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Mercredi 6 avril, 11 heures

Paige regarda autour d’elle d’un œil suspicieux. La suite dans laquelle elle se trouvait était mitoyenne de celle où elle venait d’être entendue par les gradés de la police, et lui ressemblait en tout point. Joseph et Stevie l’y avaient emmenée dès que Charlie Anderson l’avait congédiée.

— Pourquoi suis-je ici ? demanda-t-elle.

Stevie haussa les épaules.

— Ça, il faut le demander à Grayson. Moi, je ne fais qu’exécuter ses ordres. Vous devriez vous asseoir, vous avez l’air crevée.

Paige jeta un coup d’œil au canapé moelleux.

— Si je m’assieds là-dessus, je vais m’endormir, dit-elle.

— Ce ne serait pas une mauvaise idée, dit Joseph. Vous avez de gros cernes sous les yeux.

Paige posa son sac à dos sur la petite table de la kitchenette et s’assit lourdement sur l’une des chaises.

— Cernes ou pas, je préfère rester éveillée.

Stevie s’assit à côté d’elle.

— Vous vous en êtes bien sortie, tout à l’heure, fit-elle remarquer.

— Merci.

Certains moments avaient été atroces, d’autres presque stimulants.

— Mais ils auraient pu apprendre tout ce que je leur ai dit en lisant les rapports de police, reprit-elle.

— Ils attendaient que vous vous contredisiez ou que votre version diffère de ce qu’ils y ont lu, dit Joseph. Je crois qu’ils n’y sont pas parvenus.

— Bien sûr, puisque tout ce que je leur ai dit est vrai ! J’aimerais bien ne pas avoir eu à connaître la vérité, mais le destin en a voulu autrement.

— Je suis désolée pour vous, dit cordialement Stevie. Je suis tout aussi désolée que des flics puissent être impliqués dans cette affaire.

— Il y a des brebis galeuses dans tous les troupeaux, murmura Paige avant de changer de sujet. J’ai appelé l’hôpital, mais ils n’ont rien voulu me dire sur Logan.

— Son état est stationnaire, dit Stevie. Il est sorti du bloc opératoire. Il est extrêmement choqué. Mais les chirurgiens ont réussi à sauver sa jambe.

Paige ferma les yeux.

— Dieu merci, murmura-t-elle.

Elle se sentait toujours coupable de ce qui était arrivé à son jeune voisin, même si elle savait qu’elle n’en était pas responsable.

— Radcliffe vous a-t-il remis l’ordinateur de Logan et la vidéo qu’il a filmée ?

— Non, dit Stevie. Il m’a dit de revenir avec un mandat. Mais c’est peut-être moi qui m’y suis mal prise. Je le lui ai demandé devant d’autres journalistes. J’ai l’impression que si on avait été seuls, il me l’aurait donné. Il ne pouvait pas perdre la face devant ses collègues.

— Combien de temps faut-il pour que le mandat soit délivré ? demanda Paige.

— Mon partenaire travaille avec l’assistante de Grayson pour accélérer la procédure. S’ils tombent sur le bon juge, ce sera fait avant midi. Sinon… Il faudra attendre que Radcliffe le rende à Logan.

Paige serra les dents pour contenir une soudaine bouffée de rage.

— A-t-il manifesté le moindre remords ?

— Il semblait prêt à coopérer, mais c’est difficile à dire, avec ces journalistes…

— Il gagne sa vie en faisant semblant d’être concerné, dit Paige.

Elle s’interrompit en apercevant une valise à côté du téléviseur.

— Ça alors ! s’exclama-t-elle. Mais c’est ma valise… Et… Mais…

A côté de la valise était posé un sac de croquettes pour chien. Elle se tourna sans se lever et son regard croisa celui de Joseph.

— C’est ma chambre ? demanda-t-elle. Il va falloir que j’habite ici ?

— Oui, répondit Joseph.

Stevie grimaça.

— Mince, dit-elle. Grayson ne vous a pas demandé votre avis ?

— Non, absolument pas, dit Paige en se levant d’un pas titubant. Combien de temps suis-je censée rester ici ? Qui a rangé mes affaires dans ma valise ?

Elle s’interrompit et pointa un doigt accusateur vers Joseph.

— Répondez-moi ! exigea-t-elle.

— Grayson, dit Joseph. Pendant que vous dormiez.

— Ah, vraiment super ! Ça, c’est la meilleure ! Réserver une suite, rien que ça !

— La chambre ne vous plaît pas ? demanda Joseph avec une feinte ingénuité.

— Ce n’est pas le problème. Le problème, c’est qu’il ne m’a pas demandé mon avis.

Une sombre pensée lui traversa l’esprit.

— C’est un endroit sécurisé, hein ? demanda-t-elle. Je suis prisonnière dans cette suite ?

— En quelque sorte, répondit froidement Joseph.

— Et vous, vous êtes mon gardien ? demanda-t-elle, un ton plus haut.

— Non, fit Joseph.

Paige regarda le plafond, retenant des larmes de rage.

— Alors, c’est qui, mon gardien ?

— Je n’en sais rien, moi, dit Joseph. Je ne suis qu’un intérimaire.

Paige se tourna vers Stevie.

— Désolée, Paige…, lâcha cette dernière. Je n’étais pas au courant. Mais je dois dire que je trouve cette précaution judicieuse. Je suis étonnée que le tueur d’hier soir n’ait pas cherché à vous tuer, plutôt que d’essayer d’enlever Logan.

— Il n’avait pas l’intention de s’en prendre à moi ; il voulait connaître le contenu intégral de la vidéo.

— Il n’empêche, dit Stevie en lui tapotant la gorge. Vous êtes une cible. Quelqu’un veut votre mort, ma fille.

Cette remarque apaisa un peu la colère de Paige. Stevie avait raison. Mais…

— Je ne veux pas être enfermée, comme une prisonnière, dit-elle. Cette affaire mettra peut-être du temps à être résolue. Et moi, j’ai mon métier, et un loyer à payer. Je ne vais pas rester ici à me tourner les pouces…

La porte s’ouvrit et Grayson fit son entrée. Paige s’apprêta à l’apostropher, mais sa colère s’éteignit subitement. Il avait l’air terriblement abattu. Son visage était blême, et il semblait sous le choc. Au lieu de crier, elle se précipita vers lui et lui prit doucement le menton entre les mains.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-elle.

