Tard dans la matinée, Léa fut réveillée par le téléphone ; Samuel demandait à la voir. Elle répondit qu’elle descendait. Un quart d’heure plus tard, elle était dans le hall.
Samuel attendait, assis dans un fauteuil, indifférent au va et vient des clients de l’hôtel, le regard vague, les mains abandonnées. Quel changement chez lui aussi ! L’émotion laissa Léa quelques instants immobile. Ce fut ce moment que choisit Rik Vanderveen pour s’approcher. Léa n’avait plus eu de nouvelles de lui depuis leur fuite de l’estancia Ortiz. En le voyant, une peur folle la paralysa.
— Bonjour, ma chère, vous n’avez pas l’air heureuse de me revoir ?… Nos amis ont été un peu étonnés par votre départ précipité. Comment va madame Tavernier ?… mieux à ce qu’on m’a dit… Et ce cher monsieur Tavernier ?… un excellent pilote.
Pendant ce monologue, Samuel s’était levé et se tenait à l’écart, regardant des dépliants publicitaires. Léa comprit ; il ne fallait pas que Vanderveen fasse un lien entre le frère de Daniel et elle. Elle parvint à sourire.
— Bonjour Rik… Je suis surprise, je ne m’attendais pas à vous voir. Vous allez bien ?
— Comme vous le voyez, je suis dans une excellente forme, le climat argentin me réussit. À vous aussi, semble-t-il… Vous êtes chaque fois plus belle.
— Merci.
— Je suis pour quelques jours à Buenos Aires, me ferez-vous plaisir de déjeuner ou de dîner avec moi ?
— Bien volontiers, mais je suis prise aujourd’hui et demain.
— Alors, disons après-demain pour dîner ? À neuf heures ?… Cela vous convient ?
— Oui, oui, très bien. Où êtes-vous descendu ?
— Ici, bien évidemment. Nous dormons sous le même toit. Je vous laisse, un rendez-vous important. N’oubliez pas… après-demain ?… Je compte sur vous.
Rik Vanderveen remit sa clef au concierge et sortit de l’hôtel après avoir fait un geste de la main à Léa.
Elle avait beau se dire que rien, dans les renseignements reçus concernant Vanderveen, ne pouvait le faire suspecter d’être le complice de Jones et de Barthelemy, sa présence à l’estancia Ortiz le désignait comme étant un des leurs. Dans ce hall, elle se sentait vulnérable, exposée aux regards : il ne fallait pas que l’on pût établir une relation entre Samuel et elle.
— Suivez-moi, chuchota-t-elle en le frôlant.
Léa marcha d’un pas nonchalant jusqu’à la station de métro San Martin en s’assurant que Samuel la suivait bien. Ils furent les seuls à monter dans le wagon à moitié vide. Personne ne les avait suivis.
Léa posa sa main sur le bras de Samuel. Ils restèrent un moment silencieux.
— Je suis venu vous-dire de rentrer en France…
— Vous aussi ? Mais qu’est-ce que vous avez tous à vouloir me faire partir !
— Votre place n’est pas ici. J’ai toujours été contre le fait que vous soyez mêlée à nos affaires, malgré l’avis de Sarah.
— Sarah n’est pour rien dans ma venue en Argentine !
— Peu importe, vous devez partir.
— Non.
— Mais enfin, je ne comprends pas, notre combat n’est pas le vôtre !…
— Oubliez-vous l’assassinat de ma sœur ?… Pourquoi me refuser à moi le droit de me venger ?
La rame ralentit et s’arrêta.
— Descendons, dit-il.
Ils se retrouvèrent plaza de la Republica, face à l’obélisque.
— Allons dans Corrientes, il y a beaucoup de monde.
Ils marchèrent quelques instants, perdus dans la foule.
— Nous reparlerons de mon départ une autre fois, j’ai quelque chose à vous dire. J’ai essayé de joindre Sarah mais cela ne répond pas chez elle. Je sais où est cachée Rosa Schaeffer.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
— Je sais où est cachée Rosa Schaeffer, à Paraguay-Esmeralda.
