20

Jeudi 7 avril, 11 h 30

L’impatience de Silas ne cessait de croître. Il avait passé toute la matinée à surveiller la porte d’entrée de l’immeuble où logeait le commanditaire, attendant qu’il sorte au grand jour. Entre-temps, il avait vu Grayson Smith et sa copine détective entrer dans l’immeuble et en sortir une demi-heure plus tard.

Son index le démangeait. Il jeta un coup d’œil à son téléphone portable personnel. Cela faisait une heure qu’il essayait de joindre sa femme. Elle aurait dû le contacter depuis longtemps. Elle se trouvait peut-être dans un endroit d’où elle ne pouvait pas téléphoner. Dans un magasin, par exemple. Violet avait besoin de nouveaux vêtements. Et de tant d’autres choses…

L’appareil sonna enfin et il le plaqua précipitamment contre son oreille.

— Rose ! dit-il.

— Non, ce n’est pas Rose.

Silas sentit sa poitrine se contracter. Il ne parvenait plus à respirer.

— Non…, murmura-t-il.

— Mais si !

— Qu’avez-vous fait d’elle ?

— Ce qu’il fallait que je fasse. Dis bonjour à papa, ma chérie.

— Papa ? sanglota Violet. Où es-tu ? Maman est…

Elle ne put achever sa phrase.

— Violet ! s’écria Silas.

— A mon tour de causer, reprit le commanditaire. La petite Violet s’est endormie. Ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’un sédatif. Elle vivra… si vous coopérez. Je n’ai pas beaucoup apprécié ce petit accès de mauvaise humeur, en début de matinée, Silas.

— Ne touchez pas à mon enfant !

— C’est déjà fait.

— Salaud !

Silas sentit monter dans sa gorge un sanglot, furieux et désespéré.

— Espèce de monstre ! s’exclama-t-il.

— Mais, Silas, vous ne croyez quand même pas que… Non, j’ai simplement dû la maîtriser pour sortir avec elle de la chambre d’hôtel où vous l’aviez cachée. Je ne l’ai pas touchée… intimement. Ce n’est pas mon genre.

Silas inspira profondément et demanda :

— Que voulez-vous ?

— Ah, je préfère ça… Ce que je veux ? La mort de Smith et de la détective. Ensuite, je veux que vous veniez, sans arme.

— C’est ça que vous voulez échanger ? Ma vie contre celle de Rose et de Violet ?

— Oui. Enfin… Contre celle de Violet, en tout cas.

Le cœur de Silas s’arrêta littéralement de battre un instant.

— Rose ? murmura-t-il. Vous l’avez…

— Elle s’est bien défendue, dit le commanditaire d’un ton narquois. Vous pouvez en être fier. C’était une femme de flic exemplaire…

Silas était tétanisé, au point de ne plus pouvoir respirer.

Rose…

— Vous mentez, murmura-t-il.

— Vérifiez sur votre autre portable. Je viens de vous envoyer un message explicite.

Silas ouvrit son autre téléphone et sentit la bile lui monter à la gorge. Sur l’écran s’affichait une photo. Rose était étendue par terre, la tête baignant dans le sang.

— Je vais te tuer, fils de pute ! s’écria-t-il, aveuglé par la rage.

— Silas, ne jetez pas le bébé avec l’eau du bain, rétorqua le commanditaire d’une voix mielleuse. Je veux que vous liquidiez Smith et Holden. Et je veux que vous le fassiez au plus vite, avant qu’ils me causent plus de tracas. Aujourd’hui même.

— Et si ça prend plus longtemps ?

— Je vous donne jusqu’à minuit. Après… Il faudra prévoir l’achat d’un petit cercueil.

Pris d’une incontrôlable panique, Silas parvint cependant à demander :

— Comment les avez-vous trouvées ?

— Vous avez laissé Violet emporter sa poupée. Et moi, justement, j’ai visité sa chambre peu avant son départ. Je n’ai eu aucun mal à placer un mouchard électronique dans la poupée.

— Ne lui faites pas de mal, je vous en supplie, dit Silas en fermant les yeux.

— J’aime ça quand vous me suppliez. Mais ce que je préfère, c’est quand vous m’obéissez. Alors, Silas, il faut m’obéir, maintenant. C’est bien compris ?

La communication fut coupée et Silas resta figé un long moment, fixant le téléphone d’un œil hébété.

Je l’ai tuée. J’ai tué Rose.

Il n’avait jamais levé la main sur sa femme, mais il l’avait quand même tuée.

Mon bébé, ce salaud a enlevé mon bébé…

Il se prit le visage à deux mains. Sa décision était prise.

Désolé, Grayson, mais je n’ai pas le choix, cette fois.

Il n’avait encore jamais tué un ami. Aujourd’hui, ce serait la première fois.

Jeudi 7 avril, 11 h 45

Grayson et Paige trouvèrent Joseph sur le perron de la maison de ville, fixant Peabody d’un air méfiant au travers de la fenêtre de l’entrée. Le chien l’observait, lui aussi, d’un œil féroce, montrant les crocs.

A ce spectacle, Paige ne put s’empêcher de rire. Joseph, lui, ne trouvait pas ça drôle.

— Votre chien est une teigne, dit-il.

— Comment ça ? Mon chien est un amour, répliqua-t-elle. Il n’a pas l’air de vous trouver sympa, c’est tout.

Joseph plissa les yeux.

— Il me trouverait sympa si vous le lui ordonniez.

Elle haussa les épaules.

— Je lui dirai de vous trouver sympa quand je serai sûre que je vous trouve sympa.

Grayson était persuadé que c’était déjà le cas, mais qu’elle aimait bien asticoter Joseph. Ayant trois sœurs, Joseph avait l’habitude d’être taquiné par la gent féminine. Grayson savait d’ailleurs que son frère ne détestait pas ça, au fond. Il savait aussi que Joseph appréciait Paige. S’il n’avait pas été son frère, Grayson en aurait peut-être même été jaloux.

— Un de ces jours, vous regretterez de ne pas avoir été plus sympa avec moi, grommela Joseph.

Paige leva les yeux au ciel.

— Vous ne travaillez donc jamais ? demanda-t-elle.

— Ça m’arrive. Je devrais d’ailleurs être en train de bosser, en ce moment… Mais Roméo a besoin de moi pour veiller sur sa Juliette.

— Arrêtez de vous chamailler, intervint Grayson.

Joseph aurait dû, en effet, exercer son activité d’agent fédéral. Mais il avait été tellement secoué par la tentative d’attentat de la veille qu’il avait interrompu une mission importante pour prendre un congé de quelques jours — Judy l’avait appris à Grayson plus tôt dans la matinée.

Le chien de garde de Paige s’appelle Peabody, le mien se nomme Joseph.

Et il lui en savait gré. J’ai de la chance d’avoir un tel frère…

Grayson ouvrit la porte et entra à la suite des deux autres dans la maison, gratifiant Peabody d’une petite caresse au passage.

