21

Jeudi 7 avril, 13 h 45

Debout devant la glace, Grayson ajusta son nœud de cravate pendant que Joseph tirait sur les pans de la veste pour s’assurer qu’aucun fil n’était visible.

— C’est fait, dit Joseph en reculant d’un pas. Comment te sens-tu ?

— Je ne sens pas du tout le micro, répondit Grayson. C’est le gilet pare-balles qui est un peu étroit. Comment vas-tu t’y prendre pour enregistrer ?

— Il y a du matériel dans le bureau de Giuseppe. Je m’en sers de temps en temps.

— Ça fait des années que je mange chez Giuseppe. Comment se fait-il que je n’aie jamais su que c’était un agent ?

— Parce que ce n’en est pas un. Je lui ai rendu un service il y a quelques années, et il me renvoie l’ascenseur.

— Je vois… Allons-y, je suis prêt.

— Tu en es bien sûr ? demanda Paige sur le pas de la porte.

Elle était inquiète depuis que Stevie avait appelé pour leur apprendre que c’était sans doute Anderson qui avait payé Kapansky pour faire exploser la voiture de Grayson. Ce dernier n’avait peur que d’une chose : qu’il lui prenne l’envie, chez Giuseppe, d’étrangler Anderson à mains nues.

Il a voulu nous tuer. Il a voulu tuer Paige.

Rien que d’y penser, il serrait les poings de rage. Un seul direct du droit suffirait à assommer ce salopard. Sauf que Grayson craignait qu’il ne puisse s’arrêter au premier coup. Rouer de coups Anderson jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une loque sanglante : voilà ce qui lui trottait dans la tête depuis l’appel de Stevie.

— Sûr et certain, répondit-il. Je pourrais ne prendre aucune initiative et passer la prochaine semaine, voire le prochain mois, à regarder derrière moi et à vivre dans la peur qu’on nous tire dessus. Mais je n’ai aucune envie de vivre ainsi.

— Moi non plus. Je suis venue à Baltimore justement pour échapper à ce genre de vie. Joseph, pouvez-vous nous laisser un moment seuls tous les deux ? Et enlever votre écouteur ?

Joseph ôta l’écouteur de son oreille et le posa sur la commode.

— Je vous donne cinq minutes, dit-il. Et ne touchez pas à ses vêtements, je viens de lui poser un micro.

Il sortit de la pièce en refermant la porte derrière lui.

Paige enlaça Grayson, mais sans le serrer trop fort.

— Il ne faut pas que je froisse ta veste, marmonna-t-elle.

— Dommage, ça m’aurait bien plu, dit-il d’un ton taquin.

Elle leva les yeux. Ce badinage n’avait en rien atténué son inquiétude.

— Toute cette histoire a commencé à cause de moi mais maintenant, c’est toi qui es visé, dit-elle. Je me sens responsable.

— Je sais. Mais si toute cette histoire n’avait pas eu lieu, tu ne serais jamais venue me voir au tribunal… Et je n’aurais jamais eu le plaisir de faire ceci…

Il courba la tête et l’embrassa sur la bouche avec ardeur, jusqu’à ce qu’il sente le corps de Paige se détendre, apaisé par la tendresse.

— Grayson, murmura-t-elle lorsque leurs lèvres se décollèrent. Promets-moi d’être prudent. Ne va pas te faire tuer.

— D’accord, dit-il avec un sourire espiègle. C’est promis.

— Je ne trouve pas ça drôle, répondit-elle en le fusillant du regard.

— Je sais. Excuse-moi. Ce n’est pas toi qui me fais rire. C’est simplement que la phrase « Ne va pas te faire tuer » me paraît un peu incongrue quand je suis dans tes bras.

Elle esquissa un faible sourire.

— Qu’est-ce que tu aurais préféré entendre ? demanda-t-elle.

— Quelque chose dans le genre : « Chéri, viens dans mon lit ! » ou : « Prends-moi, grand fou ! »

Il l’embrassa de nouveau avant d’ajouter :

— Mais « Ne va pas te faire tuer » me convient très bien, en fait. Et d’ailleurs, Paige, je te donne le même conseil : « Ne va pas te faire tuer. »

— D’accord, dès que cette affaire sera terminée, je te promets de te dire : « Chéri, viens dans mon lit » autant de fois que tu voudras.

Une portière de voiture claqua au-dehors.

— Quelqu’un vient d’arriver, dit Grayson. Ça doit être Stevie, ou Clay.

— Allons-y, alors.

Elle se tourna vers la porte, mais il lui prit la main.

— Attends, murmura-t-il. Accorde-moi encore… euh… un instant.

Le regard de Paige glissa vers la protubérance qui déformait le pantalon de Grayson.

— Je vois ça, dit-elle.

— C’est ta faute.

Elle leva les yeux et Grayson y vit une lueur coquine, qui tranchait avec l’angoisse qu’on y lisait précédemment.

— Ce serait dommage de ne pas en profiter, dit-elle en s’humectant les lèvres.

— Le micro et son câble sont installés au-dessus de la taille, dit-il. Au-dessous, tu peux…

On frappa rudement à la porte, et ils sursautèrent comme deux adolescents pris en flagrant délit de caresses.

— Clay est arrivé ! cria Joseph de l’autre côté de la porte. Et ne tripote pas son micro, Paige !

Paige éclata de rire tandis que Grayson émettait un petit grognement de frustration.

— Je descends tout de suite, dit Paige en ouvrant la porte.

Elle dévisagea Joseph en lui lançant :

— Espèce de rabat-joie !

— Des ados en chaleur auraient plus de bon sens que vous ! rétorqua-t-il.

Il se tourna alors vers Grayson pour le morigéner :

— Toi, tu ferais bien de te dépêcher. Stevie va arriver d’un moment à l’autre, elle doit nous couvrir quand on sera au restaurant. Au cas où la situation dégénérerait…

Il remit son écouteur à l’oreille. Le téléphone portable de Grayson se mit à sonner, et il vérifia le numéro de son correspondant.

— Je te rejoins en bas dans une minute, dit-il à Joseph.

Il décrocha et répondit :

— Allô ?

— Grayson, c’est Lucy Trask. Désolée d’avoir mis autant de temps à vous rappeler. On a eu une subite affluence de corps, ce matin, et on manque de personnel. J’ai regardé le rapport d’autopsie de Bob Bond, le type qui s’est suicidé il y a quatre ans. Il avait lui aussi absorbé beaucoup de barbituriques juste avant son décès. Le même produit que celui qu’on a retrouvé dans l’organisme de Sandoval… Et à peu près la même dose.

— Ça ne m’étonne pas, soupira Grayson. Merci pour l’info.

— Attendez, ne raccrochez pas, dit Lucy. J’ai autre chose à vous dire…

C’est ce qu’elle fit pendant que Grayson, ébahi, fixait son reflet dans la glace.

— Vous êtes sûre de ça ? demanda-t-il.

— Oui. Je suis navrée d’être celle qui vous l’apprend. Mais je me suis dit qu’il fallait que vous le sachiez.

— Merci, murmura Grayson.

Il rejoignit les autres au rez-de-chaussée. Au premier regard, Paige fut alarmée par sa mine morose.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.

— Lucy Trask vient de m’appeler.

Il se laissa pesamment tomber sur une chaise et ajouta :

— Quand son corps a été autopsié, Bob Bond présentait le même taux du même barbiturique que Sandoval après son suicide.

— Rien d’étonnant, dit Paige.

Elle s’agenouilla à côté de lui et demanda :

— Il y a un problème ?

— Une victime a été amenée à la morgue, ce matin… Cause du décès : une surdose fatale. Le médecin légiste a trouvé des traces de chocolat additionné de barbiturique dans son estomac. Les flics ont trouvé la boîte ayant contenu ces chocolats sur la table de nuit de la victime…

Il déglutit avant de préciser :

— A côté de ma carte de visite.

