17

Jeudi 7 avril, 3 heures

Stevie sortit de l’ascenseur de l’hôtel Peabody, désireuse de vérifier que Grayson et Paige étaient bien arrivés, avant de rentrer chez elle dormir quelques heures. Juste pour savoir s’ils étaient sains et saufs. Certes, c’était excessivement protecteur et même un peu paranoïaque de sa part, elle en était consciente. Mais Grayson était son ami, et le fait d’avoir vu sa voiture partir en fumée l’avait bouleversée davantage qu’elle ne voulait l’admettre.

Elle colla l’oreille contre la porte de la suite que Grayson avait réservée pour Paige. Pas un son… Soit ils dormaient à poings fermés, soit ils étaient absents. Elle entendit le bruit d’un téléviseur dans la chambre adjacente, indiquant que quelqu’un y était éveillé.

Elle frappa légèrement à la porte. Elle dut se forcer à ne pas sursauter lorsque celle-ci s’ouvrit.

Stevie considéra un instant l’homme qui se tenait sur le pas de la porte. Elle ne l’avait pas vu depuis presque un an, mais ne l’avait pas oublié. Il lui avait menti, il avait entravé le bon déroulement d’une enquête, il avait falsifié des documents fédéraux et fait probablement pire encore. Mais c’était grâce à son aide qu’elle avait arrêté un meurtrier.

Il avait involontairement mis la fille de Stevie en danger mais, dès qu’il avait compris son erreur, il avait pleinement coopéré avec la police. Et la fille de Stevie avait échappé au péril qui la menaçait.

Clay Maynard avait excité sa curiosité, à l’époque. Et, à présent, elle lui faisait face. Une nouvelle fois.

— Monsieur Maynard, dit-elle doucement, je ne m’attendais pas à vous trouver ici.

Il fronça les sourcils, mais elle le remarqua à peine. Il était torse nu et son pantalon de jogging laissait voir ses hanches.

— Je ne vous attendais pas non plus, inspecteur Mazzetti, dit-il. Où est Paige ?

Stevie leva les yeux, chassant les pensées coupables que lui inspirait ce corps d’homme à demi nu.

— Je croyais qu’elle était ici, dit-elle.

— Eh bien, non. Smith ne devait pas veiller sur elle, cette nuit… Alors, il m’a demandé de le faire. Mais elle n’est toujours pas arrivée… Elle ne m’a pas téléphoné et elle ne répond pas à mes appels.

— Je crois que son téléphone ne fonctionne pas, en ce moment.

— Et pourquoi donc ? demanda-t-il.

— Grayson et elle ont eu un accident : la voiture de Grayson a explosé. Le portable de Paige se trouvait dedans.

— Comment ça ? Ils sont… ?

— Ils s’en sont tirés… Mais je ne veux pas avoir cette conversation dans ce couloir. Je peux ? demanda-t-elle en désignant la chambre.

Il recula aussitôt et ouvrit la porte en grand.

— Bien sûr, entrez, dit-il.

Quatre armes de poing étaient posées sur le comptoir de la cuisine. Il était en train de nettoyer son arsenal. Un chiffon graisseux était impeccablement plié à côté des pistolets.

Stevie éprouvait toujours du respect pour les hommes qui s’occupaient soigneusement de leurs armes.

Il croisa les bras et haussa un sourcil impatient tandis qu’elle enveloppait la pièce du regard. Un tatouage ornait son biceps gauche : « Semper Fi1 ».

— Leur voiture avait été piégée, dit-elle pour couper court aux questions de Clay. Nous ne savons pas encore qui a fait le coup. Nous avons retrouvé certaines parties du dispositif de mise à feu, et nous enquêtons pour déterminer qui aurait pu s’en servir. La voiture de Grayson a été entièrement détruite. Ils sont sortis juste avant l’explosion.

Clay serra la mâchoire.

— Quelqu’un ne veut pas qu’ils découvrent le meurtrier d’Elena, murmura-t-il.

— Oui, tout indique qu’il y a un rapport entre cette affaire et l’attentat.

— Et vous n’allez pas m’en dire plus, évidemment.

Elle le regarda d’un air impassible.

— Vous avez été flic, lui rappela-t-elle. Vous croyez vraiment que je vous parle d’une enquête en cours ?

— Non, lâcha-t-il à contrecœur. Bien sûr que non… Où est Paige ?

— Une voiture de patrouille l’a emmenée chez Grayson pour qu’elle y récupère son chien. Ensuite, elle était censée revenir ici. Le collègue m’a confirmé qu’ils ont été déposés sans encombre devant la maison de Grayson. Mais il faut croire qu’ils ont décidé d’y passer la nuit…

— Paige m’aurait appelé pour me prévenir.

— Il faut croire qu’elle était trop occupée…

Il leva les yeux au ciel.

— Merde. Alors qu’elle avait tenu bon jusque-là…

Elle le regarda d’un air intrigué.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-elle.

— Elle qui attendait l’homme de sa vie, dit-il d’un ton songeur. Hier encore, à ma connaissance, ce n’était pas Smith… Les hormones de Paige ont eu raison de sa volonté.

— Ça ne vous est jamais arrivé ? demanda Stevie, qui se sentit obligée de prendre la défense de Paige.

— Une ou deux fois, répondit-il d’un ton égal.

— Avec elle ? lança-t-elle en regrettant aussitôt son indiscrétion.

Il la fusilla du regard.

— Non. C’est mon associée. Je ne couche pas avec mes associés.

— Et vous avez raison. Grayson est mon ami. Je n’aimerais pas qu’elle se moque de lui.

Elle ne pensait d’ailleurs pas que Paige était une allumeuse. Mais c’était tout ce qu’elle avait trouvé pour justifier son indiscrétion.

— Votre ami sait ce qu’il fait, dit Clay sans hausser le ton.

Soucieuse de rester digne, Stevie composa le numéro de téléphone fixe de Grayson.

Il décrocha à la quatrième sonnerie.

— Stevie ? dit-il d’une voix pâteuse.

