12

Mercredi 6 avril, 15 h 35

— C’est là, dit Paige en désignant une maison délabrée dans une rangée de pavillons construits à l’identique. C’est à cette adresse qu’habite Brittany Jones. Crystal avait vingt ans à l’époque de sa mort. Brittany devait avoir à peine dix-huit ans. Pas de parents…

Grayson s’arrêta devant le modeste pavillon. Le quartier n’était pas sinistre, mais il était très loin d’être avenant.

— A l’époque de la mort de Crystal, elles vivaient ensemble dans un secteur moins miteux, se souvint Grayson.

— Crystal faisait des études universitaires… D’où venaient les revenus des deux sœurs ?

— Je n’en sais rien.

Il observa un instant la maison, redoutant de revoir la femme qui y vivait.

— Alors que je devrais le savoir, ajouta-t-il d’un ton amer. J’aurais dû le lui demander, à l’époque.

— On t’a menti. Tu as été manipulé par ton supérieur. Avais-tu des raisons de te méfier de lui ?

— A l’époque, non.

— Et ces derniers temps ?

— Je ne l’ai jamais aimé. Il se comporte en gestionnaire, toujours prêt à négocier avec la partie adverse. Mais je ne le savais pas malhonnête… Jusqu’à aujourd’hui, du moins.

— Il est corrompu ou peut-être manipulé, lui aussi. La nuit du meurtre de Crystal, il y avait beaucoup de rejetons de familles riches, dans cette piscine.

— C’est ce qui lui a coûté la vie.

— Sans doute. Mais ce n’est pas toi qui l’as tuée. Tu as simplement requis contre l’homme que les flics désignaient comme le coupable. Tu t’es fondé sur les preuves qu’ils t’ont présentées. A tort ou à raison, tu as cru qu’elles étaient suffisantes. On t’a menti, Grayson. On t’a manipulé. Ce n’est pas à moi de dire si tu aurais dû t’en douter. Je n’y étais pas.

— Moi, j’y étais, murmura Grayson. Et je ne sais toujours pas si j’aurais pu flairer quelque chose de louche.

— Et tu ne le sauras peut-être jamais. Mais ça ne change rien au fait que la vie de Ramon est totalement bouleversée, et c’est ça que tu dois racheter. Tu ne peux pas ressusciter Crystal. Mais tu peux donner à sa sœur l’occasion, si elle sait quelque chose, de faire éclater la vérité, afin que le vrai coupable soit puni et que Ramon soit libéré.

Elle avait le don de présenter les choses avec la plus grande simplicité.

— Et ensuite ? demanda-t-il.

— Ensuite, tu démasques tous les complices, actifs ou passifs, de cette manipulation, et tu les fais enfermer à vie… Mais juste avant, tu accordes à Ramon un tête-à-tête de cinq minutes avec chacun de ces salauds…

Les yeux de Paige se voilèrent.

— Il a tant perdu…, murmura-t-elle. C’est lui, la vraie victime ! Lui et sa famille…

— Tu aurais dû être avocate… ou procureur.

Elle sourit tristement.

— Merci. Tu es prêt à avoir cet entretien avec Brittany ?

Il secoua la tête.

— Oui, bien sûr, dit-il en imitant Paige.

Ses grands yeux noirs reflétèrent son amusement.

— Tu apprends vite, répliqua-t-elle.

Elle reprit son sérieux et demanda :

— Tu préfères que ce soit moi qui lui parle ? Si elle t’a menti, elle sera peut-être intimidée par tes questions, et même par ta présence.

Il y réfléchit un instant et décida de mettre sa fierté de côté.

— Oui, dit-il. Essayons comme ça. On verra bien ce que ça donne. Mais je viens avec toi. Ce n’est pas négociable.

— Je n’en attendais pas tant. Essaie seulement d’avoir l’air d’être mon garde du corps et non d’un procureur prêt à la mettre en accusation pour parjure. Allons-y.

Il lui emboîta le pas, guettant de droite et de gauche d’éventuels périls, sentant avec une pointe d’amusement qu’il se comportait, de fait, comme une sorte de garde du corps.

La porte de la maison s’ouvrit et le visage d’une jeune femme apparut dans l’entrebâillement. Brittany avait l’air d’avoir quinze ans.

— Oui ? demanda-t-elle.

Paige lui adressa un large sourire.

— Excusez-moi de vous déranger. Je cherche Brittany Jones.

Le regard de la femme se porta sur Grayson avant de revenir à Paige.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Ça, je ne le dirai qu’à Mlle Jones elle-même, dit Paige. A moins que ce ne soit vous…

— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda Brittany avec plus de force.

— C’est au sujet de votre sœur.

Paige retint la porte pour empêcher Brittany de la lui claquer au nez.

— Je ne suis pas de la police, dit-elle doucement. Je ne suis pas avocate, non plus. Je m’appelle Paige Holden, je suis détective privée et j’ai besoin de votre aide. Je vous serais reconnaissante de bien vouloir répondre à mes questions.

Le regard de Brittany revint à Grayson.

— Lui, il est procureur. Je me souviens de lui, dit-elle.

— Pas aujourd’hui, il ne l’est plus. Aujourd’hui, il est… mon partenaire, en quelque sorte.

— Je ne comprends pas.

— Laissez-nous entrer et je vous expliquerai.

Brittany était visiblement indécise. Ses lèvres frémirent, ses yeux se fermèrent.

— Je ne peux pas, finit-elle par dire.

Paige lâcha un soupir.

— Brittany, trois personnes ayant témoigné au procès de Ramon Muñoz sont mortes hier. Au moins deux d’entre elles ont été assassinées. Peut-être les trois.

Brittany ouvrit de grands yeux horrifiés.

— Oh… mon Dieu ! dit-elle d’une voix sincère.

— Il faut me dire tout ce que vous savez. On commence à en savoir plus sur le meurtre de votre sœur. Votre témoignage peut nous être précieux.

Les yeux embués de larmes, Brittany porta la main à sa bouche.

— Je ne peux pas, répéta-t-elle.

Paige se baissa brusquement et glissa la main dans l’entrebâillement, derrière le pied de Brittany. Elle se releva en brandissant une petite voiture Matchbox rouge.

— Il le faut, dit-elle. Je vous en supplie.

Pâle et tremblante, Brittany ouvrit la porte en grand et les laissa entrer. D’un geste gauche, elle se passa la main dans les cheveux pour les recoiffer.

— Excusez-moi, je dormais, dit-elle. Je travaille la nuit.

— Vous avez l’air en pleine forme, dit Paige. Où travaillez-vous ?

— Je suis aide-soignante. Je travaille dans une maison de retraite.