— Mais c’est…
— Oui, c’est tout près d’ici.
— Allons-y.
— Vous ne voulez plus que je parte ?
Samuel ne répondit pas, il accéléra le pas et prit la rue Esmeralda. Léa avait du mal à le suivre.
— C’est ici.
Un immeuble vétuste, avec une boutique de mercerie au rez-de-chaussée.
— Attention !
Léa entra précipitamment dans le magasin, suivie de Samuel. La commerçante s’avança.
— ¿ Buenos días señorita, buenos días señor, Qué desean ?[67]
Que répondre ? Léa fit le geste de recoudre.
— ¿ Quieren hilo ? ¿ Que color ?[68]
— Bleu.
— Me direz-vous ce qui se passe ?
Léa guettait à travers la vitrine.
— J’ai vu Barthelemy venir vers nous.
— Croyez-vous qu’il nous ait vus ?
— Je ne crois pas.
— Aquí tiene señorita. ¿ Es el color que me pidió ?[69]
— Sí, gracias.[70]
En sortant, Léa glissa la bobine dans sa poche.
— Il faut revenir avec quelqu’un parlant espagnol pour essayer de savoir à quel étage ils habitent. Venez, nous allons rejoindre Amos et Uri.
— Alors, je peux rester ?
Samuel haussa les épaules. Un taxi les conduisit chez le docteur Ricardo Lopez. Averti, il dépêcha les deux meilleurs agents de son organisation. En attendant leur retour, le médecin fit servir une collation. Ils finissaient de boire le café quand on sonna à la porte d’entrée. C’était Sarah.
— Ah ! tu es là, dit-elle en voyant Léa. Tu n’as pas oublié que nous allons à la Casa Rosada ? Que fait-elle ici ? ajouta-t-elle en se tournant vers Samuel.
Il n’eut pas à répondre : on sonnait une nouvelle fois à la porte d’entrée. Cette fois, revenant de la rue Esmeralda, c’étaient les Argentins. Quand ils eurent rendu compte de leur mission, il sembla à tous que Sarah renaissait.
— Maintenant, elle ne peut plus m’échapper, dit-elle avec un sourire mauvais.
— Il faut la faire sortir de sa tanière, mais auparavant il faut localiser ses gardes du corps.
— Son tres, dit un des Argentins, un policia criollo vestido de civil vigila el inmueble desde el café de enfrente, un mestizo y un alemán.[71]
— ¿ Conoces al mestizo ?[72]
— Si es un bandido muy peligroso la policía lo utiliza a menudo para malos negocios.[73]
Le médecin avait l’air inquiet.
— C’est très embêtant, dit-il en s’adressant à Samuel et à Sarah, cela veut dire que la police est dans le coup. Il va falloir jouer serré.
— Que comptez-vous faire ? demanda Sarah.
— Continuer la surveillance et essayer de gagner la confiance d’un des gardes du corps.
— Ils doivent se méfier.
— Aucun Argentin ne résiste à une jolie femme.
— à quoi pensez-vous ?
— On va envoyer Carmen en reconnaissance dans le café.
— Oh ! non, pas Carmen ! dit Léa.
— Carmen est un de nos meilleurs agents, de plus, elle est ravissante.
« Justement », pensa Léa.
Sarah s’approcha d’elle.
— Tu as fait du bon travail, ma chérie. Tu n’as pas oublié notre thé ?… Nous avons juste le temps de nous préparer. Il faut que nous ayons l’air très convenables.
Eva Perón trônait dans un fauteuil à haut dossier de bois doré et de velours rouge dans un des salons de la Casa Rosada. Elle était vêtue d’une exquise robe blanche au drapé savant, entourée de femmes chapeautées, toutes très élégantes. Sarah et Léa l’étaient aussi, mais d’une manière moins ostentatoire.
— Je suis heureuse de vous revoir, madame Tavernier, vous aussi mademoiselle.
Léa ne comprit pas, mais elle salua en souriant.