Paige pâlit et tressaillit.

— C’est… Brittany ? demanda-t-elle.

— Non, c’est Betsy Malone… Elle est morte. Elle nous a parlé… Et maintenant, elle est morte.

— Mon Dieu, murmura Paige. Elle venait de décrocher. Quelle horreur…

— C’est qui, Betsy Malone ? demanda Daphné.

— C’était l’amie de Rex, répondit Paige. C’est avec elle qu’il copulait sur la vidéo que les McCloud ont présentée pour procurer un alibi à Rex. Betsy nous a parlé hier soir. Elle nous a dit qu’elle pensait que Rex aurait pu tuer Crystal Jones. Et Reba savait qu’elle nous avait parlé, avant même notre visite…

Ils demeurèrent muets pendant un moment. Ce fut Clay qui rompit le silence :

— Vous voulez toujours aller la voir, Paige ? Rien ne vous y oblige.

— Non, elle ne veut plus aller la voir, dit Grayson en regardant Paige d’un air accablé. Tu ne veux pas, hein ?

— Si, je le veux, répondit Paige en redressant le menton. Betsy a eu une enfance privilégiée et elle a tout gâché. Mais elle ne méritait pas de mourir… Il faut que j’y aille, plus que jamais !

Jeudi 7 avril, 14 heures

Il laissa tomber le sac de paquetage sur le lit et l’ouvrit juste assez pour s’assurer que Violet respirait encore.

— Laisse-la dans le sac, ordonna-t-il.

— Elle est mignonne…

Il leva la tête et vit l’autre détailler d’un œil intéressé sa monnaie d’échange.

— Elle ne t’appartient pas. Elle appartient à Silas Dandridge, ajouta-t-il.

— Je croyais que tu comptais tuer Silas.

— Et je compte bien le faire… Mais il faut que ce soit lui qui vienne à moi, avant qu’il ne cause de nouveaux problèmes… A part ça, tu as eu de la chance : Adele Shaffer est morte.

— Ce n’est pas de la chance, c’est de la persévérance.

— Ah bon ? Sache qu’Adele était encore vivante quand tu es partie, dit-il en s’efforçant de rester patient. Elle est morte dans l’ambulance.

C’est du moins ce que sa source à l’hôpital lui avait appris. Malheureusement, il n’avait plus de source au sein de l’institut médico-légal pour lui confirmer le décès d’Adele. Il se promit d’en trouver une au plus vite.

L’autre haussa les épaules.

— Et alors ? Elle est morte, c’est l’essentiel, non ? Tout va très bien.

— Pour cette fois, oui. Mais je t’ai déjà dit et répété qu’on pouvait survivre à des blessures à l’arme blanche dans le torse. Pour être sûr de tuer, il faut trancher la jugulaire… Ou alors, munis-toi d’un pistolet : rien de tel qu’une balle dans la tête. Sinon, tu vas encore faire des bavures… Qu’il va falloir que je nettoie derrière toi, une fois de plus.

— Tu es grassement payé pour ça.

Et c’était vrai. De ce côté-là, il n’avait pas à se plaindre. Mais ce qui l’avait vraiment motivé, c’était la puissance qu’il avait acquise. Sa complicité avec l’autre lui avait apporté de l’influence, du pouvoir — toutes choses dont il n’aurait jamais joui s’il était resté dans le taudis où il avait grandi.

Je suis un MAC, songea-t-il avec un brin d’amertume, et j’en suis fier.

— Tu sais que j’apprécie ta générosité, murmura-t-il.

— Parfois, j’en doute.

Il laissa le sac entrouvert, pour permettre à l’enfant de respirer.

— N’y touche pas. S’il te plaît, insista-t-il.

— Mais elle est si jolie… Que vas-tu faire d’elle après avoir liquidé son père ?

— Je n’ai encore rien décidé. Elle n’a pas vu mon visage.

Il n’avait enlevé le déguisement qu’il portait à Toronto qu’après l’avoir endormie avec un sédatif.

— Je la tuerai si j’y suis contraint, mais je préférerais m’en dispenser, précisa-t-il.

— Donne-la-moi.

Il secoua la tête, sachant ce qui allait arriver à la gamine s’il y consentait.

J’ai mes défauts, mais je ne suis pas un pervers.

— Elle est trop jeune, argua-t-il.

— Elles finissent toutes par grandir. Il suffit d’être patient…

— Je suis patient, répliqua-t-il d’un ton agacé.

— Non, tu ne l’es pas. Et tu ne l’as jamais été. C’est d’ailleurs l’une de tes plus belles qualités. Tu sais ce que tu veux et tu ne tergiverses pas… C’est pour ça que tu as pris tant de risques… Et récolté tant de fruits de tes agissements. Mais c’est aussi pour ça que tu es dépendant… De moi, par exemple…

Il ravala une réplique cinglante.

— Elle n’est pas blonde, se contenta-t-il de dire.

— Je m’aperçois qu’on devient de moins en moins difficile en vieillissant, tu ne trouves pas ?

Il vit dans le regard de l’autre une lueur narquoise et comprit qu’on cherchait à l’appâter.

— Je reviendrai dans une heure pour voir comment elle va, dit-il en se gardant bien de répondre. Si elle se réveille, donne-lui un autre cachet. Pas plus d’un à la fois, hein !

— Et si on lui donnait des truffes au chocolat ? suggéra l’autre d’une voix sardonique. Il m’en reste quelques-unes…

— Je ne trouve pas ça drôle.

— Pourquoi t’aiderais-je à la surveiller, si je ne peux pas l’avoir ? demanda l’autre avec aigreur.

Il inspira et se força à sourire.

— Parce que tu m’aimes, peut-être ? demanda-t-il d’un ton badin.

Il y eut un long silence, que vint rompre un petit gloussement ambigu.

— Tu as de la chance que ce soit encore vrai, dit l’autre.

Jeudi 7 avril, 14 heures

Silas serra les dents en voyant un nouveau visiteur pénétrer dans la maison de Smith. Smith et Holden n’étaient toujours pas sortis. Ils ne s’étaient même pas approchés des fenêtres.

Et le temps file.

Une femme très chic était arrivée une heure auparavant. Un troisième homme venait d’entrer. Il y avait à présent cinq personnes dans la maison.

Et ce salaud séquestre toujours ma petite-fille.

En songeant à tout le mal qui pouvait être fait à Violet, il était à la torture.

Je le tuerai. S’il touche à un seul de ses cheveux, je l’étriperai.

Son cœur battait trop vite, ses mains tremblaient.

Arrête de penser à ce salaud et concentre-toi sur cette fichue porte d’entrée.

Par laquelle personne ne sortait. Il inspira profondément et prit une décision.

Je vais tirer sur la prochaine personne qui arrive ou qui sort. Ainsi, quand les autres accourront pour lui porter secours, je les descendrai tous. Et je me tirerai en vitesse.

Une voiture s’arrêta devant la maison. Un grand costaud en sortit. C’était un flic, Silas le sentait. Il se déplaçait d’une manière significative.

Silas se pencha, sans cesser de viser l’homme, le doigt sur la détente. Il releva légèrement son fusil pour viser la nuque de sa cible.

Appuie, nom de Dieu… Appuie sur cette détente. Pour Violet.

Ses mains tremblaient plus que jamais. Il entendit claquer une portière de voiture mais ne détourna pas la tête, l’œil rivé sur sa lunette, prêt à abattre le flic qui se dirigeait vers la porte de la maison de Grayson.

Il pressa la détente au moment où la petite brune entra dans son champ de vision. Sa main se crispa brusquement et une vitre éclata.

