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Mardi 5 avril, 14 h 25

— C’est quoi, cette bagnole ? demanda Grayson en considérant d’un air consterné la Volkswagen Coccinelle dont Clay déverrouillait les portières. Si on arrive à s’entasser tous les trois dans cette boîte de conserve, il me faudra une séance de kiné pour me remettre les vertèbres en place.

— C’est la voiture de mon assistante, répondit Clay. La mienne n’était pas sûre.

— A cause des dispositifs de pistage, expliqua Paige, qui commençait à s’agacer de l’excès de testostérone chez les deux hommes. Nous pensons que des journalistes en ont installé sur nos véhicules, précisa-t-elle.

— Ah, c’est ça que vous étiez en train de chercher sous votre voiture, dans le parking, dit Grayson. Un mouchard électronique…

— Oui. Je venais d’ailleurs d’en trouver un quand ce type m’a attaquée.

Clay regarda le pansement que Paige avait au cou et sa mâchoire se crispa.

— Vous avez eu de la chance, dit-il.

— Je sais, dit Paige.

— Ce n’était pas seulement de la chance, indiqua Grayson. Vous vous êtes défendue avec une combativité admirable…

— C’est aussi mon avis, fit une voix masculine derrière eux.

Ils tournèrent tous les trois la tête d’un même mouvement. Et ce qu’ils virent ne leur plut pas du tout. C’était Phin Radcliffe, qui tenait un micro à la main. Il était accompagné d’un cameraman, et le petit voyant rouge de sa caméra clignotait.

Paige sentit la fureur monter en elle.

— Vous avez diffusé mon image à la télé sans ma permission ! lui lança-t-elle avec vivacité.

— Je n’avais pas besoin de votre permission. Les rues font partie de l’espace public, que je sache. Ainsi que le parking où vous avez échappé de peu à la mort quand un agresseur a voulu vous égorger. Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé, exactement ?

Son ton avait changé lorsqu’il avait prononcé le mot « parking », passant d’une froideur posée à l’excitation typique du journaliste qui croit tenir une exclusivité.

Ce salopard va encore me faire passer à la télé, songea Paige. Pas question.

Elle fit un pas vers lui, mais Grayson la retint par la manche.

— Attention, murmura-t-il.

Elle inspira profondément, sachant bien que Grayson avait raison.

— Pas de commentaire, se contenta-t-elle de dire.

— Nous faisons un reportage sur cette agression, mademoiselle Holden, reprit Radcliffe. Nous aimerions avoir votre version des faits.

— Ma version ?

Elle allait dire son fait à ce fouineur lorsque Grayson la retint une nouvelle fois.

— Pas de commentaire, répéta-t-elle.

Grayson l’aida à s’installer sur le siège avant.

— Je vous souhaite de passer une bonne journée, mademoiselle Holden, dit-il, le dos tourné à la caméra.

En prononçant ces mots, il lui jeta un regard de connivence pour l’empêcher d’exprimer sa surprise.

— Plus tard, articula-t-il en silence, et elle comprit ce qu’il attendait d’elle.

— Merci, dit-elle, je ne sais pas ce qui se serait passé si vous n’étiez pas intervenu.

— J’ai été heureux de vous aider, répondit-il en lui serrant la main.

Puis il griffonna quelques mots au verso d’une carte de visite et la tendit à Clay.

— Ma ligne directe, expliqua-t-il. N’hésitez pas à m’appeler, au cas où je pourrais être utile.

— Merci, dit Clay. C’est très aimable à vous. On peut vous déposer quelque part ?

— Non. Comme je l’ai dit, je tiens à mes vertèbres. Merci quand même. Je vais prendre un taxi.

— Monsieur Smith, insista Radcliffe sans cesser de sourire. Vous êtes devenu le bon Samaritain de notre bonne Samaritaine. Quel sentiment cela vous inspire-t-il ?

— Je me suis simplement trouvé au bon endroit au bon moment, répondit Grayson avec modestie. N’importe qui aurait fait la même chose.

Il se tourna et héla un taxi.

Clay se mit au volant et ils s’éloignèrent de l’hôpital. Dès qu’ils eurent tourné, il tendit la carte de Grayson à Paige. Au dos était inscrite une adresse.

— Smith veut qu’on le retrouve à cette adresse.

— C’est dans les beaux quartiers, murmura-t-elle. C’est là qu’il habite ?

— Non. Il vit dans une maison à Fell’s Point.

— C’est aussi très chic. Comment fait-il pour se le permettre, avec son maigre salaire de procureur ? Qu’avez-vous trouvé d’autre à son sujet ?

— Pas grand-chose, admit-il. Il a été fiancé, il y a un certain temps. Ses fiançailles ont été annoncées dans le journal local, mais pas le mariage lui-même, et il n’y a aucun acte de mariage au registre de l’état civil.

— Sa fiancée était une fille de la bonne société ?

— Oui. Pourquoi me demandez-vous ça ?

Parce qu’il m’a tenu la main et qu’il m’a caressé les cheveux, songea-t-elle.

— Je pense à ses revenus, répondit-elle. C’est ce que j’aurais dû faire, d’ailleurs, avant d’essayer de le contacter et de me fier à son regard pour savoir s’il était intègre. S’il vit au-dessus de ses moyens, c’est peut-être parce qu’il se laisse acheter…

En prononçant ces mots, elle savait sans l’ombre d’un doute que c’était impossible.

— Mais vous n’y croyez pas, fit remarquer Clay.

— Non. Je n’ai aucune raison de croire qu’il est corrompu. Mais ce ne serait pas la première fois que je me trompe au sujet d’un homme.

C’est le moins qu’on puisse dire, se dit-elle avec une pointe d’amertume.

— Mais je vois bien que vous lui faites confiance, dit Clay. Parfois, il vaut mieux se fier à son instinct… Et puis il nous aurait fallu beaucoup de temps pour nous renseigner sur ses sources de revenus et la manière dont il dépense son argent. Et le temps presse. J’aimerais bien savoir ce qu’il faisait dans ce parking, juste à temps pour mettre votre agresseur en fuite. Je suis heureux qu’il soit arrivé à temps, bien sûr…

— Il m’a suivie.

Clay leva les yeux au ciel.

— Ah bon ? Je ne l’aurais jamais deviné, dit-il d’un ton sarcastique. Mais pourquoi vous a-t-il suivie ?

— Il m’a repérée au tribunal et, comme il avait vu la vidéo, il m’a reconnue. Mais il ne connaissait pas mon nom.

Elle se souvint subitement du détail qui lui avait fugitivement traversé l’esprit, un peu plus tôt, à l’hôpital.

— Il savait, dit-elle.

— Comment ça ? Que voulez-vous dire ?

— Quand nous étions dans le parking, il a remarqué que mon portable était jetable. Il m’a demandé ce que je faisais dans la vie. Je lui ai dit que j’étais détective privée et il m’a demandé à l’oreille si je travaillais pour Elena. Comment pouvait-il savoir qu’Elena avait fait appel à un détective privé ?