— Paige est avec toi ?

— Oui. Pourquoi ?

Il avait répondu d’un ton si satisfait que Stevie ne put s’empêcher de sourire.

— Parce que je suis à l’hôtel Peabody… Pour vérifier que vous étiez arrivés à bon port, tous les deux. L’associé de Paige y est, et il se fait un sang d’encre.

— Ah bon… Je suis désolé. Elle a oublié de le prévenir. Chut…

Stevie comprit à l’intonation de Grayson que ce dernier mot ne lui était pas destiné.

— C’est Stevie, ajouta Grayson. Rendors-toi.

— Eh bien, voilà qui répond aux autres questions que je me posais, dit Stevie d’un ton narquois.

— Je suis désolé, Stevie. C’est gentil de t’inquiéter pour nous… A part ça, tu as du nouveau ? demanda Grayson, qui semblait à présent plus réveillé.

— Pas encore.

— Tu dis ça parce que Maynard est avec toi ?

— Oui, répondit-elle en jetant un coup d’œil au grand brun baraqué qui la fixait avec intensité.

— Rappelle-moi demain matin, dit Grayson. J’ai plein de choses à te dire.

— En rapport avec l’enquête ?

— Oui et non. Je t’ai dit qu’Anderson savait depuis le début que Muñoz était innocent… En fait, il savait aussi beaucoup de choses sur moi. Des détails sur mon passé, qu’il a menacé d’utiliser contre moi si je poursuivais cette enquête.

Stevie sentit son cœur battre plus fort.

— Et comme par hasard, ce soir… Boum badaboum ! dit-elle.

— Exactement. Je t’en parlerai seul à seule. Va te reposer, Stevie. Moi, je vais bien… Très bien, même.

Elle fronça les sourcils en raccrochant, puis se tourna vers Clay.

— Paige est en de bonnes mains, dit-elle.

— Ça, j’avais compris, ironisa-t-il.

Il la regarda d’un œil circonspect avant de lui demander :

— Comment va votre fille ?

Elle cligna les yeux, surprise par la question.

— Elle va bien. Elle est heureuse.

— J’ai bien reçu la photo d’elle que vous m’avez envoyée avec la carte de vœux à Noël. Merci.

— J’ai hésité avant de vous l’envoyer. Je ne voulais pas que vous vous mépreniez.

— En quoi aurais-je pu me méprendre ? demanda-t-il en haussant les sourcils.

— Vous auriez pu vous imaginer que je cherchais à… reprendre contact.

— Ah… Je vois.

— Non, dit Stevie tristement. Je ne crois pas que vous me compreniez.

— Vous êtes veuve. Votre mari est mort sous les balles d’un criminel.

Il haussa les épaules en voyant la surprise de Stevie.

— Je me suis renseigné sur vous. Parce que, moi aussi, je suis curieux.

Elle aurait pu nier qu’il excitait sa curiosité, mais elle savait qu’il ne serait pas dupe.

— Je suis veuve, et mon boulot me prend déjà trop de temps pour que je m’occupe de ma fille comme je le souhaiterais, dit-elle, sur la défensive.

Sans cesser d’étudier le visage de Stevie, il répliqua :

— Vous m’avez dit, un jour, que vous pourriez avoir besoin de mon aide. Dans une enquête future… Au cas où vous auriez besoin d’informations qu’on ne peut se procurer que par des moyens… non conventionnels.

— Vous voulez dire : illégaux.

— Qu’importe, au fond : c’est le résultat qui compte. En tout cas, vous ne m’avez jamais recontacté.

— J’ai failli le faire, admit-elle. A plusieurs reprises.

— Et qu’est-ce qui vous en a empêchée ?

— Je ne sais pas, murmura-t-elle en détournant les yeux.

— L’offre tient toujours. Et ça ne vous engage à rien.

Elle le regarda dans les yeux. Et prit une décision qu’elle espérait ne pas avoir à regretter.

— Merci, dit-elle. Je crois que je vais vous prendre au mot, cette fois.

— Sur l’affaire Muñoz ? Vous voulez que je me renseigne sur des flics corrompus ?

— Et peut-être aussi sur des magistrats véreux… A commencer par le supérieur de Grayson. Il savait que Muñoz avait été piégé et il a laissé faire.

— Vous voulez que j’enquête discrètement sur un procureur ? demanda-t-il.

Elle hocha la tête.

— Il s’appelle Charlie Anderson, dit-elle. Il est difficile de croire qu’il ait fermé les yeux sur une telle manipulation sans en tirer un avantage quelconque. Il a dû se laisser soudoyer.

— Vous voulez que je fouille dans ses comptes bancaires ?

Elle ne répondit rien d’abord, consciente de l’illégalité de ce qu’elle attendait de lui. Puis elle repensa à l’épave fumante de la voiture de Grayson, et ses scrupules s’évanouirent.

— Oui, répondit-elle. S’il vous plaît. Mais n’en parlez à personne. Pas même à Paige ou à Grayson.

— Pourquoi le leur cacher ? s’étonna Clay.

— Parce que Grayson ne serait pas d’accord. Nous n’avons pas de mandat nous autorisant à le faire. Grayson est un idéaliste. Pour lui, la loi passe avant tout.

— S’il vient d’échapper de justesse à un attentat, il a peut-être changé d’avis…

Elle soupira.

— C’est possible, en effet. Mais il vaut mieux ne pas lui en parler, pour l’instant. J’ai votre parole ?

Il hocha la tête.

— Personne ne le saura, promit-il. Je vous ferai signe dès que j’aurai trouvé quelque chose.

— Merci.

Elle fit un pas vers la porte.

— Vous avez gardé mon numéro de portable ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit-il sans la moindre hésitation.

— Parfait. Rappelez-moi quand vous en saurez plus.

Elle avait déjà ouvert la porte lorsqu’il vint se placer derrière Stevie et referma doucement le battant.

— Je ne vous ai jamais vraiment remerciée, dit-il à voix basse. Pour avoir arrêté l’assassin de Nicki. Grâce à vous, sa famille a pu faire son deuil, et nous vous en sommes tous très reconnaissants.