— Nous parlions, ces dames et moi, du rôle de la femme dans notre société. J’ai beaucoup médité là-dessus. Le général m’a aidée dans cette réflexion. Par sa patience et son affection, il m’a fait comprendre les différents aspects des innombrables problèmes qui concernent la femme dans mon pays et dans le monde. Ces conversations m’ont permis une fois de plus de comprendre le génie de sa personnalité. Des millions d’hommes ont sans doute, comme lui, affronté le problème chaque jour plus aigu en ce siècle angoissé de la femme au sein de la société. Mais je crois que bien peu d’entre eux se sont arrêtés, comme le général, pour l’examiner à fond. Les féministes des autres pays diront que commencer ainsi un mouvement féminin, c’est bien peu féminin… N’est-ce pas là, diront-ils, commencer, en quelque sorte, par reconnaître la supériorité d’un homme ? Ces critiques ne m’intéressent pas. Je suis engagée dans l’action et je dois accepter la tâche de guide spirituel des femmes de mon pays.
— Elle ne manque pas d’air, chuchota Sarah à l’oreille de Léa.
— Tu me raconteras, je n’ai rien compris.
On servit le thé.
— Muchachos, venez ici, dit Eva Duarte, en interpellant un des rares hommes de l’assemblée.
Ils vinrent tous.
Le colonel Mercante, Freude, chef du service présidentiel des recherches, personnage redouté, le père Benitez, son confesseur jésuite et Alberto Dodero, un gros armateur ami des Duarte, se précipitèrent vers elle. À voix haute, pour que tous entendissent, la belle Eva dit :
— J’ai accepté l’invitation du général Franco à me rendre en visite officielle en Espagne, ensuite j’irai à Rome demander au pape de prier pour Perón et le peuple argentin. Je terminerai mon voyage européen par Paris.
— Peut-on rêver plus belle ambassadrice que vous, dit Albert Dodero, en lui baisant la main.
La présidente eut un rire de gorge.
Léa regardait cette société si différente de celle dont faisait partie Victoria Ocampo. Ici, tout était clinquant, plutôt vulgaire, et personne ne venait à elle en lui parlant français alors que Victoria et ses amis s’exprimaient tous dans sa langue natale avec beaucoup de distinction. Malgré cela, elle n’arrivait pas à trouver Eva Perón antipathique, elle n’était pas loin d’éprouver une certaine admiration pour la petite actrice, tellement décriée dans les milieux de l’aristocratie de Buenos Aires, qui avait réussi si jeune – n’étaient-elles pas à peu près du même âge ? – à être la première dame de son pays. Mais pour rien au monde, Léa n’eût souhaité être à sa place.
Enfin, Sarah donna le signal du départ.
Elles traversèrent la plaza de Mayo. Devant la cathédrale, plusieurs taxis stationnaient. Léa se dirigea vers l’un d’eux.
— Si nous rentrions à pied, j’ai envie de marcher, dit Sarah.
— Comme tu voudras, passons par Florida, on regardera les magasins.
Elles n’échangèrent que des propos futiles jusqu’au siège du journal La Nacion. Un groupe d’hommes, journal en main, commentaient les nouvelles du jour. En première page, un titre.
— Arrestation à Montevideo d’un criminel nazi, traduisit Sarah.
— Tu crois que François a quelque chose à voir avec ça ?
— Va savoir, répondit Sarah, laconique.
Elles arrivèrent en vue du Plaza.
— Que fais-tu ce soir ? demanda Sarah.
— Je vais au cinéma avec Victoria Ocampo. Il paraît qu’à « l’Ambassador » on passe un film avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman, ensuite je dîne avec elle, sa sœur Silvina et son beau-frère. Et toi ?
— Je reste chez moi, j’attends des nouvelles de François et Samuel doit passer me voir. Si tu as besoin de me joindre… Je ne bouge pas.
Elles s’embrassèrent. Soudain Léa demanda :
— Comment vas-tu ?
C’était si inattendu que Sarah se troubla.
— Que veux-tu dire ?
— Rien.
— Mais encore ?
— On ne dirait pas que Daniel est mort… Aïe ! tu me fais mal !
Sarah avait saisit le bras de son amie et le serrait d’une poigne de fer.
— Que veux-tu dire par là ?