Le regard de Grayson était affligé. Dévasté. Et angoissé.

— Mon patron le savait, dit-il. Il savait que Ramon était innocent.

Paige le regarda d’un air stupéfait.

— Mon Dieu…, murmura-t-elle.

— Comment ça ? demanda Stevie, tout aussi consternée. Comment l’as-tu appris ?

— Il me l’a dit.

Il se laissa tomber sur le canapé.

— Il t’a dit ça ? demanda Stevie, qui n’en revenait toujours pas. Il a vidé son sac et t’a avoué ça ?

— Pour ainsi dire. Cette affaire est bien plus grave que tout ce que j’aurais pu imaginer Et, pour couronner le tout, j’ai été réaffecté au pôle financier.

— Depuis quand ? demanda Joseph.

— Depuis trois heures.

Grayson se frotta les joues et ajouta :

— J’ai essayé d’ouvrir mes dossiers sur le serveur du bureau, mais l’accès m’a été refusé. Les techniciens chargés de la maintenance informatique m’ont dit qu’ils avaient reçu une requête afin de modifier mes autorisations d’accès, et que ça prendrait plusieurs jours.

Stevie s’assit sur l’accoudoir du canapé.

— Mince, dit-elle. Te voilà en quarantaine…

— En quelque sorte. Ils ne veulent pas que je découvre la vérité sur cette affaire.

Paige s’assit sur la table basse en face de lui.

— De qui parle-t-on, au juste ? demanda-t-elle Qui veut te brider ? A quel niveau hiérarchique ? Combien de personnes savent-elles que Ramon est innocent ? Et combien d’autres procès ont été manipulés ?

Grayson secoua la tête.

— Bonnes questions, dit-il. Anderson, en tout cas, était au courant de l’innocence de Ramon. Mais cela pourrait remonter plus haut… Quant aux autres procès, je n’ose même pas y penser. C’est ahurissant !

— Et cela fait planer une menace sur ta vie, dit Joseph.

Il se leva, les bras fermement croisés sur sa poitrine, et ajouta :

— Ces gens-là ont déjà tué trois personnes pour se protéger.

— Quatre, murmura Grayson. Avec la mère de Logan, ça fait quatre.

Joseph se renfrogna.

— Je ne les laisserai pas faire de toi leur cinquième victime, dit-il. Que comptes-tu faire, maintenant ?

— Je vais trouver qui a donné l’ordre de piéger Ramon et qui a monté le coup. Et je veux également savoir qui était au courant. Ce qui nous permettra de répondre à la grande question : qui aurait dû se trouver dans le box des accusés à la place de Ramon ?

Il se tourna vers Stevie avant de poursuivre :

— Tu peux partir, si tu veux te tenir à l’écart. Tout cela pourrait nuire à ta carrière, si ça tourne mal… Ce qui est probable.

Elle le foudroya du regard.

— Tais-toi donc ! dit-elle. Tu sais bien que je ne te lâcherai pas.

Il hocha la tête et la regarda d’un air soulagé.

— Merci, dit-il.

— Je pourrais te gifler rien que pour me l’avoir suggéré… J’ai du pain sur la planche. Je vais demander à Hyatt de me confier l’enquête sur la fusillade de cette nuit. Comme l’affaire du meurtre d’Elena est officiellement résolue depuis le suicide de Sandoval, personne ne pourra dire que le meurtre de la mère de Logan est lié à ces deux décès. A moins, bien sûr, d’admettre que le tueur court toujours… Mais nos chefs ne sont pas encore disposés à aller jusque-là.

— Bien vu, acquiesça Paige tout bas.

— Je ne suis pas complètement idiote, dit Stevie. Dès que je serai revenue au bureau, je me renseignerai sur les résultats des expertises balistiques concernant les coups de feu tirés hier. J.D. appellera dès que Daphné et lui auront reçu le mandat du tribunal pour saisir la vidéo que détient Radcliffe. Faites bien attention à vous, tous les deux.

Elle sortit de la pièce en refermant la porte derrière elle.

Paige fronça les sourcils.

— Pourquoi Anderson t’a-t-il avoué qu’il était au courant de l’innocence de Ramon ? demanda-t-elle à Grayson. En quoi cela l’arrange-t-il que tu le saches ?

— Il m’a menacé en insinuant que si la vérité éclatait, des « personnages influents » se demanderaient si je n’étais pas complice de la manipulation qui a abouti à la condamnation de Ramon. Il a ajouté que s’ils persistaient à croire que j’avais requis en mon âme et conscience, ils me trouveraient trop naïf pour être un procureur efficace. Il m’a dit qu’il voulait « sauver ma carrière ».

— Quelle ordure…, marmonna Joseph. Quel est son supérieur direct ? Le procureur général de l’Etat ?

— Non. Il y a trois niveaux hiérarchiques entre Anderson et le procureur général. De quoi faire des dégâts, si ces gens sont corrompus eux aussi.

— Alors, parles-en directement au procureur général, suggéra Joseph.

— Mais comment prouver ce que je lui dirais ? demanda Grayson d’un ton las. Une fois que j’aurai des preuves, je pourrai demander qu’Anderson soit radié. Faute de quoi, c’est ma parole contre la sienne.

— Tu as raison, dit Joseph d’un ton rageur. Quelle galère !

Paige pensa alors à un détail ennuyeux.

— Grayson, dit-elle, si tu n’as plus accès à ton serveur, est-ce que ça veut dire que nous ne pourrons pas visionner la vidéo filmée par la caméra de surveillance pendant la fête au cours de laquelle Crystal Jones a été assassinée ?

— Cela aurait été le cas, en effet, si j’avais attendu ce matin pour la télécharger. Heureusement, je l’ai fait cette nuit, pendant que tu dormais.

— Tu travaillais pendant que je dormais ? s’étonna-t-elle.

Grayson se tourna vers Joseph.

— Elle a deviné toute seule, protesta celui-ci, en haussant les épaules. Je ne lui ai pas menti.

Les traits de Grayson se durcirent.

— Je ne vais pas m’excuser, dit-il. Je tiens à ce que tu sois en sécurité.

— J’ai bien compris, dit-elle.

Elle fut tentée de protester, mais il avait l’air déjà tellement abattu… Elle regarda autour d’elle et ajouta :

— Je comprends aussi pourquoi je suis ici, mais tu aurais dû me demander mon avis avant.