Elle leva les yeux vers lui. Il était trop près. Et le cœur de Stevie battait trop fort.

— Je n’ai fait que mon travail, murmura-t-elle. Prenez un peu de repos, monsieur Maynard. Votre associée est en sécurité.

Il rouvrit la porte sans ajouter un mot. Stevie attendit d’être dans le hall de l’hôtel pour poser la main sur son cœur et constater qu’il battait encore la chamade.

Jeudi 7 avril, 7 h 15

La sonnerie stridente du téléphone tira Grayson d’un sommeil profond. Il lui fallut une seconde pour se rappeler où il était, mais le corps tiède de la femme à laquelle il était enlacé lui rafraîchit la mémoire. Il tendit la main vers son téléphone en souriant, malgré son dos endolori.

Etre bombardé de fragments de métal brûlants, c’était une expérience qu’il espérait ne pas renouveler.

— Allô ? murmura-t-il tout en caressant les cheveux noirs de Paige.

Elle redressa la tête en clignant les yeux d’un air ensommeillé.

— Tu aurais pu appeler ! s’exclama sa mère d’une voix débordante de reproche, à l’autre bout de la ligne. Tu n’as pas pensé que c’était important de me dire que tu avais échappé à l’explosion de ta voiture ? Il a fallu que je l’apprenne en regardant la télé !

Il grimaça.

— Il était déjà bien tard, hier soir. Je n’ai pas voulu te réveiller pour te dire que je n’étais pas blessé.

En outre, il n’en avait guère eu le loisir, tandis qu’il faisait l’amour avec Paige sur la table de la salle à manger. Et dans la douche, ensuite. Et enfin dans son lit. Cette troisième étreinte avait été la plus délicieuse.

— Tu vas vraiment bien ? s’inquiéta sa mère. A la télé, ils parlaient de blessures légères…

— J’ai pris des bouts de tôle dans le dos, mais je n’ai eu que quelques gros bleus. Je portais un gilet pare-balles.

— Un gilet pare…

Elle s’interrompit, le souffle coupé, avant de reprendre d’une voix inquiète :

— Grayson, il faut que je te voie ce matin.

Il songea à tout ce qu’il avait à faire ce jour-là, et répondit prudemment :

— J’essaierai de me libérer.

— Grayson ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante. Il faut que je m’assure par moi-même que tu n’es pas blessé.

— Bon, d’accord… Je passerai te voir. Promis, juré.

— Bon. Comment va Paige ? Ce fouille-merde de journaliste a dit qu’elle était avec toi quand la voiture a sauté.

— « Fouille-merde » ? releva Grayson en souriant. Quel langage, maman !

— C’est comme ça que Paige l’a appelé. Et elle, ça va ? Elle n’est pas blessée ?

Il baissa les yeux pour contempler la peau douce et dorée de son amante. Paige se blottit contre la poitrine de Grayson en le regardant d’un air vague.

— Une ou deux égratignures, répondit-il. Rien de grave. En fait, elle se porte comme un charme.

— Je vois, dit Judy.

Et Grayson se dit que sa mère avait compris…

— Tu lui as dit ? s’enquit-elle.

— Elle était déjà au courant. Mais ça, tu le savais déjà…

— Exact. C’est une petite futée, cette fille. Je n’en reviens pas que tu aies gardé cette photo…

— J’en avais besoin. Après nos malheurs, tu étais si triste, tu pleurais tout le temps… J’ai gardé cette photo pour me souvenir de toi telle que tu étais avant… Quand tu étais heureuse. Parfois, je la regardais en m’imaginant que rien de tout ça n’était arrivé.

Elle garda le silence un instant.

— Moi aussi, j’ai gardé quelques photos de toi quand tu étais bébé. Je les regarde chaque fois que Lisa m’annonce qu’elle attend un nouvel enfant, et je pense au bonheur que j’aurais d’être grand-mère, moi aussi. Ça fait longtemps que j’attends, ajouta-t-elle avec une amère ironie.

Grayson leva les yeux au ciel.

— Maman…

— Je sais, je sais. Le moment n’est pas encore venu. Mais j’ai bien le droit de rêver, non ?

Elle se racla brusquement la gorge avant d’ajouter :

— J’ai essayé de t’appeler sur ton portable avant d’essayer le fixe. Je suis tombée directement sur la messagerie.

— Je l’ai perdu en sortant de la voiture, juste avant qu’elle n’explose. Il est inutilisable. Je vais m’en procurer un autre dès aujourd’hui. Paige aussi a besoin d’un autre portable… Et d’un nouvel ordi.

— J’ai l’impression que vous avez tous les deux beaucoup de choses à faire aujourd’hui. On se verra quand vous aurez fini.

— Je passerai te voir ce matin pour que tu fasses l’inventaire de mes doigts et de mes orteils.

Elle se força à glousser.

— Bon, je t’attendrai à la maison, dit-elle. Je t’aime, mon fils.

— Moi aussi, je t’aime, maman.

Il raccrocha et tendit le téléphone à Paige.

— Tu as encore défrayé la chronique, dit-il. Tes amis du Minnesota doivent s’inquiéter pour toi.

Elle se redressa, tirant les draps pour recouvrir ses seins. Il fit mine de les dénuder, mais elle l’en empêcha et il se renfrogna.

— On a plein de choses à faire, ce matin, dit-elle d’un ton sérieux. Si je te laisse faire, on va rester au lit toute la journée.

— Ça ne me dérangerait pas du tout.

— Tu viens de promettre à ta mère que tu passerais la voir, lui rappela-t-elle. Alors, bas les pattes et laisse-moi appeler Olivia.

Elle passa son appel en grimaçant, comme Grayson l’avait fait en prenant celui de sa mère. Elle dut tenir l’appareil à quelques centimètres de son oreille, tant la bordée d’invectives que déversa son amie était véhémente. Lorsque le flot de reproches se tarit un peu, elle tenta de coller le téléphone contre son oreille.