— Bonne question. Et pourquoi vous demander ça à l’oreille ?

— Peut-être parce qu’il s’attendait à ma réponse.

— Que lui avez-vous répondu ?

— Je lui ai dit qu’en effet, je travaillais pour Elena. Ensuite, il m’a demandé quelle mission Elena m’avait confiée.

Elle soupira avant d’ajouter :

— Et moi, je lui ai dit ce qu’Elena attendait de moi.

Clay fronça les sourcils.

— Mais encore ? demanda-t-il. Soyez plus précise.

— Je lui ai dit qu’Elena avait découvert des preuves qui innocentaient son mari. Je lui ai dit que ces preuves étaient tangibles et convaincantes. Je lui ai dit aussi que je n’en avais pas parlé aux flics et que je n’avais pas l’intention de le faire, parce qu’Elena les avait accusés de la traquer.

— Et il vous a crue ?

Elle se mordit la lèvre avant de répondre :

— Il a bien vu que j’étais sincère. Mais j’ai compris qu’il trouvait très improbable que des flics puissent être impliqués. Je pense qu’il n’a vraiment admis que ces nouvelles preuves pouvaient être crédibles qu’après avoir reçu cet appel…

— Quand il a appris la mort de Denny Sandoval… J’observais son visage. Il avait l’air stupéfait.

— J’imagine… Même pour un magistrat sceptique comme lui, ça fait trop de coïncidences.

— Vous lui avez parlé de ce qu’Elena a trouvé chez Sandoval ?

— Oui.

— Vous allez lui remettre ces photos ?

— Je n’ai pas le choix, répondit-elle lentement. Surtout depuis la mort de Sandoval.

— Il paraît qu’il s’est pendu.

— Si Sandoval savait qu’Elena détenait des preuves pouvant l’envoyer en prison pour parjure, il est possible qu’il se soit suicidé. Mais ça m’étonne quand même, étant donné ce que j’ai vu du personnage. Elena m’a dit que les flics la traquaient… Or Denny Sandoval n’était pas un flic. Donc, même si Sandoval a tiré sur la voiture d’Elena, ça n’empêche pas que des flics puissent être impliqués dans son assassinat. Et puis il y a le type qui m’a agressée. Ne l’oublions pas, celui-là…

— Croyez-moi, je ne suis pas près de l’oublier. Mais vous connaissiez Sandoval ? Vous l’avez rencontré ?

— Il y a quelques semaines, quand j’ai accepté de m’occuper de cette affaire, je suis allée dans son bar. J’ai trouvé ce type pas net. Elena devait vraiment être aux abois pour accepter de coucher avec un mec aussi visqueux.

Elle songea à Ramon, qui se trouvait à l’infirmerie de la prison de North Branch. Sans doute l’endroit le plus sûr, pour lui, en ce moment.

— Il faut que je parle à Ramon. Mais je vais commencer par aller voir Maria. Même une garce comme Morton ne pourrait pas me reprocher de m’enquérir de sa santé et de lui présenter mes condoléances. Dans quel hôpital a-t-elle été admise ?

— A Sainte-Agnès, mais…

En voyant la mâchoire de Clay se raidir, Paige sentit son cœur se serrer.

— Non…, murmura-t-elle, redoutant le pire.

Clay laissa échapper un profond soupir.

— Je suis désolé, dit-il. Sincèrement désolé… C’est pour ça que j’ai mis tout ce temps à vous joindre. J’allais partir quand j’ai vu qu’un médecin prenait à part Rafe, le fils cadet de Maria. J’ai cru qu’il allait s’évanouir, le pauvre… Je suis resté, j’ai appelé le service des urgences où vous vous trouviez pour prendre de vos nouvelles. On m’a dit que vous aviez été admise et que votre état n’inspirait pas d’inquiétude. Alors je suis resté avec Rafe jusqu’à ce que le reste de sa famille arrive.

— Elle est morte ? Maria est morte ?

— Oui. Elle avait déjà fait deux infarctus. Le premier, le jour où Ramon s’est fait casser la figure dans la cour de promenade, l’autre quand les flics lui ont appris la mort d’Elena. Le troisième l’a achevée.

— Mon Dieu…

Paige sentit les larmes lui brûler les yeux.

— C’est vraiment horrible.

— Oui… Je ne savais pas comment vous annoncer la nouvelle. En quoi puis-je vous être utile ?

Paige s’essuya les yeux du bout des doigts.

Laisse libre cours à ta colère. Sois furieuse.

Elle pensait plus clairement quand elle était en colère que lorsqu’elle pleurait.

— Emmenez-moi au parking couvert. Si l’unité de scène de crime a fini d’examiner ma voiture, je vais la récupérer.

— Vous êtes sûre que vous êtes en état de conduire ?

— Je n’ai pas pris de médicaments.

Malgré la douleur qui lui vrillait la gorge, elle s’était refusée à absorber des antalgiques. Elle avait appris à dominer la douleur depuis qu’elle avait reçu une balle dans l’épaule.

— Si l’homme au couteau fait une nouvelle tentative, il faut que j’aie l’esprit clair pour l’affronter. C’est pour ça que je veux récupérer mon 4x4. Mes pistolets sont dans un petit coffre de bord sous le siège arrière. Je ne pouvais pas entrer armée dans la salle d’audience.

Elle passa délicatement la main sur sa gorge.

— Si ce salaud revient, je serai équipée pour l’envoyer en enfer.

Clay grimaça.

— Vous avez votre permis de port d’arme sur vous ? Si Morton vous attrape sans ce bout de papier, elle se fera une joie de vous boucler.

— Je ne sors jamais de chez moi sans mes armes et mon permis de port d’arme.

Elle avait dû affronter bien des obstacles administratifs pour obtenir un permis de port d’arme dans le Maryland. Elle n’allait donc pas prendre le risque de se faire arrêter sans ce précieux document qui lui permettait de se déplacer armée.

— Bien, dit Clay. Où sont les fichiers images d’Elena ?

— J’ai fait une petite crise de parano après votre départ… Et j’ai préféré les déposer dans mon coffre, à la banque, sur le chemin du tribunal. Je les ai copiés sur une autre clé USB que j’ai envoyée à mon avocat de Minneapolis, au cas où il m’arriverait quelque chose.

— N’anticipons pas. Mais vous avez eu raison d’être prudente.

— J’essaie de l’être.

*  *  *

Mardi 5 avril, 15 heures

— Entrez, Adele, entrez.

Adele Shaffer entra dans le bureau et reconnut aussitôt l’odeur qui y régnait. Elle n’aurait jamais cru devoir revenir dans cet endroit. Elle espérait qu’elle n’aurait jamais à avouer à Darren qu’elle y était allée ce jour-là.

