16

Jeudi 7 avril, 1 h 45

Grayson ne l’avait pas quittée d’une semelle, pas une seule fois depuis que les secouristes leur avaient prodigué les premiers soins. L’un des points de suture de Paige s’était décousu au moment où ils avaient dévalé le talus.

Il m’a couverte de son corps. Il m’a protégée une fois de plus.

Un secouriste attentionné lui avait conseillé de se rendre aux urgences mais, cette fois, Grayson ne l’avait pas obligée à y aller, à son grand soulagement. Elle n’aurait pas pu supporter de passer plusieurs heures enfermée dans une petite chambre aux murs blancs.

A présent, ils étaient assis côte à côte à l’arrière d’une voiture de patrouille, qui roulait vers la maison de Grayson. Il avait posé un bras sur son épaule et ne l’en avait pas détaché de tout le trajet. Elle leva une main tremblante vers le pansement qui ornait le front de Grayson. Elle n’avait pas eu le courage d’aller aux urgences, mais pensait qu’il aurait dû y aller, lui.

— Tu aurais dû laisser les secouristes t’emmener à l’hôpital, murmura-t-elle avec une pointe de réprobation dans la voix.

— Je ne voulais pas qu’on soit séparés.

Il l’embrassa fort sur la tempe, avec une sorte de désespoir qu’elle comprenait parfaitement puisqu’elle éprouvait le même sentiment.

Avant, il n’y avait que moi qui étais visée…

Maintenant, Grayson était en danger, lui aussi. Elle tourna la tête pour blottir son visage contre sa poitrine. Il sentait encore la fumée. Il la serra plus fort, et ils restèrent collés ainsi jusqu’à ce que la voiture s’arrête devant la maison.

L’agent qui était au volant se tourna sur son siège.

— Je vais venir avec vous pour vérifier qu’il n’y a personne…

— Non, ce n’est pas la peine, dit Grayson. J’ai un excellent système d’alarme, et Mlle Holden a un très gros chien.

— Ah oui, le rottweiler que je vois à la fenêtre… Bel animal. Bon, faites bien attention à vous.

La maison était plongée dans le silence. Peabody vint les accueillir dans l’entrée, le cou légèrement dressé, en alerte.

— Gentil toutou, dit Paige.

L’animal se détendit aussitôt.

Grayson désactiva l’alarme et alluma. Rien n’avait changé dans la maison depuis leur départ. Elle alla jeter un coup d’œil dans le bureau. Tout était à sa place, y compris les photos sur l’étagère. Y compris celle qu’il avait tenté de lui cacher — celle où l’on voyait un petit garçon et sa mère sourire à la vie.

Elle se retourna et vit qu’il se trouvait à quelques pas derrière elle et qu’il l’observait d’un air morose.

— J’ai cru que je pouvais te protéger, murmura-t-il d’une voix presque hargneuse. Je ne veux pas qu’il t’arrive malheur.

— Tu m’as protégée, répliqua-t-elle en marchant vers lui. Chaque fois que j’ai été en danger, tu m’as sauvé la vie. Ça fait longtemps que personne ne m’a protégée…

L’humeur de Grayson changea subitement. Son regard se fit plus chaleureux, parcourant le corps de Paige de haut en bas, avant de revenir à son visage. Elle sentit sa peau se tendre à l’extrême tandis qu’une intense chaleur l’envahissait. Mais elle n’était pas capable de détacher ses yeux des siens.

— Ça fait longtemps que personne n’a rien fait pour toi, fit-il remarquer.

Le souffle court, Paige aurait voulu dire quelque chose. Mais elle ne trouvait pas ses mots, car son cœur battait la chamade et son esprit était vide de toute pensée. Comme il l’avait fait la veille, il lui effleura tendrement la bouche du bout des doigts, promesse d’un baiser à venir. Elle sentit un picotement lui parcourir les lèvres, au souvenir de celui qu’ils avaient échangé devant le restaurant et que la mère de Grayson avait interrompu.

Il n’y avait personne, à présent, pour les interrompre. Cette pensée la narguait, l’alléchait, la tentait.

Grayson fit un pas en arrière, rompant le charme avant qu’elle ait eu le temps de décider ce qu’elle voulait. Il claqua des doigts en direction de Peabody et prit la laisse du chien.

— Non ! s’écria-t-elle avec véhémence. Ne va pas le promener. Il y a peut-être un tireur qui te guette dans la rue… Ceux qui ont essayé de nous tuer ce soir ne s’en tiendront pas là.

— Je ne comptais pas le promener dans la rue, dit-il. J’ai une petite cour privée et clôturée à l’arrière. C’est un espace un peu exigu, mais Peabody devra s’en contenter pour ce soir.

Il se dirigea vers la cuisine et Paige se tourna pour le suivre.

Elle se figea sur place et lâcha un cri horrifié :

— Grayson !

Il marqua une pause sur le pas de la porte, sans se retourner.

— Je vais bien, dit-il. Ne t’inquiète pas.

Elle le rejoignit en courant, les bras tendus, mais se retint de l’enlacer.

— Ton dos, dit-elle en se tordant les mains. Il y a des trous dans ta veste ! Des traces de brûlures ! Tu m’as dit que tu n’avais pas été touché…

Elle repensa au moment où il avait fait écran de son corps, quand ils avaient roulé de l’autre côté du talus, présentant son dos aux éclats incandescents de la voiture juste après l’explosion.

— Tu as été brûlé !

— Je n’ai rien, insista-t-il. Je portais…

Mais elle ne l’écoutait plus. Elle agrippa le col de sa veste, et la lui ôta en la faisant glisser vivement. Sa chemise était aussi criblée de trous aux contours noircis. Elle tira sèchement les pans de la chemise hors du pantalon et entreprit de la déboutonner d’une main tremblante.

Elle sentit alors qu’elle était trop paniquée pour y parvenir, et cria en sanglotant :

— Tu aurais dû aller aux urgences ! Pourquoi n’y es-tu pas allé ?

Il posa un doigt sur les lèvres de Paige.

— Je ne suis pas brûlé. Je portais un gilet en Kevlar.

— Un gilet pare-balles ? Mais comment… ? haleta-t-elle.

— Il m’arrive de recevoir des menaces de la part de prévenus ou de leurs familles. C’est ce qui m’a valu d’être doté de ce gilet de protection. Je l’ai enfilé pour aller promener Peabody, tout à l’heure, quand tu étais avec maman. Simple précaution… Joseph va t’en fournir un, à toi aussi. Et tu le porteras ! Promets-le-moi.

Elle cligna les yeux.

— Un gilet pare-balles ? Mais où est-il ? demanda Paige.

— Je l’ai enlevé quand les secouristes m’ont examiné. L’unité de scène de crime l’a emporté pour prélever des résidus de brûlure.