Stevie… Oh ! mon Dieu…

L’homme qui avait atteint le perron plongea à terre et roula sur lui-même jusqu’à un arbre, derrière lequel il se réfugia. Ce type devait être J.D. Fitzpatrick, le nouveau partenaire de Stevie. Fitzpatrick porta brièvement la main à son épaule puis regarda sa paume ouverte, dégoulinante de sang.

Stevie se précipita vers son véhicule, l’arme au poing et braquée vers le toit où Silas était embusqué.

Il lâcha son fusil et courut en se penchant vers l’autre bord du toit. Il sauta, atterrit sur l’escalier de secours et dévala les marches quatre à quatre.

— Arrêtez ! Police !

Stevie était à ses trousses. Il sortit son revolver de son holster latéral, se retourna et tira une balle au sol, juste devant elle.

— Silas ! hurla-t-elle en pleurant.

Elle pleure… Stevie pleure.

— Arrête-toi, pour l’amour de Dieu ! cria-t-il.

Il parvint en quelques enjambées à la voiture, qu’il avait garée dans une rue adjacente, et s’accroupit. Il braqua son revolver vers Stevie, qui n’était plus qu’à quelques mètres de lui.

— Lâche ton arme ! cria-t-il.

Elle s’immobilisa et lui fit face.

— Pourquoi, Silas, pourquoi ? s’écria-t-elle, sans abaisser son pistolet.

— Ne m’oblige à priver ta fille de sa mère. Lâche ton flingue et dégage, ou je te jure que je tire ! lança-t-il d’une voix désespérée. Je ne veux pas te faire de mal… Ne m’oblige pas à te tuer !

Elle le fixa, tétanisée. Elle semblait choquée, accablée au dernier degré. Trahie. Lentement, elle baissa le bras et déposa son pistolet sur l’asphalte.

— Lève les mains, ordonna-t-il. Pousse le flingue du pied vers moi.

Elle donna un coup de pied dans le pistolet. Il le ramassa et monta dans sa voiture.

— Pardonne-moi, dit-il.

Il ne roula que sur quelques centaines de mètres. Stevie avait dû déjà signaler son numéro d’immatriculation.

Abandonne cette bagnole et trouves-en une autre.

Il agit méthodiquement, sans s’affoler outre mesure. Il trouva une voiture à sa convenance, la fit démarrer en réunissant les fils de contact, et se mit à foncer dans les rues de la ville.

Il avait échoué. Smith et Holden étaient encore vivants.

Et ce salaud détient toujours ma fillette.

*  *  *

Clay ouvrit la porte en grand, couvrant Joseph et Grayson tandis qu’ils portaient J.D. à l’intérieur. La vitre de la fenêtre de l’entrée avait volé en éclats. Peabody aboyait à la mort et J.D. perdait son sang.

Paige expédia Peabody dans un coin du salon, à l’écart des éclats de verre tranchants, puis elle traîna un fauteuil dans la salle à manger, loin de toute fenêtre.

— Asseyez-vous là, dit-elle à J.D.

Daphné avait déjà appelé police secours.

— Une ambulance va arriver d’un moment à l’autre, dit-elle.

— Ça ira, dit J.D. Stevie s’est lancée à sa poursuite…

Il voulut repartir vers la porte en chancelant.

Grayson lui prit le bras et le força à s’asseoir dans le fauteuil.

— Où êtes-vous blessé ? lui demanda-t-il.

— Ma partenaire est dehors, là-bas, répondit-il d’une voix furieuse. J’ai eu pire comme blessure… Laissez-moi y aller !

— J’y vais, moi ! dit Clay, qui partit aussitôt en courant, l’arme au poing.

— Qu’est-ce qui vient de se passer, là ? demanda Joseph. C’était Silas, l’ex-flic ?

— C’est un tireur d’élite, dit Grayson en sortant son pistolet de son holster. Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il a évité de me tuer jusqu’à présent. C’est bizarre qu’il cherche à le faire maintenant… Je vais remonter la rue vers la gauche. Toi, Joseph, va sur la droite.

Paige se mordit la langue en voyant les deux frères sortir dans la rue. Elle aurait voulu supplier Grayson de rester. Mais elle savait qu’il fallait qu’il y aille. Elle reporta son attention sur J.D, qui saignait abondamment. Elle courut dans la cuisine chercher des torchons.

Quand elle revint dans la salle à manger, Daphné avait débarrassé J.D. de sa veste. Il était en nage, et son visage était blême. Sa chemise était déjà trempée de sang. Daphné l’avait déboutonnée, exposant la blessure, à deux centimètres du bord de son gilet pare-balles.

— Ça n’a pas l’air trop grave, déclara Daphné en s’efforçant de paraître convaincue. Ce n’est qu’une égratignure.

J.D. la regarda d’un air éberlué.

— C’est bien vous ! dit-il. Je n’ai pas cru Stevie quand elle m’a dit que…

— Demain, l’interrompit-elle, je me rhabille en vêtements tape-à-l’œil et je me refais une choucroute à la place de ce chignon.

— Oui, je vous préfère comme ça, marmonna J.D. J’ai déjà été blessé plus grièvement que ça.

— Laissez-moi m’occuper de sa blessure, dit Paige. Il ne faut pas que vous salissiez votre tenue de mécène.

— C’est bien pour ça que je préfère les vêtements moins luxueux, répliqua Daphné. Attifée comme ça, je ne peux rien faire d’utile !

— Au contraire ! objecta Paige. Quand vous serez dans le bureau de Reba…

Elle pressa un torchon contre la blessure.

— C’est marrant, marmonna-t-elle, j’ai l’impression que j’ai déjà fait ça.

— C’est normal, ce doit être la troisième fois, cette semaine, lui rappela Daphné d’un ton pince-sans-rire.

Mais Paige ne s’y trompa pas : la voix de Daphné chevrotait.

— Si Daphné panique, c’est que ce doit être grave, murmura J.D. J’ai perdu beaucoup de sang ?

— Pas mal, répondit Paige sans chercher à le ménager. On dirait que la balle a touché une artère. Allongez-vous.

Elle l’aida à s’étendre sur la moquette, s’agenouilla à son chevet, sans relâcher la pression qu’elle exerçait sur la blessure. De sa main libre, elle saisit le coussin du fauteuil et le tendit à Daphné.

— Posez-le sous ses pieds, dit-elle. Il faut qu’ils soient plus hauts que son torse.

— Vous êtes secouriste ? demanda J.D. d’une voix qui devenait de plus en plus pâteuse.

— Non, mais j’ai eu l’épaule transpercée par une balle, à peu près au même endroit. Ça va vous faire une belle cicatrice.

— Une de plus, dit-il.

— Je vais appeler Lucy, dit Daphné. Pour lui dire de vous rejoindre aux urgences.

— Non, surtout pas…, protesta-t-il d’une voix faible.

Sa blessure continuait de saigner à flots. Paige appuya plus fort sur la plaie.

— Il ne faut pas… Elle est enceinte, ajouta-t-il avant de fermer les yeux. Je n’ai pas dit ça tout haut, hein ? Elle m’a interdit d’en parler…

— Moi, je n’ai rien entendu, dit Daphné en se forçant à sourire. Et vous, Paige ?

— Pas un mot. Motus et bouche cousue.

Daphné jeta un coup d’œil vers la porte.

— Stevie est revenue, dit-elle. Elle est avec Clay.

— Elle n’est pas blessée ? demanda J.D.

— Elle se porte comme un charme, répondit Daphné. C’est vous, beau gosse, qui êtes en train de saigner.

Stevie et Clay entrèrent dans la maison en piétinant le verre brisé. Stevie avait l’air totalement bouleversée. Et le peu de couleur qui teintait ses joues disparut lorsqu’elle vit J.D. allongé sur la moquette et perdant son sang.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle.