— Mais non, dit-elle, tu n’as pas besoin de venir à Baltimore. Je vais très bien. Grayson a été touché sans gravité par des éclats, et moi, je n’ai presque rien. D’ailleurs, Grayson aussi va très bien…

Grayson fit une nouvelle tentative pour lui ôter les draps de la poitrine, mais elle lui jeta un regard noir qui suffit à l’en dissuader.

— Arrête ! dit-elle d’une voix excédée. Non, pas toi, ajouta-t-elle à l’intention d’Olivia.

Elle lâcha un soupir.

— Oui, il est avec moi, avoua-t-elle.

Elle tendit le téléphone à Grayson en disant :

— Tu l’auras cherché. Maintenant, elle veut te parler.

— Bonjour, c’est Smith, dit-il dans l’appareil.

— Encore heureux, répliqua Olivia d’un ton acerbe. Puisque vous êtes dans son lit.

— A vrai dire, c’est elle qui est dans le mien, rectifia-t-il.

— Pas besoin de vous en vanter, dit-elle d’une voix plus dure. Ecoutez, je me suis renseignée sur vous. Vous êtes un procureur intègre. Mais ça ne veut pas forcément dire que vous êtes un homme fidèle.

— Je me flatte pourtant de l’être.

— C’est ce qu’on verra, rétorqua Olivia. Ne lui brisez pas le cœur.

— Je vais essayer ! ironisa-t-il, un tantinet agacé.

— Essayer ne suffit pas, répliqua-t-elle.

Grayson se figea. « Essayer ne suffit pas. » Il avait entendu une autre voix prononcer ces mots, du même ton impatient. Il y a plus d’un an.

Et huit heures auparavant, cette même voix lui avait dit d’arrêter sa voiture et d’en sortir immédiatement.

— Oh ! mon Dieu…, murmura-t-il.

— Qu’y a-t-il ? demanda Olivia d’une voix inquiète. Il y a un problème ?

Paige lui prit l’appareil des mains.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ? demanda-t-elle à Olivia.

Elle écouta la réponse et fronça les sourcils.

— C’est tout ? « Essayer ne suffit pas » ?

Elle se tourna vers Grayson et demanda :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je sais qui c’est, chuchota-t-il.

— Olivia, il faut que je raccroche, dit Paige. Non, non, tout va bien… Je t’expliquerai plus tard. Je te rappellerai bientôt.

Elle raccrocha, jeta le téléphone portable sur le lit et s’agenouilla sur le matelas. Elle prit doucement le menton de Grayson entre son pouce et son index et lui demanda :

— Qui est-ce ?

— Silas Dandridge… Un flic à la retraite.

Il ferma les yeux avant d’ajouter :

— Mais c’est impossible… Je dois me tromper.

— Mais, en fait, tu sais que tu as raison.

— C’était bien sa voix… Je ne l’avais pas entendue depuis plus d’un an, mais maintenant, j’en suis presque certain.

— Il faut en informer Stevie.

Il fixa Paige d’un air hagard.

— Cette nouvelle va la stupéfier. Elle ne va pas me croire.

— Pourquoi ?

— Elle faisait équipe avec lui.

Jeudi 7 avril, 7 h 20

Stevie, réprimant un bâillement, entra d’un pas trébuchant dans la cuisine.

— Ça sent bon, fit-elle remarquer.

Sa sœur, Izzy, était aux fourneaux, faisant sauter des crêpes dans une poêle.

— Bonjour, maman, dit Cordelia, qui était déjà attablée et dont l’assiette était presque vide.

— Bonjour, mon chou, dit Stevie.

Elle remplit une tasse et s’assit. Izzy avait empilé sur la table la paperasse concernant l’enquête.

— Je comptais faire une petite sieste, hier soir, avant de me plonger là-dedans, dit Stevie.

— Tu ronflais comme un sapeur, sur le canapé, quand je suis descendue dit Izzy.

— Tu ronflais vraiment très fort, dit Cordelia. Plus fort que papy.

— Même pas vrai, rétorqua Stevie.

Izzy et Cordelia échangèrent un regard entendu.

— Si tu le dis, lâcha Izzy. J’ai apporté du maquillage pour ton amie.

— Merci. En fait, c’est plutôt l’amie de Grayson.

— Il était temps qu’il se trouve une copine, celui-là, déclara Izzy. Cordy, il est temps de t’habiller pour aller à l’école.

Cordelia émit un grognement mais obéit. Izzy posa une assiette devant sa sœur. Les crêpes étaient ornées de pépites de chocolat formant des yeux et une bouche souriante.

— C’est pour te remonter le moral, dit Izzy.

— Comment fais-tu pour être si bien dans ta peau ? demanda Stevie.

Izzy se pencha pour lui chuchoter à l’oreille :

— C’est que je me fais sauter régulièrement, ma chérie. Tu devrais essayer… Avant d’être trop vieille pour ce genre de divertissement.

Aussitôt, Stevie songea à Clay Maynard, mais elle s’empressa de chasser cette pensée de son esprit.

— Arrête de m’embêter, dit-elle. Ce n’est pas parce que tu fais de bonnes crêpes que ça te donne le droit d’être grossière et de te mêler de ma vie privée.

— Mes crêpes ne sont pas bonnes, elles sont excellentes, rétorqua Izzy. Et toi, tu n’as pas de vie.

La sonnette de la porte retentit à ce moment.

— Je vais ouvrir, dit Cordelia avant de pousser un petit cri de joie. Oncle J.D. !

J.D., qui avait été l’un des meilleurs amis de Paul, était le parrain de la petite fille. Le fait que Stevie et lui fassent équipe depuis l’année précédente n’était pas entièrement dû au hasard : Stevie avait agi en coulisses pour qu’il en soit ainsi. J.D. avait, à l’époque, besoin d’un nouveau départ dans la vie, et il avait pu le prendre grâce à ce changement professionnel et au nouvel amour qu’il avait trouvé.

— J.D. prend son pied, lui, chuchota Izzy sur le ton de la conspiration. Il ne fait pas la gueule…

Stevie leva les yeux au ciel.