Elle hocha la tête machinalement. Des résidus de brûlure… Elle avait du mal à croire que Grayson n’ait pas été brûlé. Pour en avoir le cœur net, elle tira vivement sur les boutons de sa chemise, en fit sauter quelques-uns, lui dénuda les épaules puis le torse. La peau était intacte, et belle.

Elle posa les mains sur sa poitrine ; elle avait envie de palper ces muscles saillants, qui se raidirent sous ses caresses. La respiration de Grayson s’accéléra, se fit moins profonde.

Elle contint sa frénésie charnelle et adoucit ses caresses, prenant son temps, le cajolant comme elle en avait eu envie la nuit précédente, quand il était allongé à son côté, tenu en éveil par son désir. Elle pressa les lèvres sur cette poitrine puissante, dont la peau se tendit au contact humide de sa bouche. Puis elle fit glisser ses mains sur ses flancs, et lui palpa le dos.

Il n’y avait pas de brûlures, en effet, sur ce dos musculeux. La peau en était lisse et tiède.

— Tu n’as rien, murmura-t-elle. Ton dos est parfait.

Il ne dit rien, mais la prit par les hanches et se plaqua contre elle. Il était excité. Très excité, même. Par moi. Pour moi. Et elle en voulait davantage.

Elle avait une irrépressible envie de lui.

Il l’embrassa dans le cou, parsemant sa gorge de baisers mouillés qui attisaient son désir. Il posa l’une de ses grandes mains sur ses seins, les pétrit doucement. Elle ferma les yeux et émit un léger gémissement.

C’est si bon, si doux…

— Tant mieux, dit Grayson.

Elle s’aperçut alors qu’elle avait pensé tout haut. Il embrassa le creux de son épaule, lui mordilla la peau, et elle lâcha un petit cri énamouré. Le mordillement se transforma en un long suçon.

— Dis-moi d’arrêter…, lui murmura-t-il d’une voix rauque au creux de l’oreille. Dis-moi d’arrêter, si tu n’as pas l’intention d’aller jusqu’au bout.

Elle lui caressa la joue, sentit sa barbe naissante lui picoter les paumes. Elle savait qu’elle ne lui demanderait pas d’arrêter, pas cette nuit. Elle se dressa sur la pointe des pieds et l’embrassa à pleine bouche, avec une fougue qui arracha à Grayson un grognement guttural. Il déboutonna le blouson de Paige, le lui enleva et le jeta par terre.

— Tu en es bien sûre ? demanda-t-il. Je ne veux pas, si tu n’en es pas sûre…

Elle ne répondit rien, se débarrassa de son holster latéral en quelques gestes précis, le laissant tomber sur le blouson à ses pieds. Il lui ôta sa chemise et dégrafa son soutien-gorge avec une dextérité qu’elle était loin de soupçonner.

Il contempla alors ses seins d’un œil gourmand.

— Tu es très belle, Paige, chuchota-t-il.

Ces mots, elle les avait déjà entendus maintes fois. Trop souvent…

Mais cette fois…

Pourvu que ce soit lui, l’homme de ma vie…

Elle ferma les yeux, attendant qu’il l’étreigne. Mais il n’en fit rien. Au lieu de quoi, elle sentit son souffle chaud contre sa peau. Elle ouvrit les yeux et vit qu’il était courbé sur ses seins. Elle sentit ses genoux flageoler.

Elle attendit le contact de la bouche de Grayson sur son sein érigé. Elle attendit qu’il le suçote, le tète, le taquine. Mais il la prit par la taille et la hissa sur le bord de la table de la salle à manger avec une aisance déconcertante.

— J’ai envie de toi, murmura-t-il.

Il plaqua les mains sur ses flancs, l’enserrant dans ses bras puissants. Il se pencha vers elle et se mit à l’embrasser avec une fougue époustouflante.

— J’ai eu un fantasme, avoua-t-il. J’ai imaginé que je te prenais là, sur cette table… Tout au long de l’après-midi, pendant que tu visionnais cette vidéo où on voit les riches invités de Rex partouzer dans la piscine de son grand-père… Dis-moi de te prendre. Dis-moi que tu en as envie. Dis-le-moi…

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. La tête de Grayson était tout près de ses seins, son souffle les irriguait d’une douce chaleur. Mais il ne la toucha pas.

— Dis-le-moi, Paige, insista-t-il. Dis-moi ces simples mots…

Elle déglutit et murmura :

— Fais-le. S’il te plaît.

Il partit d’un petit rire coquin et murmura à son tour :

— C’est bien. Mais il faut que tu me dises ce que je t’ai demandé de dire.

Il lui caressa délicatement le haut des cuisses, la faisant tressaillir de volupté.

— Dis-moi de te prendre, répéta-t-il.

— S’il te plaît…, gémit-elle.

Il leva la tête et plongea les yeux dans les siens, avec une intensité qui la fit frémir.

— Dis-le ! implora-t-il.

Il augmenta la pression de ses doigts sur l’entrecuisse de Paige, son pouce trouvant l’endroit le plus sensible et lui arrachant un halètement. Elle redressa les hanches pour accroître ce contact délicieux. Il lui en fallait plus… Plus de pression à cet endroit… Plus de Grayson…

Il ôta sa main et elle protesta :

— Grayson !

— Dis-le ! répéta-t-il.

Il fit glisser ses mains sous ses hanches, trouva le deuxième holster et l’étui du poignard. Il prit le pistolet et le couteau, et les mit de côté sur la table. Il déboutonna le pantalon de Paige et le baissa jusqu’aux genoux, dévoilant une petite culotte en dentelle noire.

— Joli ! s’exclama-t-il, admiratif.

Il se pencha pour couvrir de baisers l’intérieur de ses cuisses, à quelques centimètres du repli brûlant qui fourmillait d’un désir impatient.

— Grayson ! répéta-t-elle.

Il leva les yeux et la fixa intensément.

— Dis-le !

Elle ferma les yeux, le cœur battant à tout rompre.

— Prends-moi, s’il te plaît, dit-elle d’une voix résolue.

Il agit vite, ensuite. Il tira sur les lacets des chaussures de Paige, enleva promptement la gauche et l’envoya voler quelque part dans la pièce. Où, exactement ? Paige ne s’en souciait absolument pas.

— Vite, murmura-t-elle. Prends-moi vite !

Il ôta une partie du pantalon, celle du pied déchaussé. Il souleva la jambe dénudée et la posa sur son épaule, écartant largement les cuisses de Paige. Elle ne put retenir un cri de plaisir lorsqu’il colla sa bouche contre le triangle de dentelle noire et se mit à l’embrasser au travers de l’étoffe trempée. Elle jouit avec une précipitation fulgurante et laissa sa tête basculer en arrière, essoufflée et haletante. Trop tôt, regretta-t-elle. Ce moment avait été trop court, l’orgasme était survenu par surprise. Cela faisait si longtemps, aussi… Trop longtemps… Elle voulait hurler, gémir… Mais elle n’avait plus de souffle.

