10.

À son retour d’Amérique du Sud, François Tavernier revit Sarah Mulstein. Après avoir écouté, bouleversé d’horreur, le récit qu’elle lui fit de ce qu’elle avait subi en déportation, la pitié et la colère l’emportèrent. Il était submergé par un sentiment de honte devant ce que des hommes avaient fait endurer à d’autres hommes. Il avait vu les révoltants massacres de la guerre d’Espagne, les enfants et les femmes mitraillés sur les routes, les tortures infligées aux résistants, les villes bombardées, des mères folles de douleur près du cadavre de leur enfant, des orphelins errant parmi les ruines et cela avait renforcé chez lui le désir de paix, fait sentir la nécessité du rapprochement des peuples mais là, face à cette femme à jamais détruite, il avait senti monter en lui une haine qu’il n’avait jamais éprouvée durant toute la guerre. Lui qui avait tenté de s’opposer au désir de vengeance de Sarah, il était prêt à l’aider dans son combat. Comme elle, il pensa que ne pouvaient pas rester impunis ces crimes inouïs, ces criminels arrogants qui, pour la plupart, avaient fait plus qu’assassiner : ils avaient abîmé, sali, méprisé, déshonoré leurs victimes. Tuer, il l’avait fait, il pouvait comprendre ; humilier, jamais. Lui qui pensait avoir fait le tour de bien des choses, que certains considéraient comme cynique, qui aimait les jouissances de la vie, disait ne plus croire en rien, mais rêvait de temps en temps à un bonheur calme et tranquille avec Léa pour compagne, lui donc, épousa, bien que convaincu de la stupidité pour un homme comme lui de se lancer dans une vengeance qui n’était pas la sienne, la cause de Sarah, avec toute la force qu’il avait mise au service des républicains espagnols, de la résistance française et maintenant de la recherche, officiellement, des personnes déplacées.

Il accepta de rencontrer, chez Sarah, Samuel et Daniel Zederman et deux de leurs amis, juifs également : Amos Dayan de Lublin en Pologne, ancien du groupe Nakam, et Uri Ben Zohar de Palestine, ancien combattant dans la Brigade juive.

— Je vous présente à tous François Tavernier dont je vous ai parlé à maintes reprises. Il accepte de se joindre à nous si, bien entendu, aucun de vous n’y fait objection.

Ben Zohar s’avança, la main tendue.

— Bonjour, je suis ravi de vous revoir ici, dit-il en anglais.

Devant l’air étonné de Tavernier qui serrait la main tendue, il continua :

— J’étais à Tarvisio chez Ismaël Karmir quand vous êtes venu.

— C’est vrai, maintenant je vous reconnais. Vous n’aviez pas de moustaches à l’époque.

— C’est exact, fit Uri en caressant une superbe moustache rousse qui lui donnait l’air d’un officier britannique.

— Comment ? vous vous connaissez !… Le monde est décidément bien petit, dit Sarah en allumant une cigarette.

Amos Dayan s’approcha, tendit la main à Tavernier et dit dans un anglais hésitant :

— Soyez le bienvenu parmi nous.

Samuel et Daniel Zederman s’avancèrent à leur tour.

— Je sais le rôle important que vous avez eu dans la résistance française et auprès du général de Gaulle et les liens qui vous attachent à ma cousine. Au poste que vous occupez, vous pouvez nous être très utile dans la découverte des criminels nazis. Merci de vous joindre à nous, dit Samuel.

Daniel salua sans rien dire. Sarah leur fit signe de s’asseoir et dit à Tavernier :