— Je contrôle l’hémorragie, dit Paige d’une voix tendue. Il n’est pas en train de mourir. Asseyez-vous, avant de vous évanouir.

— Je ne m’évanouis jamais, rétorqua Stevie.

Mais elle se laissa tomber sur la moquette, à côté de J.D.

— C’était Silas, dit-elle.

Paige sursauta de surprise.

— Ah bon ? Vous en êtes sûre ? demanda-t-elle.

— Absolument. Je l’ai poursuivi… Il m’a braquée avec son flingue.

J.D. lui tapota gauchement la jambe.

— Il ne me plaît pas beaucoup, ton ancien partenaire…

Stevie eut un petit rire nerveux qui résonna comme un sanglot.

— Moi non plus, dit-elle.

— Où est-il ? demanda Paige en pensant à Grayson qui s’était lancé à sa poursuite.

— Il s’est tiré, répondit Clay.

— J’ai signalé son numéro d’immatriculation par radio, mais il a déjà dû changer de véhicule, dit Stevie.

Ses joues avaient retrouvé une légère roseur.

— Il a perdu beaucoup de sang ? s’enquit-elle.

— L’hémorragie ralentit, répondit Paige. Il ne va pas mourir.

— Je vais m’en tirer, déclara J.D. d’une voix moins faible.

— Grayson et Joseph sont de retour, annonça alors Daphné.

Et ils faisaient triste mine.

— Il s’est volatilisé, déclara Grayson.

— Silas tremblait, dit Stevie. C’est pour ça que son tir n’a pas été mortel.

Grayson fronça les sourcils.

— C’était Silas ? Que t’a-t-il dit ?

— Il m’a dit qu’il ne voulait pas tuer la mère de ma fille, répondit Stevie en s’asseyant sur ses talons. Rose ne répond pas au téléphone. C’est inquiétant. Silas m’a paru au bout du rouleau. Il m’a suppliée de ne pas l’obliger à me tuer.

— C’est à peu près ce qu’il m’a dit quand il a tenté d’enlever Logan. Et si sa petite-fille avait été enlevée ?

— C’est possible, admit Stevie. Violet n’est pas allée à l’école hier.

— Cela n’explique pas les autres meurtres, dit Grayson.

— Il aurait dû venir m’en parler, me demander mon aide, dit Stevie.

Elle déglutit péniblement avant de poursuivre :

— Mais il ne l’a pas fait.

— Le secours sont arrivés, dit Joseph. Ecartez-vous.

— Je viens aux urgences avec toi, dit Stevie à J.D.

— Non, pas question, répliqua J.D. d’une voix lasse en fermant les yeux. Tu vas couvrir Grayson, comme prévu. Je ne vais pas mourir, c’est Paige qui l’a dit… En plus, si Lucy vient aux urgences, elle va pleurer. Et elle déteste qu’on la voie pleurer. Alors, les amis, allez-y… Ne vous souciez pas de moi. Faites votre boulot.

— D’accord, acquiesça Stevie. Je m’occupe de sécuriser la scène de crime ici. Dès que j’aurai terminé, je vous rejoindrai au restaurant. J’ai déjà prévenu Hyatt. Il y sera, lui aussi. Paige, allez voir Reba avec Daphné.

— Je vais enfermer Peabody dans la chambre de Grayson, dit Paige. Mais il ne faut pas qu’il soit seul.

— Et moi, je vais m’assurer que la maison est sous bonne garde, dit Stevie en se levant. Allez-y.

Jeudi 7 avril, 14 h 15

Silas n’alla pas bien loin. Il n’y avait aucun endroit où il pouvait se cacher. Sa tentative ratée d’assassinat de Grayson n’allait par tarder à être rapportée par les chaînes d’infos en continu.

Il avait tiré sur un policier. Il ne pouvait donc plus solliciter l’aide d’aucun d’entre eux, à présent. Surtout pas de Stevie. Il voulut effacer de son esprit l’image du visage bouleversé de la jeune femme, mais ce souvenir atroce fut aussitôt remplacé par les plus sombres appréhensions sur ce que Violet pouvait être en train de subir.

Il se coiffa d’une casquette de base-ball, l’enfonça jusqu’aux sourcils et s’engagea dans une ruelle. Il y abandonna la voiture volée, qui n’allait pas tarder à être signalée. Il se fondit dans la pénombre de la ruelle, s’adossa à un mur en brique et ferma les yeux.

Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire ?

Grayson était encore plus sur ses gardes, désormais. Ni lui ni Paige Holden n’allaient lui offrir une nouvelle occasion de les tuer.

D’ailleurs, je n’ai plus de fusil.

Il en avait un autre dans son box, mais celui-ci était situé à des kilomètres de là. Il avait deux armes de poing sur lui.

Il faudra s’en contenter.

Il entendit un moteur vrombir et sursauta. Le bruit cessa et il vit un type pousser une moto dans la ruelle. Le motard stabilisa son engin sur sa béquille et ôta son casque intégral.

Silas ne réfléchit pas avant d’agir. Il bondit hors de l’ombre et frappa l’homme à la nuque avec la crosse de son pistolet. Le motard s’effondra, assommé. Sans un bruit, Silas lui ôta son blouson de cuir et le revêtit. Puis il mit le casque, ramassa les clés de la moto, l’enfourcha et démarra.

L’air vivifiant lui remit les idées en place tandis qu’il roulait à toute vitesse. Il sut alors où se cacher pour préparer ce qu’il devait faire avant qu’il ne soit trop tard.

Jeudi 7 avril, 15 h 30

— Les têtes se tournent sur notre passage, murmura Daphné à Paige pendant qu’elles attendaient l’ascenseur avec Clay dans le hall de l’immeuble des McCloud. Ninja Girl et la riche rombière, accompagnées d’un garde du corps maussade, ça fait un beau spectacle…

Le spectacle n’était pas ordinaire, en effet : Daphné portait son tailleur McQueen et Paige son kimono. Et Clay, tout de noir vêtu, qui les dépassait d’une tête, les suivait comme une ombre avec un écouteur ostensiblement fiché dans l’oreille, tel un agent secret. En fait, il s’agissait d’un enregistreur numérique. Tout ce qui allait être dit dans cette conversation allait être enregistré.

— On se croirait dans une mauvaise émission de télé, murmura Paige.

— Je ne suis pas maussade, bougonna Clay.

Paige lui jeta un regard narquois.

— Ah bon ? le taquina-t-elle. Vous pourriez arrêter de faire la gueule, espèce de bêcheur.

— Je ne fais pas la gueule, je suis taciturne, objecta Clay. Ne confondons pas.

Quand les portes de l’ascenseur se furent refermées sur eux, elle se tourna vers Daphné d’un air préoccupé.

— Reba risque d’avoir appris, entre-temps, que vous travaillez au bureau du procureur et que vous êtes l’assistante de Grayson.

— Sauf que je ne lui ai pas donné mon nom de jeune fille. Aujourd’hui, je suis Mme Elizabeth Elkhart. L’actuelle Mme Elkhart est la ravissante idiote qui m’a remplacée dans le lit de mon ex-mari, Travis. Mais on a vu suffisamment de photos de moi au bras de Travis, dans la rubrique mondaine, pour que Reba n’y voie que du feu. Quand j’étais l’épouse idéale, je me prénommais Elizabeth ; maintenant que je suis juriste, je préfère qu’on m’appelle Reba.

Les portes coulissèrent, et ils sortirent de la cabine. Paige se présenta à l’hôtesse d’accueil, qui ouvrit de grands yeux face à cet étrange trio.

— Nous avons rendez-vous avec Mlle McCloud, dit Paige.