Le Dr Theopolis attendit qu’elle se soit installée dans un fauteuil avant de se rasseoir. C’était un être d’une irréprochable politesse. C’était peut-être le seul vrai gentleman qu’Adele ait jamais rencontré.

Il sourit pour essayer de la mettre à l’aise.

— Ça fait longtemps, dit-il.

— Sans vouloir vous offenser, j’aurais préféré ne jamais revenir.

— Bien sûr. Alors ? Vous avez changé de nom…

— Je me suis mariée, expliqua-t-elle en se raidissant.

— Détendez-vous, ma chère. Je ne parlerai de votre traumatisme à personne, vous le savez bien.

Elle se releva brusquement en disant :

— Je n’aurais pas dû venir.

— Adele ! Asseyez-vous.

Il attendit qu’elle obéisse et reprit :

— Ainsi, vous êtes mariée… Parlez-moi de votre époux.

— Il s’appelle Darren. C’est un brave type. Je lui suis très attachée.

Theopolis lui adressa un sourire chaleureux.

— Alors, je suis heureux pour vous.

Elle inspira avant de reprendre :

— Il… il n’est pas au courant.

— Hum…

Il n’avait pas l’air choqué.

— Pourquoi ne pas lui en parler ? s’enquit-il.

— Je ne sais pas comment aborder le sujet.

Les larmes lui montèrent aux yeux.

— Je n’y arrive pas, dit-elle.

— C’est pour ça que vous êtes venue me voir ?

— Pas exactement.

— Vous avez terminé vos études ?

— Oui. Je suis décoratrice d’intérieur. J’ai ma propre petite entreprise. Ma clientèle est principalement composée de vieilles rombières.

Il gloussa.

— Rideaux de chintz et motifs cachemire ?

— Oui, dit-elle.

Elle déglutit avant de lâcher :

— J’ai une fille…

— Oh ! mais c’est formidable !

Cette fois, elle ne put retenir ses larmes.

— Elle est tout pour moi, cette petite, dit-elle entre deux sanglots.

Elle se couvrit le visage des deux mains pour cacher ses joues baignées de larmes.

— Il ne faut pas que je la perde, ajouta-t-elle.

— Pourquoi risquez-vous de la perdre, Adele ? Avez-vous peur de la faire souffrir ?

— Non ! dit Adele en ôtant les mains de son visage. Je ne ferai jamais de mal à mon enfant.

— C’est bien ce que je pense aussi. Alors, pourquoi avez-vous peur de la perdre ?

Adele se leva en titubant et alla à la fenêtre.

Autrefois, elle avait passé des heures le nez collé à cette fenêtre, qui donnait sur un jardin où s’épanouissaient des jonquilles. Elle se concentra sur les fleurs jaunes qui frémissaient au vent. La douleur qu’elle ressentait à la poitrine s’atténua.

— Ça recommence, murmura-t-elle. Les accès de panique… La paranoïa… Je n’arrive pas à surmonter mes angoisses.

— Qu’est-ce qui vous fait peur, Adele ?

Elle sentit la panique revenir et lui serrer la gorge.

— On va m’enfermer, me prendre mon bébé…

— On n’y est pas encore, loin de là, assura le Dr Theopolis. Parlez-moi, Adele. Comme vous le faisiez dans le temps… De quoi avez-vous peur, exactement ?

Elle garda les yeux rivés sur les jonquilles, frêles mais courageuses face au vent qui les agitait sans répit.

— Quelqu’un essaie de me tuer, murmura-t-elle.

Mardi 5 avril, 15 heures

— Où étiez-vous donc ? demanda Daphné lorsque Grayson passa devant son bureau. Ça fait des heures que j’essaie de vous joindre sur votre portable… Pourquoi avez-vous un sac d’hôpital ?

Il posa le sac sur le bureau.

— J’y ai mis le dossier du procès d’aujourd’hui. Pouvez-vous le transmettre aux archives ?

— Pourquoi n’est-il pas dans votre attaché-case ?

— Parce que les flics m’ont pris mon attaché-case.

Il leva la main pour endiguer le flot de questions qu’elle s’apprêtait à poser.

— J’ai suivi la femme de ce matin, dit-il.

— Elle s’appelle Paige Holden, dit Daphné en tapotant sur un épais classeur. Il y a tout sur elle, là-dedans.

— Je connais son nom. Dites-moi ce que vous pensez d’elle.

Daphné haussa les épaules.

— Elle a eu une vie hors du commun. Elle venait en aide aux femmes battues, leur donnait des cours d’autodéfense. Elle a participé à des tournois de karaté de haut niveau. Jusqu’à l’été dernier…

— … où elle s’est fait tirer dessus.

Daphné écarquilla les yeux.

— Comment le savez-vous ? demanda-t-elle.

— Je l’ai rencontrée dans le parking couvert à côté du tribunal. Elle était en train de se faire agresser.

— Mon Dieu !

— Un gros balèze avec un grand couteau. Elle s’est défendue comme une tigresse.

Daphné tressaillit, s’attendant au pire.

— Et alors ?

— Elle est vivante et n’a qu’une blessure superficielle. J’ai frappé le gros balèze avec mon attaché-case.

Daphné se redressa et esquissa un sourire.

— Grayson Smith, dit-elle, vous êtes un héros ! Un vrai de vrai !

Elle avait prononcé ces mots en forçant son accent du Sud, ce qui fit sourire Grayson malgré lui.

— En tout cas, le gros balèze a réussi à s’enfuir, et les flics ont gardé mon attaché-case, dans l’espoir de retrouver un peu de son sang ou un cheveu permettant de l’identifier. Ensuite, j’ai accompagné Mlle Holden aux urgences.

Le sourire de Daphné s’estompa.

— Elle vous a dit pourquoi elle vous observait comme ça, au tribunal ? demanda-t-elle.

— Plus ou moins… Ce n’est pas très clair.

— Mais il y a un rapport avec la victime de ce matin, Elena Muñoz.

— Oui, ça, c’est certain. Pouvez-vous décommander tous mes rendez-vous, aujourd’hui ? J’ai besoin d’être tranquille pour me plonger dans un vieux dossier.

Grayson referma la porte de son bureau derrière lui et ouvrit le tiroir de sa table de travail. Le dossier Muñoz se trouvait en haut de la pile. Pendant un long moment, il se contenta de le fixer en comptant les battements de son cœur. Et si Paige avait raison ? Et si les preuves qu’elle prétendait détenir étaient solides et irréfutables ?

Et si l’arme du crime avait été placée à dessein chez Ramon pour faire de lui un coupable idéal ?

Qui aurait pu commettre un tel acte ? Et pourquoi ? Mais la question qui le tourmentait le plus était celle-ci : un innocent avait-il passé six longues années en prison ?

Et quel a été mon rôle dans ce déni de justice ?

Il se souvenait de cette affaire avec une grande clarté. Et de Ramon Muñoz comme s’il l’avait vu la veille. Il se rappelait comment cet homme avait toujours clamé son innocence.