— J’avais peur que tu refuses.

Elle faillit prendre la mouche, une fois de plus, mais se contint.

— C’est parce que je suis trop bête, hein ? se contenta-t-elle de remarquer d’un ton sarcastique.

Elle leva la main lorsqu’elle vit qu’il allait tenter de se justifier.

— Pas la peine d’insister, reprit-elle. Et Peabody ?

— Il peut rester avec toi ici, répondit Grayson. La direction de l’hôtel est d’accord.

— Je ne serai pas une prisonnière ! dit Paige en pesant ses mots. Je ne suis pas bête et je ne prends jamais de risques inutiles, mais je ne vais pas rester ici indéfiniment. Plus vite on aura élucidé cette affaire, plus vite on pourra revenir à nos petites vies.

— C’est en bonne voie, murmura-t-il sans conviction.

Paige sentit son cœur se serrer subitement. Quoi qu’il arrive, ils reviendraient à leurs vies respectives, telles qu’elles étaient avant leur rencontre de la veille. Parce que Grayson ne s’attachait pas… Et pourtant, Paige sentait instinctivement qu’il mourait d’envie de s’attacher à elle.

Mais son intuition l’avait si souvent trahie, dans le passé, qu’elle préféra ne pas y compter.

— Je serai prudente, promit-elle. Mais je ne resterai pas oisive. Si tu ne veux pas travailler avec moi, j’enquêterai toute seule. Je n’irai nulle part toute seule. J’attendrai que Clay soit disponible ou que mon amie du Minnesota vienne me prêter main-forte. Elle m’a proposé de venir si j’avais besoin d’elle. Je ne risquerai pas ma vie, mais je ne serai pas une prisonnière. Qu’en dis-tu ?

Un muscle du visage de Grayson se contracta compulsivement.

— Et les nuits ? demanda-t-il.

— Si tu insistes pour que j’habite ici plutôt que chez moi, je m’y résoudrai, à condition de garder Peabody, bien sûr. A toi de voir. Si tu tiens à ce que j’aie des anges gardiens, je n’y vois pas d’inconvénient. Je suppose que la chambre voisine leur est destinée…

Nouvelle contraction faciale.

— Exact, dit-il.

— Très bien. N’essaie pas de m’enfermer, et nous nous entendrons très bien.

Il détourna les yeux.

— D’accord, murmura-t-il.

Elle le regarda, surprise.

— D’accord ? Tu es vraiment d’accord ?

— Tu as promis de prendre des précautions. Je n’en demande pas plus. Pour l’instant, j’aimerais que tu visionnes la vidéo de la fête au bord de la piscine, et que tu essaies de repérer le plus possible d’invités figurant sur la liste partielle que Rex McCloud nous a remise il y a cinq ans. La plupart d’entre eux devraient être faciles à retrouver grâce à internet et aux réseaux sociaux. Tu devrais donc pouvoir trouver des photos à comparer avec les visages filmés ce soir-là. Je veux connaître l’identité de toutes les personnes qui se sont éloignées de la piscine pendant la fête.

— Et toi, que vas-tu faire ?

— Je vais reconstituer ma liste de témoins. Il faut que je les localise et que je les réinterroge.

— Tant qu’ils sont encore en vie, marmonna Joseph. Tes témoins meurent comme des mouches, ces derniers temps…

— C’est vrai, reconnut Grayson d’une voix égale. Mais je veux qu’Anderson paie, ainsi que tous ceux qui ont joué un rôle dans le trucage de ce procès.

Mercredi 6 avril, 11 h 35

Adele retint son souffle lorsque Darren ouvrit la porte d’entrée.

— Oh ! mon Dieu…, dit-elle en grimaçant.

La pestilence qui régnait dans leur maison était encore difficilement supportable.

— Pourtant, j’ai mis des ventilateurs en marche et j’ai tout passé au désinfectant, ajouta-t-elle.

— Ça n’a pas servi à grand-chose, fit remarquer Darren.

Ils n’avaient échangé que quelques mots sur le chemin du retour. Il attendait visiblement qu’elle lui fournisse des explications, mais elle ne savait pas par où commencer. C’était une histoire de fou.

Mais c’est peut-être moi qui suis folle.

Elle le suivit dans leur chambre, où il entreprit de se déshabiller.

— Où vas-tu ? demanda-t-elle faiblement.

— Au bureau. J’ai à peine le temps de prendre une douche et de me raser avant ma réunion de cet après-midi.

— Tu veux que je te prépare quelque chose à manger ?

— Je n’ai aucun appétit.

Il s’enferma dans la salle de bains et Adele entendit couler la douche. Elle regarda par la fenêtre, scrutant la rue où elle avait cru voir la grosse voiture noire, la veille.

Elle se frotta les tempes, ne sachant plus à quoi se fier. La seule chose dont elle était certaine, c’est que quelqu’un avait empoisonné le chien. Et que la boîte de truffes au chocolat était vide.

Pauvre petit Rusty… Elle ravala la bile qui lui était montée à la gorge. Ces chocolats, j’aurais pu en manger… Ou, pire encore, Darren. Ou même Allie…

L’eau s’arrêta de couler. Darren sortit de la salle de bains et resta sur le pas de la porte, une serviette nouée à la taille. Il la fixait d’un œil sévère.

— Il faut que tu me dises la vérité, déclara-t-il. Parce que les hypothèses que j’échafaude dans ma tête sont en train de me rendre dingue.

— Je crois que les chocolats étaient empoisonnés, dit-elle.

Il la regarda, stupéfait.

— Ceux que tu as reçus hier ? demanda-t-il.

— Ils n’ont pas été postés. Ils ont été déposés sur le perron.

— Ça ne change pas grand-chose. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Ces derniers temps, il m’arrive de drôles de choses.

— Par exemple ? demanda-t-il, sur ses gardes.

— Une voiture m’a poussée hors de la route il y a quinze jours…

— Ah oui, le jour où tu es revenue avec un pneu crevé… Je croyais que tu avais fait une embardée pour éviter un chat qui traversait la route.

— Non. C’était une voiture. Une grosse voiture noire… Elle m’a forcée à sortir de la route et j’ai failli m’encastrer dans un arbre.

— Pourquoi m’as-tu menti ?