L’hôtesse considéra le kimono de Paige d’un œil perplexe.

Daphné s’assit en croisant les jambes, les mains jointes sur ses cuisses. Paige vit que Clay regardait Daphné d’un air faussement détaché. Elle ne pouvait lui en vouloir. Daphné était une femme ravissante, et elle avait des jambes magnifiques. Paige aurait aimé lui poser des centaines de questions sur l’homme qui l’avait quittée, mais elle s’en garda bien et resta debout, immobile, au côté de Clay.

Elle tira l’ourlet inférieur de son kimono, faisant bruisser l’épaisse étoffe. J’ai vécu repliée sur moi-même trop longtemps, songea-t-elle en entendant ce son familier. Il était temps pour elle de se tourner de nouveau vers les autres. Ses amis lui avaient conseillé d’attendre patiemment le bon moment pour renouer avec une vie plus sociable.

Et, à présent, Paige sentait que ce moment était venu.

— Vous aimez les mojitos ? demanda-t-elle à Daphné.

— Oui, ainsi que les martinis et les margaritas… Et toutes sortes de cocktails. Pourquoi ?

— J’ai deux bonnes copines à Minneapolis. On sortait souvent, toutes les trois, boire des mojitos… On se faisait nos confidences et on disait du mal des hommes qui nous avaient fait du tort…

Daphné esquissa un sourire.

— Vous deviez bien vous amuser, dit-elle. C’est un sujet inépuisable.

— Je suis là et je vous entends, vous savez ? marmonna Clay.

— Si vous n’avez jamais poussé une femme à noyer son chagrin dans les mojitos, vous n’avez pas à vous sentir visé ! rétorqua Paige, surprise de le sentir aussi vexé. Vous avez déjà brisé le cœur d’une femme ?

— Pas à ma connaissance, répondit-il avec le plus grand sérieux. En revanche, ça m’est arrivé une ou deux fois d’avoir le cœur brisé par une femme. Mais les mecs ne parlent pas beaucoup de ces choses-là entre eux. Ils gardent leur chagrin pour eux et le noient tout seuls dans l’alcool.

Daphné lui jeta un regard compatissant.

— Vous pouvez vous joindre à nous, dit-elle. Je ne suis pas sexiste.

— Je n’aime pas les mojitos, marmonna-t-il.

— Je suis sûre, dit Daphné en souriant, que je trouverai un breuvage qui vous plaira. Ma mère fait un excellent gin tonic, par exemple.

— Vraiment ? demanda Clay. Quelle est sa recette ?

— Elle ne met presque pas de tonic.

L’hôtesse d’accueil s’approcha d’eux, un plateau à la main.

— Puis-je vous offrir un verre d’eau ? suggéra-t-elle.

Paige recouvra aussitôt son sérieux et lui adressa un sourire poli. Elle songea à Betsy Malone, morte empoisonnée, et répondit :

— Non, merci. Je n’ai pas soif.

— Moi non plus, dit Daphné. Merci quand même.

Clay se contenta de secouer la tête.

— Si vous changez d’avis, je suis à votre disposition, dit l’hôtesse. Mlle McCloud va vous recevoir tout de suite.

Jeudi 7 avril, 15 h 35

Anderson était en retard. J’espère qu’il va venir, songea Grayson. Il n’aurait pas aimé s’être équipé pour rien d’un micro caché. Il s’assit à la table, dressée avec des assiettes en porcelaine et des verres en cristal, qu’il avait réservée dans une salle privée du restaurant de Giuseppe. La porte de la cuisine s’ouvrit derrière lui.

— Anderson vient de passer la porte, dit Joseph à voix basse. Hyatt est là, lui aussi. Il a placé dans le faux plafond un tireur d’élite qui aura Anderson en ligne de mire pendant l’entretien. Stevie restera dans la salle principale, pour l’empêcher de partir prématurément. L’issue de secours est gardée par des flics.

— J’ai contacté un juge qui est disposé à autoriser le contrôle des comptes bancaires d’Anderson, si vous arrivez à lui arracher des aveux, ajouta Hyatt en émergeant à son tour de la cuisine. Nous, nous serons de l’autre côté de cette porte, prêts à intervenir.

La porte de la cuisine se referma. Quelques instants plus tard, la porte de la salle privée s’ouvrit et Charlie Anderson fit son entrée, l’air sûr de lui.

Il croit qu’il me tient. Tu vas voir qui tient qui, ordure…

Grayson désigna la place libre en face de lui.

— Merci d’être venu, Charlie, dit-il.

Ce dernier s’assit.

— Il paraît qu’il y a eu du barouf chez vous, fit-il remarquer.

— Oui.

Il ne servait à rien de démentir ce que tous les journalistes s’apprêtaient à diffuser.

— Silas Dandridge a tiré sur l’inspecteur Fitzpatrick, mais en fait, c’est moi qu’il voulait tuer, déclara Grayson.

— Je vous avais pourtant dit de laisser tomber. Mais vous n’en faites qu’à votre tête. Vous auriez dû m’écouter…

La voix d’Anderson était mielleuse, et Grayson se retenait de ne pas l’étrangler séance tenante. Mais il s’adressa à lui d’un ton humble, presque effrayé :

— C’est vrai, j’ai merdé. J’aurais dû suivre votre conseil. Je me suis laissé influencer par une femme. Je n’aurais pas dû interroger Rex McCloud… A présent, ma vie est foutue. On a essayé de me tuer deux fois en moins de vingt-quatre heures. Je laisse tomber.

— C’est ce que vous avez de mieux à faire. Mais il est trop tard. Même si vos ennemis renoncent à vous tuer, ce dont je doute fortement, je vais tenir ma promesse… Vous avez persisté, malgré mon avertissement. Je vais tout déballer.

Grayson s’efforça de dissimuler son mépris. Il se pencha d’un air désespéré vers Anderson.

— Je suis prêt à faire tout ce qu’on veut que je fasse… Absolument tout. Je peux être très utile en tant que procureur. De bien des manières.

— Vous êtes sourd ? Même si vous conservez votre poste, quand votre secret de famille sera dévoilé, aucun tribunal n’acceptera que vous requériez. Votre cas sera trop médiatique. Je vois ça d’ici : « Le fils d’un tueur en série brandit le glaive de la justice… » Les avocats qui vous feront face soulèveront le conflit d’intérêts, et les juges n’auront d’autre choix que de les approuver. Votre carrière est terminée.

C’était peut-être vrai, mais Grayson préférait ne pas y penser. Il cherchait un moyen de retourner l’arrogance d’Anderson contre lui. Puis il ferait état des informations bancaires qu’avait dénichées Stevie pour lui clouer le bec. Il soupira nerveusement.

— Et si vous ne faisiez pas ces révélations ? demanda-t-il.

Anderson le fixa, amusé.

— Pour quelles raisons ne les ferais-je pas ?

— J’ai quelques ressources financières.

— Vous me proposez de me soudoyer, moi ? dit-il en pouffant de rire. Grayson, je suis affligé. Jamais je n’accepterai d’argent de vous. Cet entretien est terminé.

Grayson attendit qu’Anderson se soit levé pour demander :

— Pourquoi n’accepteriez-vous pas mon argent ? Vous avez bien accepté celui d’un autre…

Anderson se figea.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, dit-il sèchement.

— Vous ne refusiez pas l’argent de Bob Bond, à l’époque où vous truquiez des procès ensemble.

— Vous délirez, mon vieux, protesta Anderson.

Mais son regard avait changé : l’inquiétude y avait remplacé l’arrogance. Tant mieux.

