Une surprise attendait Léa à son retour de Nuremberg : Sarah lui donnait rendez-vous dans un appartement de la place des Vosges. Sans prendre le temps de défaire ses bagages ni de quitter son uniforme, elle se précipita à l’adresse indiquée. La porte lui fut ouverte par un jeune homme blond au visage de fille.
— Vous êtes Léa Delmas ? Venez, madame Mulstein vous attend.
Le jeune homme la conduisit dans un vaste salon aux dorures éteintes et au mobilier hétéroclite, enfumé et surchauffé, où discutaient passionnément cinq ou six personnes dont deux femmes. L’une d’elles, grande et mince, vêtue avec élégance, avait le crâne rasé. Bien qu’elle fut de dos, Léa reconnut Sarah Mulstein. Quand elle se retourna, elle fut frappée par son regard dur et froid.
— Laissez-nous, dit-elle à ses compagnons.
Tous se levèrent sans rien dire et quittèrent le salon en considérant fraîchement la nouvelle venue.
Intimidée, Léa regardait cette femme étrange qu’elle avait connue gaie et insouciante et qui l’observait, silencieuse. La joie qu’elle se faisait de leurs retrouvailles s’évanouit. Frappée par son apparence et son silence, elle ne se rendait pas compte qu’elle dévisageait son amie et que cette attitude pouvait être blessante.
— Je vois que tu n’as pas perdu cette habitude de fixer les gens comme s’ils étaient des objets.
Léa se sentit rougir et en conçut de l’agacement. Où était la joie de retrouver celle qu’elle avait sauvée des griffes de Massuy et de la mort à Bergen-Belsen ? Désorientée, elle baissa la tête.
— Allons, ne prends pas cet air-là, viens m’embrasser.
L’intonation tendre de la voix eut raison de la gène de Léa. Elle se jeta dans les bras tendus avec une hâte enfantine et baisa les joues marquées de légères traces blanches qui n’ôtaient rien à la beauté froide de Sarah, mais la rendaient plus singulière encore. Singularité accentuée par le crâne lisse et par les yeux verts qui paraissaient plus grands.
— Que tu es belle, petite fille, plus belle encore…
La voix rauque, légèrement brisée de Sarah remua Léa et ce fut avec sincérité qu’elle s’écria :
— C’est toi qui es belle malgré…
Elle s’arrêta rougissant à nouveau. Sarah sourit.
— Non, je ne suis pas belle, pourquoi t’arrêtes-tu ?
— Tes cheveux ! tes beaux cheveux !
— Quoi, mes cheveux ? À quoi ça sert des cheveux ? Tout juste à fabriquer des tissus…
— Oh !
— Cela te choque, c’est pourtant ce qu’ils faisaient de nos cheveux. Il faudra t’y habituer, à cette marque d’infamie, car c’est une marque d’infamie que de tondre les femmes. Je croyais que tu le savais.
— Justement.
— Vois-tu, je veux qu’en me regardant tous pensent : c’est une putain…
— Tais-toi !
— Oui, une putain, une putain à Boches, comme les filles tondues de la Libération…
— Tais-toi ! Pourquoi me dis-tu ça ?
— Pour que tu le saches et que tu n’oublies pas. Là-bas, ils m’ont mise dans un bordel à soldats et par dizaines, chaque jour, ils ont abusé de mon corps. Toi aussi, belle comme tu es, ils t’auraient mise dans un bordel. Va, ce n’est pas si terrible !… Cela, vois-tu, j’aurais peut-être pu le leur pardonner, mais il y a eu le reste, tout le reste et pour cela il n’y a pas de pardon, il n’y aura jamais de pardon.
Sarah se détourna et alla vers la fenêtre. Elle appuya son front contre la vitre et resta longtemps silencieuse. Léa s’approcha et posa sa tête contre son épaule.
— C’est fini, tu es revenue, vivante.
Avec brusquerie, Sarah la repoussa avec un rire mauvais.