— C’est un rude métier, dit Paige.

Brittany les mena vers une vieille table jonchée de crayons de couleur. Paige aida Brittany à ranger les crayons dans un étui en plastique.

— Ça doit être encore plus rude quand on élève un fils et qu’on va à la fac, ajouta-t-elle.

Brittany leva les yeux, stupéfaite.

— Comment savez-vous que je vais à la fac ?

Paige désigna la table basse.

— J’ai vu votre manuel de physiologie. Vous préparez le diplôme d’infirmière ?

— Oui. Les aides-soignants sont payés une misère.

— Je sais. J’ai moi-même été assistante dans un cabinet d’avocats. J’étais beaucoup moins bien payée que les juristes diplômés. On peut s’asseoir ?

Elle n’attendit pas la réponse et s’installa à la table de la cuisine. Brittany s’assit à la gauche de Paige et Grayson prit une chaise au bout de la table, sans prononcer le moindre mot.

— Où est votre fils ? demanda Paige.

— A l’école maternelle. Il faut que j’aille le chercher à midi.

— Il a donc cinq ans ? demanda Paige qui ne paraissait pas étonnée.

Grayson fit le calcul et se sentit accablé.

— Vous étiez enceinte quand Crystal est morte…, fit-il remarquer.

— Oui, répondit Brittany en détournant les yeux, tremblant de tout son être. Je ne me sens pas bien… J’ai la nausée…

— Essayez de vous détendre, dit Paige d’une voix apaisante. Respirez un bon coup. Et parlez-moi de Crystal.

— C’était ma sœur bien-aimée, dit Brittany en fermant les yeux. Elle était tout ce que j’avais au monde.

— Et elle vous a été enlevée par le destin.

Brittany serra les poings sur la table.

— Non, par Ramon Muñoz, rectifia-t-elle.

— C’est inexact, dit Paige.

Brittany écarquilla les yeux, surprise et perplexe à la fois.

— C’est bien ça, le problème, hein ? reprit Paige. Vous saviez que Ramon n’est pas coupable.

— Non ! Je ne le savais pas. Les flics m’ont dit que c’était Muñoz. Ils m’ont dit qu’ils avaient retrouvé l’arme du crime chez lui.

De nouveau, ses yeux se remplirent de larmes.

— Mais quelle importance ? dit-elle. Tout est ma faute. Elle l’a fait pour moi.

Elle ne put retenir ses larmes, qui ruisselèrent sur ses joues.

— Qu’a-t-elle fait pour vous ? demanda Grayson.

— Crystal voulait se faire du fric à cette fête, expliqua Paige, à cause du bébé qu’attendait sa sœur.

Brittany haussa les épaules d’un air las.

— Oui, avoua-t-elle. Elle s’occupait de moi. Elle essayait de m’éviter les ennuis. J’ai obtenu une bourse de l’université du Maryland, et je venais de commencer mon premier semestre. Et j’ai tout gâché…

— En tombant enceinte, dit Paige. Comment est-ce arrivé ?

Les lèvres de Brittany se déformèrent en un rictus amer.

— De la manière habituelle, répondit-elle. Une bouteille de vin, un beau parleur… Je me suis conduite comme une idiote, et Crystal était furieuse. Elle m’a passé une de ses engueulades… Elle m’a dit qu’elle n’avait pas fait tous ces sacrifices pour que je gâche ma vie comme ça. Quand elle a vu que je pleurais, elle s’est calmée et m’a dit qu’elle arrangerait les choses. Elle prétendait savoir où trouver de grosses sommes. Se faire un paquet de fric… Et comme ça, on n’aurait plus besoin de galérer pour manger.

— Vous viviez seules, hein ? Comment faisiez-vous pour payer le loyer et les factures ?

Le regard de Brittany se fit plus suspicieux, son œil plus sec.

— On travaillait, répondit-elle. On ne faisait pas le tapin.

— Je n’ai pas prétendu ça, dit Paige d’un ton conciliant.

— « Les racailles seront toujours des racailles », dit Brittany avec amertume. C’est ce que tout le monde disait de nous. C’est ce que cette policière a dit, l’inspecteur qui enquêtait sur la mort de Crystal… Mon Dieu, ce que je la détestais, celle-là…

— L’inspecteur Morton ? demanda Paige.

— Oui, cette garce ! rétorqua Brittany. Elle avait l’air de dire que ma sœur avait bien cherché ce qui lui était arrivé, qu’elle avait aguiché le jardinier… Pour tirer un coup avec lui… Mais c’est faux ! C’est impensable !

Il y avait dans la voix de Brittany une intonation singulièrement acide.

— Pourquoi donc ? demanda Grayson. Pourquoi est-ce impensable ?

— Ma sœur détestait le sexe, répondit Brittany. A cause de ce qui lui était arrivé…

— Elle a été victime d’abus sexuels ? demanda Paige.

Brittany détourna les yeux.

— C’était une chic fille, dit-elle. On a été placées dans deux familles d’accueil différentes, mais elle m’a juré de revenir me chercher quand elle aurait dix-huit ans et elle a tenu sa promesse.

— Elle a été arrêtée pour racolage peu après, dit Paige.

— Oui, elle tapinait pour avoir de quoi manger. Mais elle s’est fait arrêter. Le juge allait me renvoyer dans une famille d’accueil à cause de ça, alors on s’est enfuies. On est venues à Baltimore, où on a entamé une nouvelle vie. Elle a trouvé un boulot de serveuse, et moi, je travaillais dans un fast-food après le lycée. Tout allait bien jusqu’à ce que je tombe enceinte.

Brittany lâcha un soupir avant d’ajouter :

— Et il a fallu qu’elle aille à cette maudite fête…

— Pour se faire de l’argent, dit Paige. Elle ne devait pas gagner beaucoup en tapinant.

— Elle ne l’a fait qu’une fois, et elle s’est fait arrêter tout de suite.

— Vous en avez parlé à l’inspecteur Morton, pendant l’enquête ? demanda Grayson.

— Non.

— Pourquoi ?

Brittany ferma les yeux et secoua la tête.

— Je ne peux pas vous le dire.

— Brittany, reprit Paige, celui qui a acheté votre silence est sans doute impliqué dans les meurtres dont je viens de vous parler. L’un des hommes assassinés hier a été, lui aussi, obligé de cacher la vérité pendant le procès. Sa fille, à peine plus âgée que votre petit garçon, grandira sans lui. Vous voulez que votre fils grandisse sans vous ?

Le visage de Brittany se durcit.

— Comment savez-vous que j’ai été payée ?

— Je ne le savais pas, admit Paige. Je viens de le deviner.

— Vous m’avez bien eue ! gronda Brittany, furieuse. Vous êtes aussi garce que cette horrible Morton !