— Ma famille adoptive est riche, insista Grayson. Mais ça, vous le savez déjà, puisque vous savez tout sur moi. Je ne suis d’ailleurs pas obligé de lui emprunter de l’argent pour vous payer… J’ai réalisé quelques investissements fructueux… Je peux vous payer mieux que Bond ne le faisait. Bien mieux.

Il sortit son carnet de chèques de sa poche et demanda :

— Combien voulez-vous, Charlie ?

Anderson redressa le menton.

— On ne m’achète pas, moi ! déclara-t-il, feignant la dignité outragée.

— Ah bon ? Vous auriez trempé dans toutes ces magouilles gratuitement ? Ça m’étonnerait… Combien de fils de famille ont échappé aux poursuites ou à la prison grâce à votre intervention ? Quand ce sera connu du public, croyez-vous que ça n’aura aucune incidence sur votre propre carrière ? J’ai une nouvelle à vous annoncer : la mort de Bob Bond va être réexaminée par la police en tant qu’homicide. Les enquêteurs vont avoir accès à tous ses comptes en banque. Vous ne craignez pas qu’ils remontent jusqu’à vous ?

Grayson aurait voulu lui parler des centaines de milliers de dollars amassés sur ses comptes, domiciliés dans des paradis fiscaux, mais il avait un doute sur la validité juridique de cette accusation, à ce stade du moins. Il n’était pas certain de la source de Stevie.

Il savait seulement qu’au moment où la police accéderait au compte bancaire de la mère de Kapansky, elle mettrait au jour le versement effectué par Anderson. Il pouvait donc se servir de l’information la plus importante : les trente mille dollars versés à Kapansky le matin même. Cette information n’avait pas été obtenue dans les règles, mais Grayson ne se souciait plus de ce genre de détails.

— Bob Bond s’est suicidé, dit Anderson.

Mais son regard démentait le propos. Il était clair qu’il connaissait la vérité.

— Non, répliqua Grayson. Il est mort exactement comme Denny Sandoval : il a été drogué puis pendu. Dites-moi, Charlie, jusqu’où êtes-vous prêt à aller pour préserver vos secrets ?

Anderson inspira profondément.

— Maintenant, c’est vous qui voulez me faire chanter ? dit-il. On aura tout vu !

En fait, Grayson avait voulu faire allusion à l’attentat qu’avait commandité Anderson contre lui, mais il ne s’attarda pas sur ce malentendu et saisit l’occasion au vol :

— Disons qu’on pourrait être quittes : je ne révélerai pas vos petits secrets si vous ne révélez pas les miens. Ça vous va ?

Il vit se contracter un muscle facial d’Anderson.

— On pourrait dire ça, concéda ce dernier.

— Sauf pour les trente mille dollars, évidemment.

— De quoi parlez-vous ? dit-il en blêmissant.

— Des trente mille dollars que vous avez virés sur le compte de la mère de Harlan Kapansky. Ah, je vois que ce nom vous dit quelque chose…

Le visage livide, Anderson murmura :

— C’est faux. Vous bluffez.

— Vous ne savez pas qui est Kapansky ? demanda Grayson d’un ton railleur. Alors pourquoi avez-vous donné autant de fric à sa mère ?

— Je n’ai payé personne. Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Vous mentez !

— Vous savez bien que c’est vrai. Sachez que j’ai accédé à des données bancaires qui le prouvent. Je peux vous les montrer, si vous voulez. Votre nom y apparaît clairement, en tant que détenteur du compte duquel les trente mille dollars ont été virés. Pourquoi est-ce que je mentirais ?

— Pour me discréditer, afin que personne ne me croie quand je révélerai au public qui vous êtes vraiment.

— Moi, je crois plutôt que vos magouilles suffiront à vous discréditer, Charlie. Et, d’ailleurs, si je mentais au sujet de Kapansky, si je vous accusais à tort, le gars qui l’a vraiment payé pour me tuer ne serait pas inquiété, lui… Et il y aurait de fortes chances pour qu’il fasse une nouvelle tentative. Il serait absurde que j’invente un tel mensonge.

— Non, c’est impossible. Je n’ai pas payé Harlan Kapansky, dit Anderson dont l’aplomb vacillait de seconde en seconde.

— Vérifiez donc par vous-même. Allez sur le site de votre banque, suggéra Grayson.

Anderson sortit son téléphone portable, essuya sa main moite sur son pantalon, tapa lentement une série de chiffres et blêmit un peu plus.

— Merde, lâcha-t-il.

— Vous voyez !

— Ce compte n’est pas vraiment à moi, en fait. Ce n’est pas moi qui ai payé Kapansky. Je n’ai pas commandité votre assassinat, je vous le jure.

Cause toujours, songea Grayson. Mais il feignit d’ajouter foi aux dénégations d’Anderson et lui demanda :

— Mais alors qui ?

— Après la mort de Bond, il y avait un autre avocat dans son cabinet, répondit Anderson en passant nerveusement la main dans les cheveux. C’est lui qui dénichait les affaires qu’il fallait arranger. Pas seulement avec moi, d’ailleurs. Je pourrais vous donner les noms d’autres procureurs impliqués dans ce genre de tractations. Mais ce n’est pas moi qui ai payé un tueur pour vous éliminer.

Grayson fronça les sourcils. Anderson avait l’air presque crédible.

— Et cet avocat, comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais eu affaire à lui directement. Je ne lui ai jamais parlé.

Anderson se tourna vers la porte.

— Nous en savons beaucoup sur vous, dit Grayson doucement. Vous feriez mieux de coopérer. On pourrait même trouver un arrangement… Et Muñoz ? Qui a eu l’idée de me faire requérir contre lui ?

Les épaules d’Anderson s’affaissèrent.

— C’est moi, répondit-il. C’était mon idée.

— Qui a soudoyé Brittany Jones et Sandoval ?

Grayson vit une lueur de surprise, mêlée de haine, dans les yeux d’Anderson.

— Bond, répondit-il.

Grayson se remémora l’aspect physique de Bob Bond. L’homme qu’on voyait sur la photo trouvée par Elena ne ressemblait absolument pas à l’avocat véreux, atteint de surcharge pondérale. Non, l’inconnu était beaucoup plus svelte.

— Sur la photo qu’on a récupérée, ce n’est pas Bond qu’on voit en train de remettre un papier à Sandoval. Vous l’avez vue, cette photo, vous le savez donc très bien.

— C’était sans doute un factotum de Bond. Assez idiot pour se laisser filmer à son insu…

— Comme vous.

Anderson parcourut la pièce du regard et déclara, trop calmement :

— S’il y a des caméras, ici, elles sont bien cachées.

— C’est le but du jeu, dit Grayson.

Ce qui se passa ensuite se produisit si vite que Grayson ne put l’empêcher. Pris de panique, Anderson sortit un pistolet de sa poche, s’enfonça le canon dans la bouche et appuya sur la détente. La détonation fut assourdissante.

Grayson fit le tour de la table et s’agenouilla au chevet d’Anderson. Joseph et Hyatt firent irruption dans la pièce par la porte de la cuisine, Stevie par l’autre, brandissant tous leurs armes. Au-dessus de leurs têtes, un homme en uniforme de combat écarta l’un des panneaux du faux plafond et considéra la scène d’un œil consterné.

Le pouls d’Anderson avait cessé de battre. Grayson reposa le bras de son défunt chef sur la moquette et se releva. Il fixa le cadavre dont la tête avait explosé.

— Nom de Dieu…, marmonna-t-il.

Pendant un long moment, ils restèrent silencieux, les yeux rivés sur le corps. Grayson s’affala sur une chaise.

— Je n’aurais pas dû lui dire qu’il était filmé, murmura-t-il.

— Il savait que Bond et les autres avaient été assassinés. Il craignait peut-être d’être le prochain, fit remarquer Joseph.

Il posa la main sur l’épaule de Grayson et la serra bien fort.