— Paige, dit-il, Joseph t’a apporté un cadeau. Le moins que tu puisses faire, c’est de convaincre Peabody que c’est un ami.

Joseph tendit à Paige un grand sac en papier. Elle regarda à l’intérieur, en sortit un gilet en Kevlar et le tint du bout des doigts d’un air perplexe.

— C’est ce que portent toutes les filles à la mode, cette année, dit-elle d’un ton sarcastique.

— C’est ce que devraient porter toutes les filles qui tiennent à la vie, corrigea Joseph. Je l’ai emprunté à une collègue. Essayez de ne pas le salir… Avec du sang, par exemple.

Paige reprit son sérieux.

— Merci, dit-elle. Et sachez que je n’ai pas dit à Peabody de se méfier de vous. Il s’habitue rapidement à la plupart des gens, vous savez ? Il doit y avoir quelque chose dans votre odeur qui lui fait peur.

— C’est lui qui a peur de moi ? s’étonna Joseph. Mais pourquoi ? J’aime les chiens, moi. Et les chiens m’aiment bien, en général.

— Il a peur pour moi, en fait, dit-elle en haussant les sourcils. Vous avez l’air si dangereux…

— C’est à cause de ma tête d’agent secret ? demanda Joseph avec un petit sourire narquois. On me dit tout le temps que j’ai l’air d’une terreur, d’un type taciturne et secret…

Paige lança un regard furieux à Grayson.

— Tu lui as répété ce que je t’ai dit hier ! lança-t-elle.

Grayson haussa les épaules.

— Il est de la famille, objecta-t-il doucement. Essaie le gilet pare-balles, s’il te plaît…

Elle lâcha un soupir mécontent mais monta à l’étage, le gilet à la main. Grayson la regarda s’éloigner, les yeux rivés sur son joli postérieur. Il se tourna vers Joseph et s’aperçut que son frère lorgnait dans la même direction. Grayson se racla la gorge.

— Ne t’inquiète pas, dit Joseph en souriant. Je l’ai vue descendre cet escalier ce matin, toute nue dans ta robe de chambre, et je n’ai même pas essayé de mater son décolleté. Je suis digne de confiance.

— Je sais bien, reconnut Grayson. Mais une terreur comme toi…

— Je sais, je sais, ricana Joseph. Ça les rend toutes folles de moi.

Il se tourna vers la fenêtre de l’entrée et demeura silencieux un long moment, observant la rue. Puis il expira lentement.

— Grayson, dit-il, je vois venir une femme habillée d’un tailleur vert pomme et perchée sur des talons aiguilles…

Grayson ne connaissait qu’une seule femme capable de porter des tailleurs vert pomme.

— Daphné ?

Il alla ouvrir la porte. C’était bien elle. Elle tenait d’une main un sac de teinturier contenant un costume et, de l’autre, un panier couvert d’un torchon.

— Que faites-vous là ? demanda-t-il.

— Je vous rapporte vos oripeaux, mon cher, répondit-elle d’une voix traînante.

Elle jeta un coup d’œil à Joseph et s’immobilisa.

— Je ne savais pas que vous aviez de la visite, ajouta-t-elle en détaillant Joseph avec curiosité.

Depuis le collège, Grayson était habitué à ce que les femmes jettent à Joseph des regards concupiscents. C’était toujours Joseph que les femmes préféraient. Sauf Paige… Cette pensée lui réchauffa le cœur.

— Il faut dire aussi que je ne vous attendais pas, dit Grayson. Laissez-moi vous présenter mon frère, Joseph Carter. Joseph, voici mon assistante, Daphné Montgomery.

Daphné étudia Joseph au travers des verres fins qui ornaient le bout de son nez.

— Je vous aurais très volontiers serré la main, mon cher, si j’avais eu les mains libres.

Elle tendit le costume fraîchement nettoyé à Grayson, qui alla le suspendre dans un placard pendant qu’elle serrait la main de Joseph.

— Je suis enchanté de vous rencontre, monsieur Carter, dit Daphné en lui posant le panier dans les bras. Tenez, ce sont des muffins aux graines de pavot, faits maison. Grayson en raffole, mais il y en aura pour tout le monde. Ça vous dérangerait de les poser quelque part dans la cuisine ?

Joseph s’exécuta, non sans jeter aux longues jambes de Daphné un regard furtif mais admiratif. Telle avait aussi été la première réaction de Grayson, la première fois qu’il l’avait vue portant une jupe courte. La rumeur voulait qu’elle ait été danseuse à Las Vegas — si c’était vrai, cela ne figurait pas dans son C.V.

Elle portait des tenues vestimentaires moins affriolantes les jours où elle devait se rendre au tribunal, privant Grayson de tout motif de se plaindre de ses tailleurs vert pomme ou réséda. Il avait fini par s’habituer, non sans quelque difficulté, aux couleurs criardes de ses vêtements.

— Votre frère n’est pas bien bavard, fit-elle remarquer quand ils se retrouvèrent seuls.

Grayson ne put s’empêcher de rire.

— Je dois admettre que vous m’avez manqué, dit-il.

— C’est normal, mon cher, répliqua-t-elle d’un ton narquois. Grâce à moi, vous débordez de gaieté.

Il redevint sérieux.

— Vous n’êtes pas venue jusqu’ici simplement pour m’apporter mon costume. Il y a un problème ?

— Stevie m’ayant dit qu’elle devait vous retrouver ici, j’ai pensé que je pourrais vous mettre la main dessus. Vous ne tenez pas en place, ces derniers jours.

Elle sortit une petite enveloppe de son sac à main et ajouta :

— Voici un message, à vous remettre en mains propres. De la part de Mel, le gars qui travaille dans la télé par câble…

Grayson ouvrit de grands yeux.

— Le petit ami de Brittany ? s’étonna-t-il. Qu’y a-t-il là-dedans ?

— Mes yeux ne sont pas des rayons X, Grayson. Ouvrez-le, vous verrez bien.

Grayson leva les yeux et vit Joseph adossé au chambranle de la porte de la cuisine, en train de les regarder avec curiosité. Il tenait à la main un demi-muffin. L’autre moitié était dans sa bouche.

Grayson déchira l’enveloppe et en sortit une petite clé.

— Une clé de coffre bancaire, dit-il. Pas de lettre… Qu’a-t-il dit, ce Mel ?

— Pas grand-chose. Selon lui, Brittany l’a appelé, lui a dit où trouver la clé, et lui a demandé de vous l’apporter et de la remettre contre reçu à quelqu’un de votre bureau.

— Et vous avez signé ? demanda Joseph.

Elle hocha la tête.

— Oui. Mel n’avait pas l’air très content du rôle qu’on lui faisait jouer. Il avait les traits tirés. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Je lui ai demandé où était partie Brittany… Il m’a répondu qu’il avait passé la nuit à rouler dans la ville pour la chercher, sans trouver trace d’elle.

— Elle se planque, dit Grayson. A quelle heure a-t-elle appelé Mel ?

