’écran.

— Au moins, on ne me voit pas saigner, dit-elle.

Le moment où elle avait été blessée à la gorge avait été coupé au montage : on passait directement au moment où Grayson appuyait sur la plaie pour limiter la perte de sang.

— Cette cravate a l’air coûteuse, fit-elle remarquer.

— Elle m’a coûté un œil, en effet, marmonna-t-il. Lisa, je ne vois pas très bien pourquoi ma mère sera aux anges en voyant ça…

— Attends un peu.

A l’écran, Grayson soulevait la tête de Paige pour qu’elle repose sur sa cuisse.

— Voilà, c’est là, dit Lisa.

Paige l’entendit lâcher un juron, mais elle ne détourna pas les yeux du téléviseur. Tandis qu’il lui portait secours, son expression était féroce, mais teintée de tendresse. Elle regarda la suite, sachant très bien ce qu’elle allait voir et, cependant, elle frissonna quand elle le vit se pencher vers elle pour lui chuchoter dans le creux de l’oreille. Et caresser ses cheveux, puis son visage…

Il y avait dans le regard de Grayson, à ce moment-là, quelque chose de doux qu’elle n’avait pas perçu sur le moment, mais qui n’était que trop visible à l’écran.

— C’est ça, la scène qui va plaire à ta mère, dit Lisa d’un ton satisfait. Il était temps…

La vidéo se termina et Phin Radcliffe revint à l’écran.

« Le substitut du procureur Grayson Smith a refusé de commenter cette agression, se contentant de nous déclarer qu’il s’était trouvé, je le cite, “au bon endroit au bon moment”. C’est indéniable, en effet, et je suis sûr que Mlle Holden est d’accord avec lui. Mlle Holden n’a pas voulu commenter non plus… En tout cas, toute la chaîne se joint à moi pour lui souhaiter un prompt rétablissement. C’était Phin Radcliffe… »

Lisa éteignit le téléviseur et l’on n’entendit plus dans la cuisine que Holly qui pétrissait sa pâte. Le silence était presque oppressant.

Paige jeta un coup d’œil interrogateur en direction de Grayson, mais il évita son regard. Elle préféra prendre la chose à la légère.

— En tout cas, lui dit-elle, vous n’aurez plus besoin de rester dans la voiture.

— Ce n’est pas drôle, grommela-t-il.

Paige se retint de tressaillir. Il était furieux. Sa colère était compréhensible, certes, mais son indignation avait quelque chose de vexant pour elle.

Grayson dressa un doigt menaçant vers Lisa en l’avertissant :

— Et toi, ne t’en mêle pas !

Lisa ne se laissa pas impressionner.

— C’est quoi, ton problème ? lui lança-t-elle de but en blanc.

— Mon problème, c’est que, désormais, la moitié des habitants de la ville a vu ça, répondit-il en désignant l’écran.

L’émotion qu’avait éprouvée Paige en se voyant caressée si tendrement s’était évanouie. Les joues de Grayson étaient rouges, ses yeux jetaient des éclairs. Il était hors de lui. Mais qui aurait pu lui en vouloir ? Il lui avait sauvé la vie, et qu’en avait-il retiré ? Une acolyte prétendant jouer les Sherlock Holmes, et un stupide journaliste qui venait d’étaler son visage sur tous les écrans de la ville, et au-delà.

Ce matin-là, au tribunal, sa dignité était encore intacte. A présent, il était livré en pâture à la presse de caniveau et aux propagateurs de rumeurs en ligne.

Comme moi, songea Paige.

Elle comprenait sa colère. Si j’étais à sa place, j’aurais préféré ne m’avoir jamais rencontrée.

— Moi, j’ai trouvé ça vachement bien, déclara Holly. Tu es un héros !

Grayson alla la prendre dans ses bras, sans se soucier de la farine dont son tablier était couvert.

— Sache que ça compte énormément pour moi que tu penses ça de moi, dit-il. Qu’est-ce que tu prépares ?