— Tous ici savent qui vous êtes et ce que vous avez fait. À part moi, vous ne connaissez aucun d’entre nous. Si vous devez combattre à nos côtés, il est normal que vous sachiez qui sont vos futurs compagnons… En règle générale, nous sommes plutôt discrets sur nos actions, mais s’agissant de vous et compte tenu de ce que vous êtes, je vais vous dire brièvement ce que sont et ce qu’ont fait nos quatre amis jusqu’à aujourd’hui. Je vais commencer par mon cousin Samuel, avocat reconnu avant la guerre. Les mesures anti-juives l’ont forcé à arrêter son métier. Avec des amis sûrs, il a fondé un journal clandestin en hébreu, destiné à informer la communauté de ce qu’était réellement le nazisme. Au bout d’une dizaine de numéros, il a été dénoncé. Quand la Gestapo est venue l’arrêter, il était absent. Après les avoir frappés, les policiers ont emmené son père, sa mère, ses sœurs et son jeune frère Daniel. Tous, à l’exception de Daniel, sont morts en déportation. Samuel a vécu deux ans caché dans une cave par sa maîtresse qui n’était pas juive. Ils ont eu un enfant qui est mort à la naissance. Un jour sa femme n’est pas revenue, tuée sans doute dans un bombardement ; les recherches entreprises pour la retrouver n’ont rien donné. Nous nous sommes revus à Munich. Nous avons retrouvé Daniel à Linz sorti vivant des camps de la mort. Nous avons décidé tous les deux de nous venger des horreurs subies tout en sachant que la vengeance est l’arme des faibles. Nous n’avons pas eu trop de mal à ce que Samuel partage notre point de vue. C’est ici, à Paris, que nous avons rencontré Amos. Amos a fait partie du commando qui en avril dernier a empoisonné le pain destiné aux trente-six mille SS prisonniers dans un camp près de Nuremberg. Deux mille boules de pain sur les quatorze mille prévues furent empoisonnées à l’arsenic ; un millier de SS seulement moururent. La censure militaire alliée fit tout pour étouffer l’affaire. Sur le point d’être interrogé par la police américaine, Amos a réussi à passer la frontière et à trouver refuge en France. Uri Ben Zohar est un juif de Palestine qui, comme vous le savez, était dans la Brigade juive. Avec quelques-uns de ses camarades, il a participé à l’exécution de nazis en Italie et en Allemagne. Mais très vite la Hagana s’est opposée à des projets visant à tuer le maximum d’Allemands tels l’empoisonnement des réservoirs d’eau de grandes villes comme Nuremberg, Hambourg ou Francfort, ou l’incendie de Munich ou Stuttgart. Ordre a été donné de cesser toutes représailles envers les Allemands et de rentrer en Palestine. À contre-cœur, les vengeurs ont obéi. Uri a été autorisé à se rendre en France après avoir passé quelques jours au secret dans une prison clandestine de la Hagana.

— Pourquoi ne pas être allé en Palestine ? Il y a du travail à faire là-bas, demanda Tavernier.

— J’y ai bien pensé, répondit Uri, mais nous sommes quelques-uns à vouloir faire passer la vengeance avant l’État hypothétique d’Israël, ce qui va à l’encontre des chefs de la communauté juive de Jérusalem. Bien que certains se disent prêts à nous aider, la plupart n’ont qu’un objectif : la création de l’État hébreu. Nous, nous pensons qu’Israël ne peut pas exister si ses millions d’enfants, morts sans sépulture, ne sont pas vengés. Voilà pourquoi nous sommes quelques-uns qui allons traquer les nazis, où qu’ils se trouvent dans le monde, et les tuer.

Pendant un moment, il y eut un silence peuplé des souvenirs douloureux de chacun. Ce fut Sarah qui le rompit.

— François, avez-vous des questions à nous poser ?

— Oui… Il va falloir beaucoup d’argent pour entreprendre ces opérations. En avez-vous ?

— L’argent n’est pas un problème, nous l’avons, répondit Samuel.

— D’où vient-il ?

— D’organisations juives et non-juives chargées de recruter des fonds à travers le monde pour notre cause. Au début, certains d’entre nous n’ont pas hésité à commettre des hold-up, maintenant ce n’est plus nécessaire.

— Avez-vous participé à des exécutions ?

— Pas encore, répondit Samuel.

— Moi oui, dit Uri.

— Moi aussi, dit Amos, à plusieurs.

François Tavernier se tourna vers Daniel.

— J’attends ce moment avec impatience.

Il ne questionna pas Sarah ; il connaissait la réponse.

— Vous qui revenez d’Argentine, quelle est la situation là-bas ? demanda-t-elle.