— Oui, j’ai bluffé ! dit Paige sans contenir sa propre colère. Parce que j’essaie de vous sauver la vie ! J’ai vu deux des victimes hier… Elles avaient toutes les deux pris une balle dans la tête… J’ai vu leurs crânes éclatés, les éclaboussures de cervelle… Ne prenez pas ce risque, je vous en conjure…

Brittany blêmit.

— Je vous reconnais…, dit-elle. Je vous ai vue à la télé, vous êtes la femme des deux vidéos…

— Oui, dit Paige en se touchant le cou. J’ai failli mourir hier, moi aussi. Croyez-moi, ces gens-là ne plaisantent pas. Si vous voulez protéger votre fils, dites-nous tout ce que vous savez… Maintenant !

Brittany lui jeta un regard angoissé.

— Vous ne comprenez donc pas ? Qu’ils me tuent ou que lui, là, dit-elle en désignant Grayson, me mette en prison pour parjure, ça revient au même pour mon fils. Il n’y aura personne pour s’occuper de lui. Il n’a que moi au monde.

Grayson sentit son passé douloureux lui revenir à la mémoire. Il croyait entendre sa propre mère, prononçant ces mêmes mots : « Il n’a que moi au monde. » Mais sa mère était faite d’une d’autre étoffe que Brittany Jones. Sa mère avait fait d’autres choix, plus judicieux.

Et il avait profité de cette sagesse.

— Je ne peux rien vous promettre, dit-il. Jusqu’à ce que je sache précisément ce que vous avez fait, je n’en ai pas le droit. Mais si vous aidez à démasquer les coupables, je ferai tout mon possible pour que vous ne soyez pas poursuivie pour avoir menti au procès.

Pour la première fois, Brittany le regarda dans les yeux.

— J’adorais ma sœur, mais j’attendais un bébé et je ne savais pas comment le nourrir après sa naissance. Quelqu’un m’a appelée pour me dire que, si je la fermais, je recevrais dix mille dollars d’avance puis quinze mille juste après le procès. J’étais aux abois…

— Vingt-cinq mille dollars, c’est une grosse somme, dit Grayson avec circonspection.

Cette femme ne lui inspirait pas confiance. Il décelait dans son regard une peur persistante, mais aussi une attitude calculatrice.

Elle doit dire une partie de la vérité, mais certainement pas « toute la vérité, rien que la vérité ».

— Oui, cette somme aurait été importante si elle m’avait été versée en entier, dit Brittany. J’ai touché les dix mille premiers dollars, mais, deux mois avant l’ouverture du procès, j’ai accouché de mon fils. J’ai reçu une lettre me disant que je devais continuer de me taire, gratuitement, ou que mon bébé en subirait les conséquences. A ce stade, j’étais déjà trop impliquée pour avouer que mon témoignage avait été acheté, et puis j’avais vraiment peur. Pour protéger mon fils, j’étais prête à mentir à tout le monde, s’il le fallait.

Cette dernière phrase, se dit Grayson, est sans doute vraie.

— Avez-vous conservé cette lettre ? demanda-t-il.

— Non. De toute façon, elle ne m’avait pas été envoyée par la poste et elle n’était pas manuscrite. Et puis je n’avais aucune envie de me confier à l’inspecteur Morton. Elle m’avait déjà suffisamment dégoûtée en accusant Crystal d’être une pute qui n’était allée à cette fête que pour vendre son corps. « Les racailles seront toujours des racailles… »

— Avez-vous conservé des agendas ayant appartenu à Crystal ? demanda Paige. Ou un carnet où elle aurait pu noter quelque chose en rapport avec cette fête ?

— Non, mais j’ai gardé deux ou trois autres choses qui pourraient vous être utiles.

Quelques instants plus tard, Brittany revint en tenant à la main une enveloppe de moyen format.

— Il n’y a pas grand-chose là-dedans, dit-elle.

— Nous vous les rendrons, lui promit Paige. Vous connaissez un endroit discret où vous pourriez aller pendant quelques jours ?

— Non. Et si je ne vais pas travailler, je perdrai mon emploi, alors que j’ai du mal à joindre les deux bouts.

— Dans ce cas, faites bien attention. Invitez une amie à rester chez vous quelques jours. Empruntez un chien de garde. Verrouillez bien votre porte. Nous vous recontacterons bientôt.

Mercredi 6 avril, 16 heures

Il vérifia sur son ordinateur portable : la poupée n’avait pas changé de lieu depuis deux heures. Elle était à Toronto. Dans un hôtel de Yonge Street, plus précisément. Il en déduisit que Rose et Violet s’y trouvaient aussi. Silas ne devait pas être resté avec elles.

Il va forcément chercher à me tuer.

Il fallait donc s’occuper de Silas en premier.

Il composa son numéro et tomba de nouveau sur la boîte vocale.

— C’est moi, dit-il. J’ai un boulot pour vous. Rappelez-moi le plus vite possible.

Il n’avait, évidemment, aucune intention de charger Silas de la mission cruciale qu’il restait à accomplir. Il avait appris que Paige Holden avait été entendue par la police des polices, en qualité de « témoin confidentiel ». Cette femme avait suffisamment commis de dégâts. Il était temps qu’elle soit victime d’un « accident », un malheureux coup du sort qu’il avait déjà enclenché et grâce auquel il allait faire d’une pierre deux coups : se débarrasser d’une importune et créer une diversion en offrant une nouvelle piste aux enquêteurs de la police des polices.

Oui, ce boulot était en de bonnes mains. Et si Silas revenait à temps à Baltimore, il comptait bien l’inviter à la fête… Ainsi, je saurai exactement où il sera et quand il y sera.

Mercredi 6 avril, 16 h 05

— Elle nous mène en bateau, dit Paige à Grayson quand ils se furent éloignés de la maison de Brittany.

— Je sais… Mais elle nous a dit au moins une partie de ce qu’elle sait vraiment.

— Je te trouve bien indulgent avec elle, murmura-t-elle. J’ai l’impression qu’elle t’a touché.

— Qu’est-ce que tu entends par là ?

— Quand elle a dit : « Il n’a que moi au monde », tu avais l’air d’avoir vu un fantôme… Et ça ne lui a pas échappé, ajouta Paige.

— Que dire ? répondit-il platement. Je suis trop sentimental.

Paige repensa à la photo de Grayson et de sa mère, avec des palmiers à l’arrière-plan. Il lui avait confié que son père les avait abandonnés. Elle aurait voulu lui poser tant de questions sur son enfance… Mais elle se retint. Il serait toujours temps de les poser plus tard — et, d’ailleurs, elle sentait bien qu’il n’y répondrait pas.

