15.

— Avez-vous vu Victor ?

Bien que sur ses gardes, Léa sursauta. Un inconnu, arborant de superbes moustaches rousses, attendait sa réponse.

— Je pense le voir ce soir.

— C’est bon, venez.

Par le passage, ils rejoignirent le boulevard Saint-Germain et entrèrent dans un grand café. Il la poussa dans le fond, loin des consommateurs.

— Que prenez-vous ?

— Je ne sais pas, la même chose que vous.

— Garçon, deux verres de vodka bien glacée.

Ils restèrent silencieux jusqu’au retour du serveur.

— Buvez, vous avez l’air d’en avoir besoin.

Fermant les yeux, elle but… Aussitôt lui revinrent en mémoire les soirées, les jours passés avec les soldats soviétiques en Allemagne, à la recherche des personnes déplacées, des orphelins, les beuveries fantastiques, les chants si beaux, si mélancoliques. Elle devait à ces hommes venus de l’Est des moments fous de gaieté et noirs de tristesse. Elle revoyait ces regards noyés à l’évocation du pays natal, de la femme aimée : que de tendresse, de délicatesse sous leurs airs rus- tauds ! Ces efforts qu’ils faisaient pour lui rendre ses nuits moins inconfortables, se privant de leur couverture, partageant le thé, le pain noir… Comme elles lui manquaient, aujourd’hui, cette camaraderie, ces petites attentions qui rendaient la vie au milieu des ruines moins difficile, plus chaleureuse ! Léa se prit à regretter ce temps et soupira.

— Ça ne vous ennuierait pas, mademoiselle, de revenir sur terre ? dit l’homme à moustaches.

— Je pensais aux soldats russes, à mes amis…

Il la regarda d’un drôle d’air : « Encore une folle », pensa-t-il.

— Il ne faut pas rester trop longtemps ensemble. Si Sarah vous a donné ce numéro, c’est qu’elle avait quelque chose à nous communiquer.

Elle ne put s’empêcher de plaisanter :

— Comment avez-vous deviné ?

Il ne devait pas avoir beaucoup d’humour, à moins que les subtilités du français ne lui échappassent, car il eut un froncement de sourcils agacé. Sans se démonter, Léa continua et lui raconta sa rencontre de la rue Saint-Jacques.

— Vous n’avez pas davantage de précisions ?

— Non, à part les moustaches, l’accent et la taille il n’était pas beaucoup plus grand que moi. Ah ! si, il avait un blouson ou une canadienne de cuir…

— Par ce temps ?

— Oui, je m’en suis même fait la réflexion pendant qu’il me tenait.

— Il vous a semblé jeune ?

— C’est difficile à dire… oui, je pense.

— Bien, on va se débrouiller avec ça. Vous revoyez Sarah demain ?

— Oui, dit-elle du bout des lèvres.

— Dites-lui que nous avons localisé le gibier et que la chasse pourrait commencer plus tôt que prévu, elle comprendra.

— Moi aussi, je comprends… C’est comme un jeu scout, on se croirait dans un roman de la collection « Signes de Piste », vous ne connaissez pas ?… C’est dommage, c’est plein d’aventures…

— Mademoiselle, il ne s’agit pas d’un roman d’aventures.

— Je le sais bien et c’est dommage.

Que cette jeune fille était énervante !… qu’est-ce que Tavernier pouvait bien lui trouver ?… Certes, elle était plutôt jolie, mais à côté de Sarah…

— Soyez prudente quand même, les gens que nous avons en face de nous ne sont pas des héros de roman… vous l’avez bien vu hier. Sortez la première… Au revoir.

Une fois sur le trottoir, Léa se demanda où aller. Elle n’avait envie d’aller ni rue de l’Université ni rue Grégoire-de-Tours. Machinalement, elle se dirigea vers le Théâtre-Français. Dans la rue de l’Odéon, elle s’arrêta devant la vitrine éclairée d’une librairie. À l’intérieur, plusieurs personnes discutaient avec animation. Une belle femme brune aux cheveux relevés, au beau visage froid se tenait à l’écart, écoutant un homme décoiffé, mégot aux lèvres, discutant avec de grands gestes : André Malraux. Elle se souvint que Raphaël Mahl lui avait fait lire La Condition humaine.

Pipe à la bouche, un homme très laid, à lunettes d’écaillé, l’écoutait, attentif ; une petite femme un peu boulotte, au chignon soigneusement tiré, vêtue d’une robe grise d’orpheline, mettait de l’ordre dans une pile de livres. Et cet homme chauve portant un foulard rouge : André Gide !… Son oncle Adrien, contre l’avis de toute la bourgeoisie bordelaise, aimait ses écrits. Les deux hommes s’étaient rencontrés à Paris et avaient échangé quelques lettres, chose dont se montrait très fier le dominicain. Une femme aux cheveux courts, habillée à la garçonne et une autre de dos… Victoria Ocampo parlant avec François Tavernier. Ah non, pas lui maintenant ! À ce moment-là, son regard croisa celui de l’Argentine, qui désigna la vitrine à son interlocuteur. Avant que Léa ait eu le temps de réagir, il était devant elle et la tenait par le bras.

— Où étais-tu passée, j’étais fou d’inquiétude !…

— Laisse-moi !

— Sarah m’a tout raconté, il vaut mieux que tu retournes à Montillac.

— J’y retournerai si je veux, tu n’as pas d’ordres à me donner.

— Ce n’est pas un ordre que je te donne, mais un conseil pressant.

— Garde tes conseils…

— Mademoiselle Delmas, on se retrouve plus tôt que prévu.

