16.

Léa n’arrivait pas à dormir. Minuit sonna à un des clochers du voisinage. Elle se leva, fouilla dans la garde-robe de sa sœur. Quelques instants plus tard, elle quittait la rue Gré-goire-de-Tours vêtue d’une longue jupe noire et d’un pull moulant de la même couleur, ses cheveux attachés en queue de cheval. Par les rues mal éclairées, elle se dirigea vers la rue Dauphine, cherchant cette cave dont lui avait parlé Laure : « Le Tabou ».

À l’angle de la rue Christine et de la rue Dauphine, une bande de jeunes gens fumaient et bavardaient, appuyés contre une drôle de voiture décapotable à damiers jaunes et noirs. Elle s’avança vers un des garçons et demanda :

— Connaissez-vous « Le Tabou » ?

— Voilà bien le plus mignon rat de cave du quartier. Qu’en penses-tu, Toutoune ?

Une fille très jeune, à la poitrine serrée dans un pull à grosses côtes, les fesses moulées dans un pantalon de velours côtelé, au grand nez et aux longs cheveux noirs, regarda Léa de haut en bas.

— Ouais, pas mal. Et toi, Anne-Marie, comment la trouves-tu ?

— Sympa, répondit une mince fille rousse.

Léa commençait à être agacée d’être ainsi dévisagée.

— Je cherche « Le Tabou ».

— Vous êtes devant, mademoiselle.

Ça, la cave à la mode dont Laure n’avait cessé, à Montillac, de lui rebattre les oreilles ! Elle leva la tête : pas de doute, c’était écrit.

— Vous avez l’air étonné, dit un garçon dégingandé, coiffé d’une casquette galonnée. C’est l’aspect miteux de l’endroit qui vous surprend ? Que voulez-vous, ma chère, c’est comme l’époque, sale et pourri, le rendez-vous des paumés, pauvres et riches, tous confondus, l’idéal communiste en somme, des existentialistes…

— Des quoi ?

— Ciel, vous débarquez ou vous vous foutez de moi ?… Vous voulez me faire marcher, c’est ça… Habillée comme vous l’êtes… Oh, excusez-moi, je ne me suis pas présenté : François de la Rochefoucault, portier, pour vous servir. Frédéric, viens par ici… Regarde cette beauté qui nous arrive, cherchant « Le Tabou »… N’a-t-elle pas tout pour être acceptée dans ce temple hanté par les plus beaux esprits de ce temps ?…

Un beau garçon à moustache blonde d’officier de cavalerie s’avança :

— Bonjour, mademoiselle, je m’appelle Frédéric Chauve-lot, je suis en quelque sorte l’animateur de cet endroit. Permettez-moi de vous offrir le verre de bienvenue… Tarzan, tu te souviendras du joli minois de mademoiselle ?

— Pour sûr, opina un colosse tatoué.

— Il est capable d’écraser une tête entre le pouce et l’index, souffla Frédéric à l’oreille de Léa en poussant la porte.

De l’escalier de pierre montait une haleine chaude. En descendant, Léa eut l’impression de pénétrer dans une marmite infernale, bouillonnante et fumante : les hurlements de la trompette et de la clarinette tendues vers les voûtes du XVIIe siècle ne firent qu’accentuer son sentiment. La fumée était telle qu’on ne voyait pas le fond de la cave qui n’avait pourtant que douze mètres sur huit. Des couples dansaient à tour de rôle un be-bop frénétique, applaudis par les clients serrés les uns contre les autres, assis ou debout.

— Que voulez-vous boire ?

— Une menthe à l’eau, répondit Léa après avoir regardé autour d’elle.

Un garçon suant, chemise à carreaux, trompé par sa tenue, s’approcha.

— Vous dansez ?

— Non, merci.

Le jeune homme s’en alla, haussant les épaules.

Curieux endroit. Curieuse musique, cela ne ressemblait à rien de ce que connaissait Léa.

— Laure !

Elle venait d’apercevoir sa sœur vêtue du tailleur bleu qu’elle portait la veille. Avec peine, elle se fraya un chemin jusqu’à la table où Laure se tenait en compagnie de cinq ou six jeunes gens de son âge : parmi eux, Franck, qui la vit le premier.

— Léa, quelle bonne idée d’être venue nous rejoindre.

— Je n’arrivais pas à dormir, j’étais inquiète pour Laure.

— Elle m’a raconté pour hier… comment va ton amie ?

— Bien, c’est moins grave qu’on ne croyait.

— Tant mieux. Laure, regarde qui est là.

— M’en fous, veux pas la voir, dit-elle d’une voix pâteuse.

— Elle est presque aussi ivre que toi la dernière fois.

« Oui, mais pas pour les mêmes raisons », pensa Léa.