— Encore, marmonna Grayson, en lui enlevant sa petite culotte et en lâchant sa jambe nue.

Il lui embrassa les seins tout en introduisant deux doigts dans son intimité. Elle se convulsait tandis qu’il la tétait longuement, amoureusement. Elle gémissait et se tordait de volupté sur la table de la salle à manger.

— Jouis, implora Grayson. Jouis encore une fois !

Il passa à l’autre sein et lui appliqua le même traitement, sans cesser de frotter son intimité du plat de son pouce. Il frottait, tâtait, suçait… Et elle se sentit fondre de nouveau. Elle ouvrit la bouche pour crier son plaisir :

— Grayson !

C’était un cri rauque et bas, à peine audible.

Elle le regarda se redresser, les lèvres luisantes et humides. Il déboucla sa ceinture d’une main maladroite, laissant son pantalon glisser le long de ses jambes.

Il se courba et sortit un préservatif de la poche arrière de son pantalon. Le temps qu’il se redresse, il l’avait déjà enfilé. Il serra Paige dans ses bras une nouvelle fois, s’installa entre ses cuisses et se pencha jusqu’à ce qu’elle ne voie plus de lui que ses grands yeux verts.

— Redis-le-moi, murmura-t-il. Dis-moi que tu veux que je te prenne !

Paige comprit qu’il insistait autant pour l’empêcher de lui faire le moindre reproche ultérieur.

— J’ai envie que tu me prennes, murmura-t-elle. J’ai envie de toi. Fais-moi l’amour. Prends-moi…

Elle lâcha un nouveau cri, de surprise autant que de plaisir, cette fois. Grayson était en toutes choses bien pourvu par la nature. Il l’emplissait entièrement, et elle sentait son membre rigide tout au fond d’elle-même.

— J’ai envie de toi, dit-il d’une voix rauque en se mettant à bouger en elle. Tu es à moi… Tu comprends ?

— Oui, dit-elle.

Elle ondulait des reins au rythme de ses assauts.

— Je comprends, ajouta-t-elle tout bas.

Il fit glisser ses bras jusqu’aux épaules de Paige pour mieux l’agripper et la pénétrer encore plus profondément.

— Tu aimes ça ? demanda-t-il.

Le sexe de Grayson se mit à frotter vigoureusement un certain point de son anatomie intime, provoquant une onde de choc qui se propagea dans son corps tout entier.

— Oui ! dit-elle Ne t’arrête pas !

— Je ne pourrais pas ! répliqua-t-il, les yeux fermés et le front trempé de sueur. C’est trop bon de te faire l’amour. J’ai trop envie de toi, ma chérie…

Il adopta un rythme progressif, et elle se laissa emporter par une vague de plaisir. Et, cette fois, quand l’orgasme vint la submerger, son cri de jouissance fut totalement muet.

Il colla sa bouche contre la sienne et l’embrassa jusqu’à la faire suffoquer. Et soudain, il se raidit, redressa la tête et fit en jouissant une grimace qui était magnifique à contempler.

Il posa alors la joue sur son épaule, encore tout haletant et frémissant. Elle lui passa mollement un doigt dans les cheveux, puis lui caressa brièvement le dos. Vidée de toute énergie, elle laissa sa main pendre le long de son flanc.

— Tu te sens bien ? demanda-t-il d’une voix faible, toujours blotti contre elle.

— Je ne sais pas. A ton avis ?

Il redressa la tête et la regarda dans les yeux, faisant palpiter de plus belle le cœur de Paige.

— A mon avis, tu vaux mieux que ce que je mérite, dit-il. Je viens de te faire l’amour, et j’ai déjà envie de recommencer.

Elle écarta une mèche rebelle du front de Grayson.

— Il faudra que je te supplie chaque fois ? demanda-t-elle.

Il esquissa un sourire.

— Ça dépend… Si c’est toi qui me chevauches, ce ne sera pas la peine, plaisanta-t-il.

Elle lâcha un petit rire, profondément consciente que pendant quelques précieux instants, elle n’avait pensé qu’à lui et à la magie de son corps. Même si leur liaison n’était pas destinée à durer, ces moments de plaisir exceptionnels valaient d’avoir été vécus.

— Pour te chevaucher, il me faudrait une surface plus moelleuse, objecta-t-elle, le prenant au mot.

— J’ai un lit, répliqua-t-il d’un ton enjôleur. Avec un matelas très confortable.

Elle inspira profondément et l’enlaça. Il émit un petit gémissement voluptueux.

Encore, pensa-t-elle. J’ai encore envie de lui.

— On peut prendre une douche, d’abord ? demanda-t-elle.

— J’en ai une, aussi, dit-il malicieusement.

Il l’embrassa tendrement sur la joue et ajouta :

— Va à l’étage. Je vais verrouiller la porte, je te rejoins dans deux minutes.

*  *  *

Jeudi 7 avril, 2 h 15

Silas avait plongé le corps de Kapansky dans les eaux du Patuxent, puis troqué la camionnette pour la voiture intraçable. Il entra dans le box qu’il louait sous un faux nom. J’étais un bon flic, aux états de service irréprochables. Maintenant, j’ai des voitures intraçables et des faux noms.

Il verrouilla la porte du box derrière lui, sortit son sac de couchage, le déroula et l’étendit à même le sol. Il soupira en sentant ses articulations et ses muscles endoloris. Ce dont il avait besoin, c’était d’une douche chaude, pas d’un sol en béton en guise de lit.

Le box était plongé dans l’obscurité. Et le silence. Il pouvait s’entendre penser. Il détestait penser. Quand il se laissait aller à penser, il était submergé par les regrets, horrifié par l’homme qu’il était devenu et le mal qu’il avait fait. Tout avait commencé par un choix qui ne lui avait pas paru aussi terrible, à l’époque.

Il avait eu besoin de sauver sa fille, de l’empêcher de ruiner sa vie.

Elle avait été une petite fille tellement adorable, sa Cherri… Et puis elle était arrivée à l’adolescence, et les disputes avaient commencé. Elle s’éclipsait en douce et rentrait tard, fumait, fréquentait des garçons. Silas n’avait pas le temps de la guider, de la maintenir dans le droit chemin. Il était trop occupé à traquer les malfaiteurs. A jouer les héros.

Le jour où le cauchemar avait débuté… Il avait pensé que ce jour était le plus dur de sa vie. Il avait compris ensuite qu’il s’était trompé : le pire restait à venir. Il était en train de regarder une rediffusion à la télévision lorsque deux flics avaient frappé à sa porte : un homme et une femme. Ils avaient un mandat de perquisition.