— Bonsoir, madame.

— Entrez, je vais vous présenter à mes amis.

N’osant pas refuser, Léa entra dans la librairie.

— Adrienne, je vous présente ma jeune amie, Léa Delmas. Léa, voici Adrienne Monnier et Sylvia Beach qui sont libraires toutes les deux, madame Simone de Beauvoir et monsieur Jean-Paul Sartre, messieurs André Gide et André Malraux… Gisèle Freund, qui était avec moi en Argentine pendant la guerre et qui est de passage à Paris, dit Victoria Ocampo.

Après l’avoir saluée, Sartre et Malraux reprirent leur conversation ; Gide prit rapidement congé.

— Partons, fit Tavernier à voix basse.

Ils s’en allèrent à leur tour, après avoir promis à Victoria Ocampo de venir prendre le thé chez elle le lendemain.

— As-tu dîné ?

Léa fit non de la tête.

— Il faut manger, viens, ajouta-t-il en lui prenant le bras.

Ils marchèrent sans échanger un mot jusqu’à Saint-Germain-des-Prés. Ils entrèrent dans la brasserie Lipp.

Le fils du patron, Roger Cazes, vint les accueillir.

— Bonsoir, monsieur Tavernier. Je vous donne la même table qu’hier ?

Il les installa près de la caisse. Un maître d’hôtel leur apporta la carte.

— Prendrez-vous un apéritif ?

Sans la consulter, François répondit :

— Deux coupes de champagne, s’il vous plaît.

À une autre table, Jean Cocteau et Marie Bell dînaient. Attablés un peu plus loin, elle reconnut Georges Bidault et Maurice Schumann. Tous les deux firent un signe de tête dans leur direction.

— Maintenant, raconte.

Léa but une gorgée de champagne.

— Il n’y a rien à raconter, ta femme t’a déjà mis au courant.

— Arrête, s’il te plaît, pas ce ton entre nous. Je t’avais parlé de ce projet de mariage, c’est fait, voilà tout.

— Voilà tout ! s’exclama Léa si haut que les regards des dîneurs se tournèrent vers elle. Tu y vas un peu fort, continua-t-elle en baissant la voix, je croyais que tu renoncerais à ce projet insensé. N’as-tu pas pensé à moi ?

— Ma chérie, je pense sans cesse à toi. Plus tard je divorcerai et je t’épouserai…

— Parce que tu crois que je vais attendre bien sagement que tu décides de divorcer ? Tu n’es pas le seul homme sur terre…

— C’est vrai, mais je suis le seul que tu aimes.

Alors là, il ne manquait pas de culot !… C’était pourtant vrai qu’elle l’aimait, ce salaud, et que l’idée qu’il s’intéressât à une autre femme la faisait souffrir…

— Il n’y a rien entre Sarah et moi et il n’y aura jamais rien. Mais je dois la protéger et l’aider…

— Et moi, cet après-midi, m’as-tu protégée ?

Comme il avait l’air soucieux soudain !

— Je donnerais je ne sais quoi pour que tu ne sois pas mêlée à tout cela…

— C’est un peu tard. Comme je n’arrivais pas à te joindre, j’ai rencontré un ami de Sarah…

— Avec de grosses moustaches rousses ?

— Oui, il m’a dit que la chasse pourrait commencer plus tôt que prévu…

— Ah, il a dit cela, fit-il, songeur.

— Est-ce que ça veut dire qu’ils ont retrouvé ces horribles femmes dont Sarah m’a parlé ?

— Je n’en sais rien, peut-être.

— S’ils les attrapent, que vont-ils leur faire ?

— Ce n’est pas difficile à deviner.

Cela ressemblait à du mauvais roman, ce dialogue dans cette brasserie parisienne, brillamment éclairée, remplie d’hommes politiques, de vedettes de cinéma, d’écrivains, de jolies femmes bavardant sous les céramiques de Fargue… Léa avait l’impression de vivre un rêve absurde ; en face d’elle, l’homme qu’elle aimait et qui l’aimait en avait épousé une autre, cette autre qui ne songeait qu’à sa vengeance, avait des compagnons louches, se faisait mitrailler en pleine rue, la chargeait de codes secrets tandis qu’elle se faisait agresser en plein jour par un moustachu qui proférait des menaces… C’était tellement fou qu’elle éclata de rire.

Décidément cette gamine le surprendrait toujours ; il la retrouvait abattue, silencieuse, agressive, mordante, méchante et maintenant rieuse. Quelle fille imprévisible ! Pas le temps de s’ennuyer avec elle. Cependant, derrière ce rire, il savait son désarroi, sa peur, son chagrin et s’en voulait d’en être la cause. « Je devrais la protéger, la rendre heureuse. Au lieu de cela, je l’entraîne malgré moi dans une aventure dangereuse où elle risque sa vie ; je suis une belle ordure. » Comme il se sentait vieux et las !… Une envie de la prendre et de fuir vers le premier pays venu, d’abandonner Sarah et ses projets meurtriers, son poste auprès du gouvernement, ses biens… partir seul avec elle, loin des dangers qui rôdaient autour d’eux, la regarder vivre et l’aimer, lui faire des enfants…

— Tavernier, enfin je vous trouve !

Samuel Zederman se tenait debout près de la table.

— J’ai fait tous les bistrots du coin à votre recherche. Dépêchez-vous, rendez-vous place des Vosges… Inutile d’emmener mademoiselle.

Ils finirent rapidement leur dîner en silence.

François la raccompagna rue Grégoire-de-Tours. Laure n’était toujours pas rentrée.