— Vivante ? Vivante, dis-tu ?… Tu as de ces mots ! comment peux-tu dire de telles bêtises !… Vivante !… Regarde-moi bien… JE SUIS MORTE !… Morte à jamais !… Cadavre parmi les cadavres !… Pourquoi n’es-tu pas passée un peu plus loin à Bergen-Belsen !… Il fallait me laisser pourrir au milieu des charognes !… Ma place était là, parmi mes compagnes mortes de faim, d’épuisement, de tortures que tu n’imagines pas, que personne ne peut imaginer, que même nous, les survivants, n’arrivons pas à croire. Chaque jour depuis notre retour, nous nous disons : « Nous avons rêvé !…, ce que nous avons subi n’était qu’un rêve issu de nos esprits dérangés !…, aucun homme au monde n’est capable de faire ce qu’ils ont fait à d’autres hommes !… » Eh bien oui, ils en étaient capables et de plus que cela encore. Et tu voudrais que je pardonne, que j’oublie ?… Tout le monde nous dit d’oublier, certains même d’entre nous s’y emploient par honte, par un sentiment pervers de culpabilité. Mais moi je dis : il ne faut pas oublier, jamais !… Nous, qui restons, devons être les témoins de l’horreur, nous devons vengeance à tous ceux qui sont restés, que l’on a détruits avec une délectation, avec un raffinement qu’ils ont porté au plus haut degré – même si nous devons nous perdre, devenir aussi abjects qu’eux !… Dans le livre il est dit : « Œil pour œil, dent pour dent. » Ce sont mille yeux, mille dents qu’il faudrait arracher à chacun d’eux pour que l’âme des morts repose en paix !… Comme tu es devenue pâle… je te fais peur ?… C’est bien ! Nous allons leur faire peur, les traquer à travers le monde, partout où ils seront, même si cela devait durer mille ans ! Ils ne le savent pas encore, mais les vengeurs se lèvent un à un, ils sont en route, ils seront inexorables. La race impure les détruira tous, eux et ceux à venir. Nous sommes en guerre, Léa, en guerre pour mille ans jusqu’à ce que la bête immonde soit rayée de la surface de la terre.
Les cicatrices blafardes de ses joues étaient devenues rouges dans son visage blême et tendu, son crâne luisait de sueur, sa bouche se tordait de haine, ses yeux exorbités étaient vitreux, ses mains si belles, aux longs doigts, se crispaient spasmodiquement comme si elles cherchaient une victime à étrangler.
Le cœur tordu de chagrin, Léa regardait Sarah. Aucune parole ne pouvait venir à bout de cette peine. Elle pensa à son oncle Adrien dont elle avait appris le suicide à son retour et imagina le désarroi du dominicain face aux tortures, à la trahison. Qu’en eût-il été devant les horreurs des camps ? Qu’eût-il pu dire à cette femme ivre de haine ? Les mots de compassion seraient restés coincés dans sa gorge, ses prières transformées en imprécations, ses mains jointes, brandies, poing levé, vers ce Dieu qu’il avait rejeté et nié en se suicidant. Si cet homme courageux, ce combattant de l’ombre, ce prêtre, n’avait pu trouver la volonté de vivre dans un monde qu’il ne comprenait plus, où une jeune femme sortant de l’enfer pouvait-elle puiser la force de renaître ? Sarah avait trouvé, croyait-elle, la réponse : dans la vengeance. Léa sentait ce qu’il y avait de négatif dans ce choix mais le comprenait. L’espace d’une seconde, elle pressentit qu’elle devrait tout faire pour éloigner Sarah de son terrible projet et sut qu’elle n’en ferait rien.
— Cesse de me regarder avec pitié. Je ne veux pas de ta pitié ni de celle de quiconque. C’est autre chose que j’attends de toi.
— Demande-moi ce que tu voudras, tu sais bien que je ferai pour toi tout ce qui est en mon pouvoir.
— On va voir.
Sarah resta un long moment silencieuse, marchant de long en large, s’arrêtant pour regarder Léa, le front plissé par une intense réflexion, les lèvres serrées comme quelqu’un qui a un secret et hésite à le confier.
— Ce que je vais te dire, jure-moi de n’en jamais parler. Jure.
— Je te le jure.
— C’est bien, alors écoute.