— De la génoise. Pour le gâteau que Brian est en train de faire.

— Ce sera délicieux, dit-il.

Il posa la tête sur celle de Holly et ferma les yeux. Paige le vit se calmer. Les yeux toujours clos, il tendit la main vers Lisa et celle-ci se joignit sans hésiter à l’étreinte familiale. Ils restèrent un instant tous les trois liés ainsi, formant un seul être.

— Je m’excuse, murmura Grayson. Je n’aurais pas dû me mettre en colère.

— Moi aussi, je m’excuse, répondit Lisa. Même si je ne vois pas très bien de quoi.

Devant ce spectacle, Paige sentit l’émotion la gagner. Sa gorge se serra et elle dut déglutir pour reprendre son souffle. Elle avait compris que la manière dont il lui avait caressé la joue, dans le parking, ne lui était pas spécialement réservée. C’était simplement sa manière d’être. Et il l’avait apprise en famille.

Les yeux gonflés de larmes, Paige sortit à reculons de la cuisine. Mais elle n’avait pas sa voiture. A Minneapolis, elle aurait pu compter sur une dizaine d’amis pour venir la chercher et la tirer de cette situation délicate. Mais à Baltimore, sa vie était différente. Elle s’était fait quelques amis, comme Clay et Alyssa, mais leur amitié ne pouvait se comparer à celle de ses amis de Minneapolis, qui lui manquaient tellement qu’elle ne pouvait penser à eux sans un serrement de cœur.

Elle regagna en vitesse la « maison en pain d’épice », fourrant les minutes du procès dans son sac à dos. Peabody se leva, prêt à recevoir les ordres de sa maîtresse.

Je ne vais pas pleurer. Pas ici, en tout cas.

— Comment va-t-on faire pour rentrer à la maison ? demanda-t-elle à l’animal.

Aucun taxi n’accepterait de charger un chien de cinquante kilos, et l’agence de Clay, où elle avait laissé son 4x4, était située à plusieurs kilomètres du quartier où habitaient Brian et Lisa. La marche était trop longue, d’autant que la fatigue commençait à se faire sérieusement sentir dans son corps fourbu. Il fallait donc qu’elle demande à Grayson de l’accompagner jusqu’à l’agence.

Peabody dressa l’oreille et fixa d’un œil suspicieux la porte de la pièce. Elle n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir que Grayson était là. Elle sentait qu’il l’observait.

— Vous êtes prête à partir ? demanda-t-il.

— J’ai eu une longue journée… Ce serait sympa si vous pouviez me ramener à mon bureau, pour que j’y récupère ma voiture. Je veux rentrer chez moi, prendre un bain chaud et me coucher.

Elle entendit Grayson traverser la pièce et rassembla son courage. Mais elle frissonna quand il lui posa la main sous le menton pour la forcer doucement à lever la tête vers lui. Ses yeux étaient très verts. On y lisait encore de la colère. Mais sa main était aussi douce que sa voix lorsqu’il lui dit :

— Excusez-moi, Paige. Vous avez eu une journée éprouvante, en effet.

Paige cligna les yeux, faisant couler sur ses joues des larmes brûlantes, et tourna la tête. Après un moment d’hésitation, Grayson lui passa doucement la main dans les cheveux, ce qui la fit frissonner une nouvelle fois.

En sentant cette main chaude et ferme la caresser, elle prit conscience que cela faisait une éternité qu’aucun homme ne l’avait touchée. Ses larmes redoublèrent.

— Je ne pleure pas… C’est nerveux, bredouilla-t-elle.

Il l’attira vers lui pour étouffer ses mots. D’une main, il fit doucement basculer sa tête sur son épaule, tandis que, de l’autre, il caressait ses cheveux.

— Tout va bien, dit-il.