Mais tous les meurtriers clament leur innocence, allant parfois jusqu’à nier l’évidence. Grayson n’éprouvait que du mépris pour ces tueurs qui n’assument pas leurs actes. Et là, dans le secret de son bureau, il pouvait songer aux terribles souvenirs qui lui inspiraient ce mépris et l’exacerbaient. Ce passé n’avait pas vraiment eu d’incidence sur le zèle qu’il déployait à l’époque du procès Muñoz. Mais, à présent, c’était différent. Le poids du passé lui importait énormément.

Il détourna son regard du dossier sans même le toucher. Il se surprit à examiner son reflet dans le petit miroir que son prédécesseur avait laissé au mur. Ses yeux verts, du même vert que ceux de sa mère, le fixaient d’un air sévère.

De son père, il avait hérité les larges épaules et le teint mat. Mais rien d’autre. Dieu merci.

Le reste de sa physionomie lui venait de sa mère, heureusement. Elle avait ainsi pu facilement le faire passer pour « Grayson Smith » quand ils avaient fui leur ancienne vie, n’ayant pour toute richesse que les vêtements qu’ils portaient sur le dos. Ils avaient laissé derrière eux jusqu’à leurs noms, et n’avaient révélé à personne leur identité réelle. Personne, même la famille Carter, qui les avait recueillis et hébergés, ne la connaissait. Grayson aimait de tout son cœur la famille Carter, comme si c’était sa vraie famille, mais il ne pouvait leur avouer la vérité. Il ne voulait pas qu’ils sachent. Personne ne devait savoir la vérité.

C’était leur plus grand secret, à lui et à sa mère. Leur plus grande honte, aussi. Et la plus grande crainte de Grayson, c’était que quelqu’un apprenne la vérité sur ses origines.

Il n’avait que sept ans la dernière fois qu’il avait vu son père, mais il n’avait pas besoin de photo pour se souvenir de son visage. Ou du visage de la dernière victime de son père.

Il se força à respirer régulièrement. Même à présent, trente ans plus tard, le souvenir de cette jeune femme avait le pouvoir de lui retourner les tripes.

C’était une étudiante aux cheveux blonds. Comme Crystal Jones. Elle était jolie… Jusqu’à ce que mon père la tue.

Tout comme Ramon Muñoz avait tué Crystal Jones.

Enfin, c’est ce que Grayson avait cru, sur la foi de preuves matérielles solides. Et l’alibi de Ramon n’avait été validé par aucun témoin.

Si son propre père n’avait pas été un assassin, aurait-il été un procureur aussi motivé ? Son père avait été un meurtrier, condamné comme tel par la justice des hommes. Et Grayson avait passé les vingt-huit dernières années de sa vie à se persuader qu’il n’était pas le fils de son père.

« Etes-vous honnête, monsieur Smith ? » lui avait demandé Paige. Cette question continuait de résonner dans sa tête. Il voulait plus que tout être un homme honnête et intègre. Il avait passé sa vie à essayer de l’être.

Et si Ramon était innocent ? Que feras-tu ?

Il ferait ce que sa conscience lui dicterait. Quel qu’en soit le prix. Je veux agir dans les règles.

Paige lui avait dit la même chose pendant qu’il s’efforçait d’empêcher son sang de couler. Elle s’est accrochée à moi. Elle m’a fait confiance à un moment où elle était vulnérable.

Elle n’avait rien fait pour être impliquée dans cette affaire. Elle n’avait fait que son travail.

Comme moi. En requérant contre Muñoz, il n’avait fait que son devoir.

Mais si cet homme n’était pas coupable, il était tout autant de son devoir de le faire sortir de prison.

Il baissa résolument le regard et examina son costume dans le miroir. Le sang de Paige avait souillé ses vêtements. Il alla chercher son costume de rechange, sur un cintre accroché à la patère de la porte. Il en gardait toujours un dans son bureau, qui lui servait lorsqu’il y passait la nuit pour travailler sur un dossier et devait se rendre au tribunal à la première heure le lendemain. Il se changea, puis ouvrit le dossier Muñoz. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver la page où était consigné le profil du témoin qu’il cherchait.

Au cours du procès, Grayson avait été convaincu que Muñoz était coupable. Tous les témoins lui avaient paru fiables, inébranlables dans leurs certitudes. Sauf un, qui s’était montré nerveux, mal à l’aise. Le meilleur ami de Ramon.

A la barre, Jorge Delgado était blême. Il ne cessait de s’éponger le front avec un mouchoir impeccablement plié, tandis qu’il démolissait l’alibi de Ramon. Mais il n’avait pas dévié de sa version, même sous le feu des questions de l’avocat de Ramon. A l’époque, Grayson avait attribué la nervosité de Delgado au fait que celui-ci savait bien qu’en témoignant à charge contre Ramon, il envoyait son meilleur ami derrière les barreaux pour longtemps.

Mais, selon Paige, Delgado, tout comme le patron du bar, avait menti.

Il composa le numéro de téléphone de Delgado, tel qu’il figurait dans le dossier. Il fronça les sourcils en apprenant que ce numéro n’était plus attribué.

Cela n’avait rien d’extraordinaire. Il arrivait fréquemment que des personnes ayant témoigné dans des procès retentissants changent leur numéro de téléphone, afin d’éviter les sollicitations des journalistes. C’était ce que sa propre mère avait fait, avant de se décider à fuir.

Grayson nota la dernière adresse connue de Delgado sur un bout de papier, puis il rangea le dossier tout entier dans son sac de sport.

— J’ai reporté tous vos rendez-vous, lui dit Daphné lorsqu’il sortit de son bureau. Vous voulez que je dépose votre costume au pressing ?

— C’est très gentil à vous, mais vous n’êtes pas obligée de le faire.

— Je sais, mais je vais le faire quand même, répliqua-t-elle.

Elle lui tendit l’épais classeur contenant des informations sur Paige et ajouta :

— Vous allez la trouver fascinante.

C’est déjà le cas, songea-t-il.

Il fourra le classeur dans son sac de sport.

— Merci, Daphné. J’ai un autre petit service à vous demander, si ça ne vous dérange pas.

Il lui donna les coordonnées de Delgado et précisa :

— Il faut que je parle à cet homme. Cette adresse date de cinq ans. Pouvez-vous vérifier qu’il y habite encore, me trouver son numéro de téléphone actuel et m’envoyer le résultat de votre recherche par SMS ?

Daphné parcourut la page que Grayson lui tendait avant de lever les yeux, l’air intrigué.

— D’accord, dit-elle. Soyez prudent.

— Je le suis toujours.

Mardi 5 avril, 16 h 15

Grayson pénétra dans la grande bâtisse où il avait donné rendez-vous à Paige et à Maynard. Il était content d’y être arrivé avant eux. La maison appartenait à sa sœur Lisa, et il fallait qu’il la prévienne de la venue de ces visiteurs. Le vaste salon était vide, mais il entendit quelqu’un s’activer dans la cuisine.