— Parce que j’avais peur que tu me croies folle… Quelques jours plus tôt, quelqu’un m’avait poussée dans un Escalator.

— Tu m’as dit que tu avais fait une chute.

— J’ai essayé de m’en persuader moi-même, parce que c’était la seule explication sensée. J’allais rencontrer une cliente à Washington, près du zoo. Je sortais du métro par l’Escalator, tu sais, celui qui est très haut…

— Je le connais.

— J’avais plein de sacs dans les bras, et, soudain, j’ai senti qu’on me poussait. J’ai chuté de quelques marches avant de me rattraper à la rampe. Quand j’ai regardé vers le haut, je n’ai vu personne. Et quelques jours plus tard, cette voiture a essayé de me pousser hors de la route…

Elle leva les yeux et vit que le visage de Darren était de marbre, et que son regard était impénétrable.

— Et ça a recommencé, poursuivit-elle. Une voiture a failli me projeter dans le fossé quand je revenais de l’école.

— Quand ça ?

— Mercredi dernier. Cette fois, Allie était avec moi dans la voiture.

C’était cet incident qui l’avait décidée à aller consulter le Dr Theopolis.

— Et puis, hier, poursuivit-elle, on a reçu cette boîte de chocolats. Je n’ai pas travaillé depuis six mois avec le client dont le nom figurait sur la boîte. Il n’avait aucune raison de me faire un cadeau. C’est pour ça que je l’ai jetée.

— Tu crois que c’est ce client qui a empoisonné Rusty ?

— Non, mais tout le monde peut accéder à ma liste de clients. Elle est consultable sur mon site internet.

— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? demanda-t-il d’une voix crispée.

— Parce que c’est un truc de dingue. J’avais peur que tu ne me croies pas.

— Je te crois, Adele.

Elle perçut dans sa voix une méfiance qui l’emplit d’une nouvelle frayeur.

— C’est vrai ? demanda-t-elle.

— Rusty a été empoisonné, c’est indéniable. J’aimerais bien savoir pourquoi quelqu’un cherche à te faire du mal. Toi qui ne ferais pas de mal à une mouche…

Elle repensa à la grosse voiture noire, qu’elle avait cru revoir la veille. L’avait-elle vraiment vue ou n’était-ce qu’une réminiscence d’un moment atroce qui revenait la hanter, après tant d’années ?

— Je ne sais pas, murmura-t-elle.

Darren attendit qu’elle en dise davantage. Elle se contenta de hausser les épaules en répétant :

— Je ne sais pas.

Darren hocha sèchement la tête.

— Je vois, dit-il simplement.

Il se mit à choisir ses vêtements. Ses gestes semblaient machinaux.

— Je vais aller chercher Allie chez la voisine et je vais l’emmener chez la baby-sitter. Ma mère viendra la chercher en fin d’après-midi. Ensuite, à mon retour, on pourra reparler de tout ça.

Adele hocha la tête, déroutée par la froideur de son mari. Elle avait prévu qu’il serait contrarié. Et qu’il chercherait à protéger Allie.

Mais je pensais qu’il s’inquiéterait davantage pour moi.

Au lieu de cela, il avait l’air de bouder. Il semblait renfermé. Méfiant, même.

— D’accord, dit-elle tout bas. Je t’attendrai.

Toronto, Canada
Mercredi 6 avril, 12 h 45

— Papa, je n’aime pas cet endroit, dit Violet.

Debout dans la chambre d’hôtel, elle faisait la moue. Elle serra sa vieille poupée toute fripée contre elle et ajouta d’une voix plaintive :

— Je veux rentrer à la maison.

Silas échangea un regard avec sa femme. Rose en savait assez pour avoir peur, mais pas assez pour le haïr. Pas encore, du moins. Elle s’assit sur le lit.

— Viens t’asseoir à côté de moi, dit-elle à Violet. On va regarder la télé.

— Je serai de retour dès que possible, dit Silas.

Du moins, c’était ce qu’il espérait… Il remit à Rose une carte de retrait.

— J’ai un compte dans la banque d’à côté.

Il lui donna aussi le code permettant de retirer des espèces.

— Achète tout ce dont tu as besoin.

Rose lut le nom qui était inscrit sur la carte : c’était le même que celui qu’il avait donné aux douaniers canadiens à la frontière. Elle leva les yeux vers Silas et lui dit :

— Tu avais tout préparé à l’avance.

— Oui, avoua-t-il. Mais j’espérais n’en avoir jamais besoin.

Il ouvrit les bras pour embrasser Violet, mais elle lui tourna le dos.

— Je suis désolé, ma chérie, murmura-t-il. Je sais que tu es un peu perdue. Je serai bientôt de retour, et on s’amusera bien, tous les deux, tu vas voir. Par exemple, on fera du cheval… Je suis sûr que ça te plaira.

Elle le regarda d’un air méfiant.

— C’est sûr ?

— Mais oui ! Dans le village où on va passer nos vacances, il y a plein de chevaux.

Il ne s’agissait pas exactement de « vacances », mais il ne mentait pas en parlant de chevaux. La cabane qu’il avait achetée en prévision de cette cavale était située à proximité d’un haras. Ce n’était donc qu’un demi-mensonge.

— Tu vas adorer, promit-il.

— Si on part en vacances, pourquoi tu t’en vas ? On vient d’arriver.

— J’ai des affaires à régler d’abord, répondit-il.

Il lui chatouilla le cou, la faisant glousser. Elle l’enlaça de ses petits bras et se blottit contre lui.

— Tu seras gentille, hein ? dit-il.

— Je vais essayer.

— Fais-le ou ne le fais pas.

— Essayer ne suffit pas, répliqua-t-elle consciencieusement.

Puis elle l’embrassa sur les deux joues.

— Je t’aime, papa, dit-elle.

Il la serra bien fort, non sans se demander si Jorge Delgado avait embrassé sa propre fillette avant que sa femme ne le quitte pour toujours.

— Moi aussi, je t’aime, chuchota-t-il. Pour la vie…

Il se releva et embrassa sa femme.

— N’oublie pas tout ce que je t’ai dit, déclara-t-il.

Il lui avait indiqué la planque où se trouvait son magot en espèces. Il lui avait aussi donné l’adresse de la cabane où elles devaient se cacher au cas où il ne reviendrait pas…

Elle le regarda avec effroi.