— Tu vas te taire et arrêter, oui ?

J.D. entra dans la cuisine, portant dans ses bras Cordelia, qui était aux anges.

— Miam miam, ça sent les crêpes, dit-il d’une voix pleine d’espoir.

Izzy éclata de rire.

— Il faut que j’emmène Cordy à l’école, dit-elle. Mais il reste assez de pâte pour faire une douzaine de crêpes, si cette grincheuse consent à les faire cuire sur la plaque chauffante.

J.D. regarda Stevie d’un air sceptique.

— Je crois qu’il vaut mieux que je m’en charge moi-même, dit-il.

Il claqua une grosse bise sonore sur la joue de Cordelia.

— Ne fais pas de bêtises, aujourd’hui, lui recommanda-t-il.

— Ou ne te fais pas attraper si tu en fais, renchérit Izzy. Allez, viens, fillette, on y va.

J.D. attendit qu’elles soient sorties pour verser la pâte à crêpe sur la plaque chauffante.

— Pourquoi es-tu grincheuse, aujourd’hui ? demanda-t-il à Stevie.

— Parce que ça fait deux nuits que je n’ai pas dormi.

— Pourquoi ?

— Parce que je travaille sur l’enquête de Grayson…

— Dont tu vas me parler tout de suite, hein ?

— Oui.

Elle se leva et poursuivit :

— Assieds-toi, je vais les retourner. Toi, tu les fais toujours brûler.

— C’est parce que je suis distrait.

— Tu parles ! Tu préfères surtout te faire servir… C’est pour ça que tu fais semblant de ne rien savoir faire.

Le sourire éhonté de J.D. confirma la pertinence de la remarque. Mais son partenaire cessa bien vite de sourire quand elle le mit au courant des derniers événements.

— Mince, murmura-t-il. Anderson détient des informations compromettantes sur Grayson ?

— J’ai du mal à croire que Grayson ait fait quoi que ce soit de répréhensible, fit remarquer Stevie.

Elle posa une assiette devant J.D. avant d’ajouter :

— Et pourtant, Anderson en sait assez sur lui pour le menacer de faire des révélations douloureuses. J’ai remarqué que Grayson semblait ébranlé, hier, après une conversation qu’ils ont eue tous les deux. Et le soir même, sa voiture explose…

— C’est peut-être Paige qui était visée.

— Le type qui a tué la mère de Logan a appelé Grayson juste avant l’explosion, pour l’avertir. Après lui avoir tiré dessus et l’avoir raté… Etrange, non ? J’ai contrôlé les données de la ligne du portable de Grayson. L’homme qui l’a appelé se servait d’un téléphone jetable anonyme.

— C’est le contraire qui m’aurait étonné. J’aimerais bien examiner la scène de crime…

— La bombe a désintégré la voiture. Il ne reste plus grand-chose à examiner.

— Je ne parle pas de la voiture mais de l’endroit, dans les bois, où on a retrouvé des traces de sang. C’est de là que le coup de feu manqué a été tiré sur Grayson. C’est là que le tireur était embusqué. Je serais curieux d’inspecter ce coin.

Ayant été tireur d’élite dans l’armée, il aurait pu, en effet, remarquer un détail ayant échappé à ses collègues de la police scientifique. En outre, il faisait jour, à présent. Dans l’obscurité, il n’était pas impossible que les techniciens de l’unité de scène de crime soient passés à côté d’un indice matériel.

Stevie hocha la tête.

— D’accord, lui dit-elle. On y va dès que tu auras mangé tes crêpes.

Jeudi 7 avril, 7 h 30

Paige en resta bouche bée. Elle n’en croyait pas ses oreilles.

— C’est le partenaire de Stevie qui t’a appelé hier soir ? demanda-t-elle.

— Son ancien partenaire. Ça fait seulement un an qu’elle fait équipe avec J.D. Avant, elle travaillait avec Silas Dandridge.

— Pendant combien de temps ?

— Pendant des années. Avant que le mari et le petit garçon de Stevie soient assassinés.

Elle relâcha son souffle.

— Tu es sûr que c’est lui ? demanda-t-elle.

— Pas à cent pour cent. Mais… qu’est-ce que je vais lui dire, à Stevie ? marmonna Grayson en se passant une main dans les cheveux. Que le type en qui elle a eu confiance pendant des années est devenu un assassin ?

— Je vais essayer de trouver une vidéo sur internet où on entend sa voix. Une vieille interview ou quelque chose dans ce genre… Comme ça, tu pourras en être sûr avant d’en parler à Stevie. Mais il faudra que je me serve de ton ordinateur, puisque le mien a été réduit en miettes. Où sont mes vêtements ?

— Au rez-de-chaussée, où tu les as laissés. Prends ma robe de chambre.

Il enfila un pantalon de jogging et ajouta :

— Je vais allumer mon ordinateur pour que tu puisses te connecter. Ensuite, je vais promener le chien. Il fait jour, ça ne devrait pas être trop risqué.

— Ce n’est pas ce Dandridge qui m’inquiète, dit Paige. Il t’a épargné deux fois. Ce qui m’inquiète, c’est la personne qui a posé la bombe dans la voiture. Et le type qu’on voit sur la photo en train de rémunérer Sandoval. J’aimerais bien savoir aussi où est Brittany Jones en ce moment, et ce qu’elle est en train de manigancer. Je préférerais donc que Peabody fasse sa promenade dans la cour, comme hier. Je vais demander à Clay de venir le promener…

Elle se mordit la lèvre.

— Oh ! zut, j’avais oublié que Clay devait passer la nuit à l’hôtel Peabody. Il doit sans doute s’inquiéter pour moi.

— Stevie l’a vu hier soir à l’hôtel. Il sait que tu n’es pas blessée.

— Tant mieux. Bon… Essayons de confirmer qu’il s’agit bien de Silas Dan…

Elle fut interrompue par de féroces aboiements.

— Peabody ! s’exclama-t-elle en pâlissant.