— Oui, dit-elle. Trop sentimental… Brittany savait que Ramon était innocent. Si cette histoire d’argent versé à la suite d’un coup de fil est vraie, elle devait forcément le savoir.

— Il n’y aurait eu aucune raison de la soudoyer si Ramon avait été vraiment coupable, admit-il. Je vais me garer au prochain parking pour qu’on puisse examiner le contenu de cette enveloppe.

Elle sortit d’une poche de son sac à dos une paire de gants. Elle les enfila et tendit les mains à la manière d’une chirurgienne.

— Je suis prête, dit-elle.

— Je suis très impressionné. Qu’y a-t-il d’autre dans ce sac ?

— Une loupe, des fusées éclairantes de sûreté, des biscuits pour chien… Mon ordinateur portable et mon modem wi-fi… Des munitions… Du maquillage… Une corde et une lampe de poche… Des paquets de fruits secs et une bouteille d’eau… Un nunchaku et un couteau suisse… Et un roman d’Ellery Queen… Les outils de mon métier, en somme.

Il esquissa un sourire en se garant.

— Ne confonds pas les fruits secs avec les biscuits pour chien, dit-il d’un ton pince-sans-rire.

— Figure-toi que ça m’est arrivé, un soir… J’étais en planque dans une ruelle sombre et je ne pouvais pas risquer d’allumer ma lampe de poche. Les biscuits pour chien ne sont pas si mauvais que ça…

Il fit une moue dégoûtée.

— C’est répugnant, Paige, dit-il. Tu as une autre paire de gants ?

Elle lui donna sa paire de rechange puis ouvrit l’enveloppe. Il se pencha pour en étudier le contenu en même temps qu’elle.

— Un registre de chèques, dit-elle avant de lui tendre le document. Une bague de bachelier… C’est une bague d’homme, ça…

Elle brandit le petit anneau à la lumière pour lire ce qui y était gravé.

— Promotion scolaire de 1973, dit-elle. C’est étonnant qu’elle ait possédé un tel objet.

— Quel lycée ?

— Il y a marqué « Winston Heights »…

— Jamais entendu parler. Ce n’est pas un lycée de la région, en tout cas. On vérifiera. Sur ce registre de chèques, il n’y a que des versements. La même somme tous les mois : mille dollars.

Paige le regarda dans les yeux.

— On dirait que Crystal avait des rentrées d’argent extraprofessionnelles… Le prix de son silence, peut-être ? On est en droit de penser que sa sœur était au courant…

— C’est même certain. Brittany avait dix-huit ans et travaillait à temps partiel. Elle savait combien gagne une serveuse et devait se douter que ce n’était pas suffisant pour couvrir leurs besoins. Le dernier versement a été fait une semaine avant la mort de Crystal. Le mobile de son meurtre pourrait se trouver là…

— Surtout si elle venait d’augmenter le prix de son silence. Ça durait depuis combien de temps, ces versements réguliers ?

Il feuilleta les pages du registre avant de répondre :

— Deux ans. Juste après son arrestation pour prostitution. Il faut absolument savoir qui lui versait cet argent.

Il fronça les sourcils avant de reprendre :

— Pendant l’enquête sur sa mort, j’ai étudié ses relevés bancaires. Je n’ai jamais vu trace du compte sur lequel ces chèques ont été versés. Mille dollars par mois, ça m’aurait frappé. Son compte courant était à découvert, sa carte de crédit inutilisable.

— S’agissait-il d’un compte offshore ?

— Non, d’après ce registre, c’était une banque locale. Je ne pourrai pas obtenir le nom du titulaire sans mandat judiciaire. Mais je connais une fille qui travaille dans cette banque et qui pourrait me renseigner discrètement, une amie de Joseph nommée Barb… Il nous faudra ces informations, de toute façon, le jour où on demandera un mandat pour connaître le nom du payeur.

Son regard s’assombrit lorsqu’il ajouta :

— Mais je ne pourrai pas obtenir ce mandat sans l’accord d’Anderson, et je suis sûr qu’il s’y opposera.

— Ce salopard…, marmonna Paige.

Elle contint sa colère, songeant qu’il valait mieux consacrer son énergie à prouver qu’Anderson était corrompu jusqu’à l’os.

— Et si on prenait le problème par l’autre bout ? suggéra-t-elle.

— C’est-à-dire ? demanda-t-il d’une voix morose.

— Tu m’as dit que ces versements ont débuté juste après son arrestation pour prostitution… Ont-ils arrêté son client par la même occasion ? Et, dans ce cas, est-ce que le nom de celui-ci figurerait dans le rapport de police ?

Il secoua la tête.

— Si les flics l’avaient arrêté, ce serait public… Et cela n’aurait aucun sens de le faire chanter.

Elle grimaça.

— C’est vrai, dit-elle. Reste la bague scolaire… Cet indice pourrait nous permettre de découvrir quel était le client qu’elle faisait chanter.

Il lui adressa un regard sceptique.

— Peut-être, dit-il. Je vais appeler le policier qui l’a arrêtée, on verra bien ce que ça donne. Mais il y a peu de chances qu’il s’en souvienne, après tant d’années. Essayons de découvrir le titulaire du compte où étaient déposés les chèques. On avisera ensuite. Qu’y a-t-il d’autre dans cette enveloppe ?

— Ceci.

Elle en sortit un ruban bleu-blanc-rouge, auquel était accrochée une médaille en plastique doré, et émit un petit sifflement en lisant ce qui y était inscrit.

— Il y a marqué : « Je suis MAC, et fier de l’être. » On dirait un de ces petits colifichets qu’on distribue dans les rassemblements politiques. Ça vient peut-être d’une des campagnes du sénateur McCloud.

— Je n’ai jamais entendu ce slogan, dit Grayson, mais ça ne veut rien dire, vu que McCloud faisait campagne dans les années quatre-vingt-dix et que je n’habitais pas dans sa circonscription, à l’époque. Je me demande pourquoi Crystal conservait cet objet et qui a bien pu le lui donner.

— Rex, peut-être ?

— C’est ce que j’ai d’abord pensé, mais ce n’est qu’une supposition.

Il lui prit délicatement la médaille des mains et l’examina.

— Regarde le ruban, dit-il.

— Il est froissé, fit remarquer Paige. Comme s’il avait entouré un autre objet, plus petit… La bague scolaire ?

— Non. Regarde ces traces : l’objet en question était dentelé.

Il leva les yeux.

— Une clé ! Les traces sont encore nettes… Une clé qui a été enrobée dans ce ruban jusqu’à récemment… Je crois que notre amie Brittany a trié les objets que contenait cette enveloppe avant de nous la remettre.