— à Buenos Aires, dans les milieux péronistes, j’ai eu connaissance de l’arrivée d’un certain nombre de familles allemandes qui ont été accueillies par des compatriotes installés en Argentine avant la guerre, la plupart munies de passeports argentins, américains ou de la Croix-Rouge internationale, quelques-uns avec des passeports diplomatiques délivrés par les chevaliers de l’Ordre de Malte, plus rarement de pièces d’identité françaises. Les colonies allemandes d’Amérique du Sud sont puissantes et nombreuses tant au Chili qu’au Brésil et qu’en Argentine, en passant par l’Équateur, l’Uruguay, la Bolivie et le Paraguay. Beaucoup d’hommes politiques de ces pays sont d’origine allemande. Les filières d’évasion n’ont pas eu beaucoup de mal à se mettre en place. Il est bon de savoir que dès le début de la guerre, des relations importantes se sont nouées entre de hauts dignitaires nazis et leurs homologues argentins. Malgré la rupture des relations diplomatiques entre l’Allemagne et l’Argentine en janvier 1944, l’opération Aktion Feuerland[13], lancée par Bormann fin 1943, se poursuivit sans connaître de véritables problèmes. C’est ainsi que des milliers d’œuvres d’art, des tonnes d’or et diverses valeurs traversèrent l’Atlantique à bord de sous-marins partant d’Espagne grâce à l’aide du général Paupel à Madrid. L’ambassadeur d’Allemagne von Thermann et sa femme, en compagnie du capitaine de vaisseau Dietrich Niebuhr, organisaient des bals ou des parties de poker – les Argentins avaient une chance insolente – où se retrouvaient le gratin de la colonie allemande, le prince et la princesse de Schaumburg-Lippe, le comte de Luxburg, Ludwig Freude, Godofredo Sanstede – un agent de la Gestapo –, von Simon et des Argentins tels l’actuel président Juan Perón, les amiraux Scasso et Teissaire, les généraux Ramirez et Farrel, les colonels Mittelba, Heblin, Gonzalez, Gilbert. Habiles, les Allemands caressaient leurs amis argentins dans le sens du poil : arrosage systématique de la presse, dons importants du prince de Schaumburg-Lippe à différentes personnalités argentines, parties fines copieusement arrosées. La déclaration de la guerre le 27 mars 1945, sous la pression des États-Unis, ne gêna pas vraiment les relations entre les deux camps. Par mesure de prudence, les fonds et les valeurs des nazis furent transférés sur des comptes de ressortissants et de nationaux argentins. Quand le gouvernement de Buenos Aires se présenta pour saisir les biens nazis et japonais, il n’y avait plus rien. En avril 1945, des sous-marins nazis venant d’Espagne sont arrivés en Argentine, porteurs d’un véritable trésor de guerre : huit cent millions de dollars, produit de rapines de toutes sortes. En juillet et en août, deux sous-marins firent surface dans le port de Mar del Plata et furent remis aux autorités américaines. En Patagonie, toujours au mois de juillet, deux autres sous-marins accostèrent. Quatre-vingts personnes embarquèrent à bord de canots pneumatiques et furent débarquées sur une plage déserte où les attendaient de grosses voitures et des camions. Furent débarquées également des dizaines de très lourdes caisses, immédiatement chargées à bord des camions qui se dirigèrent vers une hacienda appartenant à une société allemande. Peut-être savez-vous quel’Organisation der ehemaligen SS Angehörigen[14] possède plusieurs réseaux permettant à ses membres de s’évader vers l’Égypte, la Syrie ou l’Amérique latine. La filière, Allemagne, Autriche, Tyrol du Sud, Gênes via Tanger est la plus utilisée pour gagner les pays hospitaliers d’Amérique du Sud. Rien que dans la région de Gênes, il y a des dizaines de monastères ou de presbytères qui servent de refuge aux candidats à l’immigration sud-américaine sous la houlette d’un haut dignitaire ecclésiastique croate, Krunoslav Draganovic, grand ami de Poglavnik[15] Ante Pavelitch. Grâce à ses relations diplomatiques auprès du Vatican, il obtient, sans difficultés, des autorisations d’immigration dans différents pays pour ses protégés. Malgré les polices alliées, le port de Gênes est un lieu de départ sûr pour les criminels nazis.