— Je n’oublierai pas, dit-elle. Sois prudent. Reviens vite.

— Ne t’inquiète pas.

Il comptait bien être prudent. Mais il n’était pas du tout certain de revenir…

Il retourna à sa voiture et jeta un dernier coup d’œil à la façade de l’hôtel. Elles étaient en sécurité. Cette certitude lui donna le courage de monter dans sa voiture et de prendre le chemin du retour.

Baltimore, Maryland
Mercredi 6 avril, 14 h 30

— Ça, c’est bizarre, dit Paige en clignant les yeux pour voir plus nettement l’écran de l’ordinateur.

Ils avaient installé leur « salle de crise » sur la table de la salle à manger de la maison de Grayson. Ils avaient besoin d’espace pour travailler et, derrière ces murs épais, l’accès internet était à l’abri des ondes wi-fi, et donc des éventuels espions.

Pour travailler, il leur fallait des vivres. Quand ils étaient revenus chez lui, ils avaient trouvé le réfrigérateur rempli de plats cuisinés par le mari de Lisa, Brian. Il s’agissait en fait des « restes », aussi copieux que délicieux, de la réception que le couple de traiteurs avait organisée la veille au soir. Paige avait été si nerveuse dans la matinée qu’elle en avait perdu tout appétit. Elle était d’autant plus affamée en arrivant chez Grayson, et s’était bien rattrapée. La table de travail improvisée était jonchée de bols vides et de miettes. Ils avaient installé l’ordinateur de Grayson et son énorme écran dans la salle à manger.

En pénétrant dans le bureau pour l’aider à porter l’imposant appareil, elle avait remarqué que l’odeur de Grayson flottait dans la pièce. Elle l’avait ignorée en rassemblant le matériel dont elle avait besoin pour effectuer ses recherches. Elle s’était également efforcée d’ignorer la présence de Grayson, assis en face d’elle, pendant qu’elle regardait des étudiants tout nus faire les fous dans la piscine de Rex McCloud.

Grayson avait disposé des dossiers en arc de cercle autour de lui, et passait des appels aux personnes qui avaient témoigné dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Crystal Jones. Paige visionnait la vidéo de la caméra de surveillance pointée sur la piscine et essayait d’identifier les visages des invités, les comparant à des photos glanées sur les réseaux sociaux et les sites des services de police ou des autorités judiciaires.

Rex McCloud et ses amis formaient en effet une belle brochette de gosses de riches dépravés, toujours prêts à faire les quatre cents coups. Plus d’un avait eu maille à partir avec la justice depuis la fête tragique. Cependant, et cela valait d’être noté, aucun d’entre eux n’avait effectué de séjour en prison, au-delà de quelques heures, une nuit tout au plus de garde à vue. L’argent peut tout.

L’aisance financière l’entourait d’ailleurs pendant qu’elle travaillait ainsi. Les plats dans lesquels elle avait mangé le gratin de macaronis mitonné par Brian étaient en porcelaine ancienne. Les meubles dégageaient, eux aussi, une impression de richesse et de savoir-vivre, ce qui excitait davantage la curiosité de Paige que les frasques des jeunes gens qui s’ébattaient dans la piscine.

Malheureusement, c’était parmi ces jeunes gens qu’elle pouvait trouver la clé du problème qui mettait sa vie en danger. Or l’une des invitées en tenue d’Eve la fit tiquer.

— Il y a quelque chose qui cloche dans cette vidéo, dit-elle.

Il leva les yeux de ses notes.

— Quoi donc, à part que c’est du mauvais porno ? demanda-t-il d’un ton caustique.

— Cette fille, Betsy Malone… Viens voir, tu comprendras mieux.

Il se leva, s’étira et fit le tour de la table. Il avait encore l’air maussade et affligé. Elle avait remarqué qu’il lui lançait des regards de temps en temps pendant qu’ils travaillaient sagement l’un en face de l’autre. Elle l’avait surpris à l’épier ainsi deux ou trois fois, et avait souvent senti son regard dirigé sur elle.

Etait-ce dû au fait que cela faisait deux heures que Paige regardait des jeunes gens nus se caresser et forniquer ? Toujours est-il qu’elle avait un peu chaud… Il vint se placer derrière elle, posant sa main droite sur la table et sa main gauche sur le dossier de la chaise de Paige. Il se pencha pour mieux voir l’écran, et elle dut fermer les yeux un instant. Non, en fait, j’ai très chaud, songea-t-elle.

Et elle n’était pas la seule, apparemment. Il se pencha un peu plus, frôlant sa tempe de la mâchoire, et huma son parfum. Il y avait du phéromone dans l’air… Elle avait envie de lui. Pendant quelques secondes, elle fut tentée de céder à son désir. Mais la fin de non-recevoir de Grayson lui revint à l’esprit : « Je ne m’attache pas. »

Elle se détacha brusquement de lui et fit sèchement remarquer :

— On se concentre sur notre boulot, d’accord ?

— D’accord, dit-il d’une voix rauque.

Il déglutit de manière audible avant de demander :

— Alors, qu’est-ce qui cloche ?

— Cette fille, Betsy… Son nom figure sur la liste des invités fournie par Rex McCloud.

— Exact. Je l’ai interrogée juste avant le procès. Elle a confirmé l’alibi de Rex.

— Evidemment ! Il est probable qu’elle lui fournissait du crack… Ils ont été arrêtés ensemble pour détention de stupéfiants dans une autre fête, un an plus tard.

— Cela ne prouve en rien qu’elle a menti dans sa déposition.

— Non, et d’ailleurs ce n’est pas ça qui me paraît bizarre. J’ai visionné la vidéo sur ton ordinateur portable, que j’ai branché sur le grand écran. Sur le mien, j’ai épluché la liste des invités, consulté des pages perso sur les réseaux sociaux et des sites de la police. Regarde bien Betsy, pendant la fête, qui a eu lieu à la mi-septembre.

Elle activa l’arrêt sur image puis le zoom jusqu’à ce que le corps de Betsy emplisse tout l’écran. La jeune femme barbotait toute nue dans la partie du bassin où l’on avait pied, pendant que Rex la prenait par-derrière.

Grayson se racla la gorge.

— Euh… Intéressant… Mais qu’est-ce qui cloche, exactement ?

— Ses seins. Ils sont menus. Elle doit porter des soutiens-gorge bonnet A.