— Juste après l’explosion de votre voiture. A sa place, j’aurais la trouille, en effet. Surtout avec un gosse sur les bras.

— Il me va, dit Paige en faisant craquer les marches sous ses pas. Mais il limite sérieusement mes choix en matière d’habillement.

Elle arriva au bas de l’escalier, les mains collées sur l’échancrure de sa chemise, qui laissait apparaître le haut du gilet pare-balles. Elle ouvrit de grands yeux.

— Vous devez être Daphné, dit-elle en lui tendant la main. Je suis ravie de vous rencontrer enfin.

Daphné lui serra vigoureusement la main.

— Ça fait plaisir de rencontrer la femme qui a réussi à faire prendre des vacances à ce bourreau de travail, dit-elle. Je trouve les moyens employés un peu rudes, mais c’est le résultat qui compte…

Paige éclata de rire avant de jeter un coup d’œil à Joseph et de lui lancer d’un ton narquois :

— Elle, elle est sympa.

On frappa à la porte d’entrée et Daphné pivota pour regarder par la fenêtre de l’entrée et voir qui était le visiteur.

— C’est Stevie, annonça-t-elle.

— Elle est venue pour prendre le registre bancaire de Crystal et la médaille, expliqua Grayson.

Daphné ouvrit la porte.

— Entrez, ma chère, dit-elle. Vous avez vraiment une mine affreuse, aujourd’hui.

— Merci, vous êtes vraiment un amour, marmonna Stevie.

Daphné haussa les épaules.

— Je dis ce que je pense, voilà tout, marmonna-t-elle.

Stevie aperçut Paige et lui tendit un sac à glissière.

— De la part de ma sœur Izzy… Quelques produits de beauté, dit-elle.

Paige s’empara du sac comme s’il contenait un trésor.

— Merci, dit-elle. Sans maquillage, je me sens toute nue.

Joseph se racla la gorge et Grayson lui jeta un regard noir avant de se tourner vers Stevie.

— Vous n’avez pas trouvé Silas, je présume, dit-il.

Les yeux empreints d’une profonde inquiétude, elle secoua la tête.

— On a lancé un avis de recherche, répondit-elle. Avec pour consigne aux collègues de ne l’approcher qu’avec la plus grande prudence, comme pour n’importe quel criminel armé et dangereux. Rose ne répond pas au téléphone. J’espère que vous avez de meilleures nouvelles à m’annoncer.

Grayson et Paige échangèrent un regard.

— Non, malheureusement, répondit Grayson.

— Ce serait plutôt le contraire, précisa Paige en soupirant.

— Dites-moi tout, leur demanda Stevie en s’asseyant d’un air las à la table du salon. Je vous écoute.

Grayson, Paige et Daphné s’assirent à leur tour. Joseph resta dans l’embrasure de la porte de la cuisine et les écouta raconter leur visite au bureau de Reba. Ils lui dirent ce qu’ils avaient appris ensuite sur le programme MAC, et sur le fait que Crystal avait bien été l’un des enfants invités au domaine des McCloud en 1998.

— Il lui est arrivé quelque chose là-bas, dit Paige. Quelque chose qui l’a incitée à revenir huit ans plus tard, avec l’intention de se faire « un paquet de fric ». Il est difficile de ne pas imaginer le pire…

— C’est dégoûtant, commenta Daphné. Et terrifiant.

— Mais ce genre de choses arrive, dit Stevie d’une voix accablée. Trop souvent, même.

— Je veux qu’on accède aux archives du programme MAC, dit Grayson. Sans plaignante, notre seul espoir réside dans la possibilité qu’il y ait eu une autre victime qui se décide à témoigner.

— Vous partez du fait que Crystal a été agressée sexuellement quand elle était gamine, objecta Joseph. Mais on n’en a aucune certitude.

— Il faut quand même qu’on découvre qui l’a tuée, fit remarquer Grayson. Pour l’instant, le principal suspect reste Rex, mais, avec le peu d’indices dont on dispose à cette heure, je n’arriverai jamais à convaincre un jury de le mettre en accusation. Vu le temps qui s’est écoulé depuis les faits, je ne m’attends pas à ce qu’il subsiste des preuves matérielles. Ce dont j’ai besoin, c’est d’un témoin qui n’était ni défoncé ni bourré la nuit de la fête… Un témoin qui aurait vu Rex émerger de la cabane du jardinier, une cisaille ensanglantée à la main… Mais un tel témoignage est hautement improbable.

Joseph montra la clé du doigt.

— La sœur doit en savoir plus, dit-il. Brittany…

— Elle fait également l’objet d’un avis de recherche, ainsi que son gosse, intervint Stevie. Si elle circule en voiture, elle doit n’emprunter que des petites routes. En tout cas, elle n’a pas franchi une seule barrière de péage.

— Elle ne s’est pas non plus servie de sa carte de paiement, fit remarquer Paige.

Les autres la regardèrent avec étonnement et elle ajouta :

— Eh bien, quoi ? Ces transactions ne sont pas difficiles à surveiller. Si elle avait utilisé sa carte bancaire pour faire un achat, un signal sur mon portable me l’aurait indiqué.

— Elle se terre, dit Daphné. Elle a sans doute peur d’être victime d’un assassinat, sachant qu’elle a affaire à des gens qui n’hésitent pas à faire sauter des voitures. Dommage qu’on ne sache pas dans quelle banque se trouve son coffre.

— Nous le savons peut-être, dit Grayson.

Il alla chercher dans son coffre-fort l’enveloppe que Brittany lui avait remise la veille.

— Crystal avait un compte au nom de Brittany, et nous savons que Brittany l’utilisait encore il y a six mois. Le coffre se trouve peut-être dans cette banque.

— Dans ce cas, il nous faudra un mandat du tribunal pour y accéder, dit Stevie en se tournant vers Daphné.

— Rédigez-le, ma chère. Je demanderai à un juge de le signer.

— Il nous faudrait un autre mandat pour accéder aux données bancaires de Brittany, dit Grayson. Je voulais en demander un hier soir, mais j’ai oublié, avec tout ce qui s’est passé entre-temps…

— Je peux voir cette clé ? demanda Paige.

Grayson la lui tendit et elle l’examina à la lumière.

— Tu te souviens que le ruban de la médaille semblait avoir enrobé une clé ? Je te parie que les traces correspondent à cette clé. Brittany les conservait ensemble. Elle a délibérément gardé la clé quand elle nous a remis la médaille.

— Je me demande bien ce qu’elle manigance, celle-là, dit Stevie d’une voix songeuse.

— Raison de plus pour en savoir plus sur la fondation McCloud et ses œuvres de bienfaisance, dit Grayson. Brittany nous a baratinés, et pourtant elle nous a remis la médaille. Elle devait bien avoir une raison…

— Je peux accompagner Paige dans le bureau de Reba et me faire passer pour sa mécène, suggéra Daphné.

Tous les regards se tournèrent vers elle et, pendant un moment, il y eut un silence pesant. Grayson ne savait pas comment accueillir cette proposition.