Juste une minute… Une minute pendant laquelle elle voulait se laisser bercer et cajoler, et oublier tout le reste. C’était si bon d’être collée à lui et de pleurer sur son épaule. Et de faire comme si cette journée n’avait jamais eu lieu… Comme si elle n’avait pas vu une femme mourir dans ses bras… Comme si elle n’avait pas échappé de peu à la mort… Comme si elle n’avait pas vu les photos qu’Elena… Et comme si sa blessure à la gorge ne la faisait pas souffrir le martyre…

C’était si bon d’imaginer, juste un instant, que l’homme qui la réconfortait si doucement ne cesserait jamais de le faire. Qu’il ne se montrait pas si gentil avec elle par simple grandeur d’âme ou, pis encore, parce qu’elle lui faisait pitié. Et qu’elle ne sentait pas qu’il bouillait encore de colère, sous un calme apparent.

La crise de larmes finit par passer.

— Vous avez tout à fait le droit d’être en colère, murmura-t-elle. Et moi, je n’ai pas le droit de vous demander de m’aider. Je vais rentrer chez moi.

Il continua de lui caresser les cheveux.

— Après être allée voir Jorge Delgado ? demanda-t-il.

— Oui, soupira-t-elle.

— Je vous ai pourtant dit que je vous accompagnerais. Prenez vos affaires, on y va de ce pas.

— Non.

— Pourquoi pas ? demanda-t-il, agacé.

Paige sentit sa gorge se serrer de nouveau.

— Parce que vous m’en voulez terriblement, et que je n’aime pas ça.

Il recula la tête pour qu’elle puisse lire dans son regard.

— Je suis en colère, mais pas contre vous, Paige, dit-il. Vous n’y êtes pour rien. J’en veux à ce salaud de Radcliffe, parce qu’il fait grimper le taux d’audience de sa chaîne aux dépens de votre intimité. Je suis furieux parce que je crains que les gens qui veulent votre mort ne sachent à présent que vous m’avez demandé de l’aide. Ils devaient déjà se douter que vous saviez quelque chose, mais maintenant, ils en sont certains.

Il lui frotta la joue avant d’ajouter :

— Mais ce n’est pas à vous que j’en veux…

Paige sentit qu’il avait évité de parler de la joie de sa mère ou de sa réaction horrifiée. Elle trouva ce silence un peu vexant mais ne lui en tint pas rigueur.

— D’accord, murmura-t-elle.

— Il faut que je prévienne la police. Maintenant que j’ai vu ces photos, je vais agir dans les règles. Il en va de ma responsabilité de procureur.

Elle ferma les yeux. Son cœur battait une nouvelle fois trop vite.

— Je sais, dit-elle. Mais ça ne me rassure pas pour autant.

— J’ai dit à Morton et Bashears qu’Elena était venue me voir, la semaine dernière, afin de demander un nouveau procès pour Ramon. Je le leur ai dit ce matin, dès que j’ai eu confirmation que c’était bien elle, la victime.

Paige ne savait pas si cette information était rassurante.

— Ainsi, ils étaient déjà au courant, dit-elle. Allez-vous leur remettre les copies des photos que je vous ai données ?

— Non.

— Ah bon ?

— J’ai une amie inspecteur à la brigade des homicides, à qui je vais les montrer. Elle s’appelle Stevie Mazzetti, et elle a toute ma confiance.

— Très bien. Mais, moi, je ne la connais pas…

— Je sais. Elle n’a pas participé à l’enquête sur le meurtre de Crystal Jones. Elle n’en avait même pas entendu parler jusqu’à aujourd’hui. Elle était en congé pour deuil, à l’époque, immédiatement suivi d’un congé maternité. Elle n’a pas travaillé pendant plusieurs mois et ne regardait pas les infos.

— Comment pouvez-vous savoir qu’elle ne regardait pas les informations ?