Elle voulut sortir son pistolet, mais se souvint qu’elle était nue sous la robe de chambre de Grayson.

— Merde ! lâcha-t-elle.

Elle ouvrit la porte en grand et se mit à dévaler l’escalier.

Joseph se trouvait dans le vestibule, adossé à la porte d’entrée. Il pointait son pistolet vers Peabody, qui grondait en montrant les crocs.

— Couché, Peabody ! ordonna précipitamment Paige.

Le chien obéit instantanément. Joseph se détendit. Il abaissa son arme et haussa les sourcils en voyant Paige et Grayson dans l’escalier.

— Je crois, dit-il, que c’est la dernière fois que je passe ici à l’improviste.

— Je croyais que tu avais activé l’alarme, dit Paige à Grayson.

— Il connaît le code, répondit Grayson en la dépassant. Allez, viens, Peabody, ajouta-t-il en prenant la laisse de l’animal.

— Pourquoi ce satané clébard ne lui aboie-t-il pas dessus ? demanda Joseph, indigné.

— Parce que je lui ai dit que Grayson était mon ami, répliqua Paige en tirant d’un geste pudique sur les pans de la robe de chambre.

— Vous avez l’intention de lui dire que, moi aussi, je suis un ami ? demanda Joseph.

— Je ne sais pas. J’avoue que je n’y ai pas encore pensé.

— Je vous ai rapporté vos affaires de l’hôtel.

Il ouvrit la porte d’entrée et prit, sur le perron, une valise et un sac de croquettes pour chien.

— Je vous ai aussi acheté à tous les deux des portables tout neufs. Les numéros ne sont pas les mêmes, mais ça devrait faire l’affaire jusqu’à ce que vos opérateurs remplacent ceux qui ont été détruits.

Il lui tendit un sac en plastique et précisa :

— Je vous ai également acheté une brosse à dents.

Paige descendit lentement les dernières marches, très consciente du fait qu’elle était nue sous la robe de chambre de Grayson — et que Joseph le savait. Son regard pétillait de malice, même si le reste de son visage était d’une parfaite impassibilité.

— Merci pour la brosse à dents, dit-elle. Je vais dire à Peabody que vous êtes un ami.

— Et si je vous faisais un café ?

— Je vous en serai reconnaissante jusqu’à la fin de mes jours.

Il éclata de rire et Paige cligna les yeux. Son visage se transformait du tout au tout quand il riait. Elle se souvint que la mère de Grayson lui avait dit qu’il était né en colère, et Paige se demanda pourquoi.

— Sauf si votre café est imbuvable, évidemment, ajouta-t-elle.

— Ça, ça m’étonnerait.

Il l’examina une nouvelle fois de la tête aux pieds et demanda, soudain sérieux de nouveau :

— Vous allez bien, tous les deux ? Je suis allé sur la scène de crime. Il ne reste plus rien de la voiture de Grayson.

— On a eu de la chance. Si cet avertissement était intervenu trente secondes plus tard, je ne serais plus là pour vous en parler.

Elle le suivit dans la salle à manger. Il s’y arrêta un instant, et Paige sentit ses joues brûler : ses vêtements étaient éparpillés un peu partout dans la pièce. Le pantalon de Grayson était roulé en boule par terre, près de la table… A côté de celui de Paige et d’une de ses chaussures. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où l’autre avait atterri.

Joseph toussa, mais Paige comprit que c’était pour étouffer un fou rire.

— Allez-y, dites-le, soupira-t-elle. Oui, on a eu de la chance de s’en tirer vivants, et oui, on a profité de la vie après…

— Je préfère ne faire aucun commentaire, dit Joseph en se dirigeant vers la cuisine, pendant que Paige ramassait ses frusques.

— Je reviens tout de suite, lança-t-elle d’une voix forte. Il faut que je me change.

— Bonne idée.

Elle pointa la tête dans la cuisine. Les épaules de Joseph tremblaient tandis qu’il versait du café moulu dans la cafetière. Il était en train de rire silencieusement. Son hilarité était telle qu’il en renversa une cuillerée sur le comptoir et dut s’y prendre à deux fois pour achever de remplir le filtre.

— Dans combien de temps vos sœurs seront-elles au courant de ce que vous venez de voir ? demanda-t-elle sur le pas de la porte.

— Dix minutes, un quart d’heure maximum. Sauf si elles sont en train de surfer sur internet, bien sûr.

— Super.

Elle rassembla ses vêtements, prit sa valise et se mit à gravir l’escalier.

Jeudi 7 avril, 7 h 45

— Merci de m’avoir laissée dormir ici cette nuit, dit Adele.

Elle se hissa sur un des tabourets qui bordaient le comptoir de la cuisine de son amie Krissy, pendant que celle-ci faisait le café.

— Je crois bien que je n’avais aucun autre endroit où aller, ajouta-t-elle.

Elle avait fait la connaissance de Krissy à la maison de la culture de son quartier, peu après que Darren et elle se furent installés à Baltimore. La fille de Krissy avait le même âge que celle d’Adele, et elles avaient suivi le même cours de soins maternels. Plus important : à l’époque, Krissy sortait d’un divorce houleux, après des mois de procédure. Une fois ses valises bouclées, la veille, Adele avait appelé Krissy, en quête d’un hébergement autant que de conseils.

Des conseils sur le divorce, si elle devait en passer par là. Avec un peu de chance, cependant, Darren finirait par se calmer et par s’apercevoir que sa réaction avait été excessive. Et avec un peu de chance, je trouverai une manière de lui dire la vérité.

Adele n’avait pas l’intention de partager d’autres secrets avec Krissy. Elle ne lui montra pas la médaille qu’elle avait fourrée dans son sac avant de quitter le domicile conjugal. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, s’interrogeant avec angoisse sur la meilleure manière d’arranger la situation. Et sur la personne vers qui se tourner pour demander de l’aide.