— Nous savions qu’une telle organisation existait, mais nous n’imaginions pas son importance, dit Sarah. Vous parlez de complicités difficiles à admettre… la Croix-Rouge internationale, le Vatican, l’Ordre de Malte, que sais-je encore…

— Croyez-vous qu’avec le suicide de Hitler, qui pour beaucoup est loin d’être sûr, la chute du IIIe Reich, la mort de millions d’êtres humains aient anéanti tous les néofascistes et néo-nazis de la terre ?… Il n’en est rien. De petits groupes comme le nôtre peuvent faire beaucoup de mal au réseau ODESSA, mais soyons sans illusions, la majorité de ces salauds nous échappera.

— Nous le savons, dit Samuel. Nous ne sommes pas les seuls à nous lancer sur la trace des nazis en fuite. Grâce à nos informateurs américains, des camarades sont sur la piste d’Adolf Eichmann. Des anciens de la Nakam ont découvert l’adresse de sa famille en Autriche, à Bad-Ausse ; ils se relaient pour surveiller la femme et le frère d’Eichmann. Ce petit groupe de vengeurs fera appel à nous si besoin est. Quant à nous, pour le moment, Amos a localisé ces deux femmes du camp de Ravensbrück Mara Schaeffer et Ingrid Sauter qui s’étaient faufilées dans les rangs de la Croix-Rouge et que nous avions vues, Sarah et moi, sur le quai d’une gare en compagnie de petits orphelins. Elles sont actuellement à Lyon, dans un couvent de religieuses. Daniel et Amos partent demain pour cette ville afin d’observer leur mode de vie et les moyens de les arrêter.

— Vous comptez les livrer aux autorités françaises ? demanda Tavernier.

— Non, fit froidement Sarah, nous les exécuterons.

— Quand cela sera fait, continua Samuel, nous embarquerons pour l’Argentine, poursuivre notre traque, où deux d’entre nous se feront passer pour des nazis en fuite. Amos et Daniel qui parlent parfaitement allemand et ont l’air de purs Aryens joueront ce rôle. Quand devez-vous retourner en Argentine ?

— à l’automne. Je suis chargé de mission auprès du gouvernement argentin par le gouvernement français.

— Parfait ; ce voyage peut-il être avancé ?

— Je n’en sais rien, je poserai la question au Quai d’Orsay.

— Il serait bon qu’avant votre départ, vous soyez marié…

— Marié ? !…

— Oui, avec Sarah. Cela facilitera notre tâche…

— Peut-être, mais je n’ai nullement l’intention de me marier.

— Je ne vous plais pas ? dit la jeune femme d’un ton ironique.

— Ce n’est pas cela, Sarah, vous le savez très bien.

— Je sais que vous en aimez une autre. Rassurez-vous, je ne suis pas jalouse.

— Il ne s’agit pas de ça…

— Non, interrompit Samuel, il s’agit d’une simple formalité…

— Une simple formalité, comme vous y allez ! On voit bien que ce n’est pas vous que l’on veut marier !

— François, je connais vos sentiments mieux sans doute que vous ne les connaissez vous-même. Croyez-moi, si l’on pouvait faire autrement, je ne vous demanderais pas de vous prêter à cette mascarade, dit Sarah redevenue sérieuse.

— Mais…

— Je sais ce que vous allez dire, laissez-moi m’en occuper.

— Ne vous mêlez pas de cela, c’est à moi de le faire…

— Je vous accompagnerai.

— Elle ne veut plus vous voir.

— Je sais et c’est plutôt bon signe. Elle ne veut pas me voir parce que ce que je lui ai dit l’a bouleversée. C’est justement là-dessus que je compte pour qu’elle nous aide.

— Vous n’allez pas demander à Léa…

— Pourquoi non ? Ne m’a-t-elle pas déjà aidée, sauvé la vie ? N’a-t-elle pas risqué la sienne avec courage dans la Résistance ?

— Justement, elle doit oublier tout cela !

— Vous la connaissez bien mal, elle ne pourra pas oublier malgré le désir qu’elle en a. C’est une fille droite et simple qui pense que les méchants doivent être punis.

— Je le sais bien, mais pourquoi serait-elle chargée, elle, de les punir ? Croyez-moi, laissez Léa en dehors de tout cela.

— Pourquoi, si nous avons besoin d’elle ?

— Nous pouvons très bien nous en passer. Je trouve inutile de nous encombrer d’une écervelée…

— Ce n’est pas ce que pensait son oncle, le père Adrien qui a utilisé ses compétences à maintes reprises.