Il avait jeté un coup d’œil vers la porte de la chambre de sa fille, à l’étage. Elle avait dix-sept ans et un seul regard à son visage avait révélé à Silas qu’elle savait pourquoi les policiers étaient là. Il y avait eu un vol à main armée, et les biens dérobés avaient été trouvés sous le lit de Cherri.

Cherri était coupable. Pour Silas, cela ne faisait aucun doute. Mais de là à ce qu’elle en subisse les conséquences… Elle serait allée en prison… Une fille de flic en taule… Sa vie y aurait été infernale. Silas ne pouvait lui laisser subir une telle épreuve.

Toutes ces pensées s’étaient bousculées dans sa tête pendant qu’il regardait sa fille unique être emmenée, les menottes aux poignets, sanglotante, le suppliant de lui venir en aide.

Quelques minutes après le départ de la police, le téléphone avait sonné. Et on lui avait fait une offre. Une proposition qui l’avait tenté, comme le serpent dans le jardin d’Eden.

— Je peux faire disparaître ces preuves. Comme si elles n’avaient jamais existé. Je peux faire en sorte que votre fille chérie ne voie jamais les murs d’une cellule. Mais il faut agir vite. Elle est dans une voiture de patrouille qui l’emmène au poste. Dès qu’elle y sera arrivée, l’offre ne tiendra plus. Comme si elle n’avait jamais été faite. Décidez-vous vite, Silas… Le temps presse.

— Que dois-je faire ?

— Tout ce que je vous demande. Quand je vous le demanderai.

— Et si je refuse ?

— Les deux flics qui ont arrêté votre fille m’ont posé la même question. Le fils de la femme flic a passé une semaine à l’hôpital. Une voiture l’avait renversé avant de prendre la fuite… Elle ne m’a plus jamais reposé cette question.

— Comment comptez-vous vous y prendre pour faire libérer ma fille ?

— Quelqu’un d’autre sera condamné à sa place.

— Qui ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Tant que votre fille s’en tire… Vous n’avez pas à vous en soucier.

Et il ne s’en était pas soucié.

La voix avait gloussé, à l’autre bout de la ligne.

— Si ça peut apaiser votre conscience, la fille qui sera condamnée à la place de votre fille a déjà fait de la prison. Elle saura se débrouiller, en détention. Vous croyez que votre fille peut en dire autant ?

En proie à un terrible dilemme, Silas n’avait pas répondu. C’était alors que la voix avait usé d’un argument décisif.

— Une fille de flic en prison… Elle se fera pourrir du matin jusqu’au soir par les autres détenues. Le temps presse, Silas. Décidez-vous.

Et c’était ainsi qu’il avait pris sa décision.

— Oui, avait-il dit précipitamment.

— Parfait. Je vous contacterai…

Et il advint ce que le commanditaire avait annoncé : une autre fille avait été piégée à l’aide de fausses preuves, et accusée du recel dont s’était rendue coupable Cherri. Cherri avait été libérée. Epargnée. Mais cette mésaventure n’avait pas eu l’effet espéré par Silas. Ayant échappé à la prison, elle s’était remise à faire des bêtises.

Et puis, à peine un an plus tard, Cherri était partie pour toujours. Et Silas avait tenu son nouveau-né dans ses bras, jurant au bébé de Cherri qu’il le protégerait envers et contre tout.

Le commanditaire l’avait recontacté deux semaines plus tard. Il était temps pour Silas de payer sa dette. Le premier boulot qui lui fut confié était du genre de celui qui avait tiré Cherri des griffes de la justice : il s’agissait de piéger un jeune homme afin de le faire condamner pour un crime qu’il n’avait pas commis. Mais Silas s’était trouvé une justification : ce garçon avait déjà été condamné et avait récidivé. Il n’était pas coupable du crime dont on l’accusait, cette fois, mais il ne faisait aucun doute qu’il en avait commis bien d’autres.

Les années passèrent. Les missions devinrent plus dures. Son premier meurtre… Il avait regimbé, mais le commanditaire lui avait reparlé de la policière dont l’enfant avait été renversé par une voiture. Le garçon marchait encore avec des béquilles. Silas avait donc exécuté la personne que lui avait désignée le commanditaire. Il avait vomi tripes et boyaux, juste après. Mais, avec le temps, tuer de sang-froid devint un acte plus facile à accomplir.

Il songea à Cherri. A Violet. Même avec le recul, il était certain qu’il aurait fait le même choix. Machinalement, il mit la main dans sa poche pour en sortir la photo, même s’il faisait trop sombre pour distinguer les traits de la petite fille avec ses traces de chocolat autour des lèvres.

Il se redressa subitement, pris de panique. La photo de Cherri n’était plus dans sa poche.

Je l’ai perdue… Mais où ? Il se força à respirer. Il retraça mentalement ses faits et gestes. Quand il était rentré de Toronto, il s’était douché et changé. Avait-il mis la photo dans sa poche ?

Et si je l’avais laissée tomber quelque part ? Et si quelqu’un l’avait trouvée ? S’il l’avait perdue sur les berges du fleuve, c’était improbable.

Mais si je l’ai perdue dans les bois entourant la maison de retraite ? L’endroit grouillait certainement de flics, après le tir et l’explosion. L’unité de scène de crime était certainement tombée dessus en ratissant les environs…

Et si la policière qui l’a trouvée est justement celle qui pourrait reconnaître Cherri ? Elle en déduirait immanquablement que Silas avait été là.

Et je serai fatalement soupçonné.

Eh bien, qu’il en soit ainsi. Tôt ou tard, Grayson se serait souvenu que Silas et le tireur ne faisaient qu’une seule et même personne. Donc ce n’était pas si grave, au fond. Et, d’ailleurs, si c’était bien cette policière qui l’avait retrouvée, elle en prendrait soin. Elle la lui rendrait. Elle savait combien cette photo était chère à Silas.

Il se rallongea et se força à fermer les yeux. Et à s’endormir. Il fallait qu’il soit en forme le lendemain matin, au moment où il comptait appuyer pour la dernière fois sur la détente de son fusil de précision. Et si le commanditaire avait pris des dispositions pour que ses activités criminelles soient rendues publiques en cas de décès brutal… Eh bien, qu’il en soit ainsi.

Bien sûr, les autres « collaborateurs » du commanditaire ne seraient pas très contents, vu que leurs propres activités seraient dévoilées par la même occasion… Mais, ça, c’était leur problème. Silas, lui, ne cherchait qu’à survivre encore un peu.

Jeudi 7 avril, 2 h 25

Paige se blottit contre lui, la tête sur son épaule, une main sur son ventre plat. Ils étaient dans le lit de Grayson et celui-ci ne paraissait pas pouvoir se décoller d’elle. Ils s’étaient lavés et il l’avait prise une deuxième fois sous la douche.