Il huma l’odeur appétissante qui s’en échappait. Quelqu’un était en train de cuisiner un plat délicieux. Il entendit son estomac gargouiller, ce qui lui rappela qu’il n’avait rien mangé depuis que Daphné lui avait offert un muffin, en début de matinée.

Lisa Carter Winston possédait et dirigeait le Party Palace, un service de traiteur, spécialisé dans les réceptions. Lisa s’occupait d’organiser les réceptions tandis que son mari, Brian, cuisinier de son métier, officiait aux fourneaux. Leurs affaires marchaient bien — des banquets de mariage aux anniversaires en passant par les bar-mitsva. Lisa, aînée des enfants Carter, avait le don de dresser de superbes tables et savait recevoir des invités en hôtesse accomplie. Elle avait eu d’excellents modèles pour ce rôle en la personne de ses parents, Jack et Katherine.

Grayson avait rencontré Lisa, ses parents et les trois autres enfants Carter quand il avait sept ans. Il était alors traumatisé par l’arrestation et la condamnation de son père. Il s’était replié dans sa coquille, craignant à tout moment de commettre une gaffe qui trahirait sa véritable identité et le mettrait de nouveau en danger, ainsi que sa mère.

Mme Carter avait engagé la mère de Grayson pour servir de nounou à ses enfants. Cet emploi s’accompagnait d’un petit appartement, au-dessus du garage de la demeure des Carter. Pour Grayson et sa mère, c’était une aubaine, car ils habitaient alors dans une chambre d’hôtel miteuse, et leurs maigres économies avaient fondu. La première personne que Grayson rencontra chez les Carter fut Lisa. Elle avait alors quatorze ans, et elle était pleine d’assurance. Elle était également très autoritaire. Mais son cœur débordait de compassion, et elle avait d’emblée constaté que Grayson était craintif et mal dans sa peau. Elle l’avait pris sous son aile, à l’égal de ses petits frères.

C’est ainsi que les quatre enfants Carter devinrent cinq, tandis que Mme Carter traitait la mère de Grayson comme une sœur plutôt que comme une employée. Les Carter les avaient intégrés dans leur famille.

Et, lentement, à mesure que passaient les mois, Grayson avait recommencé à se sentir à l’abri du danger. Les Carter lui avaient sauvé la vie, ainsi qu’à sa mère, et Grayson leur vouait une gratitude éternelle.

— Lisa ! appela-t-il. Tu es là ?

Une porte s’ouvrit derrière lui, et Lisa fit son apparition, s’essuyant les mains sur un tablier bleu poudré de blanc. Son nez et l’une de ses joues étaient enfarinés. Quand elle le vit, elle sourit.

— Grayson ! Que fais-tu là ? demanda-t-elle.

— J’ai essayé d’appeler pour m’annoncer, mais personne n’a décroché.

— La musique était à fond. On est en train de préparer une réception pour une entreprise du centre-ville. On est très occupés.

Grayson se pencha pour déposer un baiser sur la joue de sa sœur adoptive.

— Tu es toujours très occupée, dit-il. Où sont les enfants ? Je croyais qu’ils étaient en vacances, cette semaine…

Lisa et Brian étaient, jusque-là, les seuls enfants de Jack et Katherine à leur avoir donné des petits-enfants. Ils avaient quatre gamins, tous âgés de moins de dix ans.

— Nos mères les ont emmenés au musée… Ils étaient en train de me rendre folle.

— Désolé, dit-il d’un air contrit. J’ai mal choisi mon jour pour te rendre visite.

— Tu es toujours le bienvenu. Qu’est-ce qui t’amène ? demanda-t-elle en lui effleurant le front du pouce. Quand tu es soucieux, ça se voit à cette ride au milieu de ton front. Elle commence à être permanente… Pourquoi es-tu venu, mon grand ?

Il lâcha un petit soupir avant de répondre :

— J’ai besoin d’un peu d’espace.

Lisa eut un mouvement de recul.

— Désolée, dit-elle d’une voix inquiète. Je vais te laisser seul.

— Non, dit-il. Je ne parlais pas d’espace personnel, mais d’espace pour recevoir des gens.

Elle plissa les yeux.

— Pourquoi ? Ton bureau ne suffit pas ?

— J’ai besoin d’un endroit où je suis certain que personne ne m’espionnera. Loin des journalistes ou des collègues indiscrets…

— Tu as des ennuis, Grayson ? demanda-t-elle tout bas.

— Disons que je suis confronté à une situation un peu délicate. Deux personnes doivent me rejoindre ici. Elles ne vont pas tarder à arriver. On peut utiliser une des salles de réception ?

— Bien sûr. Tu veux que j’appelle Joseph ?

Joseph, le petit frère de Lisa, était agent spécial au FBI.

— Ce n’est pas la peine de le déranger, pour le moment, répondit Grayson. Mais, si j’ai besoin de lui, je l’appellerai, c’est promis.

Il espérait ne pas avoir à en arriver là. Il était passé chez lui, et se sentait rassuré à présent qu’il avait un pistolet dans un holster à la cheville droite.

— Pour l’instant, j’ai une faim de loup…

— Je vais t’apporter un peu de…

Elle s’interrompit en entendant la porte d’entrée s’ouvrir, et vit deux personnes apparaître dans la pièce, suivies d’un gros chien.

— Ah, vous êtes venus ! dit Grayson.

Il n’avait pas été certain que Paige accepterait l’invitation.

— Excusez-nous, nous sommes un peu en retard, dit Paige. J’ai dû repasser chez moi pour me changer.

Elle était toujours vêtue de noir, mais c’était le seul point commun avec sa tenue du matin. Grayson inspira profondément et dut se retenir de ne pas la déshabiller du regard, car elle avait troqué son jean pour un pantalon moulant qui épousait à merveille ses formes harmonieuses, laissant deviner de longues et belles jambes.

Tout comme elle avait remplacé son pull-over ample et chaste par un chandail serré à col roulé qui moulait le galbe de ses seins, fermes et bien proportionnés, tout en dissimulant presque entièrement sa blessure à la gorge. On n’en voyait émerger qu’un demi-centimètre de pansement blanc. Mais, comme Grayson put en juger par lui-même, ce n’était pas ce pansement qui attirait le regard. La veste qu’elle portait par-dessus son pull était tout aussi seyante, mettant en valeur son appétissante poitrine qui, pensa-t-il malgré lui, ne demandait qu’à être pétrie.

Ou dévorée, songea-t-il.

Les chaussures de Paige apportaient cependant, à cet égard, une touche dissuasive : c’étaient des chaussures de combat, faites pour courir… et pour frapper quiconque se serait approché de trop près. Le regard de Grayson remonta, et il constata la présence révélatrice d’une bosse sous son bras gauche.

Ça alors ! se dit-il.