— Daphné, c’est très gentil à vous, mais… euh… vous êtes un peu trop… mémorable. Si quelqu’un vous a déjà vue au tribunal, votre rôle de mécène ne tiendra pas une seconde.

— Mémorable ? C’est gentil, ça, dit Daphné avec un sourire crispé.

Elle ramassa l’énorme sac à main orange qu’elle avait posé à ses pieds et prit congé de la compagnie.

— A plus tard, dit-elle. Non, ne vous levez pas… Je connais le chemin.

Grayson grimaça lorsqu’il entendit la porte d’entrée claquer derrière elle.

— Je crois que je l’ai vexée, soupira-t-il.

Paige lui claqua le bras et dit avec une pointe d’aigreur :

— Sans blague ?

— Mais c’est pourtant vrai qu’elle est mémorable, se défendit Grayson en se frottant le bras. Tu m’as fait mal !

— Aucune femme n’aimerait qu’on la traite de « mémorable », fit remarquer Joseph, réprobateur.

Stevie adressa un regard sévère à Grayson.

— Il va falloir que tu rattrapes le coup, dit-elle. Ne me demande pas comment. Débrouille-toi tout seul, cette fois.

— Super, soupira Grayson.

Il fixa brièvement la porte d’un air morose avant de déclarer :

— Je trouverai bien un moyen de me rabibocher avec elle. En attendant, comment allons-nous procéder à propos de Reba McCloud et des archives du programme MAC ?

— Le mieux serait d’infiltrer la fondation, répondit Stevie, mais ça prendra du temps.

— Combien de temps ? demanda Joseph.

— Pourquoi me demandez-vous ça ? dit Stevie. Vous avez une meilleure idée ?

— Oui, mais elle est encore vague. Et pas forcément efficace.

— Tu le ferais ? demanda Grayson en le regardant droit dans les yeux. Tu jouerais le rôle du mécène ?

— Si personne d’autre ne peut le faire… J’ai ce qu’il faut sur mon compte bancaire pour que Reba trouve la proposition plausible. Et ma sœur est censée être l’une des premières handicapées à bénéficier des cours que Paige propose d’organiser. Je pourrais faire un mécène présentable.

— Sauf si Reba se renseigne sur votre métier, objecta Paige. Le mot « FBI » ne manquera pas de la faire tiquer… Mais je vous promets que je vous taperai un peu de fric quand je créerai ma véritable école d’arts martiaux.

Joseph fronça les sourcils.

— Je croyais que ce n’était qu’une ruse, dit-il.

— Non, j’ai vraiment l’intention de mettre en œuvre le projet dont j’ai parlé à Reba.

Elle se tourna vers Stevie et lui demanda :

— Combien de temps vous faudrait-il pour faire infiltrer la fondation McCloud ?

— Un peu plus de vingt-quatre heures.

Grayson hocha la tête.

— Alors, fais-le, dit-il. S’il te plaît.

— Je m’en occuperai dès mon retour au bureau. En attendant, Kapansky est en haut de ma liste, puisqu’il est le principal lien avec les gens qui ont commandité l’attentat d’hier.

— S’il est encore vivant, fit remarquer Paige. Silas l’a peut-être tué.

— Vu tout le sang qu’il a perdu, Kapansky est presque certainement mort, reconnut Stevie. Si, par miracle, il a survécu, il a eu besoin de soins médicaux intensifs. Or j’ai vérifié : il n’a été localisé dans aucun des hôpitaux de la région. J’ai fouillé son appartement. Et je n’ai trouvé aucune trace de relevés bancaires.

— Trouver son argent pourrait prendre du temps, dit Grayson. Les anciens détenus sont nombreux à ouvrir des comptes au nom d’un proche, pour éviter la surveillance et les saisies.

— On se renseigne sur ses proches parents. On a retrouvé sa mère, mais elle refuse de coopérer.

— Qui a été l’interroger ? demanda Grayson.

— Morton et Bashears.

Paige leva les yeux au ciel.

— Super, marmonna-t-elle. Alors qu’il y a de fortes chances pour qu’ils soient dans le coup…

— Je ne crois pas, objecta Stevie. Bashears avait l’intention de déclarer publiquement que la mort de Sandoval n’était pas due à un suicide. On lui a fait savoir en haut lieu que s’il en parlait, il perdrait sa retraite. Je ne sais pas si cette menace est vraiment plausible, mais elle a suffi à l’intimider. Evidemment, comme je n’aurais jamais cru que Silas pouvait être impliqué, mon avis n’est pas forcément très fiable.

— Ne culpabilise pas, Stevie, dit Grayson.

— Que je me sente coupable ou pas, la police des polices va me tomber dessus, dit-elle avec amertume. Hyatt me croit quand je lui ai dit que je n’étais pas au courant des activités de Silas, mais, avec eux, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Et ton chef, Grayson ? Il savait que Muñoz était innocent. Il est mouillé jusqu’au cou.

Grayson leur parla alors de la recherche qu’il avait effectuée sur les procès où Anderson et Bond étaient de connivence.

— Il faut que je le dénonce, mais à qui ? Je sois être sûr de mon coup.

— Tu crois que ses supérieurs sont au courant ? demanda Joseph, qui venait de s’asseoir sur la chaise que Daphné avait occupée.

— Je ne sais pas. Et, en attendant de le savoir, je préfère être certain de m’adresser à quelqu’un d’intègre. Si je le dénonce officiellement, il en sera sans doute informé très rapidement, et ça lui donnera le temps de faire disparaître tout ce qui peut l’incriminer.

— Y compris des témoins gênants ? demanda Joseph.

— Peut-être. Il se pourrait bien que ce soit lui qui ait commandité l’attentat de la nuit dernière. Il y a même une possibilité que ce soit lui, l’homme qu’on voit sur une photo en train de soudoyer Sandoval.

Il fit une petite grimace avant d’ajouter :

— Il faut que je mange quelque chose. J’ai l’estomac dans les talons, depuis qu’on est revenus.

— J’ai acheté de quoi confectionner des sandwichs, dit Joseph.

— Merci, dit Grayson. Merci pour tout, mon vieux.

Joseph haussa les épaules.

— Pour l’instant, je n’ai encore rien fait, fit-il remarquer avec modestie.

— A part remplacer nos portables et nos ordis et nous trouver une voiture, dit Paige en tirant sur le col de son gilet en Kevlar. Sans parler de ma nouvelle gaine, si seyante. Vous avez été précieux, Joseph. Je sais combien votre métier est important pour vous, et je vous suis très reconnaissante d’avoir pris le temps de nous aider. Merci.

— Il faudra quand même me restituer les cartes wi-fi intraçables ! dit Joseph, visiblement gêné par ces compliments. Je vais chercher la viande et le pain.

— Il faut que je file, dit Stevie en se levant. J’ai du pain sur la planche.

— Il faut que vous mangiez un morceau, Stevie, déclara Joseph. Vous avez réellement une mine affreuse. On dirait que vous n’avez pas dormi depuis avant-hier.