Il n’avait pas prévu de lui faire l’amour, là, debout contre le mur carrelé et lisse de la salle de bains. Il l’avait rejointe sous la douche après avoir laissé le chien faire ses besoins dans la petite cour et verrouillé la porte d’entrée. Jamais il ne lui avait semblé aussi important d’activer l’alarme. Elle était en sécurité. Et elle est à moi, avait-il pensé. Il avait prévu de tout lui dire après la douche.

Mais il n’avait pas prévu la réaction de Paige lorsqu’elle avait vu son dos à la lumière crue de la salle de bains. Il était couvert de petits bleus causés par la pluie de projectiles qui avait suivi l’explosion de la voiture.

Elle en avait pleuré, refoulant ses sanglots. Il l’avait embrassée sur la bouche pour la réconforter. Mais il ne pouvait pas l’embrasser sans avoir envie de lui faire l’amour. Et Paige l’avait supplié, une fois de plus, de la prendre. Grayson n’avait pu se maîtriser. Il l’avait fait jouir deux autres fois, changeant ses sanglots en gémissements de plaisir.

Et ensuite, c’était lui qui avait joui. En elle. Et sans préservatif…

Il n’avait jamais encore perdu le contrôle de lui-même à ce point. Il avait toujours été prudent. Il n’avait jamais pris ce genre de risque. Celui de devenir père. Un tel niveau d’engagement ne lui était jamais venu à l’esprit avec les autres femmes : il savait que ces liaisons étaient éphémères, sans lendemain.

Mais cette fois, la femme qui se blottissait contre son épaule lui faisait toute confiance.

Je veux la garder. Il faut que je lui dise tout. Là, maintenant. Avant que cette relation n’aille plus loin. Avant qu’il ne la prenne de nouveau sans enfiler un préservatif… Et qu’elle ne se retrouve enceinte.

Sa poitrine se contracta avec une telle force qu’il en eut mal. Elle releva la tête et le regarda dans les yeux, inquiète.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Je…

J’ai besoin de te dire quelque chose. Mais il avait le trac et dit précipitamment la première chose qui lui vint à l’esprit :

— Nous n’avons pas été prudents…

— Je sais, dit-elle en se mordant la lèvre. Mais ce n’est pas le moment du mois où… je peux tomber enceinte.

Il cligna les yeux, stupéfait de se sentir déçu. Il se rendit compte qu’il aurait voulu que ce soit le moment propice à la fertilité.

— Je suis… C’est juste que…, balbutia-t-il.

Il ferma les yeux, incapable de trouver ses mots. Il gagnait sa vie en se montrant éloquent au tribunal, et voilà qu’il se montrait timide comme un petit garçon.

Comme le petit garçon qu’il avait été.

Elle déposa un baiser sur son front, tout près du pansement.

— Ça ne va pas, Grayson ? demanda-t-elle.

— Il faut que je te dise, dit-il en se forçant à articuler. Il faut que tu saches…

Elle se figea, relâcha lentement son souffle.

— Je peux faire quelque chose pour te faciliter la tâche ? murmura-t-elle.

Grayson sentit sa poitrine gonfler, submergée par l’émotion. Je veux t’aimer toute ma vie, Paige Holden. Cette pensée ne fit qu’accroître sa peur. Il ouvrit les yeux. Elle le regardait avec une tendresse mêlée de compassion.

— Laisse-moi tout te dire, dit-il. Et si ça change quelque chose pour toi…

Il s’interrompit, inspira profondément avant de poursuivre :

— Si ça t’éloigne de moi, tant pis… Notre relation s’arrêtera là. Mais promets-moi de n’en parler à personne.

— Je te le jure, dit-elle solennellement.

Et il la crut. Il hocha la tête, se demandant par où commencer. Puis il haussa les épaules et se lança :

— Il était une fois un petit garçon qui vivait à Miami. Son nom n’était pas Grayson Smith…

Le regard de Paige vacilla et Grayson crut voir dans ses yeux noirs une lueur indéfinissable. Comme elle ne dit rien, il continua :

— Ce garçon avait une maman, une maman formidable…

— Judy…

— Oui, mais elle ne s’appelait pas encore comme ça, à l’époque. J’avais un père. Je le trouvais formidable, lui aussi. Jusqu’au jour où ma mère et moi avons appris qu’il ne l’était pas du tout…

Il inspira une nouvelle fois avant de poursuivre :

— Mon vrai nom est Antonio Sabatero. Je tiens ce nom de mon père, qui a torturé, violé et tué quatorze jeunes femmes. La plupart d’entre elles étaient étudiantes. Certaines étaient plus jeunes encore. Quand nous nous en sommes rendu compte, il tuait ainsi depuis des années…

Pendant un moment interminable, elle resta silencieuse.

— Je me disais bien que tu ne ressemblais pas à un Smith, fit-elle enfin remarquer.

Il n’y avait pas l’ombre d’un reproche dans sa voix, pas la moindre pointe de dégoût.

Et aucune surprise… Il s’en rendit subitement compte, et cette prise de conscience lui fit l’effet d’un coup de poing à l’abdomen.

— Tu le savais déjà, murmura-t-il.

Elle hocha la tête.

— En rangeant ton écran, hier après-midi, je me suis cogné le crâne contre l’étagère au-dessus de ton bureau… Et les photos encadrées sont tombées. En les ramassant, je suis tombée sur celle où on te voit avec ta mère, devant une école… Je ne voulais pas fouiner dans tes affaires, je te le jure.

— Comment as-tu découvert la vérité ? demanda-t-il, en proie à la plus grande émotion.

— Sur cette photo, tu étais debout devant un bus scolaire sur la carrosserie duquel on pouvait lire : « St. Ign. » Il y avait des palmiers. J’ai fait une recherche à partir de ces éléments… J’avais besoin d’en savoir plus car je sentais que j’étais sur le point d’enfreindre mes propres règles et de coucher avec toi. Il fallait que je sache si tu pouvais être… à moi. Un jour… Peut-être…

Elle fronça les sourcils.

— Tu m’en veux ?

— Non, répondit-il avant de déglutir. Je suis soulagé, au contraire. Incroyablement soulagé.

— Tant mieux. J’avais peur que tu me le reproches. Je ne sais d’ailleurs que ce que j’ai lu dans de vieux articles de presse. Je sais que tu as trouvé l’un des corps, que d’autres corps ont été découverts ensuite, et que ton père a été arrêté. Je sais aussi que vous avez disparu, ta mère et toi. Tu n’avais que sept ans… Je… je n’ose pas imaginer ce que tu as pu ressentir.