— Elle n’y a laissé que ce qu’elle voulait bien qu’on trouve.

Grayson fit démarrer la voiture.

— Retournons la voir pour le lui demander tout de suite.

Paige remit les trois objets dans l’enveloppe.

— Bonne idée, dit-elle.

Mercredi 6 avril, 16 h 20

Grayson s’apprêtait à frapper à la porte de Brittany lorsqu’une voix féminine se fit entendre sur sa droite :

— Pas la peine d’insister, elle est partie.

Paige et lui se tournèrent ensemble vers la maison voisine. Une femme se tenait devant sa porte et les regardait avec curiosité.

— Quand est-elle partie ? demanda Grayson.

— Il y a dix minutes, à peu près, juste après votre départ. Elle avait une valise à la main.

La femme ouvrit de grands yeux avant de s’exclamer :

— Mais je vous reconnais ! Vous êtes passés à la télé ! C’était si romantique ! Bravo, monsieur, pour votre intervention dans le parking ! J’espère que vous n’êtes pas blessé.

— Merci, madame, déclara Paige, mais il faut absolument qu’on parle avec Brittany. Savez-vous où elle allait ?

— Elle a fait quelque chose de mal ? demanda la voisine.

— Pas à notre connaissance, répondit Grayson.

— Tant mieux. Je n’aimerais pas que ce petit garçon se retrouve sans sa mère.

— Elle nous a dit qu’elle devait aller le chercher à l’école, dit Paige d’un ton pressant. Vous savez à quelle école il va ?

— Une école privée, répondit la voisine. Brittany était décidée à lui offrir la meilleure éducation possible. Il va à la St. Leo Academy, une école très bien fréquentée, dans le centre de Baltimore.

Très bien fréquentée et très chère, songea Grayson, masquant son étonnement.

— Savez-vous pourquoi elle a choisi cette école plutôt qu’une autre ?

— Je le lui ai demandé, un jour, répondit la femme. Ma question a semblé l’attrister, et elle m’a dit que c’était pour respecter la volonté de sa sœur. Moi-même, je ne comprends pas bien pourquoi elle tenait à ce que son fils fréquente une école aussi chère et aussi lointaine. L’école publique du quartier est d’un très bon niveau… Assez bon pour mes propres enfants, en tout cas. Brittany se tue à la tâche pour payer les frais de scolarité. Elle fait beaucoup d’heures supplémentaires. Des fois, elle me demande de garder le petit Caleb quand elle doit rentrer tard.

Elle paraissait troublée.

— J’espère qu’il ne leur est rien arrivé, murmura-t-elle.

— Si elle revient, pouvez-vous me rappeler ? demanda Paige.

Elle lui donna une de ses cartes de visite et précisa :

— Il y a mon numéro de portable là-dessus. Nous ne voulons pas lui attirer d’ennuis. Au contraire, nous essayons de la protéger.

— Je sais, avoua la femme. Je vous ai entendus parler de l’autre côté de la cloison… Je n’entendais pas bien mais, à un moment, vous avez parlé plus fort, et c’est ce que vous avez dit.

— Vous ne m’avez pas répondu quand je vous ai demandé si vous saviez où elle aurait pu aller, dit Paige.

— Elle a de la famille dans le Nord, mais je ne crois pas qu’elle en soit très proche.

— A New York ? demanda Paige.

— Non, plutôt du côté de Hagerstown.

— C’est en Pennsylvanie, expliqua Grayson lorsque Paige lui adressa un regard perplexe.

— Elle a aussi un petit ami, dit la voisine. Il s’appelle Mel.

— Son nom de famille ? demanda Grayson.

La voisine le regarda d’un air embarrassé.

— Je ne l’ai jamais entendu appeler par son nom de famille, dit-elle. Il ne vient que quand Caleb est à l’école. Mais je sais que ce Mel travaille pour la compagnie de télévision par câble. Sa camionnette est souvent garée devant la porte, à l’heure du déjeuner.

— Quand est-il venu pour la dernière fois ? demanda Paige.

— Hier.

— Pouvez-vous me donner votre nom et votre numéro de téléphone, au cas où nous aurions besoin de vous joindre ?

— Je m’appelle Miriam Blonsky.

Elle donna son numéro et demanda :

— Il faut que je m’inquiète ?

— Non, mais ouvrez bien l’œil, répondit Paige. Merci pour votre aide.

Ils regagnèrent en hâte la voiture et Grayson démarra sans tarder. Paige sortit son téléphone portable en disant :

— Je vais chercher l’adresse de la St. Leo Academy.

— Pas la peine… Je sais où c’est. Nous y sommes allés, les enfants Carter et moi. C’est une école où on n’entre que par cooptation et qui est très chère.

— Comment Brittany trouve-t-elle les moyens de payer une école aussi chère à son fils ?

— Bonne question. Moi, les Carter m’ont parrainé et j’ai décroché une bourse…

Une bourse que Mme Carter s’est sans doute débrouillée pour obtenir grâce à ses relations…

— C’est peut-être également le cas de Caleb, ajouta-t-il. Rends-moi un service…

Il lui tendit son téléphone portable.

— Trouve le numéro de l’école, appelle le secrétariat et demande à parler à Mlle Keever de ma part. Ensuite, active le Bluetooth et je me servirai du téléphone mains libres.

Lorsque Mlle Keever décrocha, il éprouva une pointe de plaisir en entendant le son de sa voix.

— Comment allez-vous ? demanda-t-il.

— Je suis toujours vivante… Vous avez des ennuis, jeune homme ?

Il ne put s’empêcher de glousser. C’était ainsi qu’elle l’appelait, autrefois, quand il était convoqué dans son bureau.

— Non, mademoiselle, répondit-il.

Il avait été un élève modèle. Pour que sa mère soit fière de lui. Pour qu’elle retrouve le sourire.

— Je n’ai pas à me plaindre, dit-il.

— Je suis heureuse de l’entendre. Comment va votre mère ?

— Elle se porte bien, elle aussi. Mademoiselle Keever, j’ai besoin de votre aide. Avez-vous un élève nommé Caleb Jones ? Il est à la maternelle.

— Vous savez que je ne peux pas vous donner ce genre d’information, Grayson.

— Je ne vous le demanderai pas si ce n’était pas de la plus haute importance. J’essaie de joindre sa mère. Elle pourrait être en danger, mademoiselle Keever.

Elle lâcha un soupir irrité.

— Oui, dit-elle enfin, il y a bien un élève de ce nom à la maternelle.

— Je crois que sa mère va bientôt venir le chercher. Pouvez-vous la faire patienter jusqu’à ce que j’arrive ?