— C’est vrai, mais c’est aussi leur cas, répondit-elle en désignant Grayson et Paige.

— Oui, mais eux, ils ont fait l’amour toute la nuit ! s’exclama Joseph, faisant sursauter Paige. Le sexe est régénérant. Nous autres, qui en sommes privés, il faut que nous mangions pour rester en vie.

Stevie éclata de rire, et Grayson comprit que c’était le but recherché par Joseph.

— Je vais me faire moi-même un sandwich à emporter, dit-elle. Il faut que je retourne au bureau préparer notre intrusion dans le cercle rapproché de Reba.

Jeudi 7 avril, 12 h 55

Silas était embusqué, prêt à tirer. Mais ses paumes étaient moites.

Ils savent que c’est moi.

Ses ex-collègues avaient lancé un mandat d’arrêt contre lui.

Comme si j’étais un criminel ordinaire.

Mais n’était-ce pas précisément ce qu’il était ?

Perché sur le toit de la maison faisant face à celle de Grayson Smith, il balaya la rue du regard. Les vieilles maisons de Baltimore avaient un avantage : leur façade en brique débordait du toit, facilitant la planque. Celle que Silas avait choisie était plus haute que les deux bâtiments adjacents. Ainsi posté, personne ne pouvait le voir, ni de la rue ni des autres bâtiments.

Chose importante, le toit était noir, ce qui lui permettait d’autant plus de se fondre dans le décor, au cas où les flics se serviraient d’un hélicoptère pour le repérer, ce qui était parfaitement possible.

Il faut que je sois prêt à toutes les éventualités.

Il fallait aussi qu’il soit patient. La maison de Grayson présentait l’avantage de ne pas abriter de garage. Smith et Holden étaient donc obligés de sortir dans la rue, tôt ou tard, pour prendre leur voiture.

Le plus tôt sera le mieux…

Ils se trouvaient dans la maison, en compagnie d’un autre homme. Il était grand, mais pas autant que Grayson. Les larges épaules de ce dernier faisaient de lui une cible facile à viser. A cette distance, Silas n’aurait aucun mal à atteindre la région du cœur. Mais l’autre type se trouvait entre lui et la fenêtre, et Silas ne pouvait ajuster sa visée.

Au travers des deux fenêtres du rez-de-chaussée, de part et d’autre de la porte d’entrée, il pouvait voir ce qui se passait dans la maison. Il lui suffisait d’avoir l’une de ses deux cibles — Holden ou Smith — dans sa ligne de mire. Une fois qu’il en aurait abattu un, l’autre se précipiterait au secours de son amant. Telle est la nature humaine.

Il lui faudrait également tuer l’autre type, car il ne devait laisser personne appeler la police. Silas ne pouvait pas se permettre de se faire arrêter. Il fallait qu’il puisse s’échapper. Et qu’il fasse payer le commanditaire. Car il n’avait aucune intention d’échanger sa vie contre celle de Violet. Il comptait tuer ce salopard et sauver sa fillette. Ou mourir en essayant.

Essayer ne suffit pas…

Il la sauverait. Et ensuite, ils s’enfuiraient tous les deux, au loin. Et ils surmonteraient la mort de Rose.

Pardonne-moi, Rose.

Il allait falloir qu’il récupère le corps de son épouse. Qu’il l’enterre. Qu’il fasse son deuil. Mais le deuil était un luxe qu’il ne pouvait pas encore se permettre. Pour l’heure, il fallait attendre, le doigt sur la détente. Dès que Grayson ou Paige passerait devant l’une des fenêtres, il ferait feu.

Il importait que ses balles soient mortelles, aussi. Qu’il tire pour tuer. Mais cela, ce n’était pas un problème. Il était tireur d’élite, et il avait déjà tué tant de fois…

Mais la sueur lui poissait les mains et son corps tremblait. Il imagina que Stevie avait trouvé son coffre et, dedans, le registre bancaire et les pistolets. Grâce à l’expertise balistique, elle allait pouvoir clore de nombreuses affaires jamais résolues, et procurer soulagement et tranquillité d’esprit à des familles endeuillées.

Il espérait que la carrière de son ex-partenaire ne pâtirait pas des forfaits qu’il avait commis. Ce serait vraiment injuste, puisque Stevie était la meilleure policière qu’il ait jamais rencontrée.

Bien meilleure que moi…

Elle ne méritait pas ça, en tout cas. Pas plus que Smith ne méritait de mourir. C’était un excellent procureur. Son seul tort avait été de s’attirer le ressentiment de Charlie Anderson. Anderson avait toujours voulu se débarrasser de lui.

Dommage aussi pour Grayson qu’il ait eu ce talon d’Achille… Ce n’était pas sa faute, si son père avait été un tueur en série de la pire espèce.

Nous avons tous nos points faibles. Le mien s’appelait Cherri. J’aurais donné ma vie pour elle.

Et Silas se dit que cela pourrait bientôt être le cas, en effet.

Jeudi 7 avril, 13 h 05

— Et maintenant ? demanda Paige en nettoyant les miettes de leur frugal repas.

Stevie était partie travailler, et il ne restait plus autour de la table que Grayson, elle et Joseph, lequel ne semblait pas vouloir les quitter. A bien l’observer, Paige s’était dit qu’il avait été fortement troublé par le fait qu’ils aient frôlé la mort. Même s’il n’était pas du même sang, il adorait son frère et craignait pour sa vie.

Cela la toucha beaucoup, et elle décida que Joseph méritait vraiment toute sa sympathie.

— Je vais demander un rendez-vous à Charlie Anderson, dit Grayson.

— Quoi ! éclata Joseph. Mais tu as dit que tu ne voulais pas lui mettre la puce à l’oreille…

— Ce n’est pas mon intention. Je vais essayer de le soudoyer. Il m’a menacé de rendre mon secret public si je n’arrêtais pas d’enquêter sur l’affaire Muñoz. Il ne sait pas que je l’ai révélé, depuis, à toutes les personnes qui comptent à mes yeux. Je vais profiter de l’explosion de la nuit dernière pour lui dire que j’ai changé d’avis. Et je lui offrirai de l’argent contre son silence. S’il accepte, j’aurai la preuve qu’il est corrompu.

La réaction initiale de Paige fut identique à celle de Joseph, mais c’est avec plus de calme qu’elle objecta :

— Et s’il se sert de cette offre pour t’accuser toi-même de corruption ? Lui aussi aurait une preuve.

— J’y ai pensé, dit Grayson sans se démonter. Je vais demander à Stevie de faire venir Hyatt au rendez-vous, avant l’arrivée d’Anderson. Au préalable, je vais leur dire à tous deux la vérité sur mon nom et mon père.

Il haussa les épaules et ajouta :

— De toute façon, ce n’est plus vraiment un secret. Tout le monde est au courant.

— Et si Anderson tente de te tuer ? demanda Joseph, qui avait pâli.

— C’est un risque à prendre. Il faut que je sache, Joseph.