— Tu cherches les compliments ? demanda-t-il d’un ton railleur. Parce que ta poitrine est vraiment plus belle que la sienne. Et s’il n’y avait que la poitrine…

Sa voix se fit bourrue lorsqu’il ajouta :

— J’espère que tu vas te décider à m’expliquer ce qui cloche, parce que, sinon, je serai obligé de m’éloigner de toutes ces merveilles.

Paige désigna l’écran de son ordinateur portable.

— Regarde : ça, c’est Betsy sur sa page Myspace.

Elle sentit la surprise raidir les bras de Grayson.

— Mince ! Elle a trouvé un bon chirurgien ! s’exclama-t-il.

Sur l’une des photos de sa page personnelle, Betsy, les mains posées sur les hanches, portait un Bikini minuscule. Elle souriait à l’objectif, radieuse. Et ses seins avaient triplé de volume.

— Cette photo sur Myspace date du 15 août de la même année que la fête.

Paige regarda par-dessus son épaule pour s’assurer que Grayson l’écoutait attentivement. A en juger par sa mine déconfite, il ne semblait pas que ce soit le cas.

— Elle est passée du bonnet D en août au bonnet A en septembre, poursuivit Paige. Un mois plus tard… Soit la date de la photo de Myspace est erronée, ce qui m’étonnerait parce que c’est la date de son anniversaire, soit la date de la vidéo est fausse.

— Elle n’aurait pas été filmée la nuit du meurtre de Crystal Jones…, murmura Grayson, stupéfait.

— Exactement.

— Ça change tout.

— Cela voudrait dire que la société de sécurité qui travaille pour les McCloud ne t’a pas remis la bonne vidéo. On pourrait en déduire qu’elle l’a fait exprès, pour confirmer l’alibi de Rex.

Il se redressa.

— On pourrait en déduire ça, mais on ne peut pas en être certain, objecta-t-il.

Il la regarda d’un air perspicace et ajouta :

— L’accès à la page Myspace de Betsy était-il verrouillé ?

— Tu veux dire : est-ce que je l’ai piratée ? Je suis flattée de savoir que tu penses que j’en ai la capacité, mais la réponse est non. Je ne suis pas une hackeuse. J’ai accédé à cette page tout simplement en entrant son nom comme mot-clé et en cliquant sur le résultat de ma recherche. Betsy n’avait pas pensé à verrouiller cette page. D’ailleurs, c’est un vieux compte, qui n’est plus actif depuis trois ans. Elle est passée à Facebook il y a un an, et les photos qu’elle a mises en ligne sur sa nouvelle page perso sont beaucoup plus chastes. Apparemment, elle a fait une cure de désintox et n’a plus rien pris depuis un an. Mais elle n’a jamais songé à fermer sa page Myspace.

— Ce qui veut dire que toute personne connaissant son mot de passe aurait pu mettre cette photo en ligne.

— C’est vrai pour tous les réseaux sociaux. Et je me doutais que tu dirais ça… Mais ce n’est pas tout…

Elle se tourna vers le grand écran, fit défiler la vidéo en avant et activa l’arrêt sur image.

— La nuit est claire… La lune était aux trois quarts pleine à cette date-là.

Elle se tourna vers lui et ajouta :

— Selon le calendrier lunaire, la lune était au quart pleine, la nuit où Crystal Jones est morte.

Grayson était visiblement contrarié.

— Bon sang… Comment se fait-il que nous n’ayons pas remarqué ce détail ?

— Tu ne cherchais pas à vérifier la véracité de la vidéo, tu cherchais à avoir confirmation de l’alibi de Rex McCloud.

— Tu aurais pu te contenter de me montrer la scène où on voit la lune, dit-il d’un ton maussade. Tu n’avais pas besoin de me montrer les seins de Betsy.

— Tu as sans doute raison… Mais il a fallu que je me coltine cette vidéo pleine de gens à poil, et j’aurais trouvé dommage de ne pas t’exposer ma théorie avec un peu de piment… Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

— Comme je viens de le dire, ça change tout. Mais je doute qu’on puisse mettre la main sur la bonne vidéo, après tant d’années.

— Mais cette manipulation de preuve flagrante, ajoutée aux photos que m’a données Elena, devrait suffire à demander l’ouverture d’un nouveau procès pour Ramon, non ?

— Avec ça, on pourrait même être en mesure d’annuler la condamnation sans nouveau procès. Ce serait plus simple. Et surtout plus rapide.

— Tant mieux, dit Paige. Cette Betsy semble avoir tourné la page de sa jeunesse tumultueuse. Elle travaille comme bénévole au centre de désintox où elle a décroché. Elle sera peut-être plus disposée qu’il y a cinq ans à te dire la vérité sur ce qui s’est vraiment passé pendant cette nuit fatale.

— Je vais l’appeler tout de suite.

— Tu as réussi à retrouver des témoins que tu cherchais ? demanda-t-elle avec circonspection.

— Non. Certains ont déménagé, d’autres sont décédés, y compris le vigile qui a fourni la vidéo ayant servi d’alibi à Rex. Mais j’ai localisé Rex.

— On devrait peut-être aller le voir en premier, au cas où il se sauverait…

Grayson secoua la tête.

— Il n’y a pas de « nous », dit-il. C’est moi qui lui parlerai. Toi, tu ne dois pas t’approcher de lui.

Elle se cala sur son siège et demanda :

— Ah bon ? Et pourquoi pas ?

— Parce que tu n’es pas officiellement chargée de cette enquête, répondit-il sans trop de conviction.

— Parce que toi, tu l’es, peut-être ? Toi qui viens d’être nommé au pôle financier…

Il leva les yeux au ciel.

— Rex McCloud ne va pas s’enfuir. Il est assigné à résidence depuis sa dernière condamnation. Maintenant qu’on sait que son alibi ne tient plus, il est notre principal suspect. Mais il ne faut pas que je me focalise sur Rex, il faut que j’envisage toutes les possibilités.

— Parce que sa famille est influente ?

— En partie, admit-il. La renommée de sa famille complique l’enquête, même avec l’appui du bureau du procureur.

— Peut-être mieux vaut-il s’en passer, dit Paige. Comme ça, tu n’auras pas peur d’irriter les riches contributeurs aux campagnes électorales du parti du sénateur. Tu pourras demander ce que tu veux, à qui tu veux.