Il ne savait trop si c’était rassurant ou dangereux, mais le fait qu’elle était armée l’intriguait au plus haut point. En tout cas, il était fasciné et passablement excité par la beauté farouche de cette femme d’action.

Il se racla alors la gorge, conscient du regard à la fois suspicieux et narquois de Clay.

— J’espère que vous n’avez pas eu trop de mal à trouver votre chemin, dit-il.

— Aucun mal, répondit Paige. Mais je ne m’attendais pas à… tant de… à tout ça. Peabody peut rester avec nous ?

Lisa les regardait, ébahie.

— Grayson ? dit-elle. Tu pourrais peut-être faire les présentations ?

— Excuse-moi, dit-il. Lisa Carter Winston… Paige Holden et son associé, Clay Maynard.

Clay inclina la tête.

— Madame, salua-t-il.

— Et lui, c’est Peabody, dit Grayson en désignant le chien.

— Je suis vraiment désolée, dit Paige en rougissant. Je n’aurais peut-être pas dû venir avec mon chien.

Lisa recouvra sa contenance et tendit la main à Paige.

— Je suis la sœur de Grayson, dit-elle. Et vous, vous êtes la personne qu’on a vue à la télé, hein ? Vous êtes celle que les journalistes appellent la « bonne Samaritaine ».

Les joues de Paige s’empourprèrent un peu plus.

— Oui…, marmonna-t-elle. C’est moi.

Lisa examina brièvement le pansement qui dépassait du col de Paige.

— Je ne savais pas que vous aviez été blessée, s’étonna-t-elle.

— C’est arrivé… plus tard, répondit Paige en effleurant d’un geste timide sa blessure.

Lisa se tourna vers Grayson et demanda :

— Tu es sûr que tu ne veux pas que j’appelle Joseph ?

— Vous n’avez pas été suivis ? demanda Grayson à Maynard.

— Apparemment, non, répondit le détective privé.

— Bon, dit Grayson à Lisa. On peut verrouiller la porte d’entrée ?

— Oui, répondit Lisa. Allez dans la maison en pain d’épice. Je vous y apporterai à manger.

— Et mon chien ? demanda Paige.

Lisa lui adressa un sourire bienveillant.

— La maison en pain d’épice sert aux fêtes d’enfants, dont certains viennent avec des animaux auxiliaires de vie. Pour les besoins de cette réunion, on peut considérer Peabody comme un chien auxiliaire de vie. Ça vous va ?

— Merci, dit Paige, visiblement soulagée. Je veillerai à ce qu’il ne fasse pas de bêtises.

— Pas de problème, dit Lisa. Il ne peut pas faire plus de dégâts qu’une bande d’enfants gâtés de quatre ans. Faites comme chez vous. Personne ne vous dérangera.

*  *  *

Paige suivit Grayson et Clay dans la pièce voisine, qui n’était autre que la « maison en pain d’épice ». Elle pivota sur elle-même pour en admirer la décoration.

— Waouh ! s’exclama-t-elle.

On se serait cru dans une véritable maison en pain d’épice. Les murs paraissaient construits en gâteaux, ornés çà et là de sucettes géantes de toutes les couleurs.

— C’est dans cette pièce qu’il y a des fêtes d’enfants ? demanda-t-elle, époustouflée.

— Oui, dit Grayson. Cette demeure abrite huit salles de réception et une grande salle de banquet pour les mariages et les communions. Le mari de Lisa a fondé une société de restauration à domicile qu’elle a transformée en société d’organisation de réceptions.

Il désigna la seule table de taille adulte et ajouta :

— Installons-nous là pour causer.

— Cet endroit me donne la chair de poule, marmonna Clay en s’asseyant sur une chaise imitant les formes d’un bonhomme en pain d’épice.

Paige ne put se retenir de glousser.

— Si vos amis vous voyaient ! s’exclama-t-elle, railleuse.

— Justement, dit Grayson le plus sérieusement du monde. Personne ne sait que vous êtes ici. Personne ne peut espionner notre conversation. Nous pouvons librement discuter de la situation et déterminer ce qu’il convient de faire.

Paige s’assit à son tour et Peabody vint se coucher docilement à ses pieds. Elle regarda Grayson droit dans les yeux et entra dans le vif du sujet :

— Pourquoi m’avez-vous suivie, alors que vous ne saviez pas encore que j’étais une détective privée travaillant pour Elena ? demanda-t-elle.

Il réfléchit un instant, tapotant sur la table.

— Elena est venue me voir, la semaine dernière, finit-il par répondre. Elle voulait que Ramon soit rejugé.

— Elle m’avait dit qu’elle ferait cette démarche. Et que lui avez-vous dit ?

— Qu’il n’y avait pas d’élément nouveau permettant un nouvel examen de ce dossier. Si elle détenait des preuves établissant l’innocence de Ramon, pourquoi ne m’en a-t-elle pas parlé ?

— Parce qu’elle ne les détenait pas encore, ce jour-là, répondit Paige. Elle les a trouvées cette nuit, chez Denny Sandoval.

Grayson se cala sur son siège, visiblement sceptique.

— Elena vous a dit que c’étaient des policiers, et non Sandoval, qui avaient fait le coup.

— Je lui ai demandé qui lui avait tiré dessus, et elle m’a répondu mot pour mot que « des flics » la traquaient. Mais s’il s’agissait d’une poursuite légale, suivie de coups de feu, on en trouverait trace dans les rapports de police, non ?

— En effet, admit Grayson.

— Les flics ont trouvé les deux armes utilisées pour tirer sur Elena ? demanda Clay.

Grayson hésita avant de répondre :

— Non. On n’en a retrouvé qu’une seule. Le pistolet. On ne pourra progresser que lorsque j’aurai vu ces fameuses preuves.

— Il s’agit de fichiers images qu’Elena a copiés sur une clé USB. Trois photos.

Elle sortit de son sac à dos les tirages qu’elle avait faits des trois clichés lorsqu’elle était passée chez elle. Elle fit glisser le premier sur la table et vit Grayson écarquiller les yeux.

— Vous connaissez cet homme ? demanda-t-elle.

— C’est le meilleur ami de Ramon Muñoz. Jorge Delgado.

— Vous parlez d’un meilleur ami ! répliqua-t-elle d’un ton méprisant. Ramon a juré qu’ils regardaient un match de foot ensemble au bar de Sandoval. Le code temporel de cette photo permet de la dater du soir du meurtre… A l’heure même où ce meurtre est censé avoir eu lieu. Les minutes du procès indiquent que Sandoval et Delgado ont déclaré sous serment que Ramon ne se trouvait pas dans le bar à cette heure-là. De plus, Sandoval a assuré, toujours sous serment, qu’il n’y avait pas de caméra pointée vers la salle et que seule la caisse enregistreuse était sous vidéosurveillance. Il a menti.