Elle n’était pas sûre qu’il y ait un rapport entre la médaille et les tentatives d’assassinat dont elle avait été victime. Il était plus probable qu’un détraqué ait choisi son nom au hasard dans l’annuaire, même si Darren semblait persuadé que ce genre de choses n’arrive que dans les séries télévisées.

Sauf que…

Ils m’ont menacée de me tuer si j’en parlais.

Et c’est bien pour ça que je n’ai rien dit à personne.

Avec Theopolis, à l’époque où il la traitait après ses tentatives de suicide, elle n’avait évoqué que vaguement les événements de sa jeunesse. Même lui ne connaissait pas les dates, les lieux et les noms liés au traumatisme qu’elle avait subi.

Lui en parler à présent aurait pour avantage de l’aider à se reconstruire définitivement.

J’en aurais vraiment besoin, en ce moment, ne serait-ce que pour protéger ma fille…

De moi.

Elle avait passé mentalement en revue toutes les options… Aller se confier à la police ou à la presse… Ou, plus simplement, tout avouer à Darren pour en finir. Elle avait finalement choisi la police, mais il y avait un hic : les policiers ne croiraient jamais à son histoire sans preuve. Or elle n’avait même pas conservé la boîte de chocolats empoisonnés. On la prendrait pour une folle.

Alors, à l’approche de l’aube, elle avait décidé de louer les services d’un détective privé pour qu’il découvre celui qui voulait la tuer. Une fois qu’elle aurait réuni des preuves tangibles, elle irait voir la police. S’il y avait un rapport avec la médaille, elle leur en parlerait, ainsi qu’à la presse.

Entre-temps, elle s’attendait au pire. Il fallait qu’elle trouve un moyen d’empêcher Darren de la priver de la garde d’Allie.

— Je n’arrive pas à croire que Darren ait pu se comporter comme ça, dit Krissy en versant le café.

— Je suis blessée qu’il ait pu s’imaginer que je le trompais.

Krissy hésita avant de demander :

— Il n’a pas de preuves, hein ? Pas de photos ?

— Non, répondit Adele d’un ton catégorique. Parce que je ne l’ai pas trompé.

— Peut-être qu’il est bouleversé par ce qui est arrivé à son chien…

— Ça ne lui donne pas le droit de me traiter comme ça.

— Non, bien sûr. Mais ça m’étonne de lui, ce n’est pas son genre. Il t’a toujours traitée comme une princesse.

Elle haussa les épaules et tendit une carte à Adele.

— Mon avocat, dit-elle. Il a été efficace, mais cher.

Adele demanda en s’attendant au pire :

— Combien t’a-t-il pris ?

— Cinq mille dollars…

En voyant Adele tressaillir, Krissy s’empressa d’ajouter :

— Mais il est malin. Si Darren se conduit de manière irrationnelle, tu peux peut-être insister là-dessus auprès du juge.

Sauf que c’est moi qui me suis comportée de manière irrationnelle la première, songea Adele. Et Darren ne manquera pas d’insister là-dessus pour obtenir la garde d’Allie.

— Peut-être, dit-elle. Quand tu as demandé le divorce, tu avais des photos ?

— Ça, oui, j’en avais, des photos… Ma pension alimentaire a doublé quand mon ex les a vues ! Il ne voulait pas qu’elles soient montrées au juge. Ces photos étaient…

Elle sirota son café avant d’achever sa phrase :

— … très préjudiciables pour lui.

— Comment les as-tu obtenues ?

— J’ai engagé un détective privé. Crois-moi, je n’ai jamais fait un meilleur investissement.

Krissy nota les coordonnées au verso de la carte de l’avocat et la rendit à Adele en disant :

— Au cas où tu aurais besoin de munitions…

— Son bureau se trouve dans le quartier le plus miteux de la ville, fit remarquer Adele en fronçant les sourcils.

— Il suffit de ne pas y aller après la tombée de la nuit. Il m’a dit que son petit loyer lui permettait de fixer des honoraires raisonnables.

— Merci. Je vais l’appeler.

Jeudi 7 avril, 7 h 45

— Les journaux du matin et un café, monsieur ?

— Oui, dit-il. Merci. Laissez la carafe. Je crois que c’est un jour à deux tasses.

Il avait fait ses exercices matinaux sur le tapis de jogging de sa salle de sport privée. Il s’était douché et s’apprêtait à manger un petit déjeuner sain et copieux avant de se mettre au travail. Retour à la normale. La normalité avait du bon.

C’était agréable de revenir au train-train quotidien. Finis, les ennuis que lui avait causés Elena Muñoz. Finis, les meurtres déguisés en suicides. Finie, la menace que faisait peser sur lui Silas Dandridge. Finies, les investigations de cette détective privée et de ce procureur trop fouineurs.

La jeune femme posa le journal à côté de l’ordinateur portable, versa le café, ouvrit les rideaux qui masquaient sa fenêtre panoramique. Elle sortit discrètement après avoir esquissé une révérence, comme elle le faisait tous les matins.

Il se cala dans son fauteuil et consulta la messagerie de son téléphone portable. Et fronça les sourcils. Il attendait un SMS de Kapansky. Celui-ci aurait dû arriver à Dunkirk, dans l’Etat de New York, à l’heure qu’il était. Brittany Jones devrait être morte, à l’heure qu’il était. Il composa le numéro de Kapansky.

Et se renfrogna un peu plus quand l’appel fut immédiatement transféré vers la messagerie. Kapansky avait éteint son téléphone portable. C’était imprévu et inquiétant.

Un mauvais pressentiment vint chasser sa bonne humeur. Il déplia le journal et découvrit le gros titre avec une fureur mêlée d’effroi et d’incrédulité : « UN PROCUREUR ÉCHAPPE À UN ATTENTAT À LA VOITURE PIÉGÉE. »

Il lut l’article, et la fureur l’emporta sur la peur et la perplexité. Loin de s’améliorer, la situation n’avait fait qu’empirer. Paige Holden et Grayson Smith avaient tous deux réchappé à l’attentat. Ils avaient bondi hors de la voiture quelques secondes avant l’explosion. Comment avaient-ils su qu’elle était piégée ? C’était à n’y rien comprendre.