— J’ai eu une de ces trouilles, en le voyant sortir son flingue, dit-il. J’ai cru qu’il allait te tirer dessus.

— Il y a du sang partout, dit Grayson d’une voix morne. Giuseppe ne va pas être content.

— Je me charge de calmer Giuseppe, assura Joseph.

— Il faut identifier l’avocat dont il parlait, dit Stevie. Il faut savoir quel est l’avocat véreux qui travaillait dans le même cabinet que Bond.

— C’est un cabinet d’avocats, fit valoir Hyatt avec amertume. Ils sont donc tous véreux.

— Ça pourrait être n’importe quel collaborateur de ce cabinet… Il nous faudrait une liste du personnel, dit Grayson. Je peux demander à un juge l’autorisation d’accéder à leurs archives. Mais ces gens-là utiliseront tous les recours possibles pour m’en empêcher, ne serait-ce que par principe. Ça va donc prendre du temps. Il vaudrait mieux contacter une personne qui y travaille, et la convaincre de nous donner officieusement des informations sur les autres avocats et sur la manière dont fonctionne ce grand cabinet. Il faudrait qu’il ait toute la confiance des avocats.

— Thomas Thorne a peut-être des relations dans ce cabinet, suggéra Stevie.

— Je n’aime pas ce type, dit Hyatt en grimaçant de dégoût.

— Il a sauvé la vie de l’inspecteur Skinner, lui rappela Stevie.

— Je l’ai déjà eu en face de moi au tribunal, intervint Grayson. C’est un roublard de première, il est capable des pires effets de manches… Mais je ne l’ai jamais pris en flagrant délit de mensonge. Je veux bien lui proposer de nous aider.

— D’accord, dit Stevie. Je te laisse le joindre, mais je viendrai avec toi. S’il n’est pas à son cabinet, il sera bientôt à son club. Et s’il refuse de nous aider, je demanderai à Lucy de lui mettre la pression… Etant donné que J.D. vient de prendre une balle à cause de cette affaire, Lucy saura sûrement se montrer très convaincante.

— Qui est Lucy ? demanda Joseph. Et pourquoi serait-elle plus convaincante que Grayson ?

— Lucy est médecin légiste, dit Grayson. C’est aussi la fiancée de J.D.

— Et elle possède une boîte de nuit avec Thorne et un autre de leurs amis, expliqua Stevie. Elle peut inciter Thorne à coopérer mieux que quiconque.

— Bon, maugréa Hyatt. Faites-le.

— J’appellerai Thorne en chemin en allant retrouver Paige, dit Grayson.

L’adrénaline l’avait submergé lorsqu’il s’était précipité vers le corps sans vie d’Anderson, mais elle se dissipait rapidement.

Il faut que je serre Paige dans mes bras.

Il avait besoin de sa présence pour effacer l’image atroce de la cervelle d’Anderson explosant sous ses yeux.

— A moins que vous ne vouliez que je reste ici, ajouta-t-il.

— Pas la peine, dit Hyatt. On va nettoyer tout ça. Allez-y.

Il ajouta à contrecœur :

— Pour un juriste, vous ne vous en êtes pas trop mal tiré.

Venant de Hyatt, c’était un éloge. Et pourtant, Grayson trouvait que cela ne suffisait pas.

— Vous ne sauriez rien de tout ça si Paige ne s’en était pas mêlée, dit-il. Elle ne méritait pas la manière dont vous l’avez traitée hier. Et maintenant, vous ne pouvez plus douter qu’elle avait raison de soupçonner l’implication d’un policier.

Hyatt leva les yeux au ciel.

— Je lui enverrai mes excuses par écrit, marmonna-t-il.

— Ce serait sympa, dit Grayson en se levant, encore un peu chancelant. Bon, je suis prêt.

— Et moi, dit Stevie, je vais de ce pas à l’hôpital pour voir comment va J.D.

— Je te dépose devant l’immeuble de Reba, dit Joseph à Grayson. Et je reviendrai plus tard te filer un coup de main.

Jeudi 7 avril, 15 h 40

Reba se leva pour les accueillir. Paige perçut un peu de surprise dans son regard lorsqu’elle vit Clay pénétrer dans la pièce à leur suite.

— Mon garde du corps privé, expliqua Daphné. J’espère que ça ne vous dérange pas.

— Pas du tout, dit Reba. Je me suis moi-même habituée à avoir un garde du corps, à l’époque où mon père faisait de la politique.

Elle désigna les deux fauteuils faisant face à son bureau.

— Je vous en prie.

Que le spectacle commence, se dit Paige, prête à jouer le rôle qu’elle avait répété dans la voiture, tout en sachant que ses répliques allaient lui laisser un goût amer dans la bouche.

— Je tiens tout d’abord à m’excuser, dit-elle. Nous avons interrogé Rex sur la base d’informations provenant d’une source peu sûre.

— C’est-à-dire ? demanda Reba en plissant les yeux.

— C’est Betsy Malone qui nous a parlé de ce qui s’était passé au domaine de vos parents, la nuit où Crystal Jones a été assassinée. Nous l’avons crue sur parole. Mais elle nous avait aussi juré qu’elle avait décroché depuis un an. Nous avons découvert que c’était faux. Elle est morte d’une surdose de barbituriques.

Paige observa la réaction de Reba et vit dans son regard qu’elle était sincèrement choquée.

— C’est affreux, dit Reba. Je ne l’aimais pas beaucoup à cause du mal qu’elle a fait à Rex, mais je n’ai jamais souhaité sa mort.

— Je sais. Mais, quand un témoin ment sur un point, cela invalide l’ensemble de son témoignage.

Pardonne-moi, Betsy. C’est parce que tu as eu le courage de témoigner que tu es morte.

— Nous sommes donc passés à d’autres suspects potentiels, reprit-elle. Je vous prie de nous pardonner si nous avons semé le trouble dans votre famille.

Que Rex soit coupable du meurtre de Crystal n’était, en effet, plus une certitude pour Paige. Cependant, elle restait persuadée que les McCloud avaient une responsabilité dans cette mort tragique.

Ces feintes excuses, qui lui avaient écorché la langue, eurent l’effet escompté.

— Tout le monde commet des erreurs, déclara Reba d’un ton magnanime. Je vous pardonne bien volontiers.

Elle croyait visiblement que Paige s’était excusée afin de servir ses propres intérêts et faire affaire avec elle. Pour Reba, ces propos avaient, à l’évidence, un motif purement commercial.

— Bien, dit-elle. Maintenant que ces petites dissensions sont derrière nous, dites-moi donc en quoi notre fondation peut vous être utile, madame Elkhart.

— Je suis disposée à financer le projet de Paige, déclara Daphné. Mais je me pose certaines questions sur la manière dont nous allons intégrer son programme d’arts martiaux dans la vie sociale de notre ville. Notre but est d’en faire profiter les handicapés et les gens à faibles revenus… Bref, tous ceux qui pourraient bénéficier du respect de soi et des autres qu’engendrent les arts martiaux, mais qui n’ont pas les moyens de s’offrir des cours.

— Le succès initial de ce programme reposera sur la qualité de nos rapports avec les écoles des quartiers défavorisés et les centres de formation professionnelle pour adultes, précisa Paige. Je sais que vous y êtes déjà parvenue au niveau des collèges, et j’aimerais m’inspirer de votre approche, qui a eu tant de résultats positifs.

— Vous faites sans doute allusion à notre programme MAC, dit Reba. Ce programme, financé par notre fondation, a versé des centaines de milliers de dollars à deux cents écoles pendant seize ans. Sans compter notre aide personnalisée à certaines classes et aux familles de certains élèves…

— Etes-vous restés en contact avec les enfants ayant bénéficié de MAC ? demanda Daphné. Avez-vous évalué la manière dont ce programme a changé leur vie ?