— Une photo peut-être retouchée avec Photoshop. Et les codes temporels peuvent être facilement falsifiés, fit remarquer Grayson d’un ton égal. C’est tout ce que vous avez ?

— Il y a deux autres fichiers, lui rappela Paige.

Elle lui tendit le deuxième cliché.

— Sur cette photo, on voit Denny Sandoval et un homme que je ne connais pas. Sa grosse moustache et ses sourcils broussailleux sont à l’évidence destinés à le grimer grossièrement. La seule chose qui puisse servir à l’identifier, c’est qu’il a de belles mains manucurées et qu’il porte à l’auriculaire un petit anneau serti d’une pierre qui est sans doute un diamant. On voit clairement qu’il est en train de remettre un document à Sandoval.

Grayson examina la photo avant d’objecter :

— Impossible de distinguer ce qui est écrit sur ce bout de papier.

— La troisième photo est celle d’un ordre de virement, dit Clay. Cinquante mille dollars à l’ordre de la société Larabella, domiciliée dans un paradis fiscal.

— J’ai procédé à quelques vérifications avant de venir, indiqua Paige. Le prénom de la mère de Sandoval était Lara. Je sais que Sandoval a récemment fait rénover son bar de fond en comble. Il y a fait installer de grands téléviseurs à écran plat, et il a remplacé les vieilles tables de billard par des neuves. Il l’a également équipé de tables et de chaises toutes neuves.

— Tout ça a dû lui coûter cher, en effet, dit Grayson. Comment le savez-vous ?

— Maria…

Elle s’interrompit, bouleversée par le destin tragique de cette femme, de son fils et de sa belle-fille.

— Maria et Elena savaient toutes deux que Sandoval avait menti au procès, reprit-elle. Pendant plusieurs années, elles ont guetté en vain tout signe pouvant indiquer qu’il avait touché une grosse somme. Comme elles étaient obligées de travailler sans cesse pour survivre, elles n’avaient pas le temps de le surveiller continuellement. Mais Elena est passée devant le bar il y a un mois, et elle a remarqué qu’il était entièrement refait à neuf. Elle a également constaté que Denny s’était offert une nouvelle voiture, bien plus luxueuse que la précédente.

— Elle est allée lui demander des explications ? s’enquit Grayson.

— Non, répondit Paige en se tournant vers Clay. Mais c’est ce jour-là, sans doute, qu’elle a échafaudé son plan.

— Elle a dragué Sandoval, murmura Clay.

— Eh oui… Quand Maria est venue me demander mon aide, il y a quelques semaines, elle m’a dit qu’elle craignait qu’Elena ne commette « un acte désespéré ». Sur le moment, j’ai cru qu’elle voulait dire qu’Elena avait l’intention de tuer Sandoval. Mais, bien au contraire, Elena s’est mise à lui faire les yeux doux. Je ne le savais pas, quand je suis allée visiter le bar.

— Vous y êtes allée ? demanda Grayson.

— Oui. Je voulais rencontrer Sandoval, voir quel genre d’homme c’était.

Elle s’interrompit et jeta un regard entendu à Grayson.

— Je voulais savoir si c’était un honnête homme, ajouta-t-elle.

— Et alors ? Quelle impression vous a-t-il faite ?

— Je l’ai trouvé glauque et crapuleux. Je lui ai dit que je venais de m’installer à Baltimore et que je cherchais un lieu de rencontre pour me faire des amis. Il m’a fait visiter son bar, puis son appartement à l’étage. Pour conclure la visite, il m’a proposé d’essayer son lit. En voilà un qui sait parler aux femmes ! Tout en finesse…

Les yeux de Grayson lancèrent des éclairs.

— A-t-il essayé d’aller plus loin ? demanda-t-il d’une voix indignée.

— Je lui ai très nettement dit non. Il a voulu passer outre… Je lui ai fait une clé au cou pour l’immobiliser…

Dans le regard de Grayson, elle vit le soulagement et l’admiration succéder à la colère. Et Paige se sentit étrangement revigorée par cette reconnaissance de ses aptitudes.

— Il n’a pas insisté, poursuivit-elle, et je ne suis jamais retournée dans son bar… Mais revenons à ce qui s’est passé aujourd’hui. Elena met la main sur ces fichiers, elle se fait tirer dessus dans sa voiture, elle me confie que ce sont des flics qui la poursuivaient, et elle est assassinée par un tireur embusqué avant de pouvoir m’en dire davantage. Et moi, qui suis la dernière personne à l’avoir vue vivante, je suis victime le jour même d’une tentative d’assassinat… Pendant que l’homme à qui elle a dérobé les fichiers se « suicide » dans sa chambre.

Elle se pencha vers Grayson et ajouta :

— Si ces photos sont authentiques, cela signifie forcément que l’arme du crime a été placée chez Ramon pour le piéger.

— Mince…, dit Grayson en se frottant les tempes.

Le silence tendu qui s’ensuivit fut rompu par Peabody, qui se mit à gronder. La porte s’entrouvrit et Lisa pointa la tête dans l’entrebâillement.

— Vous avez faim ? demanda-t-elle.

Grayson se leva brusquement.

— Oui ! répondit-il, visiblement content de cette interruption.

Il prit le plateau qu’avait apporté Lisa et le posa sur la table. Puis il jeta un regard dans le couloir et se mit à sourire avec une telle chaleur que Paige en fut fascinée.

— Holly ! s’écria-t-il. Tu es là, toi aussi !

Derrière Lisa, une jeune femme poussait un chariot abondamment garni de mets appétissants. Elle était plus petite que Lisa, qui, elle-même, n’était pas très grande. Ses cheveux étaient du même brun-roux que ceux de Lisa. Il s’agissait manifestement de sœurs.

Quand la jeune femme leva la tête pour saluer Grayson, elle lui rendit son sourire, et ce sourire était encore plus radieux que le sien. Elle approchait de la trentaine, et elle était visiblement atteinte de trisomie 21.

— Mais bien sûr, gros bêta, dit-elle tandis qu’ils s’enlaçaient affectueusement. Je travaille ici. Ça fait longtemps que tu n’es pas venu… Pourquoi ?

— J’avais du boulot, ma chérie, répondit-il en lui effleurant le menton. Moi aussi, je travaille.

— Eh ben, moi, j’ai eu une augmentation.

Elle écarquilla subitement les yeux.

— Oh ! mais c’est la dame de la télé…

Elle se détacha de Grayson pour regarder sous la table.

— Et son chien ! ajouta-t-elle, tout excitée.

Grayson la retint par le bras avant qu’elle se précipite sur Peabody pour le caresser.

— Pas si vite, ma chérie, dit-il. Paige et Clay, je vous présente ma sœur Holly. Holly, je te présente Paige et son ami Clay. Et le chien s’appelle Peabody.

Il se tourna vers Paige et demanda :

— Peabody est dangereux ?

Paige adressa un large sourire à Holly.