— Laisse-moi au moins venir avec toi pour te couvrir, dit Joseph.

— D’accord, mais je veux régler ça cet après-midi. Sinon, s’il apprend que j’ai vu Reba, ma décision de me plier à ses exigences ne sera pas crédible. Je veux aussi lui parler de l’attentat et observer son visage à ce moment-là.

— Pour voir s’il ment ? demanda Paige.

— Je crois que j’arriverai à m’en rendre compte. En tout cas, c’est à tenter.

— Tu seras équipé d’un micro caché, dit Joseph. C’est indispensable.

— D’accord, mais il faut que tu me le trouves, ce micro.

Ils entrèrent ensuite dans les détails techniques, si absorbés par leur conversation qu’ils sursautèrent en entendant frapper à la porte. Sans quitter sa chaise, Grayson se pencha pour regarder de loin par la fenêtre de l’entrée.

— Tu attendais la visite d’une femme ? demanda-t-il à Joseph.

— Non. Reste là. Je vais voir qui c’est.

Joseph entrouvrit la porte d’entrée et demanda :

— Oui ?

— Je voudrais parler à Paige Holden, dit la femme d’une voix distinguée.

— Puis-je vous demander à quel sujet ? demanda Joseph.

Paige remarqua que sa voix avait changé. D’ordinaire grave et abrupte, elle était devenue douce et onctueuse. Cela ne manqua pas d’intriguer Paige.

— J’ai une proposition commerciale à lui faire, répondit l’inconnue. Puis-je entrer ?

— Mais certainement, répondit Joseph.

La femme fit son entrée dans le salon, chaussée d’escarpins de prix et vêtue d’une robe encore plus luxueuse. Elle était élégante et ses cheveux blonds et soyeux étaient, comme ceux de Reba, coiffés en un chignon banane.

Elles sont toutes les deux aussi bon chic bon genre, songea Paige, avant de comprendre qui était l’inconnue. N’en croyant pas ses yeux, elle dut réprimer un fou rire. Grayson n’avait toujours pas identifié la visiteuse qui lui faisait face. Joseph referma la porte d’entrée, sans ôter ses yeux de la belle dame.

— C’est moi, Paige Holden… Et vous, vous êtes… ? demanda Paige, jouant le jeu.

La femme la gratifia d’un large sourire.

— Il paraît que vous cherchez un mécène pour financer un projet associatif, dit-elle.

Grayson se leva lentement.

— Comment le savez-vous ? demanda-t-il sans cacher sa surprise.

— C’est Reba qui m’en a parlé. Elle m’a donné quelques détails, mais j’aimerais en savoir plus sur ce projet.

— Grayson, gloussa Paige, regarde-la de plus près.

Il se pencha vers la femme et resta bouche bée.

— Daphné ! s’exclama-t-il.

Daphné lui sourit. Ce n’était pas le sourire chaleureux et naturel que Paige lui connaissait, mais un sourire contenu et subtil. Cette Daphné était une excellente comédienne.

Paige se leva et tourna autour de Daphné. Elle désigna sa robe et demanda :

— McQueen ?

— Oui, répondit Daphné d’un ton modeste. Vous avez l’œil.

— J’ai des goûts de luxe mais, malheureusement, je n’ai pas les moyens de mes envies, dit-elle.

Elle se rapprocha de Daphné pour examiner son maquillage impeccable.

— Vous avez l’air d’avoir dix ans de moins, comme ça, dit-elle. Comment faites-vous ?

— Elle s’arrange pour faire dix ans de plus que son âge en temps ordinaire, plaisanta Joseph.

Daphné le considéra un instant avant de lui répondre :

— Vous aussi, vous avez l’œil.

— Mais pourquoi ? demanda Paige. Pourquoi faites-vous exprès de vous vieillir tous les jours ?

Grayson se laissa tomber sur sa chaise.

— C’est Ford qui vous a faite belle comme ça, hein ? demanda-t-il. Le maquillage, la coiffure…

— C’est qui, Ford ? s’enquit Joseph.

— Mon fils, répondit Daphné.

Elle conservait son maintien de grande dame et sa dignité.

— Il a dix-neuf ans, précisa-t-elle.

— Ah bon ? lâcha Paige tout en se livrant à un rapide calcul mental. Vous avez quoi… ? Trente-cinq ans ?

— A peu près, murmura Daphné. J’étais à deux semaines de mon seizième anniversaire quand il est né. Si vous l’aviez su, Grayson, qu’auriez-vous pensé de moi ?

— Ça n’aurait rien changé à mon opinion sur vous, répondit ce dernier. Je vous en aurai même appréciée davantage. Une jeune mère qui a élevé son fils pour qu’il devienne un gentil jeune homme, ça force l’admiration… Je suis un peu vexé que vous ayez pu penser un instant que je serais offusqué…

— Vous, peut-être pas… Mais ce n’est pas le cas de tout le monde, croyez-moi. Quand ils apprennent que j’ai eu un enfant si tôt, beaucoup de gens ont des doutes sur mon sens des responsabilités et mes capacités à prendre des décisions. Ils pensent que je suis frivole. Et idiote. Et agaçante…

— Ce n’est pas mon cas ! protesta Grayson.

— Vous ne pensez pas que je suis agaçante ? demanda Daphné d’un ton dubitatif.

— Un peu, c’est vrai, avoua Grayson. Mais seulement quand vous me maternez, comme si j’étais un gosse. Et parce que vous avez longtemps persisté à faire des tartes aux pêches. Et que votre coiffure attire les abeilles…

— Elles sont bonnes, ces tartes aux pêches ? demanda Joseph.

— On n’en trouve pas de meilleure à Riverdale, en Virginie-Occidentale, répliqua Daphné. Je suis désolée, Grayson, je n’aurais pas dû supposer que vous me mépriseriez… Mais c’est parce que d’autres gens ne s’en sont pas privés.

— Dites-moi tout, intervint Paige. Où avez-vous trouvé ces vêtements de luxe ?

— Ils sont à moi. Ce sont ceux que je portais dans une autre vie, avant d’entrer dans la magistrature. J’ai été mariée. Et puis j’ai divorcé. Un mari volage, une secrétaire plus jeune… Toujours la même histoire : on croit que ça n’arrive qu’aux autres… Et puis ça vous tombe dessus.

— Ah ! le cochon, dit Paige d’un ton méprisant.

Daphné esquissa un sourire.

— Cela résume bien le personnage, en effet. Il voulait l’épouse idéale. J’ai tout fait pour l’être. Je me suis effacée pendant de longues années pour lui plaire. Après le divorce, je suis redevenue moi-même. Avec ma coiffure qui attire les abeilles, et tout le reste… La femme que vous avez sous les yeux n’est qu’un masque, celui que je portais quand j’étais l’archétype de l’épouse bourgeoise, distante et guindée. Mais je ne suis pas du tout comme ça, en fait… Je suis telle que vous m’avez vue tout à l’heure.