— C’est vrai, mais, quitte à en irriter quelques-uns, autant que ce soient ceux qui le méritent vraiment. La plupart des jeunes gens qui ont fait la fête au bord de cette piscine ont des parents très riches. Si c’est l’un d’entre eux qui a fait le coup et que la vraie vidéo montre qu’on le voit en compagnie de Crystal Jones, il est possible que ses parents aient soudoyé le vigile qui nous a remis la vidéo.

C’était envisageable, en effet.

— Alors, pourquoi ne pas commencer par Crystal ? demanda-t-elle. Elle avait une raison bien précise d’aller à cette fête, en utilisant un nom d’emprunt et en mentant pour être invitée. Une fois dans les lieux, elle ne s’est pas jointe aux fêtards. Peut-être que quelqu’un connaissait la vraie raison de sa présence. Elle vivait avec sa sœur, à l’époque du meurtre. Peut-être lui a-t-elle fait des confidences…

— J’ai interrogé sa sœur, il y a cinq ans. Elle ne savait rien.

— Grayson, comment être certain que les gens qui ont convaincu Jorge Delgado de mentir n’ont pas intimidé aussi la sœur de Crystal ou d’autres témoins ? Pendant les cinq ans qui se sont écoulés depuis, elle a pu changer, elle aussi.

— J’ai essayé de lui téléphoner, mais on m’a répondu qu’elle avait déménagé entre-temps.

— Quand tu as appelé, dit Paige, tu as dit que tu appartenais au bureau du procureur. A sa place, je n’aurais pas pris cet appel, surtout si j’avais menti cinq ans avant.

Il semblait encore hésiter, et elle crut comprendre ce qui le gênait.

— Si tu avais disposé de preuves non falsifiées, poursuivit-elle, tu aurais fait condamner le vrai coupable et obtenu justice pour sa sœur. Tu n’as rien à te reprocher.

Les yeux de Grayson lançaient des éclairs, mais il resta silencieux. Elle se leva et ajouta :

— Allez… Tâchons de retrouver la sœur de Crystal. Si elle a vraiment déménagé, on va chercher sa nouvelle adresse et on finira bien par la localiser.

Il hocha la tête avec raideur.

— Ne faudrait-il pas promener le chien avant toute chose ? demanda-t-il.

— Oui, ça fait longtemps qu’il n’est pas sorti. Je m’en occupe.

— Non ! lâcha-t-il. Je ne veux pas que tu sortes au grand jour.

— Grayson, tu as vu le tueur de près, cette nuit… Vos regards se sont croisés. Il va tenter de t’éliminer. Tu es autant une cible que moi.

— Je ne crois pas. Il a eu l’occasion de me tuer et il ne l’a pas fait. Alors que le type qui t’a attaquée hier dans le parking couvert court toujours… Il va peut-être faire une nouvelle tentative.

Paige sentit un frisson lui parcourir l’échine.

— J’ai appelé l’inspecteur Perkins, ce matin, dit-elle. Les flics n’ont aucune idée de son identité. Il n’y avait aucune empreinte digitale sur son couteau.

— Je sais… Stevie me l’a déjà dit.

— Ce type n’a peut-être rien à voir avec l’affaire Muñoz. Si ça se trouve, même si on arrive à retrouver l’assassin d’Elena et de Delgado, voire celui de Crystal Jones, on ne connaîtra jamais le nom de l’homme qui m’a poignardée.

Elle se toucha le cou et ajouta :

— J’espère que je me trompe… Quoi qu’il en soit, j’arriverai à vivre en sachant qu’il court toujours.

— Tu ne m’avais pas dit que l’un des hommes qui t’ont agressée l’été dernier n’avait jamais été arrêté.

Il lui caressa le visage et elle n’eut pas la force de le repousser.

— Je ne sais pas pourquoi, mais je n’aime pas beaucoup m’étendre sur ce sujet, répondit-elle.

— Peut-être parce qu’en parler rend la menace plus réelle.

— Elle n’a jamais cessé d’être réelle… C’est pour ça que j’ai une porte blindée… Et toutes ces armes à feu… Et Peabody.

Elle se laissa caresser la joue, savourant le doux contact de la paume de Grayson. Il lui effleura les lèvres du bout des doigts. Au fond d’elle-même, elle désirait qu’il aille plus loin, tellement plus loin… Mais elle puisa dans sa volonté pour contenir son désir et recula la tête.

— On a du travail, dit-elle.

Il laissa pendre sa main et demanda :

— Y a-t-il une possibilité pour que l’agresseur du parking soit celui que les flics du Minnesota n’ont pas identifié ?

Elle secoua la tête.

— Non, répondit-elle. Celui du Minnesota mesurait moins d’un mètre quatre-vingts et ne devait pas peser plus de soixante-dix kilos. Rien à voir avec le type d’hier, qui était taillé comme un catcheur.

— Si on ne le retrouve pas en enquêtant sur l’affaire Muñoz, on fera tout pour l’arrêter quand même, promit Grayson. Je veux que tu puisses dormir sans faire de cauchemars, après notre séparation.

Elle ouvrit la bouche, mais sa gorge se contracta. Le regard de Grayson était d’une infinie tristesse et Paige sentit son cœur se fêler un peu plus.

— Non, ne dis rien. Je reviens dans un quart d’heure, dit-il.

Il appela Peabody et sortit avec lui de la pièce. Par la fenêtre, Paige les regarda s’éloigner dans la rue jusqu’à ce que leurs silhouettes disparaissent de son champ de vision. Elle se sentait nerveuse, à cran… et en manque d’amour. Si Grayson était revenu à ce moment-là, elle se serait jetée sur lui.

Elle avait impérativement besoin de s’occuper. Elle rassembla les assiettes sales et les mit dans le lave-vaisselle. Mais, comme Grayson tardait à revenir, elle débrancha le grand écran de son ordinateur portable et le rapporta dans le bureau, où elle le rebrancha sur le PC de son hôte. Elle cherchait le câble de l’adaptateur de la prise vidéo, derrière la table de travail où celui-ci était installé, lorsqu’elle entendit sonner son téléphone portable. Elle sursauta et heurta de la tête l’étagère qui surplombait la table.

Elle se frotta le crâne d’une main tout en ouvrant son téléphone de l’autre. C’était Clay.