— Lâche-moi ! tu es folle.
— Plus que tu ne le crois, dit-elle en la relâchant. Mais pour Daniel, ne te méprends pas. Cela a l’air comme avant, penses-tu, mais sache que, lui et moi, nous sommes restés là-bas et même si nous avons l’air vivant, si nous avons encore des émotions, elles ne sont qu’un reste de mémoire de ce qui était… avant. Nous sommes des morts vivants. Alors, mort ou pas mort, qu’est-ce que ça change ?… Peux-tu me le dire, toi qui crois être bien vivante ?
Des hommes passaient, regardant ces deux belles jeunes femmes qui devaient discuter chiffon avec ces mines sérieuses. Car, c’est bien connu, il y a que les futilités qui soient sérieuses pour les femmes.
Léa demanda sa clef, la concierge la lui remit avec un message qu’elle lut sur-le-champ. Il était d’Ernesto.
« Ma chère Léa, je ne pourrai pas te voir aujourd’hui, mes parents sont arrivés de Cordoba. Je pense à toi tendrement. » « Dommage, je l’aime bien ce garçon », pensa-t-elle en prenant l’ascenseur.
Dans sa chambre, deux bouquets étaient disposés dans des vases, l’un était somptueux, l’autre simple et élégant. Tous les deux venaient du fleuriste en bas de l’hôtel. Le premier était de Rik Vanderveen, le second d’Ernesto.
La soirée passée avec Victoria Ocampo s’était terminée fort tard. Léa avait mal dormi, les fleurs du bouquet de Vanderveen lui avaient donné mal à la tête, François n’avait pas appelé, Carmen non plus. Elle ne pouvait s’empêcher d’être inquiète pour sa nouvelle amie : « J’ai peur qu’il lui arrive quelque chose », pensait-elle. Levée de mauvaise humeur, avec la migraine, elle décida de se rendre en fin de journée chez le docteur Ricardo Lopez. Quand elle arriva rue San-Martin-de-Tours, elle éprouva un sentiment de malaise ; il y avait beaucoup d’allées et venues dans l’immeuble. Elle se souvint d’avoir éprouvé la même sensation avenue Henri-Martin, à Paris, devant la porte de l’appartement du tortionnaire Massuy, des griffes de qui elle avait arraché Sarah. Elle hésitait à monter, quand Uri entra dans le hall.
— Ne restez pas là, venez.
Chez le médecin, plusieurs personnes s’activaient : parmi elles, Samuel, les cheveux en bataille, et Amos.
— Avez-vous des nouvelles de Tavernier ? demanda-t-il.
— Non. Il est arrivé quelque chose ?
— Carmen a disparu.
— Disparu ?
— Oui, hier soir vers minuit, elle a lié connaissance avec le policier en civil en faction dans le café. Elle a téléphoné ici pour faire son rapport. Depuis, plus rien.
— Elle a pu dormir chez une amie ?
— Non, elle nous aurait prévenus d’autant qu’elle devait retourner au café cet après-midi. Personne ne l’y a vue.
— Le policier y était ?
— Oui, il semblait nerveux.
— A-t-on appelé les radios ?
— Oui, là non plus, on ne l’avait pas vue.
— Que puis-je faire ?
— Pour l’instant, rien, nos camarades argentins s’en occupent.
— Sarah a-t-elle était prévenue ?
— Oui, elle avait un déjeuner à l’ambassade de France qu’elle ne pouvait remettre. Elle ne devrait pas tarder, un des nôtres l’attend. C’est inutile que vous restiez ici. Je vous fais raccompagner au « Plaza ». Évitez de sortir jusqu’à nouvel ordre.
Accablée, Léa se laissa reconduire. Elle éprouvait la même impression d’insécurité que pendant la guerre mais là, dans ce pays étranger dont elle ne parlait pas la langue, elle ne savait que faire. Où pouvait être Carmen ? Peut-être trouverait-elle un message à l’hôtel ? C’est avec un faible espoir qu’elle s’adressa au concierge.
— Non, mademoiselle, il n’y a aucun message pour vous.
— Merci.