— Je vous préfère au naturel, dit Paige. Mais j’aimerais quand même emprunter quelques frusques à l’archétype de l’épouse bourgeoise.

Daphné éclata d’un rire franc et sincère.

— Quand vous voudrez, ma belle. J’en ai plein mes placards, des vêtements que je ne porte plus depuis des années. Et encore, j’en ai déjà donné la plus grande partie à des œuvres caritatives.

— Vous avez vraiment parlé à Reba ? demanda Grayson. Ou c’était pour nous mystifier ?

— Je suis allée la voir et elle a daigné me recevoir. Elle a vérifié mes capacités financières et mon statut social, et je crois qu’elle a trouvé en moi une mécène tout à fait digne de confiance.

— Mais comment avez-vous fait pour la séduire ? demanda Paige.

Daphné lui adressa un clin d’œil.

— Parce que je suis riche, ma poule, répondit-elle d’une voix exempte de toute intonation patricienne. Pleine aux as.

— Vous avez soutiré une grosse pension alimentaire au don Juan des secrétaires ? demanda Paige. Toutes mes félicitations !

— Paige, nous avons rendez-vous avec Reba dans trois quarts d’heure, dit Daphné. Vous comptez y aller habillée comme ça ? On voit votre gilet pare-balles…

— Pas question que tu l’enlèves, protesta Grayson. Et pas question que tu y ailles sans moi.

— Reba n’avait pas l’air de t’apprécier beaucoup, objecta Paige. Tu cherches à nuire à la réputation de sa famille.

— J’irai, moi, suggéra Joseph.

— Non, dit Paige. Vous, vous devez couvrir Grayson pendant sa rencontre avec Anderson.

Elle caressa furtivement le front de Grayson et ajouta :

— Je n’irai nulle part toute seule. Promets-moi d’en faire autant.

Il se tourna vers elle et déposa un baiser sur sa joue.

— C’est promis, murmura-t-il.

— Rencontrer Anderson ? C’est quoi, ce plan foireux ? demanda Daphné en fronçant les sourcils.

— Pas si foireux, fit remarquer Joseph. Dis-lui de te retrouver chez Giuseppe.

— C’est qui, ce Giuseppe ? demanda en chuchotant Daphné à Paige.

— C’est un restaurant italien, répondit Paige. On y sert d’excellentes pâtes à la carbonara.

— Je ne veux pas mettre en danger Giuseppe et sa famille, dit Grayson à Joseph.

— Ne t’en fais pas pour ça, répliqua Joseph. J’ai utilisé cet endroit plusieurs fois. Et Giuseppe est… Disons qu’il n’a rien contre.

Il n’en dit pas plus et Paige, bien que curieuse d’en savoir davantage, se garda bien de demander plus de précisions sur le rôle de Giuseppe et ses rapports avec le FBI.

— Je vais appeler Anderson, dit Grayson. Je vais aussi appeler Stevie pour la prévenir qu’on n’a plus besoin d’infiltrer la fondation McCloud.

— Je vais demander à Clay de venir avec moi, dit Paige. Il pourrait jouer le rôle du garde du corps de Daphné. Comme il fait parfois dans la protection rapprochée, ce sera plausible. Et c’est le genre de choses dont il se charge à merveille.

Elle vit que Grayson n’était pas convaincu et redressa la tête pour lui embrasser la joue.

— Ne t’en fais pas. Tout va bien se passer. Va téléphoner.

Elle le regarda s’éloigner avant d’appeler Clay. Il se montra un peu réticent, comme à son habitude, surtout quand elle lui apprit que Grayson allait rencontrer Anderson. Mais il finit par accepter d’accompagner Paige chez Reba.

— Mon associé arrive, dit-elle à Daphné. Il sera là dans une vingtaine de minutes. En l’attendant, je propose que nous préparions l’entretien avec Reba. Il faut que vous lui parliez du programme MAC.

— Je peux être très curieuse, quand il le faut, dit Daphné. Quel est notre but ?

— Je veux connaître les noms des enfants ayant bénéficié de MAC, l’année de leur participation à ce programme, et l’école qu’ils fréquentaient, pour qu’on tente de les retrouver. Et puis je veux des photos de groupe. Le programme a duré seize ans et une douzaine d’enfants étaient invités chaque année. Ça fait beaucoup de victimes potentielles. Ensuite, on pourra se pencher sur les similitudes, les coïncidences troublantes, les indices concordants…

— Vous partez toujours du principe que Crystal a été agressée sexuellement, dit Joseph. Mais on ne peut pas exclure qu’elle voulait faire chanter quelqu’un pour d’autres raisons. Elle a peut-être assisté à un autre acte criminel… Un meurtre, par exemple.

— Vous y croyez vraiment ? demanda Paige.

— Non, mais si vous ne cherchez qu’une seule chose, vous risquez d’en rater d’autres.

— Vous avez raison, acquiesça Paige sans cesser de réfléchir. Je vais avoir besoin d’un appareil photo miniature. Je préfère photographier ses dossiers plutôt que les lui dérober.

— Je peux vous en prêter un, dit Joseph.

— Je m’en doutais, répondit-elle avec un sourire narquois.

Grayson revint dans la pièce, les traits tendus.

— Anderson a accepté de me rencontrer. Et j’ai dit la vérité sur mon passé à Stevie.

— Comment a-t-elle réagi ? demanda doucement Paige.

— Elle m’a paru un peu stupéfaite. Mais surtout furieuse d’apprendre qu’Anderson voulait s’en servir pour exercer une pression sur moi. Et elle m’a reproché de ne pas lui avoir accordé ma confiance, depuis tout le temps qu’on se connaît…

Il sourit tristement en ajoutant :

— Ensuite, je lui ai parlé de Daphné. Ça l’a déridée un peu, et on s’est quittés en bons termes.

Daphné écarquilla les yeux.

— De quoi parlez-vous ? demanda-t-elle.

Il la regarda droit dans les yeux.

— Je peux vous confier un secret, Daphné ?

Celle-ci tira sur le pan de sa veste et répliqua :

— Je vous ai toujours fait confiance, moi.

— C’est vrai, reconnut-il. Mais mon secret est un peu plus ténébreux que les vôtres. Mon père se nommait Antonio Sabatero… Il a tué quatorze femmes. Ma mère et moi avons découvert le corps de sa dernière victime et ensuite… il a fallu qu’on disparaisse. Elle m’a protégé. Elle m’a caché et nous avons changé nos noms. Anderson l’a appris. Et il a menacé de tout révéler si je n’arrêtais pas d’enquêter sur l’affaire en cours.

Daphné se cala sur son siège.

— D’accord, admit-elle. Vous avez gagné : votre secret est beaucoup plus lourd que tous les miens réunis.

— Je vais voir combien coûte son silence, ajouta Grayson.

— Et s’il ne mord pas à l’hameçon ? demanda Daphné.

