32.

Les semaines qui suivirent la mort d’Amos Dayan et de Rosa Schaeffer furent pour tous un cauchemar. Sans cesse Léa revoyait Sarah brandissant l’œil de son bourreau devenu victime. La présence de François, venu s’installer au « Plaza », apaisa un peu ses angoisses. Elle avait revu Ernesto avec lequel elle faisait de longues promenades à travers Buenos Aires. Par son père il avait su ce qui c’était passé à l’estancia Castelli. Il faisait en sorte de distraire la jeune fille de ses noirs souvenirs. Victoria Ocampo s’y essayait aussi en l’emmenant chaque fin d’après-midi au cinéma.

Le 25 mai, jour de la fête nationale, Léa revit Eva Perón, resplendissante dans une robe en lamé or au théâtre Colon en compagnie de Vladimir d’Ormesson et des ambassadeurs de Grande Bretagne et des États-Unis.

En juin, Victoria Ocampo l’emmena écouter le récital de Charles Trenet dans les studios de la radio El Mondo. Léa eut du mal à retenir ses larmes, cela sentait si bon Paris. Le même mois, Jo Bouillon présentait Joséphine Baker au « Politeomo ». Là, quand elle entendit la chanson : J’ai deux amours, mon pays et Paris, elle pleura.

— Je crois pour toi qu’il est temps de rentrer, lui murmura tendrement François.

Elle posa sa tête contre son épaule.

— Je ne rentrerai qu’avec toi.

Samuel Zederman s’était remis de sa blessure et était reparti pour Munich. Uri ben Zohar, désespéré de la mort de son ami, errait dans les rues chaudes de la Boca à la recherche d’un hypothétique oubli dans l’alcool et les filles. Par crainte des représailles, le docteur Ricardo Lopez, à peine rétabli, s’était réfugié en Bolivie avec sa femme et ses enfants. Quant à Sarah, quelque chose semblait s’être brisé en elle. À la demande insistante de François, elle la voyait de temps en temps. Les deux jeunes femmes avaient repris leurs leçons de tango mais le fantôme de Carmen venait troubler Léa.

L’hiver approchait ; un grand bal se préparait au « Plaza », auquel assisterait toute la bonne société argentine. François avait offert à Léa une somptueuse robe de taffetas d’un bleu changeant.

La veille du bal, une heureuse nouvelle parvint de Montillac.

Ma sœur chérie,

Pierre a une petite sœur, nous lui avons donné le prénom de maman : Isabelle. Alain et moi nous aimerions que tu sois la marraine du bébé, c’est Charles qui sera le parrain.

Ma fille est magnifique. Ruth dit que c’est tout ton portrait. Tu nous manques à tous. Quand reviens-tu ? Sans toi, Montillac n’est plus Montillac. Les vendanges s’annoncent magnifiques, ce devrait être une très grande année.

Je te laisse, le bébé pleure, il a faim.

Embrasse François pour nous. Pour toi les baisers et la tendresse de tous.

Françoise.

P.S. T’ai-je dit que j’étais heureuse ?

Enfin ! Françoise avait trouvé le bonheur ! Léa le trouverait-elle un jour auprès de son amant ? Elle en doutait. Bien qu’il ne vécût plus avec Sarah, Léa ne pouvait pas s’empêcher d’être jalouse de leur amitié. Pourtant jamais François n’avait été aussi présent, aussi amoureux. Chaque nuit les voyait dans les bras l’un de l’autre, dormant enlacés dans une douce fatigue.

Les grands salons du « Plaza » étincelaient de lumières, une foule élégante déambulait dans les couloirs, un orchestre jouait les airs à la mode. Léa dansait, oubliant, comme à chaque fois dans la danse, ses soucis, ses angoisses. François la reconduisit à leur table en bordure de piste. Sarah, qui était allée déposer son manteau dans la chambre de son amie, était bien longue à revenir. Les lumières s’éteignirent, seule la piste demeura éclairée. Un couple de danseurs de tango fit une démonstration très applaudie. Les lumières se rallumèrent, puis s’éteignirent à nouveau. L’orchestre attaqua Adios muchachos. Une main se posa sur l’épaule nue de Léa.

— Viens, dit Sarah.