— Ce n’est pas trop tôt, lui dit-elle. Où êtes-vous ?

— Je viens de rentrer chez moi. Zachary est en sécurité chez son père.

Elle se laissa tomber dans le fauteuil de bureau de Grayson.

— Enfin une bonne nouvelle, dit-elle. Qu’est-il arrivé à sa garce de mère ?

— Elle est en prison. Avec un peu de chance, le tribunal fixera une caution faramineuse. Zachary était en bonne santé… Physiquement, en tout cas. Son père m’a promis de lui faire consulter un psychologue. J’espère qu’il surmontera son traumatisme.

Il y a peu de chances, songea Paige, non sans amertume.

— Moi aussi, je l’espère, dit-elle cependant. Je vais avoir besoin d’un ange gardien, ce soir. Ça vous dit de loger dans une suite au Peabody ?

— Je vous demande pardon ?

— Grayson m’a loué une suite à l’hôtel Peabody, puisque mon appartement semble attirer la violence… Il y a deux suites mitoyennes, en fait, et l’une d’entre elles est réservée à mon garde du corps.

— Ce ne sera pas Smith ? demanda-t-il avec circonspection.

Paige se mordit la lèvre.

— Non, répondit-elle.

— Bon, d’accord, dit Clay. Envoyez-moi le numéro de la chambre par SMS et demandez à la réception de l’hôtel de tenir une clé à ma disposition. Il faut que je fasse une petite sieste et, ensuite, j’ai rendez-vous à 18 heures avec un client à Towson. Quand j’en aurai fini avec lui, je vous rejoindrai directement à l’hôtel. Je devrais y être avant 22 heures.

— Merci.

Elle raccrocha et leva les yeux.

— Et mince…, lâcha-t-elle.

Elle avait renversé toutes les photos encadrées que Grayson avait disposées sur l’étagère contre laquelle elle s’était cogné la tête. En les remettant en place, elle s’aperçut que la plupart, prises au fil des ans, représentaient Grayson avec des membres de la famille Carter. Elle reconnut Lisa et Joseph, ainsi que Holly. Il y avait sur ces clichés une troisième fille que Paige n’avait pas encore rencontrée. Grayson lui avait parlé, en passant, d’une Zoe, et elle en déduisit que ce devait être elle. Sur plusieurs photos, on voyait un couple souriant, entouré des enfants Carter. Sans doute leurs parents, se dit Paige. Les Carter avaient l’air d’être une famille heureuse. Paige se demanda s’ils étaient conscients de leur chance.

Grayson figurait sur une autre photo, en costume d’apparat universitaire, avec toge et calotte, main dans la main avec une grande rousse sculpturale, nettement plus âgée. Paige plaça le cliché sous la lampe du bureau pour étudier le visage de cette femme. Elle était rousse, alors que Grayson était très brun, mais leurs sourires étaient identiques. Tout comme leurs yeux verts et leurs regards graves.

C’était donc la mère de Grayson — cette mère qui, à l’évidence, l’adorait. Cette fois, Paige ne se demanda pas s’il était conscient de son bonheur. Quand il en avait parlé, elle avait perçu dans sa voix toute la gratitude, tout le respect qu’elle lui inspirait. Tout comme elle avait perçu son inquiétude, la veille, lors de la conversation téléphonique qu’elle avait surprise dans la voiture et qu’elle n’aurait jamais dû entendre.

Il y avait une dernière photo, qui ne s’était pas renversée mais qui s’était coincée entre le mur et l’étagère. Lorsqu’elle la prit pour la remettre en place, ses mains se figèrent sur le cadre. Elle était de petit format et tenait dans sa paume. Son cadre aux bords noircis était en plaqué argent.

C’était une photo de Grayson et de la même rousse, mais prise bien avant celle de la remise du diplôme. Grayson devait avoir six ou sept ans. Il souriait avec assurance à l’objectif — le genre de sourire que font les enfants quand on leur demande de dire : « Cheese ! » La photo était décolorée par le temps, mais on pouvait encore voir que le blazer et le short qu’il portait étaient bleu marine. Il avait un cartable en bandoulière.

Sa mère était agenouillée à son côté, sa jupe grise toute simple recouvrait modestement ses genoux. Elle portait le même blazer bleu que son fils, et un écusson était cousu sur la poche de poitrine de ce blazer. Elle avait posé un bras sur l’épaule de son fils et souriait aux anges.

Paige trouva que son sourire était différent de celui qu’elle arborait sur l’autre photo. Elle paraissait plus heureuse sur le cliché plus ancien. Grayson avait dit que son père les avait abandonnés. Ce dernier avait-il déjà quitté le domicile conjugal à l’époque où cette petite photo avait été prise ? C’était improbable : la mère de Grayson avait l’air trop heureuse.

A l’arrière-plan, on distinguait ce qui semblait être une école, dont les portes étaient ornées de croix de bois. Le ciel était bleu, vierge de tout nuage. Et il y avait aussi des palmiers. Très hauts, et chargés de noix de coco. La Floride, peut-être ? Ou la Californie ?

La photo avait été pliée sur la droite afin de tenir dans le cadre. A l’endroit de la pliure, on voyait un car scolaire sur lequel étaient peintes ces lettres : « St. Ign. » Saint Ignatius ?

Il lui avait confié que lui et sa mère s’étaient retrouvés sans abri, et que sa mère avait trouvé du travail en tant que bonne d’enfants. Mais elle portait le même blazer que lui, écusson compris. Elle avait dû travailler dans cette école. En tant que secrétaire ? Ou comme enseignante ? Et pourquoi le père de Grayson les avait-il abandonnés ? « Promets-moi de ne rien lui dire sur notre passé… », avait-il demandé à sa mère. Il s’était forcément passé quelque chose d’inavouable dans leur vie… Mais quoi ?

En remettant la photo en place, Paige réalisa qu’elle espérait au plus profond d’elle-même que ce soit Grayson qui le lui dise. Mais elle savait que c’était peu probable.

Elle remisa ses émotions dans un coin de son esprit et inspecta l’étagère pour s’assurer qu’elle avait bien remis chaque photo à sa place. Juste à temps : elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir, puis le bruit feutré des pattes de Peabody sur le plancher du vestibule.

— Paige ! appela Grayson. Tu es prête ?

Elle regarda une dernière fois la photo pliée et dit :

— Oui, bien sûr.