— Son mari et son fils de cinq ans ont été tués au cours d’un braquage, alors que Stevie était enceinte. Elle ne pensait plus qu’à deux choses : garder son bébé et préserver sa santé mentale. Elle refusait délibérément de regarder les journaux télévisés pour se protéger elle-même de toute info anxiogène. Son mari et moi avions travaillé ensemble. C’était un excellent procureur. Et c’était mon ami. Je connais Stevie depuis des années. Je sais qu’elle fera ce qu’il faut faire.

Paige se souvint de ce que Clay lui avait dit, le matin, et ses appréhensions s’apaisèrent un peu. C’était Mazzetti qui avait enquêté sur le meurtre de Nicki, l’ancienne partenaire de Clay. C’était elle, la policière en qui il croyait pouvoir se fier.

— Je sais bien qu’il faut que vous préveniez un flic. Autant que ce soit elle, dit-elle.

— Je l’appellerai dans la voiture. Rappliquez avec votre clebs…

Elle ne put s’empêcher de rire.

— Mais vous parlez le langage de la pègre ! ironisa-t-elle.

— Moi aussi, je lis trop de polars.

Mardi 5 avril, 18 h 15

Silas fit un pas en arrière, distinguant à peine son propre reflet dans le miroir éclaboussé de sang. Pris de nausée, il lui fallut tout son sang-froid pour ne pas vomir dans la petite salle de bains, dont les murs étaient tapissés d’un papier peint à l’effigie de Dora l’exploratrice.

Ce meurtre, il n’avait pas voulu le commettre non plus. Jorge Delgado avait tenu compte de toutes les mises en garde. Jusqu’à ce jour. Il était revenu dans le quartier.

Silas ne savait pas bien, au juste, pourquoi Delgado était revenu. Etait-ce pour s’assurer que Sandoval était vraiment mort ? Silas ne le pensait pas. A sa place, je me serais tiré le plus loin possible en apprenant que Sandoval était mort. Mais à sa place, Silas n’aurait pas été capable de s’enfuir sans serrer sa fille dans ses bras une dernière fois. Il espérait que Delgado avait eu le temps de le faire.

Tina Delgado et la fillette n’étaient pas présentes quand Silas avait tué Jorge. Il avait attendu qu’elles soient sorties de la maison avant de s’y introduire par la porte de derrière. Il était terriblement soulagé qu’elles soient parties. Si elles étaient restées… Il préférait ne pas y penser. Il ne voulait pas imaginer le choix atroce auquel il aurait été confronté. Il n’aurait pas pu tuer Jorge et laisser la vie sauve à sa femme et à sa gamine : elles auraient pu témoigner contre lui, ensuite.

Mais il savait que, si elles n’étaient pas parties, il aurait choisi de les éliminer aussi. La vie de son propre enfant comptait plus que tout.

Silas baissa les yeux vers ses mains doublement gantées, de cuir et de latex. Le bout de son index était tout rouge. Le message qu’il avait tracé sur le miroir était suffisamment explicite.

Il sortit par la porte de derrière et se retrouva dans une ruelle. Il n’y avait pas un chat. Personne ne l’avait vu sortir de la maison des Delgado. Il pleuvait, et les gens du quartier se calfeutraient chez eux. Il mit sa capuche, qui lui couvrait la tête et enveloppait son visage. Même s’il croisait des passants, ils ne seraient pas capables de l’identifier.

Il s’arrêta un bref instant devant une benne à ordures pour y jeter le pistolet dont il venait de se servir. Cette benne était la plus proche de la maison des Muñoz. Il était impossible de remonter la trace du pistolet jusqu’à lui. Il jeta les gants en latex maculés de sang dans une bouche d’égout. Ils seraient lavés par les eaux du fleuve avant l’aube.

Silas monta dans sa voiture, se mit au volant et démarra. Il venait de tuer un homme dont le seul tort était de s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Mais Silas, en bon professionnel, n’en laissait rien paraître. Il sortit son téléphone portable.

— C’est fait, dit-il à son correspondant.