Surprise, elle se laissa entraîner. Oh non !… Les yeux fixés sur le visage de sa cavalière, elle sentit son corps obéir à la pression de la main de Sarah… Adios muchachos, compañeros de mi vida les larmes coulent le long de ses joues… Sarah… pardon… je n’ai pas compris… Me toca a mí, voy enfrentar la retirada… l’orchestre a un moment d’hésitation… une fausse note… comme tu danses, Sarah… Ya me voy, y me resigno contra el destino… jamais son corps n’a fait corps avec un autre corps de cette façon là… pourquoi Sarah… pourquoi ?… cette croix infamante sur ton crâne rasé… Nadie la ataja se terminaron… non, tu n’es pas une putain… je t’aime Sarah… tu ne leur ressembles pas… Mi cuerpo enfemo no resiste más… je sens que tu vas me quitter… tu ne les vois pas… Recuerdos de otros tiempos… Regarde, ils font cercle autour de nous… buenos momentos… emporte-moi Sarah… emporte-moi loin d’eux… sens ma main qui serre la tienne… Jamais je n’ai dansé aussi bien le tango… Adios muchachos… tu souris !… tu as compris ce que je te dis en silence… ma chérie… tu souris !… je retrouve ton sourire… Es dios el juez supremo… à travers ses larmes Léa sourit aussi… je t’emmènerai Sarah… Pues mi vida me hizo… Cette musique d’angoisse est faite pour toi… Dos lágrimas sinceras derrama a mi partida… comme tu danses bien… tu verras… El día postrero… en toi… le mal… je sens que le mal est mort… mort… Le doy toda mi alma… Sarah… non !…

François Tavernier sépara les deux femmes. À toute volée, par trois fois, il gifla Sarah… La musique s’était arrêtée. La foule était figée, silencieuse. Sarah fit face, splendide, ange de la mort, le corps insolent moulé dans un fourreau rouge, haut fendu sur la cuisse… visage d’une fatale beauté… le crâne rasé marqué d’une croix gammée faite avec son rouge à lèvres…

— Cigarette, s’il vous plaît.

Cinq ou six étuis se tendirent… autant de flammes… Voluptueusement, Sarah tira une bouffée.

Léa n’éprouvait plus aucune jalousie à l’égard de Sarah, mais une immense pitié. Par ce tango scandaleux, elle signifiait qu’elle n’avait plus rien à faire dans cette société élégante et policée, qu’elle rompait avec elle et se mettait en marge. Elle prit un mouchoir dans la poche du smocking de François et s’approcha pour essuyer le symbole honni. Avec douceur, Sarah l’écarta.

— Laisse, tu n’effaceras que le visible.

Sans ménagement, François Tavernier prit le bras de Sarah.

— Viens, je te raccompagne chez toi.

— Laisse-moi, je vais monter me rafraîchir dans la chambre de Léa… Non, ne viens pas, ma chérie. J’ai envie d’être seule.

— Je ne veux pas te laisser, je viens avec toi.

L’orchestre se remit à jouer ; il y eut une brève lueur dans le regard de Sarah.

— N’insiste pas, on se verra demain.

Elle se tourna vers l’assemblée et lança :

— Adios, amigos !

Sans tenir compte du désir de son amie, Léa la suivit. François la rattrapa sur le seuil du grand salon et la retint.

— N’y va pas.

Elle tenta de se dégager.

— On ne peut pas la laisser seule, elle me fait peur.

— à moi aussi, elle fait peur.

Tout en parlant, ils étaient arrivés auprès des ascenseurs. Sarah appuya sur le bouton d’appel. Léa essayait de desserrer l’étreinte de François pour la rejoindre, mais la poigne de son amant l’en empêchait. Un jeune liftier ouvrit la porte. Sarah entra et leur fit un geste ironique de la main. La porte se referma. Léa eut un serrement de cœur.

Ni l’un ni l’autre n’avait envie de retourner dans la salle de bal. Ils demandèrent leurs vêtements au vestiaire et sortirent de l’hôtel. Ils traversèrent la plaza San Martin et marchèrent sans but. La nuit était belle et fraîche ; peu de monde dans les rues. Il lui mit le bras autour des épaules. Elle était tendue, hostile.

— J’ai trouvé Sarah très belle ce soir, dit-elle comme se parlant à elle-même.

— Belle ?… Oui, d’une certaine manière… une sorte de divinité païenne et vénéneuse… Tu avais l’air d’un insecte pris dans la toile d’une noire araignée… Malgré tes larmes tu semblais fascinée… c’était très étrange votre couple, très troublant. Malgré le scandale, je ne regrette pas d’avoir été là pour voir leur tête à tous.

— Alors, pourquoi avoir interrompu notre danse ?

— Parce que c’était obscène.

Agacée, Léa se dégagea.

Sans s’en rendre compte, ils étaient arrivés près de l’ambassade de France. Une voiture freina violemment non loin d’eux. Immédiatement, François fut sur ses gardes. Quelle stupidité d’être sorti sans arme ! Un homme descendit de la voiture. Avec soulagement, il reconnut Vladmir d’Ormesson.