Paige consulta Grayson du regard avant de répondre à sa place :

— Ça va faire plus de douze heures que Radcliffe n’a pas eu d’infos à notre sujet, le pauvre… Ce sera peut-être l’occasion de lui fournir un beau scoop. Si Anderson refuse de se laisser acheter, parle-lui des procès qu’il a arrangés avec Bond. Laisse-le s’expliquer. Puis appelle Radcliffe pour qu’il le jette en pâture au public au journal de 17 heures. Il faudra que tu sois prêt à rendre public ton propre passé… Parce que, si tu accules Anderson, il va mettre sa menace à exécution, c’est certain.

— J’y suis prêt. Chaque fois que je me confesse à quelqu’un, ça m’est plus facile d’en parler.

— Alors, au boulot ! On a tant à faire… mais avant toute chose, il faut que je me change, pour qu’on ne voie pas mon nouveau maillot de corps en Kevlar…

— Vous voulez puiser dans mes placards ? demanda Daphné.

— C’est tentant, marmonna Paige, mais ce ne serait pas très judicieux. Une femme qui s’apprête à fonder une école d’arts martiaux doit avoir une dégaine de sportive, pas l’allure d’une figure de mode.

— Tu vas revêtir ton kimono ? lui demanda Grayson en lui adressant un sourire encourageant.

Elle inclina résolument la tête.

— Oui, répondit-elle.

— Mais je croyais qu’il était barbouillé de taches de sang ! s’exclama-t-il.

— J’en ai un de rechange. Immaculé, celui-là. Un jour ou l’autre, il aurait bien fallu que je remette un kimono… Sans kimono, impossible d’enseigner les arts martiaux à Holly et à ses copines du centre social. Ce sera simplement un peu plus tôt que prévu. Si tu rends ton passé public, il faut que je sois en paix avec le mien, moi aussi.

Jeudi 7 avril, 13 h 15

Ebahie, Stevie resta immobile pendant une longue minute après avoir raccroché. Le secret que venait de lui révéler Grayson était tellement inattendu… L’implacable procureur, fils d’un tueur en série ! Pas étonnant qu’il ne s’en soit pas vanté… Cette révélation apportait des réponses à tant de questions qu’elle s’était posées sur lui, et expliquait enfin son zèle peu commun à défendre les victimes et leurs familles.

Elle prit la demande d’autorisation d’infiltration qu’elle venait de rédiger et la déchira. Daphné allait donc s’en charger… Cela lui paraissait inouï. Mais jouable. Elle aurait bien aimé voir la chose de ses yeux.

Mais son humeur s’assombrit lorsqu’elle pensa au rendez-vous que Grayson avait donné à Anderson.

Elle l’envisageait avec une angoisse mêlée de fureur. Elle savait que Grayson était capable de se défendre dans les situations périlleuses. Elle l’avait vu boxer à la salle de sport et manier un pistolet au stand de tir. Et Joseph serait là, aux aguets, prêt à intervenir à tout instant.

Mais quand même…

Elle songea à Clay Maynard et se demanda s’il avait trouvé des infos intéressantes sur Anderson. Elle fixa son téléphone portable un instant, rassemblant tout son courage pour l’appeler.

Cet homme provoquait de drôles de réactions dans son corps et dans son cœur. Des réactions qu’elle ne croyait pas être prête à affronter. Pas maintenant, et peut-être jamais… mais il fallait le faire, pour Grayson. Toute information supplémentaire sur Anderson pouvait lui être précieuse au cours de son entretien avec ce dernier.

Son téléphone portable se mit à vibrer.

— Mazzetti, dit-elle d’un ton un peu brusque.

— C’est Maynard. Vous saviez que votre pote va rencontrer son chef dans moins de deux heures ?

— Oui, il vient de me le dire. J’allais vous appeler. Vous avez trouvé quelque chose ?

J.D. lui adressa un regard intrigué. Stevie secoua la tête.

— Oui, répondit Clay. Mais la façon dont je m’y suis pris n’a pas été très réglo…

— Ça, je m’y attendais un peu.

— Il ne faudra pas me le reprocher, plus tard.

— A moins que je ne vous passe les menottes.

Se rendant compte du double sens de cette menace, elle rougit et bredouilla :

— Vous voyez ce que je veux dire…

Il lâcha un petit rire coquin.

— Alors, vous voulez ces infos, Mazzetti ? Vous pouvez encore refuser de mordre dans le fruit défendu.

Elle n’hésita pas plus d’une seconde.

— Allez-y, dit-elle.

— J’ai trouvé trois comptes bancaires au nom d’Anderson. Deux d’entre eux étaient abondamment approvisionnés. Le troisième était beaucoup moins fourni. Les deux autres contiennent près de cinq cent mille dollars.

— Ah… Attendez un instant.

Elle sortit de la pièce en faisant signe à J.D. qu’elle lui en parlerait plus tard. Elle trouva une salle de réunion vide et y entra.

— Pouvez-vous retracer cet argent jusqu’à la source ? demanda-t-elle après avoir refermé la porte derrière elle. Savez-vous qui l’a versé à Anderson ?

— Pas encore. Mais je sais déjà que la moitié de cette somme provient du même compte en banque. Le dernier virement a eu lieu il y a quatre ans.

— C’est l’époque où l’avocat véreux Bob Bond est mort. Grayson a trouvé des éléments indiquant que Bond et Anderson ont arrangé certains procès.

— L’autre moitié provient de différents virements effectués au cours des quatre dernières années, concernant chaque fois une somme différente. Il ne va pas être facile de se renseigner sur l’origine de ces mouvements de fonds. Mais je crois que c’est le troisième compte qui vous intéressera le plus.

— Pourquoi ?

— Hier, il contenait quarante mille dollars. Et ce matin, un ordre de virement est arrivé, le délestant de trente mille dollars, au bénéfice du compte d’une certaine Doris Kapansky.

— La mère de Harlan… C’est donc Anderson qui a payé le plastiqueur. Je devrais être plus surprise que je ne le suis…

— A présent, à vous de trouver un moyen d’accéder légalement à ces infos.

— Je vais y réfléchir. Merci, monsieur Maynard. Merci beaucoup.

— Remerciez plutôt mon assistante, qui est devenue une virtuose de l’espionnage informatique. Bon, il faut que je raccroche. Il faut que j’aille jouer les gardes du corps pour Paige. Nous allons chez Reba McCloud.

— Ah oui : « Je suis MAC et j’en suis fier », murmura-t-elle.

Elle revint dans son bureau, où l’attendait J.D.

— J’ai faim, dit-elle. Si on allait manger un morceau ?

— Mais tu viens de manger un sandwich, objecta-t-il. Tu m’en as même donné la moitié…

— J’ai quand même faim. Allez, viens.

Il comprit ce qu’elle attendait vraiment de lui et la suivit. Lorsqu’ils furent dans la voiture de J.D., elle lui relata tout ce qu’elle venait d’apprendre.

— Il faut que nous soyons présents dans ce restaurant italien, au cas où Anderson y commettrait un acte qui nous permettrait de l’arrêter. Il est encore temps de passer chez Grayson pour nous coordonner, avant son rendez-vous avec Anderson.