Grayson n’avait pas besoin de l’imaginer, lui. Il se souvenait de chaque détail avec une clarté brutale.

— La presse n’a pas tout dit, murmura-t-il.

Le regard de Paige vacilla de nouveau. Elle semblait se blinder pour affronter de nouvelles horreurs.

— Dis-moi tout, répondit-elle en se blottissant amoureusement contre lui.

Elle lui caressa la poitrine, lui massa doucement le cœur. Lequel se serra de nouveau. Elle avait appris son lourd secret avant de coucher avec lui. Et pourtant, elle m’a fait confiance. Cela ne l’empêche pas de m’aimer.

— Je venais de voir un film de pirates, t-il. Ils avaient trouvé une carte au trésor entre deux pierres dans un mur. Je savais où trouver un mur de pierre : dans une grange qui se trouvait sur le terrain d’une voisine. Cette voisine était vieille, et presque sourde. Elle n’y voyait pas bien. Ma mère lui rendait visite toutes les semaines pour lui apporter à manger. Je me suis dit que cette gentille vieille dame ne m’en voudrait pas si j’allais jouer aux pirates autour de sa grange.

— Mais ton père s’y était déjà livré à une autre sorte de jeu…

— Oui. J’ai repéré une pierre branlante. Je l’ai détachée du mur, croyant découvrir quelque chose de merveilleux derrière ce mur.

Il s’interrompit. Le souvenir était encore aussi frais, aussi effroyable que si l’événement s’était produit la veille.

— C’est là que tu as trouvé le cadavre ?

Il fixa le plafond, sentant la haine de soi lui nouer le ventre une fois de plus.

— Elle n’était pas encore morte.

Il entendit Paige inspirer profondément et sentit sa tension s’accroître.

— Oh ! mon Dieu, Grayson…

— Il l’avait frappée, tailladée… Il l’avait enchaînée à un mur. Elle a tourné la tête vers moi et s’est mise à… à gargouiller. C’était…

Il ravala la bile qui lui montait à la gorge avant de poursuivre :

— Jamais je n’avais entendu un son aussi atroce, aussi terrifiant. Depuis, j’ai vu d’autres victimes, bien davantage que je n’aurais voulu en voir… Mais ce son… Rien que d’y penser, ça me glace le sang.

— Tu n’avais que sept ans, lâcha Paige, bouleversée. Qu’as-tu fait ensuite ?

Il hésita. Il aurait préféré ne pas en parler.

— Je me suis enfui, avoua-t-il. J’ai pris mes jambes à mon cou et je suis allé me réfugier dans le placard de ma chambre. Cette fille avait tenté d’appeler à l’aide. J’ai appris plus tard que mon père lui avait tranché la langue pour qu’elle ne puisse pas crier… J’étais terrifié… Et j’ai couru…

— Evidemment que tu as couru, à cet âge-là ! répéta Paige d’une voix bienveillante. La plupart des adultes auraient couru, eux aussi.

Il en avait toujours été conscient, mais cela n’atténuait pas son sentiment de culpabilité.

— Ma mère m’a trouvé dans le placard. J’étais hébété, je bafouillais, incapable de parler d’autre chose que du trou dans le mur… Je n’arrivais pas à en dire davantage sur ce que j’avais vu. Je ne trouvais pas mes mots… Mais ma mère a compris qu’il se passait quelque chose de grave. Elle y est allée, a trouvé la captive, mais la malheureuse avait déjà succombé à ses blessures.

Il déglutit en repensant aux cauchemars qui avaient suivi.

— Je suis resté caché trop longtemps, murmura-t-il. Si j’avais prévenu ma mère tout de suite, la fille aurait peut-être survécu.

— Sa mort ne doit pas peser sur ta conscience, dit Paige. Mais je sais bien que c’est dur à vivre. Je me sens responsable de la mort de Thea, alors que seuls son mari et ses complices sont coupables.

Elle lâcha un soupir avant de demander :

— Comment ta mère a-t-elle réagi ?

— Elle a appelé la police. Les policiers ont trouvé des couteaux… Ils ont prélevé des empreintes digitales…

Il déglutit de nouveau avant de préciser :

— Et du sperme sur le cadavre… Dans le cadavre… Il l’avait violée à plusieurs reprises. C’était dans les années quatre-vingt, avant les analyses ADN… Mais les empreintes digitales étaient celles de mon père, le sperme correspondait à son groupe sanguin. Et… il gardait des « souvenirs »… Des bijoux, qu’il offrait parfois à ma mère.

— Le monstre, murmura Paige, consternée.

— Elle en a même porté certains, poursuivit Grayson. Il prétendait qu’il obtenait des primes à son travail et qu’il les dépensait pour sa « petite femme chérie »… Ma mère a eu du mal à surmonter le fait d’avoir porté les bijoux de ces malheureuses pendant des années… Certaines personnes se sont imaginé qu’elle était au courant, qu’elle était sa complice…

— Certaines personnes sont stupides, déclara Paige d’une voix farouche.

— La jeune femme que j’ai trouvée agonisante dans la grange a été identifiée : c’était une étudiante dont l’université de Floride avait signalé la disparition. Dans la pièce où mon père l’avait torturée, la police a trouvé des preuves que d’autres femmes avaient été séquestrées. Ils l’ont arrêté et ont entrepris des fouilles dans les alentours de la grange. Ils ont trouvé l’endroit où il enterrait ses victimes. Treize autres corps y étaient ensevelis…

— Pourquoi avez-vous quitté la Floride et changé d’identité, ta mère et toi ?

— Parce que nous craignions pour nos vies. Mon père en voulait à mort à ma mère, parce qu’elle avait découvert son secret et l’avait dénoncé à la police. Alors, il le lui a fait payer très cher. Sa défense consistait à faire croire qu’il était un père de famille et un mari exemplaires. Jamais il n’aurait pu commettre de telles atrocités. Il avait un fils qu’il adorait, après tout. Plus tard, quand les preuves à charge se sont accumulées et qu’il savait qu’il ne pourrait pas échapper à une condamnation, il a prétendu que ma mère était au courant de ses crimes. Il a même laissé entendre qu’elle l’aidait à capturer et à séquestrer ses victimes.

— Mais la police n’y a pas cru, quand même !

— La police n’y a pas cru, mais d’autres en sont restés convaincus et ont fait de notre vie un enfer. Le père d’une des victimes a pété un câble. Il était persuadé que ma mère était complice. Il nous harcelait, elle et moi. Il répétait partout qu’il tuerait maman pour la punir, puisque la justice ne s’en chargeait pas. Et qu’il me tuerait aussi, en vertu du principe « œil pour œil », parce que mon père avait prétendu, dans ses déclarations, qu’il m’aimait encore. Cet homme a bien failli réussir à nous tuer.

— La police ne vous protégeait pas ?