— Eh bien, mon cher, j’en apprends de belles !… Bonjour mademoiselle Delmas… Bravo, on ne parle que de ça !… vous rendez-vous compte du scandale ?… Madame Tavernier doit quitter au plus vite Buenos Aires. Quant à vous, mademoiselle, je vous conseille de rentrer en France. Demain toute la ville parlera de ce tango. Je m’attends à être convoqué par le ministre de l’Intérieur, le président même…

— Vous ne croyez pas, monsieur l’Ambassadeur, que vous noircissez un peu le tableau ?

— Tavernier, vous savez aussi bien que moi que l’opposition ne cesse de reprocher au gouvernement de ce pays ce qu’elle appelle ses sympathies fascistes. L’affaire de l’estancia Castelli inquiète beaucoup les péronistes. La femme d’un diplomate français dansant avec une croix gammée sur la tête, vous ne trouvez pas cela scandaleux ? Passez me voir en fin de matinée à l’ambassade.

Après un bref signe de tête à Léa, l’ambassadeur remonta dans sa voiture.

Ils reprirent leur marche en silence.

Ils entrèrent dans un grand café de l’avenue, bruyant et fortement éclairé ; leur arrivée provoqua des murmures et des regards masculins appuyés. Léa resserra sur ses épaules nues son élégante cape du même bleu que celui de sa robe. Le garçon s’approcha.

— ¿ Buenas noches, que quieren tomar ?[134]

— Dos copas de cognac, por favor.[135]

L’alcool qu’on leur apporta n’avait de cognac que le nom. Ils burent en silence, loin l’un de l’autre pour la première fois, chacun se remémorant les événements de la soirée. Léa revoyait le tragique visage de Sarah comme éclairé de l’intérieur, le sourire tendre et narquois qui flottait sur ses lèvres, la pression ferme de ses mains, son corps nerveux et souple auquel le sien obéissait et surtout cette croix qu’elle avait tracé d’un geste sûr. Nul doute que la folie l’emportait… N’avait-elle pas tenté au long de ces semaines de le lui faire comprendre ? Léa n’avait rien vu, rien voulu voir : malgré l’horreur qu’elle lui inspirait, elle aurait dû essayer de comprendre, de l’aider. Au lieu de quoi, elle lui avait manifesté par son attitude sa peur et son dégoût ; elle l’avait rejetée, la laissant seule face à son acte monstrueux.

Les pensées de François n’étaient pas très éloignées des siennes. Comme elle, il se disait qu’il aurait dû être plus attentif au désarroi de Sarah. Il se sentait coupable d’avoir abandonné son amie à ses fantômes, de n’avoir pas su l’éloigner de ses idées de vengeance ; la connaissant, il aurait dû la protéger contre elle-même, s’appuyer sur la mémoire de son père qu’elle adorait. Que dirait-il s’il revenait lui demander : « Qu’as-tu fait de Sarah ? »

Ensemble, par-dessus la table, ils se tendirent la main. Enfin ils se retrouvaient.

— Allons chercher Sarah, dit-il.

Le bal battait son plein quand ils rentrèrent au « Plaza ». Ils montèrent à la chambre de Léa, la porte était ouverte, Sarah n’était pas là… Sur l’oreiller, bien en évidence, une enveloppe portant le nom de Léa. Sur le papier à en-tête de l’hôtel, elle lut :

Ma chérie,

Bientôt je vais te rejoindre dans le grand salon.

Je ne sais pas encore si je serai en vie le jour où tu liras cette lettre. Mais il faut que je te l’écrive, que j’essaie de t’expliquer encore ce qui fait que je sois devenue un monstre. Je ne cherche pas à me justifier, je me fais horreur. J’ai compris ces dernières semaines que la vengeance n’apportait pas la paix mais un dégoût de soi et cependant, je la crois nécessaire. Je n’ai plus le désir d’y participer. Non que je l’aie assouvie, mais aucune vengeance ne pourra réparer le mal qui a été fait. Non seulement ils ont tué mon père, mon enfant, m’ont mutilée à jamais en faisant sur moi des expériences mais ils m’ont rendue complice de leurs ignominies. C’est cela surtout que Daniel et moi ne pouvions nous pardonner. Complices nous l’avons été, lui en dénonçant un déporté pour le vol d’un morceau de pain, moi en volant une couverture à une mourante, nous l’avons été par notre impuissance à nous révolter. Et puis, plus que tout, comment se pardonner d’être vivant ? Je sens la folie s’emparer de moi, je sens toute humanité m’abandonner. Jai vu que j’étais comme eux, capable de m’acharner sur un être sans défense et j’ai beau me dire pour me trouver un soupçon d’excuse : « eux l’ont bien fait », je cherche en moi un reste d’orgueil qui me retienne sur cette sinistre pente. Souviens-toi, je te disais : « Je serai pire qu’eux. » D’une certaine façon je l’ai été et cela, vois-tu, c’est la pire chose qu’ils pouvaient encore me faire.