— Elle combattait pour chasser l’occupant de son pays…

— Là, elle combattra pour qu’il ne revienne pas.

— Tout cela me semble bien compliqué et risqué, dit Samuel. Si, comme j’ai cru le comprendre, François Tavernier est amoureux de cette Léa, nous allons au-devant d’ennuis. Rien de pire que les histoires sentimentales dans la clandestinité.

— Votre cousin a raison, c’est beaucoup trop risqué, non seulement pour Léa, mais pour nous tous. Je me suis engagé à vous aider, à participer à votre combat, mais pas au prix de la sécurité et de la vie de Léa.

— Cela suffit pour aujourd’hui, dit Sarah, nous en reparlerons une autre fois.

Le ton de la voix les congédiait. Les cinq hommes se levèrent et sortirent.

Quelques enfants se poursuivaient en piaillant dans la poussière du square de la place des Vosges sous l’œil des mères assises à l’ombre, tricotant ou cousant. Le ciel était blanc de chaleur, personne sous les arcades. François Tavernier quitta ses compagnons et, tenant sa veste pendue à son épaule, se dirigea vers sa voiture stationnée rue de Turenne. Ces rencontres et ces conversations lui avaient laissé un sentiment de malaise. Était-il bien raisonnable, dans sa position, de s’engager dans cette aventure avec des amateurs, dont une femme qui avait perdu tout sens commun ? Non, c’était tout sauf raisonnable ; mais depuis la guerre d’Espagne, il ne connaissait plus le sens de ce mot.

Héritier d’une riche famille de soyeux lyonnais, il s’était brouillé avec elle à la suite de son engagement auprès des républicains espagnols. Seul un de ses oncles, gérant de sa fortune, avait conservé avec lui des rapports distants, mais nécessaires du fait des affaires existant entre eux. Scrupuleusement honnête, Albert Tavernier avait non seulement conservé, mais fait fructifier la fortune de son neveu sans se compromettre dans la collaboration, ce qui était loin d’être le cas des autres membres de la famille. Sans l’intervention de « la brebis galeuse », certains se seraient retrouvés en prison à la Libération.

Bien que perdu dans ses pensées, il enregistrait machinalement ce qui se passait autour de lui ; à son approche, une vague silhouette masculine se rejeta derrière un des piliers des arcades. Immédiatement, en habitué du combat clandestin, il fut sur ses gardes, ses mains à la recherche d’une arme. Ce geste le fit sourire : on n’était plus en guerre, son fidèle Walther avait rejoint son arsenal privé. Sur ses gardes, il continua son chemin. En ouvrant sa voiture, il jeta un regard circulaire… il avait dû rêver ; à part de rares passants se dirigeant vers la rue de Rivoli, il n’y avait personne.

Il régnait à l’intérieur du véhicule une chaleur caniculaire. Tavernier desserra le nœud de sa cravate et déboutonna le col de sa chemise. Il roula lentement jusqu’à la rue de l’Université, sûr de n’être pas suivi. Les travaux qu’il avait commandés se déroulaient normalement ; tout serait, comme prévu, terminé à l’automne. À ce moment-là, il verrait si Léa voulait l’épouser.