A moins qu’ils n’aient été prévenus… Il se leva et se mit à faire les cent pas dans son bureau. Silas. Seul Silas aurait pu les prévenir du danger. Mais Kapansky était censé l’avoir tué. Il se figea subitement, et sentit son sang se glacer dans ses veines.

Sauf si Kapansky a échoué. Il avait donné pour consigne à Kapansky de lui envoyer un SMS la veille, après avoir achevé sa mission. Lui-même s’était arrangé pour être en compagnie de témoins crédibles, dans le but d’avoir un alibi. Il n’avait pas voulu recevoir en leur présence un appel dont ils auraient pu se souvenir.

J’aurais dû lui demander de m’appeler.

Il aurait fallu que j’entende le son de sa voix.

A présent, Silas était sur le sentier de la guerre. Son prochain objectif, c’est moi.

Il croit que sa famille est bien cachée, en sécurité. Alors, il va essayer de me liquider.

Il se tourna vers la grande fenêtre qui courait tout le long de la pièce et devina subitement comment Silas s’y prendrait.

De loin. Avec un fusil de précision.

Il plongea et roula à terre jusqu’au mur au-dessous de la fenêtre. A ce moment même, la vitre vola en éclats. Une grêle d’éclats de verre scintilla dans la lumière matinale tout autour de lui.

Les instants suivants furent silencieux. Puis il entendit du bruit dans la rue, vingt-cinq étages plus bas. La porte du bureau s’ouvrit en grand. Le visage de sa servante était livide.

— N’entrez pas ! Reculez ! lança-t-il.

Elle obéit en demandant :

— Faut-il que j’appelle police secours ?

— Non, répondit-il.

Il déglutit, se redressa et s’accroupit prudemment, prenant soin de garder la tête sous la fenêtre.

— Appelez le vitrier pour lui demander de remplacer cette vitre. Ensuite, nettoyez tout ça.

La servante hocha la tête d’un air hésitant.

— Vous désirez un genre de vitre particulier ?

— Oui ! Une vitre blindée ! A l’épreuve des balles ! Ce qui se fait de mieux ! Et puis, Millie… vous direz au vitrier que c’est un oiseau qui a fracassé cette vitre… Le plus gros oiseau que vous ayez jamais vu, compris ?

Elle hocha de nouveau la tête.

— Oui, monsieur.

Il attendit qu’elle soit repartie pour ramper à travers la pièce, évitant les éclats tranchants qui jonchaient la moquette.

Silas venait de commettre plusieurs erreurs.

La première avait été de tuer Kapansky. Certes, la mort de Kapansky n’était pas une grande perte, mais cela voulait dire que Brittany Jones était toujours vivante. Cependant, elle n’était qu’un petit caillou dans sa chaussure. Tant qu’il continuerait de la payer, elle la fermerait. Son élimination n’était pas une priorité.

La deuxième, bien plus grave, avait été de prévenir le procureur et la détective. Ils soupçonnaient Rex, et cela l’arrangeait. Ce sale petit bon à rien de drogué… Qu’ils l’arrêtent donc ! Cette fois, sa famille ne volerait pas à son secours. Il n’y aurait pas d’avocats surpayés pour le défendre. Peut-être cette épreuve lui mettrait-elle un peu de plomb dans la tête, et deviendrait-il enfin l’adulte responsable que sa famille voulait qu’il soit.

Mais non. Rex sera toujours Rex, un enfant gâté, né avec une cuillère d’argent dans la bouche. Il ne mérite que mon mépris. Smith n’a qu’à le mettre en accusation. Ça lui fera les pieds.

Ayant été la cible d’un attentat à la voiture piégée, Smith risquait de réagir de manière vindicative… Mais comment ? Il pouvait remonter une piste financière menant à un comparse précieux au sein de l’institution judiciaire, et démasquer cet homme clé dans le système de corruption dont le commanditaire avait tranquillement profité jusque-là.

Il suffira alors de le liquider avant qu’il ne se mette à table… Avec un peu de persuasion, il ne lui serait pas difficile de choisir parmi d’autres magistrats un nouvel homme clé.

Certes, mais qu’adviendrait-il si le procureur et la détective privée poussaient ensuite leur enquête plus loin ?

Dans ce cas, je les éliminerais moi-même.

Quoi qu’il pût arriver, il ne pouvait pas rater son coup de manière plus calamiteuse que Silas.

Il se releva, épousseta ses vêtements, secoua la tête pour se débarrasser des éclats de verre.

De toutes les erreurs que Silas a commises, la plus grave, c’est de m’avoir provoqué. Il pense que sa femme et sa fillette sont à l’abri de tout danger, dans leur petite chambre d’hôtel à Toronto. Il va s’en mordre les doigts.

En sortant de la pièce, il passa un nouvel appel sur son téléphone portable.

— Pearson’s Aviation, annonça son interlocuteur en décrochant.

— Je voudrais réserver un vol privé au départ de l’aéroport international de Baltimore et à destination de Toronto. Steve Pearson est mon pilote habituel.

— Je vais vous mettre en contact avec lui.

— Merci.

Pearson ne posait pas de questions et connaissait à merveille l’art de voyager d’un aéroport à l’autre dans la plus grande discrétion.

Parce qu’il faut que personne ne sache que j’y suis allé. Et je veux y aller moi-même, parce que si je veux que ce soit bien fait, il faut que je m’en occupe moi-même.

— Allô, c’est Steve. Je peux vous amener là-bas ce matin. Comptez quarante minutes de temps de vol.

— Parfait. J’aurai au moins un passager avec moi au retour.

— Pas de souci. A quelle heure puis-je vous retrouver sur la piste ?

Il lui fallait le temps de se débarrasser de tous les éclats de verre qui parsemaient ses cheveux.

— Dans quatre-vingt-dix minutes au maximum.

— Je vous attendrai là-bas.

1. . Abréviation de Semper Fidelis (en latin : « Toujours fidèle ») : devise des marines, corps d’élite de l’armée américaine.