Reba la regarda d’un œil intrigué.

— Non. Nous aurions sans doute dû…

— J’aimerais bien voir des documents relatifs à ce programme, dit Daphné.

— Alors, vous êtes venue au bon endroit, déclara Reba en se rengorgeant. Je suis un peu l’historienne de la famille.

Elle se leva et tira un gros classeur d’une étagère.

— Là-dedans, poursuivit-elle, vous trouverez toute la documentation relative à MAC : les lettres envoyées aux écoles et le modèle comptable des dons financiers effectués par la fondation.

— Nous pouvons prendre des notes ? demanda Paige.

— Mais bien sûr.

Reba désigna une petite table dans un coin de son bureau.

— Installez-vous là, ce sera plus commode. Prenez tout le temps qu’il vous faut, mademoiselle Holden.

S’efforçant de masquer sa satisfaction, Paige posa le classeur sur la table, se positionnant de telle sorte que Reba ne pouvait voir que son dos. Elle sortit le stylo-caméra de Joseph. Quand elle l’avait essayé, ses photos avaient été très nettes.

Pendant que Reba exposait en détail à Daphné les activités de la fondation, présentes et passées, Paige étudiait le contenu du classeur, faisant semblant de prendre des notes. La plupart des documents ne présentaient aucun intérêt : c’étaient des invitations et des prospectus présentant le programme MAC.

Elle finit par tomber sur la pépite qu’elle cherchait : des photos de groupe prises tout au long des années qu’avait duré le programme. Au dos de chaque photo était agrafée une liste de noms, de collèges et d’adresses personnelles, identifiant chaque enfant en fonction de sa position sur la photo. Elle photographia les portraits de groupe et les listes. Elle marqua une pause en arrivant à l’avant-dernière photo. Au premier rang se tenait une petite fille aux boucles dorées, vêtue d’une robe bleue. Elle avait l’air triste, presque hagarde.

Paige sentit sa gorge se serrer. A vingt ans, Crystal s’était rendue à cette fête pour commettre un délit. Elle avait de quoi faire chanter quelqu’un. Mais qui ?

Paige passa à la dernière photo et laissa le classeur sur la table.

— J’ai trouvé ce qui m’intéressait, madame Elkhart, dit-elle. Voulez-vous que je vous attende dehors ?

— Non, dit Daphné. Pas la peine.

Elle tendit la main à Reba.

— Je serais ravie de participer à un dîner payant au profit de la recherche sur le cancer du sein. Quant aux autres possibilités de mécénat, je vais y réfléchir et je vous recontacterai.

— Ce serait vraiment formidable, dit Reba.

Elle les raccompagna jusqu’au bureau de l’hôtesse d’accueil.

— Laissez vos coordonnées à Ann et nous vous enverrons la documentation nécessaire pour faire un don.

— Si vous l’envoyez à Mlle Holden, elle ne manquera pas de me la transmettre, dit Daphné.

— Je vais vous donner mon adresse professionnelle, déclara Paige.

Elle se servit du stylo de Joseph pour écrire l’adresse de l’officine de Clay sur une page vierge de son carnet. Elle la déchira et la tendit à l’hôtesse, tandis que la porte donnant sur le palier s’ouvrait derrière elle.

Aussitôt, Daphné vint se placer entre Paige et la porte. Mais Clay avait été plus rapide encore, et s’était lui-même intercalé entre Paige et Daphné. Son dos était moins imposant que celui de Grayson, mais assez large pour masquer la présence de Paige au nouveau venu.

Clay avait l’habitude de la protection rapprochée et sa réaction était pour ainsi dire naturelle. Mais que Daphné se soit précipitée pour la protéger, elle aussi, alla droit au cœur de Paige. Cette femme avait tout pour faire une excellente amie. Et pas seulement parce qu’elle avait des vêtements de luxe plein ses placards — même si ça ne gâtait rien, bien sûr…

— Reba, fit une voix masculine.

— Ah, Stuart…, dit Reba d’un ton chaleureux.

Paige les entendit se faire la bise et se détendit. Clay, lui aussi, se décrispa un peu. Le nouveau venu n’était qu’un client de Reba.

— Nous avions rendez-vous ? demanda Reba. Tu n’étais pas sur mon agenda.

— Non, répondit l’homme. Aujourd’hui, c’est ton beau-frère que je viens voir.

— Euh… Il est sorti déjeuner et n’est pas encore rentré. Tu peux l’attendre dans son bureau. Mais laisse-moi d’abord te présenter une de nos nouvelles donatrices, Elizabeth Elkhart. Madame Elkhart, je vous présente Stuart Lippman, l’un des avocats de notre fondation.

— Enchantée, dit poliment Daphné.

— Nous apprécions la générosité de nos donateurs, dit Stuart avec un sourire charmeur. J’espère que nous aurons longtemps le sourire grâce à vous.

La porte d’entrée s’ouvrit une nouvelle fois.

— Stuart ! fit une autre voix masculine, traînante et pâteuse, celle-là. Ça fait plaisir de te voir, mon vieux…

L’homme qui venait de saluer ainsi Lippman sentait si fort l’alcool qu’une odeur peu ragoûtante vint chatouiller les narines de Paige, qui se tenait pourtant à plus de deux mètres de lui. C’était Louis Delacorte, mari de Claire et beau-père de Rex McCloud.

Louis avait été présent au domaine familial la nuit de la mort de Crystal Jones. Et il était assez âgé pour avoir abusé sexuellement des petites filles du programme MAC, alors que Rex, lui, n’était encore qu’un enfant.

— Allons dans ton bureau, Louis, dit Lippman. On y sera plus à l’aise pour causer.

— Causer de quoi ?

Il réfléchit un instant et ajouta :

— C’est Rex qui t’a appelé, hein ? Quel petit salopard, celui-là ! Eh bien, tu peux repartir. Je n’ai plus envie de brasser de l’air pour ce petit taré.

— Louis ! lanca Reba d’une voix manifestement embarrassée. Allons dans ton bureau.

— Ça ne sert à rien. Claire et moi, on est du même avis. Appelle-la, si tu ne me crois pas.

— Allons l’appeler ensemble, dit Lippman d’une voix apaisante. Il faut tirer ça au clair.

Les deux hommes se dirigèrent vers la rangée de portes de bureau, de l’autre côté du guichet d’accueil. Paige se tourna légèrement pour leur jeter un coup d’œil en coin. L’avocat avait placé son bras sur l’épaule de Louis, comme l’aurait fait un vieil ami — mais de toute évidence pour le pousser vers son bureau. Louis se rebiffa, s’immobilisa et se retourna.

Il considéra Paige de la tête aux pieds et, lorsque leurs yeux se croisèrent, elle lut de la surprise dans les siens.

Il m’a vue hier soir, après notre entretien avec Rex.

Il la déshabilla du regard et elle sentit un frisson désagréable lui parcourir l’échine lorsqu’il lui adressa un clin d’œil. Prise de court, elle réagit d’instinct, appuyant du pouce sur le déclencheur du stylo-caméra et immortalisant le visage rougeaud de Louis Delacorte.

Ce dernier et Stuart Lippman s’engouffrèrent dans un bureau, laissant derrière eux un silence pesant.

Reba se racla la gorge.

— Je suis désolée, dit-elle. Il est… euh… Il a…

— Il y en a un dans toutes les familles, dit Daphné. Merci de nous avoir accordé cet entretien, mademoiselle McCloud.

— C’est moi qui vous remercie, répondit Reba de sa voix guindée. Je compte sur vous pour le banquet des donateurs.

Toujours troublée et le visage empourpré, elle leur ouvrit la porte.