— Vous êtes une amie de Franck ? dit Frédéric Chauvelot. Alors je vous laisse, vous êtes entre de bonnes mains.

Pendant un moment, Léa s’étonna des figures compliquées et acrobatiques des danseurs et en oublia pour quelques secondes ce qu’elle appelait la trahison de François et la tentative d’assassinat de Sarah. Machinalement, ses pieds battaient la mesure.

— Sale juif, c’est toujours par les juifs que les ennuis arrivent.

Malgré le bruit, Léa avait entendu ce qu’avait crié Laure d’une voix pâteuse d’ivrogne et s’était immobilisée, incrédule. Franck, dont la mère était juive, regardait son amie sans avoir l’air d’y croire.

— Sale…

La main de Léa s’abattant sur sa joue lui coupa la parole. Laure se mit à pleurnicher comme une enfant.

— T’as vu, elle m’a battue !

— Aide-moi à la ramener chez elle.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi pleure-t-elle ? demanda la fille rousse de l’entrée.

— Laisse, tu vois bien qu’elle est soûle, dit Toutoune.

Ils ne furent pas trop de deux pour la hisser hors de la cave.

— Corbassière, peux-tu ramener la petite chez elle ? demanda Frédéric.

— D’accord, fit le jeune homme qui était assis au volant de la drôle de voiture à damiers.

— Ce n’est pas la peine, dit Léa, nous habitons à côté. Franck va m’aider.

— Comme vous voudrez.

Dans la rue à peine éclairée, Franck et Léa soutenaient Laure qui avait du mal à tenir sur ses jambes, suivis par trois amis du jeune homme qui chantaient à tue-tête.

— Fermez vos gueules !… On veut dormir !

Venant d’une fenêtre, ces cris furent accompagnés par le jet d’un pot d’eau qui éclaboussa les fêtards.

— Il n’y a pas de soir sans que l’un d’entre nous ne se fasse arroser, dit Franck. Ils ne pensent qu’à dormir dans ce quartier.

La douche n’avait pas calmé les chanteurs qui reprirent de plus belle. Le carrefour des rues Saint-André-des-Arts et de Buci était sombre. Laure se faisait plus lourde. Un début de migraine rendait Léa de mauvaise humeur. L’entrée de la rue Grégoire-de-Tours était noire comme un four. Un des garçons alluma une lampe de poche, le faible faisceau lumineux éclaira le bord du trottoir. Tous phares éteints, une voiture s’avança. Le tailleur bleu de Laure faisait une tache claire. Brusquement les phares s’allumèrent. Léa leva le bras pour se protéger les yeux.

— Ah chouette, on voit où on met les pieds.

Léa laissa tomber ses clefs et se pencha pour les ramasser… Une rafale de mitraillette crépita, ricochant sur les pavés… Le corps de Laure fut agité de soubresauts… Elle était pesante soudain… si pesante… elle glissa malgré les efforts de Léa pour la retenir… Le craquement d’un changement de vitesses… le crissement de pneus… le claquement d’une portière… les phares de la voiture éclairèrent un instant les vieilles façades puis s’éteignirent… la voiture fila vers le boulevard Saint-Germain… Des fenêtres s’éclairèrent… s’ouvrirent…

— Qu’est-ce que c’est ?…

— Vous avez entendu ?…

— J’te dis qu’c’était une mitraillette ! J’connais, quand même !

— Viens te coucher, c’est encore ces voyous du « Tabou » !…

— Au secours, appelez la police !…

Accroupie dans le caniveau, Léa soutenait la tête de Laure qui gémissait.

— Ce n’est rien, petite sœur, ce n’est rien.

Le bleu du tailleur disparaissait peu à peu sous des taches sombres qui allaient s’agrandissant. Hébété, le front barré d’un trait de sang, les yeux braqués sur le corps allongé, Franck tenait d’une main tremblante la lampe électrique.

— Éclaire-moi, cria Léa.

Doucement elle posa la tête de sa sœur sur ses genoux, retrouvant les gestes doux de sa mère. Laure essaya de parler.

— Ne dis rien.

Enfin, la sirène d’une voiture de police. La rue, déserte un instant auparavant, se remplissait de gens en pyjama ou en chemise de nuit, une veste ou un châle hâtivement jeté sur les épaules. Des gardiens de la paix surgirent, portant une civière.

— Écartez-vous… laissez passer…

La petite foule s’écarta.

— Rentrez chez vous… y a rien à voir…

Personne ne bougea.

Un policier en civil se pencha sur les deux sœurs…

— Que s’est-il passé, demanda-t-il ? Éclairez-moi. Nom de Dieu, pauvre petite ! Mais… je vous connais, j’ai pris votre déposition sur l’affaire du « Shéhérazade » cet après-midi et… c’est votre sœur… qui avait si peur… Pauvre gosse…

— Vite monsieur, emmenez-nous à l’hôpital.