Les paroles de Simon Wiesenthal, celle du père Henri me reviennent en mémoire, le juif et le prêtre catholique parlaient tous deux de justice, de foi dans l’homme. Je ne crois pas en la justice, je ne crois plus en l’homme. Mon père était un juste, ils l’ont tué, Daniel était un enfant écorché, ils l’ont tué, Amos était un pur, ils l’ont tué. Mille morts ne vengeront aucune de ces morts-là.

Et puis, il y a toi, toi que j’aimais et à qui j’ai fait tant de mal. Je t’ai montré ce qu’il y avait de plus abject en moi, je t’ai sacrifiée, mettant ta vie en jeu pour assouvir ma vengeance.

Tu es la seule de qui j’implore le pardon car tu es de ces êtres rares qui font croire que la vie, l’amour sont encore possibles. Tu diras à François que je l’ai aimé comme un frère et que je regrette d’avoir été un obstacle entre vous. Garde-le bien, il t’aime et jamais deux personnes n’ont été aussi évidemment faites l’une pour l’autre que toi et lui. Rentrez en France, ce pays que j’ai aimé, il y fait bon vivre. Retourne sur ta terre de Montillac, du moins pendant quelque temps, là sont les lieux qui t’ont forgée.

Ne garde pas de moi l’image grotesque de ce tango mais celle de la femme meurtrie qui se promenait avec toi parmi les vignes ou autour du calvaire de Verdelais. Ton amie qui t’aime,

Sarah.

Suivaient quelques lignes d’une écriture hachée :

Le moment est venu, pardonne-moi cette dernière épreuve. Je sais que la folie est là. Adieu.

Le visage décomposé, Léa tendit la lettre à François. Pendant toute la lecture, elle marcha de long en large en se tordant les mains. Quand il eut terminé, il était très pâle. Les mâchoires crispées, il s’allongea sur le lit, les mains derrière la tête.

— Mais !… C’est tout ce que tu trouves à faire ?

— Il n’y a plus rien à faire.

Elle se jeta sur le lit et se mit à le secouer.

— Salaud ! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !

— Si, c’est vrai, et tu le sais aussi bien que moi. Pour Sarah, il n’y avait pas d’autre issue.

— Tais-toi, je vais aller la chercher.

— Il est trop tard.

— Comment peux-tu en être aussi sûr ?

— Je connais Sarah et à sa place j’aurais fait la même chose.

— Fais ce que tu veux, moi je vais la chercher.

Léa n’attendit pas l’ascenseur et descendit en courant. À la réception, elle bouscula des clients attendant leurs clefs.

— Avez-vous vu madame Tavernier ?

— Non, mademoiselle, répondit le concierge, pas depuis qu’elle est montée.

— Il y a longtemps.

— Oh oui ! Vous étiez là quand elle a pris l’ascenseur.

Ainsi Sarah n’était pas sortie du « Plaza ».

Dans la chambre François n’avait pas bougé.

— Viens m’aider, supplia-t-elle. Sarah est dans l’hôtel.

Ils montèrent jusqu’aux terrasses qui dominaient la ville ; au loin, devant eux, s’étendait le port. Seules quelques lumières brillaient. On entendit la sirène d’un bateau. Un vent froid soufflait, Léa frissonna.

— Viens, il n’y a personne, tu vas attraper froid.

À regret, elle vint vers lui.

— Là !…

Sur des chaises longues, quelqu’un était allongé. Ils s’approchèrent. Sarah semblait dormir. Son visage était détendu, un sourire heureux flottait sur ses lèvres. Par terre, près de sa main pendante, un revolver.

Le suicide de Sarah. après le bal scandaleux fit la une des journaux argentins. Cinq ou six personnes seulement assis-tèrent à son enterrement au cimetière de la Recoleta. Parmi elles, Ernesto Guevara.

Une semaine plus tard, François et Léa embarquèrent pour Bordeaux à bord du paquebot le Kerguelen. Ernesto et Uri les accompagnèrent. Avant de monter dans le bateau, elle se retourna. Le jeune Argentin lui fit un dernier signe.

— Che, Léa.