— Grayson, qu’est-ce qui se passe, au juste ?

— Ce serait trop long à raconter. Je vous en prie, faites-la attendre avant de permettre à Caleb de sortir. Je suis à moins d’un quart d’heure de l’école.

— D’accord. Mais il faudra me fournir quelques explications.

Sur ces mots, elle raccrocha.

— Elle va retenir Brittany le temps qu’on arrive, dit Grayson.

— Bien. Brittany a dit à sa voisine que l’école privée importait aux yeux de sa sœur. Je me demande si elle parlait de l’école privée en général ou de celle-là en particulier.

— Si elle parlait de l’école privée en général, il y a beaucoup d’écoles moins chères que St. Leo.

— Surtout qu’il ne va qu’à la maternelle, fit remarquer Paige. Pourquoi dépenser tant d’argent ?

Le feu passa au vert et il accéléra autant que la circulation assez dense le permettait, maudissant intérieurement les conducteurs trop lents.

— Certaines personnes, dit-il, pensent que pour y faire toutes ses études, il faut s’y inscrire dès l’âge de cinq ans.

— Moi, je m’estimais heureuse de pouvoir aller à l’école, point barre. En fait, non, je n’étais pas heureuse… Je détestais l’école.

— C’est triste, ça. Moi, j’adorais l’école.

— Ça ne m’étonne pas. Je parie que tu n’as jamais eu d’ennuis avec les profs ou avec les autres élèves.

— Non. Jamais.

Son téléphone portable se mit à sonner et il tapota sur son écouteur.

— C’est Mlle Keever… La mère de Caleb est déjà partie.

— Comment ça se fait ?

Il entendit Paige soupirer à côté de lui et proférer un juron tout bas.

— Je viens de la rater, expliqua Mlle Keever. On vient de me dire que Caleb était parti plus tôt. La mère a dit qu’elle avait un rendez-vous. Il paraît qu’elle avait l’air à cran. Davantage encore que d’ordinaire.

— Elle a toujours l’air à cran ?

— C’est une mère célibataire qui travaille. Elle le dépose souvent après une nuit de travail et vient le chercher, les traits tirés comme si elle n’avait pas assez dormi, avant de retourner travailler.

— Comment fait-elle pour payer les frais de scolarité de Caleb ?

— Les informations financières sont confidentielles, Grayson ! répliqua Mlle Keever d’un ton sec.

— Elle est en danger, mademoiselle Keever. Elle est impliquée dans une sale affaire, qui a déjà entraîné la mort de plusieurs personnes.

— Oh… mon Dieu !

Elle resta silencieuse un instant avant de demander :

— Cette affaire a un rapport avec la femme que vous avez sauvée dans le parking, hein ?

— Oui. Parlez-moi des frais de scolarité.

Elle lâcha un autre soupir agacé.

— Il n’a pas de bourse, finit-elle par dire. Elle paie tout de sa poche.

— Mince ! A combien se montent les frais de scolarité ?

— Trente-cinq mille dollars par an, manuels scolaires et demi-pension inclus.

Grayson déglutit.

— Ça fait beaucoup, pour une mère célibataire. Comment fait-elle ?

— Elle nous envoie un chèque tous les mois. Elle a demandé une bourse et Caleb aurait pu être éligible, mais ça a capoté au dernier moment, je ne sais pas pourquoi… Il se peut que la commission d’attribution des bourses ait découvert que ses revenus étaient trop importants pour qu’elle en bénéficie. Elle a fait une nouvelle demande pour le trimestre prochain. Le formulaire se trouve dans son dossier.

— Et elle va l’obtenir ?

— Seulement pour vingt mille dollars. La commission a considéré qu’elle avait les moyens de payer les quinze mille dollars restants. Mais je ne suis pas censée vous dire tout ça. N’allez pas m’attirer d’ennuis en l’ébruitant, Grayson Smith !

— Merci, mademoiselle Keever. Si quelqu’un vient se renseigner sur elle, prévenez-moi. Non, appelez plutôt la police d’abord. Demandez l’inspecteur Mazzetti, de la brigade des homicides. Et appelez-moi ensuite.

— Qui pourrait s’intéresser à elle ? demanda Mlle Keever d’une voix ferme mais avec une pointe d’inquiétude.

— Je ne sais pas, répondit Grayson. Si je le savais, je vous le dirais.

Paige le tira par la manche et dit tout bas :

— Demande-lui si Rex McCloud a fréquenté son école.

— Mademoiselle Keever, est-ce que Rex McCloud a été un élève de St. Leo ?

— Oui.

La rapidité de la réponse étonna Grayson.

— C’était il y a plus de dix ans, dit-il. Et vous n’avez pas eu besoin de vérifier dans vos archives… Vous avez bonne mémoire…

— C’est que je me souviens bien de lui. Il a fait une bonne partie de sa scolarité chez nous, de la maternelle à la seconde… En première, il a… dû changer d’établissement.

Cette petite hésitation en disait long.

— Il a été renvoyé ? demanda Grayson.

— Je n’ai pas dit ça et je ne peux pas vous en dire davantage. Je peux seulement vous dire que je ne suis pas très surprise d’entendre son nom dans cette conversation…

— Je vois… Merci, mademoiselle Keever. Je vous revaudrai ça.

— Transmettez mes amitiés à votre mère.

Il raccrocha et se tourna vers Paige.

— Tu as bien fait de me suggérer de lui parler de Rex McCloud. Il a été renvoyé.

— C’est intéressant, mais ce n’est pas surprenant. Alors, où va-t-on, maintenant ?

— Il faut trouver Mel, l’homme de la télé par câble… J’aimerais bien savoir pourquoi Brittany nous a donné cette enveloppe.

Il fit demi-tour au prochain carrefour.

— Appelle mon assistante, Daphné Montgomery, sur son portable. Je lui parlerai sur le kit mains libres.

— Grayson ! s’exclama Daphné dès qu’elle eut décroché. Où êtes-vous ?

— Je parcours les rues de la ville dans ma voiture, en réfléchissant.

— Je ne suis pas au bureau, vous pouvez parler librement.

— Tant mieux. Vous êtes au courant de ce qui m’arrive ?

— Il paraît que vous avez demandé à être muté au pôle financier. Je n’en crois pas un mot, mais j’ai accueilli votre remplaçante avec un grand sourire. Elle aime beaucoup ma tarte aux fruits…

— Je ne dirai plus jamais de mal de votre tarte aux fruits, promit Grayson. Vous avez le temps de faire quelques recherches pour moi ?

— Ça dépend, dit prudemment Daphné. De quoi s’agit-il ?