Avec précaution, les policiers chargèrent Laure qui avait perdu connaissance. Léa et Franck montèrent auprès d’elle.

Dans le couloir de l’Hôtel-Dieu, Léa marchait de long en large, fumant cigarette sur cigarette ; bientôt son paquet de Lucky fut vide.

— Cela fait au moins deux heures qu’ils l’opèrent… et toi tu es là à attendre calmement, sans bouger !

— Que veux-tu que je fasse ? dit Franck qui transpirait à grosses gouttes.

— Je ne sais pas… bouge, parle-moi !

— Pour te dire quoi ?… Tu crois que cela a à voir avec Sarah ?

— Je n’en sais rien, j’espère que non… Ce ne seraient pas vos histoires de marché noir ?

— Impossible, Laure ne traitait que de petites affaires et nous n’avons jamais eu à faire aux gros bonnets… C’est peut-être un accident…

— Un accident !… une rafale de mitraillette en plein Paris !… un accident !… tu as de ces mots !… Docteur ! docteur, comment va-t-elle ?

— Vous êtes de la famille ?

— Oui, je suis sa sœur.

— Un miracle qu’elle n’ait pas été tuée sur le coup. Nous avons retiré sept balles, elle a perdu beaucoup de sang et tout risque d’hémorragie interne n’est pas écarté, à part ça, elle est en vie. Pour le moment, elle dort.

— Je peux la voir ?

— Non, rentrez chez vous…

— Il n’en est pas question, je veux rester auprès d’elle. Il faut que je sois près d’elle quand elle ouvrira les yeux, sinon elle aura trop peur.

Le médecin sourit malgré sa fatigue.

— Je vais vous faire porter un peu de café chaud… Enfin, quand je dis café, c’est façon de parler…

— Merci docteur.

— Il a raison, tu devrais rentrer dormir, ce n’est pas la peine qu’on soit là tous les deux à attendre.

— Rentre si tu veux, je reste là.

— Comme tu voudras, je reste aussi.

Après avoir bu l’ersatz de café apporté par une religieuse, ils somnolèrent appuyés l’un contre l’autre jusqu’à l’arrivée de l’inspecteur de nuit.

— Avez-vous une idée sur ce qui est arrivé ? Hier on tire sur votre sœur, avant-hier sur une amie, c’est beaucoup pour une simple coïncidence.

— Oui, sans doute, mais je n’en ai aucune idée.

— Vous êtes bien sûre ?

Pourvu qu’elle ne rougisse pas !

— Absolument.

Le policier soupira, découragé.

— Quand pourrai-je la voir ?

— Cela ne dépend pas de moi. Moi aussi j’aimerais la voir et lui poser quelques questions. Où étiez-vous hier ?

— Je vous l’ai déjà dit, au « Tabou ».

— N’avez-vous rien remarqué de suspect ?

— Non, il faisait très sombre, je n’ai vu la voiture qu’au dernier moment.

— Était-ce la même que celle d’hier ?

— Je n’en sais rien… une traction avant noire…

— Des tractions avant noires, on ne trouve que ça sur le marché, c’est la voiture des truands et des hommes politiques.

— Ce n’est pas la même chose ? demanda Franck d’un air candide.

L’inspecteur haussa les épaules.

Tard dans l’après-midi, Léa fut autorisée à voir Laure.

— Ma chérie…

— Elle ne vous entend pas, elle est dans le coma.

— Cela va durer longtemps ?

— Une heure comme des mois, on ne sait pas.

— Est-ce que je peux rester auprès d’elle ?

— Oui, si vous le voulez. On va vous mettre un lit pliant.

— Merci, ma sœur.

Allongée sur l’étroite couchette, Léa, comme la veille, n’arrivait pas à dormir. Elle se leva et sortit fumer une cigarette dans le couloir. Sur sa chaise, le policier s’était assoupi. La vue du policier lui rappela celui en faction devant la chambre de Sarah. Sarah qu’elle aurait dû aller voir dans l’après-midi… et François, il devait être fou d’inquiétude…

— Je vous dis, monsieur, que l’heure des visites est passée depuis longtemps… Les malades dorment… Je vous en prie, monsieur…

Une minuscule bonne sœur trottinait à la suite de Tavernier.

— Léa !

Elle stoppa net l’élan qui la poussait vers lui. Le policier, réveillé, mit la main à son pistolet.

— Monsieur, que faites-vous ici ? C’est interdit.

— Mademoiselle Laure Delmas est une amie, je viens prendre de ses nouvelles.

— Revenez demain.

— Non, je dois parler à mademoiselle, fit-il en désignant Léa.

— Vous connaissez cet homme ?

— Oui.