— Au début, si. Notre maison et le terrain de la voisine sont restés pendant des mois des scènes de crime, tandis que les fouilles se poursuivaient pour retrouver d’autres cadavres. Nous avons donc dû déménager. Des policiers surveillaient en permanence la maison que ma mère avait louée, et elle a obtenu du tribunal local qu’une injonction de ne pas s’en approcher soit délivrée à l’encontre de l’homme qui nous menaçait. Mais au bout de quelques semaines, les flics ont décidé que nous n’avions plus rien à craindre, et ils ont tout simplement cessé de veiller sur nous…

Il lâcha un soupir amer avant de poursuivre :

— Du coup, il y avait en permanence des attroupements devant notre porte, des gens qui réclamaient l’arrestation de ma mère. Les menaces de mort se multipliaient. Ça a duré des semaines. Les journalistes aussi ne nous lâchaient pas d’une semelle. Chaque fois que nous quittions la maison, ils étaient là, brandissant leurs appareils photo et leurs micros. C’était un vrai cirque mais, ironiquement, leur présence nous protégeait. Un soir, un autre fait divers sanglant est survenu, et ils ont déserté les abords de notre maison pendant quelques heures. Le père qui avait juré de venger sa fille a fait irruption dans notre maison… Il m’a tiré du lit, m’a collé un pistolet contre la tête et a commencé à m’emmener de force.

— Que t’a-t-il fait ? demanda Paige, frémissante d’horreur.

— Ma mère a pris une batte de base-ball et l’a frappé. Elle l’a assommé d’un seul coup…

— Bravo ! Je l’aime encore plus !

— Il allait nous tuer tous les deux. Ma mère savait qu’il n’y renoncerait jamais. Je me souviens de ma mère pointant le pistolet du type vers sa tête alors qu’il était allongé par terre, inanimé… Elle est restée à le viser comme ça pendant un long, très long moment… Ses mains tremblaient et elle pleurait doucement.

— Mais elle n’a pas réussi à appuyer sur la détente…

— Non. Elle était incapable de tuer quelqu’un de sang-froid. Il avait tenté de nous faire du mal, mais mon père avait torturé et assassiné sa fille adorée. Ma mère éprouvait de la compassion pour lui. Mais aussi de la peur. Elle aurait pu appeler les flics, mais elle l’avait déjà fait et ça n’avait pas calmé les ardeurs vengeresses de cet homme, fou de douleur et de haine. Les flics l’auraient arrêté, mais il y avait d’autres parents des victimes de mon père qui nous haïssaient. Alors, elle a rassemblé le peu d’argent liquide qui lui restait, elle a fait le plein du réservoir de notre voiture et nous sommes partis en direction du nord, laissant derrière nous tout ce que nous possédions.

— Sauf une photo…

— Je l’avais cachée, avoua-t-il. Ma mère m’avait demandé de ne rien emporter, mais je ne pouvais pas laisser cette photo derrière moi. De toutes les photos de ma mère, c’était celle que je préférais.

— Elle a l’air tellement heureuse sur cette photo, fit remarquer Paige. Elle ne vivait pas encore dans la peur. Tu pouvais la regarder, la nuit, et te dire que tu étais encore un petit garçon à Miami, et que rien de tout ça n’était arrivé…

Que Paige le comprenne aussi bien n’étonna guère Grayson.

— Elle va m’en vouloir de l’avoir conservée, dit-il.

— Elle le sait déjà.

Cette fois, il ne cacha pas sa surprise :

— Tu le lui as dit ?

— Elle a voulu savoir comment j’avais découvert la vérité. Elle m’a dit que si je me servais de cette vérité pour te faire du mal, elle me le ferait payer cher… Et j’étais tout à fait disposée à le croire, avant même que tu ne me racontes qu’elle était capable de manier une batte de base-ball…

Elle eut un sourire narquois avant d’ajouter :

— Maintenant, j’ai encore plus peur d’elle !

— Ma mère est une dure à cuire.

— Et elle est tellement fière de toi !

Paige l’embrassa sur la poitrine et demanda :

— Comment avez-vous atterri à Baltimore ?

— La voiture est tombée en panne et maman n’avait presque plus d’argent. Nous avons vécu dans un hôtel bon marché durant quelques semaines, pendant qu’elle essayait de trouver du travail. Nous étions aux abois quand elle a répondu à l’offre d’emploi des Carter, qui cherchaient une nounou pour leurs enfants. Mais elle ne m’a jamais quitté. Elle s’est débrouillée pour nous trouver de nouvelles identités et pour me nourrir. Je ne sais pas comment elle a fait… Je ne lui ai jamais demandé.

— Ta mère m’a dit que tu devais révéler la vérité ce soir aux Carter… Comment ont-ils réagi ?

— Ils étaient déjà au courant.

Cela l’avait surpris, sur le moment. A présent, il se demandait combien de gens connaissaient son secret.

— Jack et Katherine Carter savaient depuis le début qui nous étions vraiment, précisa-t-il.

Paige resta silencieuse un instant.

— Ta mère l’ignorait, dit-elle. Leur réaction l’inquiétait. Enfin, elle n’était pas vraiment inquiète… Elle était plutôt triste, je crois.

— Elle détestait être obligée de leur mentir.

— Elle a fait ce qu’il fallait faire pour te protéger. Si les Carter sont aussi formidables que tu le dis, ils comprendront et lui pardonneront.

— C’est ce qu’ils ont déjà fait, puisqu’ils nous ont recueillis en pleine connaissance de cause.

— Je les aime encore plus, eux aussi ! s’exclama Paige.

Elle hésita avant d’ajouter :

— Ta mère m’a dit aussi que ton supérieur t’avait menacé de tout révéler publiquement, si tu n’arrêtais pas d’enquêter sur l’affaire Muñoz…

— C’est exact.

— C’est pour ça que tu t’es décidé à tout me dire ?

— Non. Mais c’est pour ça que j’en ai parlé aux Carter. C’est une autre raison qui m’a poussé à te révéler mon secret. Il fallait que tu saches qui je suis vraiment, parce que je sais que tu…

Il n’acheva pas sa phrase. Elle redressa la tête et le fixa de ses grands yeux noirs.

— Quand ta mère m’a parlé des menaces de ton supérieur, ça m’a donné envie de lui arracher les yeux, à ce sale type. Et puis je t’ai revu dans ma tête, en train de frapper à la porte de l’appartement de Rex… Alors que tu savais ce qu’il pouvait t’en coûter. C’est là que j’ai compris…

Grayson sentit son cœur bondir dans sa poitrine.

— Compris quoi ? demanda-t-il.