— Il faut que je trouve les coordonnées d’un type qui travaille pour la télé par câble. Il se prénomme Mel et il a une liaison avec Brittany Jones, la sœur de Crystal Jones, vous savez, la victime du procès Muñoz. Je n’en sais pas plus sur lui.

— D’accord. Vous pensez que Muñoz est innocent ?

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda-t-il.

— Je ne suis pas idiote. Elena Muñoz a été exécutée après avoir demandé un nouveau procès pour son mari. La femme qui a essayé de la sauver — une détective privée, d’après la télé — manque de se faire assassiner quelques heures plus tard. Cette nuit, il y a eu une nouvelle fusillade dans l’immeuble où habite cette femme, et vous étiez présent. Et voilà que vous me demandez des informations liées à la sœur de la victime. Vous avez rouvert le dossier.

Elle marqua une pause avant d’ajouter :

— Mais Anderson ne l’entend pas de cette oreille. C’est pour ça qu’il vous a muté. Qu’est-ce qu’il a encore fait, ce petit salaud ?

Grayson soupira.

— Je ne le sais pas encore, dit-il. Si vous préférez rester en dehors de tout ça, je ne vous en voudrai pas… Promis, juré.

Elle resta silencieuse un instant.

— Pour quelle chaîne câblée travaille-t-il, ce Mel ? demanda-t-elle.

Grayson ressentit pour sa collaboratrice du respect et de la gratitude.

— J’ai oublié de demander, répondit-il, se maudissant pour cette erreur.

— Ne vous en faites pas, je m’en occupe. Dès que j’aurai l’information, je vous appellerai.

— Vous êtes adorable, Daphné.

— N’est-ce pas ? Bon, je m’occupe de trouver ce Mel dès que j’aurai obtenu la signature d’un juge pour que Radcliffe remette la vidéo de Logan à la justice. Je veux faire ça avant que votre remplaçante n’entre en fonction.

— Bonne idée. Mais, rassurez-vous, je compte revenir bientôt.

— Je suis heureuse de vous l’entendre dire. J’ai rassemblé toutes vos affaires et je les ai mises dans le coffre de ma voiture… Anderson avait insisté pour que votre bureau soit libéré le plus vite possible.

Grayson sentit renaître sa fureur à l’encontre d’Anderson.

— Merci, Daphné.

— De rien. Soyez prudent, Grayson.

— Je vais essayer. Rappelez-moi dès que vous saurez comment contacter ce Mel.

Il raccrocha et choisit de se concentrer sur la route plutôt que de remâcher sa colère. Quand cette enquête sera terminée, je m’occupe de faire tomber Anderson !

— Où va-t-on ? demanda Paige.

Il lui jeta un coup d’œil de côté.

— Pardon ? dit-il.

— Où va-t-on ? répéta-t-elle. C’est la troisième fois que je te le demande… Mais tu étais perdu dans tes pensées.

— Excuse-moi. Des tracasseries au bureau…

— A cause de ton chef, qui savait dès le début que Ramon était innocent ?

— Oui, il a déjà fait vider mon bureau.

— Ce type veut vraiment se débarrasser de toi, dit-elle en fronçant les sourcils. J’étais tellement furieuse, en apprenant qu’il savait que Ramon n’était pas coupable, que j’en ai oublié de réfléchir à ce que cela implique. Comment savait-il que Ramon a été piégé ? Quel est son rôle exact dans la manipulation ? Qu’avait-il à y gagner ?

— Je me suis posé les mêmes questions, répliqua Grayson.

Et il n’avait trouvé aucune réponse évidente.

— Peut-être a-t-il été acheté, suggéra-t-il. Ou peut-être a-t-il fermé les yeux pour favoriser sa carrière.

— Si c’est pour de l’argent qu’il s’est fait complice d’une telle forfaiture, on ne devrait pas avoir de mal à le savoir. Je pourrais me renseigner sur son compte bancaire, sur d’éventuels mouvements de fonds il y a cinq ans… Le remboursement d’un gros emprunt, par exemple… Ce serait une trace.

— On ne peut pas faire ça sans mandat, dit-il sèchement.

Comme elle allait protester, il ajouta :

— Si nous pratiquons des recherches illégales, nous ne pourrons pas nous en servir comme preuves devant la justice. Et je tiens à ce qu’il paie cher sa forfaiture. Il savait peut-être même qu’Elena était venue me voir la semaine dernière. Ce qui en ferait le complice d’un meurtre… Si c’est le cas, je tiens à ce qu’il réponde de ses actes devant un tribunal. Il ne faut pas qu’il puisse échapper aux poursuites à cause d’un vice de forme. Il va falloir faire les choses dans les règles.

— Je me doutais que tu dirais ça, soupira-t-elle. En tout cas, on est sûr que ce n’est pas le gars à qui tu as parlé, cette nuit. Anderson est trop vieux et trop mince. Mais ça pourrait être lui qui a acheté Sandoval. Il a la même corpulence. Je n’ai pas remarqué s’il portait une bague au petit doigt, puisqu’il a refusé de me serrer la main. Anderson a-t-il les mains manucurées comme le type de la photo ? Porte-t-il une bague au petit doigt ?

— A vrai dire, je n’ai jamais vraiment regardé ses mains. Mais il ne me semble pas qu’il porte de bague.

— Cette photo a été prise il y a six ans. Peut-être n’en porte-t-il plus…

— Peut-être, admit-il. Il est possible que ce soit lui, le type grimé sur la photo. Mais ce sera dur à prouver. Si c’est le cas, je doute que l’argent qu’il lui ait remis provienne de sa poche. Cet argent venait de la personne qui a tué Crystal Jones ou de quelqu’un qui essaie de la protéger. Ça pourrait être la famille de Rex McCloud, ou les parents d’un autre des gosses de riches présents à la fête pendant laquelle Crystal a été tuée. Il faut donc commencer par retrouver le meurtrier de Crystal.

Elle se mordit la lèvre.

— Pense-t-il vraiment t’empêcher d’enquêter en te virant de ton bureau ?

Non, songea Grayson. Mais il espère bien que sa menace implicite de révéler ma véritable identité suffira à me faire filer doux.

— Visiblement, répondit-il.

— Et s’il est complice du meurtre d’Elena, que fera-t-il s’il apprend que tu n’as pas renoncé à découvrir la vérité ? demanda Paige.

Grayson sentit les poils de sa nuque se hérisser.

— S’il est complice de ce meurtre, il faudra le prouver, et nous en sommes loin. Pour ce faire, il faudra démontrer qu’il est impliqué dans la manipulation du procès de Ramon. Cela veut dire que nous devons, avant toute chose, identifier le meurtrier de Crystal pour innocenter Ramon. Donc, cela ne change rien à nos options, pour l’instant.