— Allez lui parler dans le hall.

Léa avait envie de refuser, mais la perspective d’un esclandre entre le représentant de la loi et son amant l’arrêta.

Celui-ci lui prit le bras.

— Comment va Laure ?

— Elle n’a pas repris connaissance, ils espèrent la sauver.

— Tu dois partir immédiatement.

— Il n’en est pas question, je ne peux pas la laisser.

— Mais tu ne comprends pas que c’est toi qu’ils ont voulu tuer ? Ils ont pris Laure pour toi à cause du tailleur.

— Quel tailleur ?

— Le bleu, celui que tu portais l’autre soir.

— Ah !…

— Tu commences à comprendre ?

— Mais pourquoi voudrait-on me tuer ?

— Parce que tu es proche de Sarah.

— Je suis proche mais je n’ai rien à voir avec ce qu’elle veut entreprendre.

— Mais ça, ils ne le savent pas. Nous avons retrouvé la trace de la voiture, nous sommes sur le point d’intercepter un des tueurs. J’espère qu’il nous mettra sur la piste des chefs du réseau. Mais en attendant, tu dois disparaître. Ils ne vont pas tarder à savoir qu’ils se sont trompés de cible.

— S’ils en savent autant que tu le dis, je ne serai en sécurité nulle part.

— Ce n’est pas certain. Dès demain matin, Sarah quittera l’hôpital et nous la conduirons en lieu sûr. J’ai vu le ministre de l’Intérieur, il nous fait donner des gardes du corps. Qu’as-tu dit à la police ?

— Que je ne comprenais pas ce qui arrivait.

— Bien. Ils t’ont crue ?

— Je crois.

— Le ministre a mis le chef de la police au courant, celui-ci a fait donner des ordres en conséquence. L’affaire est maintenant entre les mains des services secrets. Si on vient t’interroger, tu ne sais rien.

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Pour l’instant, pas grand-chose, me faire oublier… Tu as l’air fatigué… ne t’inquiète pas pour Laure, elle s’en sortira.

— Je l’espère, mais j’ai peur. Il me semble être revenue au temps où Camille était en danger. J’ai la même impression. Oh, François, dis-moi qu’elle ne va pas mourir…

Tavernier ne dit rien, doucement il caressa la joue pâle de son amie. Elle le prit à bras le corps et se serra très fort contre lui.

— Ma petite fille, moi qui aurais tant voulu t’épargner…

— Ce n’est pas très réussi.

— Mon amour, pardonne-moi, je t’aime, je voudrais tellement te rendre heureuse…

— Ça non plus, ce n’est pas très réussi.

— Je te promets qu’un jour ce sera possible.

— Un jour !… c’est bien loin.

Ils restèrent enlacés un long moment, silencieux. Sa bouche dans ses cheveux, il chuchota :

— Me pardonnes-tu ?

Il sentit son corps se raidir.

— Jamais, chuchota-t-elle à son tour en se blottissant davantage contre lui.

— Je comprends… mais n’oublie pas que je t’aime.

— Mademoiselle, mademoiselle, votre sœur a repris connaissance ! Le médecin de garde est auprès d’elle, dit le policier, essoufflé.

— Merci, j’arrive.

Elle courut vers la chambre, suivie de François Tavernier. Un homme en blanc était penché au-dessus du lit.

— Calmez-vous mademoiselle, tout ira bien. Vous êtes Léa ?

— Oui.

— Elle ne cesse de vous appeler, elle craignait que vous ne fussiez morte.

— Laure… ma petite chérie…

— Léa… tu es là…

— Ne parlez pas, mademoiselle, vous allez vous fatiguer.

— Je suis là, ne crains rien.

— Franck ?… et les autres ?

— Franck est dans le couloir.

Tavernier alla le chercher. Laure tendit la main vers lui.

— Ne pleure pas, tu vas me faire pleurer…

— Mademoiselle, ne vous agitez pas, vous avez besoin de calme.

— Et François ?… et Sarah ?…

— Sarah va bien… François est là.

— Hello, Laure.

— Je suis heureuse de vous savoir ici… J’ai mal !…

— Tais-toi, ne parle plus… je reste auprès de toi.

— J’ai rêvé que tante Albertine m’appelait… j’ai peur… j’ai si peur… Je ne vais pas mourir, dis ?…

— Non ma chérie, non, tout va bien…

— J’ai tellement mal…

— Taisez-vous, mademoiselle, ou je fais sortir tout le monde. Je vais vous faire une piqûre… après cela ira mieux, vous pourrez dormir.

— Je ne veux pas dormir…

Pendant que le médecin faisait la piqûre, Léa et Franck ne lâchèrent pas les mains de Laure. Débarrassée de toute trace de maquillage, elle avait l’air d’une enfant. Très vite, elle s’endormit.