— Que ton secret n’a aucune importance pour moi. Ce qui compte vraiment, à mes yeux, c’était l’homme que tu es devenu. L’homme que je désire. Je me fiche de savoir qui tu as été. Je me fiche de ce que ton père a été. Ce qui m’intéresse, c’est toi. J’ai envie de vivre avec toi.

Il contempla ce visage qui l’avait séduit dès l’instant où il l’avait vue courir vers un monospace criblé de balles, alors que toute personne saine d’esprit aurait pris ses jambes à son cou pour s’enfuir.

— Répète-le, murmura-t-il avec un serrement presque douloureux au cœur.

Elle lui effleura les lèvres du bout des doigts en disant :

— J’ai envie de toi.

Elle l’embrassa doucement avant de lui mordiller la lèvre inférieure.

— J’ai envie de toi, répéta-t-elle d’une voix subitement plus sensuelle.

Grayson sentit son corps se réveiller. Il lui prit la nuque à deux mains, pour l’embrasser avec une ardeur qui n’avait d’égale que son émotion. Elle redressa de nouveau la tête et le regarda d’un œil brûlant de désir. Elle fit pivoter ses hanches pour se coller contre lui, lui arrachant une petite plainte voluptueuse. Il se mit lui aussi sur le flanc, tout en cherchant dans le tiroir de la table de nuit un préservatif.

Elle le lui arracha des mains.

— Tu as mal quand tu t’allonges sur le dos ? demanda-t-elle.

— Ça dépend, dit-il. Qu’est-ce que tu comptes me faire ?

Elle esquissa un sourire.

— Mets-toi sur le dos ! ordonna-t-elle. A mon tour de te chevaucher.

Il obéit, ignorant les hématomes dont son dos était parsemé, tandis qu’elle l’enfourchait. Il la regarda, fasciné, tandis qu’elle déchirait l’emballage du préservatif et l’enfilait sur son membre raide. Il maudit mentalement l’accessoire en latex, se souvenant de l’intense plaisir qu’il avait ressenti en jouissant en elle. Son sexe offert lui avait paru si chaud, si facile à pénétrer, tandis qu’elle se crispait de tout son corps sous ses assauts…

Plus tard, se dit-il. Quand ils auraient défini ce qu’ils attendaient vraiment l’un de l’autre, il jetterait la boîte de préservatifs à la poubelle. Et ils pourraient de nouveau mêler leurs fluides, peau contre peau, en de délicieuses étreintes, sans craindre la fécondité… En la souhaitant, même.

Pour l’heure… Il serra les dents pendant qu’elle le taquinait, s’empalant sur lui d’un ou deux centimètres seulement.

— Paige…, balbutia-t-il.

Elle eut un sourire béat, et il se trémoussa, soulevant les reins pour la pénétrer plus avant.

— Doucement, répondit-elle. C’est mon tour. J’ai le droit de faire tout ce que je veux.

Et ce qu’elle voulait, c’était le mettre à la torture. Elle l’absorba centimètre par centimètre, se déhanchant lentement, agitant ses seins au-dessus de son visage. Il crut qu’il allait devenir fou. Il finit par craquer et s’enfonça brusquement en elle. Elle haleta, émit un petit rire joyeux. Puis elle se mit à remuer.

Elle était l’être le plus beau qu’il ait jamais vu.

Elle s’allongea sur lui, s’emparant de sa nuque à deux mains, le regardant droit dans les yeux.

— Tu m’as demandé de te supplier de me prendre, murmura-t-elle.

— Deux fois, haleta-t-il.

Elle lui mordilla les lèvres et demanda tout bas :

— Et si j’ai envie que tu me supplies à mon tour ?

— Tu peux faire tout ce que tu veux… Tout ce que je te demande, c’est de ne jamais t’arrêter.

— Je ne peux pas m’arrêter, dit-elle en accélérant ses mouvements.

Il sentit l’orgasme venir, faisant vibrer ses reins, mais il se contrôla. Il fallait qu’il la voie jouir d’abord. Elle bascula brusquement en arrière, de façon à être à califourchon sur lui pour qu’il s’enfonce tout au fond de son intimité palpitante. Elle poussa un cri, son visage se déforma sous l’effet de la jouissance. Spectacle merveilleux et inoubliable…

Il en oublia de se contrôler et la fit rouler sous lui, allant et venant sans répit tandis qu’elle le regardait, hébétée par le plaisir. Il passa un bras sous l’un des genoux de Paige pour pouvoir la pénétrer encore plus profondément. Son corps se crispa. Sa vue se troubla. Et il s’effondra sur elle.

Il n’aurait su dire combien de temps ils étaient restés là, en nage et haletant, emmêlés l’un à l’autre. Il enfonça son visage dans le creux de l’épaule de Paige et lâcha un faible soupir.

— Je ne lui ai jamais dit, murmura-t-il.

— Dit quoi à qui ? demanda-t-elle en lui caressant les cheveux.

— A ma mère… Je ne lui ai jamais dit que la fille était encore vivante quand je l’ai découverte dans la grange…

Elle se figea.

— Tu préférerais qu’elle le sache ? demanda-t-elle d’une voix pleine de sollicitude.

— Non, répondit-il en la regardant d’un air désespéré. Il ne faut surtout pas qu’elle l’apprenne.

Paige le regarda d’un air attristé.

— Tu crois vraiment qu’elle t’aimerait moins, si elle le savait ? demanda-t-elle.

— Non, mais ça lui ferait mal de savoir que ce remords m’a hanté pendant tant d’années.

— Alors, pourquoi me l’as-tu dit, à moi ?

— Je tenais à ce que tu saches toute la vérité. Pour que tu puisses faire ton choix. Pour que tu puisses décider en connaissance de cause…

Il hésita avant d’achever sa phrase :

— Si tu veux partager ta vie avec moi.

Le regard de Paige s’adoucit.

— Tu n’étais qu’un enfant, dit-elle. Si je te le reprochais, je ne te mériterais pas. Laissons au petit Antonio ses secrets d’enfance. Il n’a rien fait de mal. Lui aussi, il a été une victime.

— Non, pas Antonio ! répliqua-t-il précipitamment, avec une pointe de colère puérile dans la voix. Ma mère m’appelait Tony.

Elle lui caressa la joue.

— Grayson, dit-elle, tu aurais pu te venger sur plus faible que toi du mal qu’on t’a fait dans le passé… Mais tu ne l’as pas fait. Tu as choisi de représenter les victimes face aux criminels. Tu es un homme d’honneur et tu le resteras quel que soit le nom que tu portes. Ta mère est fière de toi. Et je le suis autant qu’elle.

Grayson sentit sa gorge se contracter.

— Merci, dit-il.

— De rien. A présent, endors-toi. La journée de demain s’annonce chargée. J’ai hâte que cette affaire se termine, pour qu’on puisse promener le chien sans avoir à se soucier de tireurs embusqués.