Elle le regarda longuement. Elle avait bien noté qu’il avait éludé la question : comment réagirait Anderson s’il savait que Grayson persistait à enquêter ? S’il était impliqué dans un meurtre, il pourrait être dangereux. Mais, là encore, cela ne changeait rien : ils étaient déjà sur leurs gardes, s’attendant à tout moment à se retrouver dans le collimateur d’un tueur.

— Et quand on les aura, toutes ces preuves, que lui arrivera-t-il ? demanda-t-elle.

— Il sera révoqué, au minimum. Avec un peu de chance, il ira en taule. S’il est complice d’un meurtre, il prendra une lourde peine.

Elle hocha la tête.

— Alors, où va-t-on, maintenant ?

Il se rendit compte qu’il n’en avait aucune idée.

— Daphné va essayer de trouver les coordonnées de Mel, le petit copain de Brittany. Ensuite, il faudrait aller interroger Betsy Malone… La fille dont les seins ont triplé de volume et qui est devenue bénévole dans un centre de désintoxication…

— Les hommes se souviennent toujours des seins des femmes, fit remarquer Paige d’un ton railleur. Betsy travaille en banlieue. Prends l’autoroute 95, je t’indiquerai le chemin. Alors, à combien s’élèvent les frais de scolarité, dans cette école de luxe ?

Il hésita avant de répondre. Quand il lui eut appris le montant, elle en resta stupéfaite.

— Tu plaisantes ? s’écria-t-elle. Trente-cinq mille dollars ! Pour aller à la maternelle ! Pourquoi est-ce si important, pour Brittany ? Et pour Crystal ? Pourquoi tenaient-elles tant à ce que Caleb fréquente une école de riches ?

— C’est une bonne question. Les Carter y ont envoyé leur progéniture parce que Mme Carter était une ancienne élève de St. Leo. Ma mère voulait avant tout que je reçoive une bonne éducation.

Et aussi que je sois à l’abri des regards indiscrets et des objectifs des journalistes.

— D’autres parents choisissent cette école pour des raisons de sécurité, ajouta-t-il.

Du coin de l’œil, il vit qu’elle le regardait avec perplexité.

— Quel genre de sécurité ? demanda-t-elle.

— L’école est entièrement entourée de hauts murs, expliqua-t-il. Il y a un portail blindé et des vigiles armés. Les riches ont peur que leurs enfants se fassent enlever. Les célébrités craignent l’indiscrétion des paparazzis.

— Tu crois que Brittany a peur qu’il arrive quelque chose à Caleb ?

— C’est possible. Pour cette année et l’année prochaine, ça va lui coûter cinquante mille dollars.

A peine eut-il prononcé cette phrase qu’il songea à Sandoval.

— C’est la somme que Sandoval a reçue de son mystérieux corrupteur, fit observer Paige. Tu crois que c’est une simple coïncidence ?

— Peut-être pas. Je crois que Brittany n’a pas été franche au sujet de la somme qu’elle a reçue pour se taire. Elle était un peu trop…

— Angoissée, conclut Paige. Je me demande pourquoi ils ne se sont pas contentés de la menacer. Lui verser une avance sans régler le solde, ça n’a pas de sens. Ce qu’elle a dit sur son gamin n’était destiné qu’à t’amadouer.

— J’en suis conscient. C’est une calculatrice. J’ai vu dans son regard une lueur qui ne brille que dans les yeux des gens qui inventent une partie de leur histoire. Résumons : elle a été contactée après la mort de Crystal par des gens qui ont acheté son silence. Elle a pris les sous et ne les a pas dépensés sur le moment. Sinon, comment pourrait-elle payer des frais de scolarité aussi élevés ?

— J’ai quand même du mal à le croire, murmura Paige. Cinquante mille dollars pour deux années de maternelle ! Comment compte-t-elle payer le reste des études de son gamin ?

— En demandant des bourses, sans doute. Quand son pécule sera épuisé, Caleb sera éligible pour une bourse.

— Mais ça n’a aucun sens ! Pourquoi cette école privée et pas une autre, moins chère ? Mon instinct me souffle qu’il y a un rapport avec le fait que Rex McCloud soit allé, lui aussi, à St. Leo. Mais lequel ? Pour l’instant, nous savons qu’elle met cette somme de côté en attendant que son fils ait l’âge d’aller à la maternelle… Mais entre-temps, comment vit-elle ? En travaillant à mi-temps dans un McDo ? Ça me paraît improbable. Elle a dû payer pour financer son apprentissage d’aide-soignante, et il faut bien qu’elle paye son loyer.

— Comment sais-tu tout ça ?

— Je me suis renseignée sur elle, la semaine dernière. Elle faisait partie des gens que je devais interroger quand j’enquêtais gratuitement pour Maria.

— Maria et Elena ne te payaient pas ?

— Avec quoi ? Elles avaient déjà du mal à joindre les deux bouts. C’est pour ça que cette enquête traînait un peu : il fallait que je la mène pendant mon temps libre, en plus des missions que me confie Clay. Tiens, au fait, il a dit qu’il viendrait veiller sur moi, la nuit prochaine… Il sera au Peabody à 22 heures.

Grayson fronça les sourcils.

— Super, maugréa-t-il.

— Je ne fais qu’appliquer vos consignes, monsieur le procureur, lui rappela-t-elle.

— C’est vrai…, dit-il, honteux de sa propre jalousie. Mais je ne suis pas obligé de sauter de joie.

Paige regarda par la vitre.

— Comment Brittany gagnait-elle sa vie, après la mort de Crystal ? se demanda-t-elle tout haut.

Grayson se força à rester concentré sur le sujet.

— Pas en bossant à mi-temps dans un fast-food, en tout cas, dit-il. Et elle aurait eu du mal à travailler à plein temps avec un bébé sur les bras. Et pourquoi nous a-t-elle donné ce registre de chèques ?

— On le saura quand on la retrouvera. Peut-être ira-t-elle travailler, cette nuit…

Grayson s’en voulut d’avoir omis de lui demander où elle travaillait, exactement.

— On ne lui a pas demandé dans quelle maison de retraite elle était aide-soignante, fit-il remarquer.

— Elle a dû indiquer le nom de son employeur en inscrivant son fils à St. Leo, surtout si elle a demandé une aide financière. Il faudrait rappeler Mlle Keever.

— Je m’en charge.

Il composa aussitôt son numéro, mais se renfrogna en tombant sur sa boîte vocale.

— Elle est peut-être sortie pour la journée, dit-il.

Paige sortit son ordinateur portable de son sac à dos et lui dit :

— Je vais appeler toutes les maisons de retraite de la région jusqu’à ce que je tombe sur la bonne.