— Bonne nouvelle. Et sa femme et sa fille ?

— Elles étaient parties quand je suis arrivé sur place.

— Mmm…

Silas retint son souffle, priant pour ne pas recevoir l’ordre de liquider l’épouse de Delgado et sa fillette. Je vous en prie… Je ne peux pas… Mais il savait qu’il en serait capable, s’il le fallait.

— Ce n’est pas plus mal, finit par dire son correspondant. Un triple meurtre aurait provoqué trop de battage.

Silas relâcha prudemment son souffle, étourdi par le soulagement.

— Exactement, acquiesça-t-il.

— Vous avez fouillé sa chambre, à la pension de famille ?

— Oui. J’y ai passé une bonne partie de l’après-midi. Je l’attendais. Il n’était pas censé revenir dans le quartier.

— C’est donc une bonne chose qu’il ait été interviewé. Il aurait pu nous filer entre les pattes.

La signification de ces mots était claire : « Vous avez encore failli rater votre coup. »

— J’ai un autre travail pour vous.

— Non ! lâcha Silas avant de se mordre la langue en regrettant sa réaction spontanée. Qui ça ?

— Un catcheur qui pratique les arts martiaux mixtes et se nomme Roscoe « Jesse » James. Il doit combattre ce soir. Vous pourriez le suivre au bar, après le combat.

— Que dois-je faire de lui ?

— Tuez-le. Et assurez-vous qu’on ne retrouve jamais son corps. Vous savez, comme d’habitude…

Silas savait, en effet. Les exécutions à l’arme à feu d’Elena et de Jorge avaient été des exceptions. Habituellement, ses missions étaient beaucoup plus discrètes. Et moins fréquentes.

Silas ne demanda pas pourquoi Roscoe James devait mourir. Il avait vu la vidéo de l’agression bâclée contre Paige Holden pendant qu’il attendait Jorge dans sa chambre, à la pension. Son assaillant était grand et costaud, et il combattait comme un professionnel… Silas avait été heureux, sans trop se l’avouer, de voir Holden s’en tirer.

Il comprit aussitôt le message. Non seulement son commanditaire ne pardonnait pas l’échec, mais il n’avait pas voulu lui demander de tuer Holden dans le parking couvert — parce qu’il l’avait épargnée quelques heures avant alors qu’elle était dans son collimateur.

Un gamin l’avait eue, lui aussi, dans son viseur — celui de son Caméscope. Silas avait regardé la vidéo en attendant Delgado. Il avait été troublé par le fait que la chaîne de télé en avait coupé un passage. Il fallait qu’il sache ce que montraient les images soustraites, au montage, à la curiosité des téléspectateurs. Il fallait qu’il sache si le gamin qui avait filmé la scène avait aussi filmé, à un moment ou à un autre, son propre visage pendant qu’il était posté sur le toit. Avec tous les logiciels de reconnaissance faciale dont disposait la police scientifique, le moindre aperçu de son visage pouvait suffire à l’identifier.

Sa source au sein de la police de Baltimore l’avait informé que tout le monde savait qui avait filmé cette vidéo : un ado du nom de Logan Booker, qui vivait dans l’appartement situé au-dessus de celui de Paige Holden. Mais Logan et Phin Radcliffe, auquel le gamin avait transmis la vidéo, refusaient de la remettre à la police sans y être contraints par un mandat judiciaire.

Silas voulait absolument visionner cette vidéo telle qu’elle était avant le montage pratiqué par la chaîne de télévision. Pour en avoir le cœur net. Mais, auparavant, il avait une autre tâche à accomplir. Roscoe « Jesse » James allait connaître le prix de l’échec, ce soir-là.

1. . Aux Etats-Unis, dans la plupart des Etats comme dans les grandes villes, telle Baltimore, les procureurs de district (équivalent du procureur de la République en France) sont en effet élus au suffrage universel, et sont, de ce fait, souvent affiliés à des partis politiques (NdT).