Avec colère, il serra les mâchoires en se rappelant la proposition saugrenue de Sarah ; s’il devait se marier, ce serait avec Léa et avec personne d’autre… Cependant, Sarah n’avait pas tort de penser qu’elle serait plus à même de s’introduire dans la société argentine en étant femme de diplomate ; c’était un poste d’observation idéal pour savoir ce que devenaient les nazis en fuite accueillis dans le pays. Il l’imaginait très bien se liant d’amitié avec cette actrice de vingt-six ans que le nouveau président argentin venait d’épouser, Eva Duarte. Que Juan Domingo Perón était fasciné par Benito Mussolini et un habitué des cercles pro-nazis n’était un secret pour personne et élu grâce aux cabezitas negras[16] Fort de l’appui d’une partie de la classe ouvrière et de l’armée, le « chef », élu président de la République par cinquante-six pour cent des voix, allait faire de son pays une grande puissance mondiale ; malgré l’opposition des communistes et de l’aristocratie, son pouvoir semblait établi pour longtemps. En tant qu’envoyé du gouvernement français, François Tavernier avait été présenté au couple présidentiel. Il avait eu du mal à retenir un sourire amusé en baisant la main de la femme du président, belle fausse blonde, au visage trop maquillé et vêtue d’une robe de petite fille qui surprenait sur une femme de vingt-six ans. En minaudant, Eva Perón lui avait fait visiter le parc de la résidence présidentielle, s’extasiant sur les fleurs qu’elle disait aimer passionnément. Quant à son époux, le général Perón, il lui avait dit qu’il serait toujours le bienvenu. Le soir du même jour, à un dîner chez la directrice de la revue littéraire Sur, Victoria Ocampo, la conversation n’avait tourné qu’autour de la belle Eva et de la façon dont elle avait mis la main sur ce balourd de Juan Perón que certaines dames présentes qualifiaient cependant de muy macho. Victoria Ocampo, une grande et belle femme d’une cinquantaine d’années, égérie des milieux littéraires argentins, réputée « mangeuse d’hommes », maîtresse ou amie des plus grands écrivains de son temps, francophile invétérée, s’était prise d’une profonde sympathie pour ce Français qui traînait dans son sillage comme un parfum d’aventures. Au moment de son départ pour Paris, elle lui avait confié le papier, les rubans de machines à écrire, le café, le sucré ainsi que les fonds réunis par Gisèle Freund pour le comité de Solidaridad con los escrivatores franceces, destinés à Adrienne Monnier – laquelle avait accepté de servir d’intermédiaire entre les écrivains français et ce comité. La grande libraire, éditeur de l’Ulysse de James Joyce, avait accueilli François Tavernier avec reconnaissance dans sa librairie de la rue de l’Odéon :

— Grâce à nos amis argentins, nous allons pouvoir approvisionner nos écrivains qui disent ne rien pouvoir faire sans leur dose quotidienne de café.

Devant l’étonnement de son interlocuteur, elle avait poursuivi en riant :

— Eh oui, la librairie s’est transformée en épicerie. Que voulez-vous, les nourritures de l’âme ne sont pas suffisantes à nos gens de lettres. Nous faisons les distributions tous les jours de 14 à 18 heures, sauf le dimanche.

— Que faut-il faire pour obtenir cette aide alimentaire ?

— Être écrivain fréquentant ou non la librairie. Nous faisons parvenir aux intéressés des prospectus conçus par Gisèle qui donnent à nos intellectuels la date des envois. Tenez, regardez les bons signés par les destinataires.

François Tavernier avait lu : « Jean-Paul Sartre : un kilo de café vert, un saucisson, une boîte d’huile, un kilo de fruits secs ; Jean Cocteau : trois kilos de café vert, un pain de confiture de lait, un kilo de fruits secs ; Henri Michaux ; un kilo de café vert, une livre de thé, dix tablettes de chocolat, trois kilos de lait condensé, trois pots extra de viande, un jambon, trois pains de confiture de lait ; André Breton : un kilo de café vert, deux saucissons, une boîte d’huile, un kilo de fruits secs, un pain de confiture de lait ; Albert Camus : deux kilos de café vert, deux bandolas, une boîte d’huile, un pain de confiture de lait. » Plus ému qu’il ne voulait le paraître, François posa les bons, marqués d’un bonnet phrygien sous lequel deux mains se serraient, sur le comptoir encombré.

Adrienne Monnier avait remarqué son émotion et c’est avec un bon sourire qu’elle lui avait dit :

— Eh oui, mon cher monsieur, nous ne sommes que de pauvres créatures. Revenez quand vous voudrez, vous serez toujours le bienvenu.

Introduit dans les milieux péronistes comme dans ceux de l’intelligentsia argentine, il avait une position idéale pour aider Sarah et ses amis dans leur mission. Était-il bien nécessaire pour autant d’épouser sa belle amie juive ? Il en doutait et cependant… Fallait-il, pour apaiser leur soif de vengeance, sacrifier son amour pour Léa ?

Pour se changer les idées, il accepta l’invitation de Laure à venir écouter du jazz au « Lorientais » où jouaient un clarinettiste aux cheveux en brosse, l’air d’un bûcheron canadien dans sa chemise écossaise, Claude Luter et un trompettiste long et maigre, Boris Vian,