— Non. Vous savez qu’il faut toujours laisser un chien vous renifler la main ?

Holly hocha la tête et s’approcha de l’animal en tendant la main.

Paige murmura un ordre qui rendit Peabody tout doux.

— Il aime qu’on le gratte entre les oreilles, précisa-t-elle.

— C’est toi qui l’as dressé ? demanda Holly avant d’éclater de rire en voyant le chien se mettre sur le dos pour se faire frotter le ventre.

— Pas exactement, répondit Paige. Une de mes amies est dresseuse de chiens. Je l’aidais à nourrir ses pensionnaires quand elle devait s’absenter. C’est elle qui m’a donné Peabody.

— Pour ton anniversaire ?

— Non. Elle m’en a fait cadeau pour… Parce qu’une autre de mes amies est morte, et parce que j’étais triste et seule. J’avais peur. Grâce à Peabody, je me sens en sécurité.

— C’est triste, dit Holly en faisant la moue. Moi aussi, j’ai perdu un ami.

— Quand ça ? s’enquit Paige.

— Le mois dernier. Il avait le cœur fragile, et il est mort.

Grayson et Lisa échangèrent un regard peiné.

— Je suis vraiment désolée, Holly, dit Paige. Comment s’appelait-il ?

— Johnny. Il avait mon âge. Et ton amie, comment elle s’appelait ?

— Thea. Elle me manque beaucoup.

— Je sais, parce que mon ami me manque, à moi aussi.

Elle s’interrompit et fit une nouvelle moue.

— Je t’ai vue à la télé ce matin, dit-elle.

Paige tressaillit.

— Je suis désolée que tu aies vu cette pauvre femme mourir, fit-elle remarquer.

— Je n’ai pas regardé quand la dame est morte. J’ai éteint la télé.

— Tu as très bien fait.

— Je suis très maligne, dit Holly. Et j’ai un boulot.

— Et tu as même été augmentée, dit Paige en lui souriant. Félicitations.

— Merci, répondit Holly en hochant vigoureusement la tête. Je vous ai vue sauter. C’était… incroyable.

— J’avais vraiment peur, avoua Paige. Et la peur donne des ailes. Je n’avais jamais fait un tel saut.

— La dame de la télé a dit que vous faisiez du karaté.

— C’est vrai, dit Paige en devinant la question qui brûlait les lèvres de la jeune handicapée. Tu te demandes si tu peux faire du karaté, toi aussi ?

Holly haussa les épaules.

— Oh ! non, je ne pourrais pas… Je ne suis pas très bien co… coordonnée.

— Tu as des problèmes cardiaques ? demanda Paige.

Grayson et Lisa la regardèrent avec insistance, comme pour la mettre en garde. Paige avait déjà constaté des réactions similaires dans d’autres familles, qui surprotégeaient leurs enfants fragiles.

— Non, répondit Holly. J’en avais, mais on m’a opérée. J’ai une grande cicatrice. Mais je vais très bien, maintenant.

— Si ton médecin dit que tu vas bien, je pourrais t’apprendre le karaté.

Le regard de Holly s’alluma.

— C’est vrai ?

Grayson secoua vigoureusement la tête et articula un « non » silencieux.

— C’est vrai, n’en répondit pas moins Paige. Je vais te donner mon numéro de téléphone avant de partir. Tu peux m’appeler si tu es intéressée.

— Je suis très intéressée ! s’écria Holly en foudroyant Grayson du regard. Est-ce j’arriverai à sauter comme toi ?

— Non, lâcha Lisa, tu n’y arriveras pas.

Paige sourit à Holly en faisant mine de ne pas comprendre l’inquiétude de sa sœur aînée.

— Tu n’y arriveras pas comme moi, ce matin. Moi-même, je ne suis pas sûre de pouvoir refaire ce saut. J’espère même que je n’aurai jamais à le refaire ! Tu n’arriveras peut-être pas à sauter très loin, mais le karaté t’apprendra à avoir un meilleur équilibre… et plus de confiance en toi.

Elle jeta un coup d’œil en coin à Lisa.

— Ce qui ne peut pas être une mauvaise chose, ajouta-t-elle.

— Je suis contente que tu sois venue, dit Holly avant de regarder Clay d’un œil circonspect.

Il ne desserra pas les dents.

— Toi aussi, lui dit-elle poliment.

Puis elle se tourna vers Grayson et, redressant le menton d’un air de défi, lui dit :

— Ne dis pas non, Grayson. Je peux le faire. Je peux faire toutes sortes de choses.

Grayson gloussa, mais son rire avait quelque chose de crispé.

— Je sais que tu peux le faire, dit-il en lui embrassant le front. Il faut qu’on travaille, maintenant. Je viendrai te voir avant de partir.

— J’y compte bien, dit Holly.

Elle salua Paige d’un geste de la main et lança :

— Au revoir, Paige. Au revoir, Peabody.

Lisa posa son bras sur l’épaule de sa sœur, non sans jeter un regard inquiet à Grayson avant de s’éclipser. Grayson ferma la porte et se tourna vers Paige.

— Qu’est-ce qui vous a pris de lui proposer ça ? demanda-t-il d’une voix furieuse.

Paige soutint son regard et demanda à son tour :

— Sa condition physique lui interdit-elle tout exercice physique, même modéré, comme de monter un escalier ?

— Non, répondit Grayson d’une voix tendue. Elle est en bonne santé, et je tiens à ce qu’elle continue de l’être.

— Je vois bien que vous l’aimez de tout votre cœur, dit Paige. Mais c’est une adulte. Si un médecin certifie qu’elle est en bonne santé et si elle veut apprendre les rudiments du karaté, laissez-la donc apprendre.

— Il ne faut pas qu’on lui fasse de mal ! rétorqua-t-il. Vous savez très bien qu’elle ne peut pas faire de karaté !

Elle lui sourit cordialement.

— Ça, c’est vous qui le dites ! Mais, en fait, vous n’en savez rien.

La résolution de Grayson faiblit.

— C’est juste que… Elle a déjà souffert, dans ce genre de situation. Elle prenait des cours de danse et… les autres élèves se moquaient d’elle. Ça lui a porté un coup terrible. Nous ne laisserons jamais cette situation se reproduire, déclara-t-il d’un ton catégorique.

Paige comprenait l’inquiétude de Grayson, et son affection pour sa petite sœur lui alla droit au cœur. Mais elle ne renonça pas à le convaincre.

— J’ai déjà eu des élèves trisomiques. Je peux vous assurer que personne ne se moquait d’eux. Si elle veut apprendre, je peux lui enseigner.

Elle se leva avant de poursuivre :

— Mangeons tant que c’est chaud. Et dites-moi ce que vous me proposez pour résoudre mes problèmes. J’aimerais beaucoup donner des cours de karaté à Holly, tout comme je veux obtenir justice pour Elena et Ramon, mais je ne pourrai faire ni l’un ni l’autre si je meurs assassinée.