Continuant à marcher de long en large, Sarah parla :
— Au sortir du bordel, je fus envoyée au camp de Ravensbrück. J’étais enceinte mais je ne le savais pas. J’eus le malheur de lever la main sur une femme médecin du camp. Je fus battue puis soignée afin d’être en état de mieux supporter les tortures qu’elle me réservait en représailles. Quand je fus rétablie, elle me révéla que j’attendais un enfant et qu’elle allait m’avorter. J’avais accueilli sa révélation avec horreur et sur le moment je fus soulagée par sa décision. Elle s’en aperçut et cela la fit changer d’avis.
«— C’est de la graine d’allemand que tu as dans le ventre. J’ai envie de voir à quoi ressemble le fruit d’une guenon juive avec un homme de race pure. Ce sera un bon sujet pour mes expériences.
« À ma grande honte, je la suppliai de m’avorter. Elle eut le front de me répondre d’un air indigné :
«— Comment oses-tu me demander de commettre un tel crime, à moi qui suis médecin et me dois de respecter la vie, fut-ce celle d’un fœtus juif ?
« Pour être sûre de me voir conduire ma grossesse à terme, elle me dispensa de durs travaux et me fit affecter aux cuisines du camp. Là, j’eus droit à une nourriture un peu plus substantielle que celle distribuée aux autres détenues. Ce régime de faveur me valut la haine des prisonnières de mon block malgré les aliments que je subtilisais pour elles. Quand elles découvrirent que j’attendais un enfant, ce fut bien pire encore, elles m’accablèrent d’insultes plus ignobles les unes que les autres. Seule une très jeune fille fit preuve de compassion. Je la pris en amitié et m’arrangeais pour lui donner de quoi apaiser sa faim. Elle était douce, ravissante et fragile. Polonaise, Ivenska avait vu ses parents et son petit frère massacrés sous ses yeux. Le choc avait dérangé son esprit ; elle chantonnait et souriait sans cesse, ce qui agaçait nos compagnes. La nuit, sur sa paillasse, elle gardait longtemps les yeux grands ouverts ruisselants de larmes sur son visage souriant. Un jour le docteur Herta Oberheuser la fit chercher pour la conduire au Revier[10]. Je tentai de m’y opposer mais la Schwester[11] Erika me repoussa à coups de pied. Ivenska partit en souriant. Quand elle revint, le lendemain, elle souriait toujours, les traits tirés, le teint blafard, les yeux fous, roulant dans tous les sens, les mains crispées sur son ventre. Toute la nuit, brûlante de fièvre, elle se tordit de douleur, grimaçante et souriante. C’était terrible ce sourire sur cette face ravagée par la souffrance. Elle grelottait malgré les couvertures prêtées par les prisonnières. Sous la paillasse se formait une petite mare de sang. Dans les cuisines, j’avais entendu parler des expériences pratiquées sur les détenues dans le service du docteur Oberheuser. Là, sous les ordres du docteur Schumann, venu d’Auschwitz, une centaine ou plus de jeunes Tziganes furent opérées par toute une équipe de médecins et d’infirmières SS. Quand on passait près du Revier, on entendait des cris et des pleurs. Plusieurs petites filles eurent les ovaires irradiés par des rayons X, certaines subirent l’ablation des organes génitaux. Beaucoup avaient des plaies ouvertes au ventre qui ne cessaient de suppurer. Presque toutes moururent dans d’atroces souffrances. C’est ce qui arriva à Ivenska. Au matin je la retrouvai morte, un sourire sur son beau visage enfin apaisé.
« L’enfant bougeait dans mon ventre. Peu à peu je m’étais mise à aimer ce petit être qui grandissait en moi. Quand je fus proche du terme de ma grossesse, le docteur Rosa Schaeffer me fit hospitaliser à la maternité du Revier où elle provoqua l’accouchement.
Sarah se tut, le regard fixe. Les mains tremblantes, elle prit une cigarette dans un paquet froissé qu’elle retira d’une poche de sa robe, l’alluma à la flamme du briquet tendu par Léa et tira nerveusement deux ou trois bouffées. Le tremblement de ses mains cessa.
— Ce fut un garçon.
Les épaules soudain affaissées, Sarah éteignit sa cigarette dans un cendrier débordant de mégots.
— Je l’appelai Yvan… il était blond et… très beau.
«— Comment une guenon comme toi a-t-elle pu donner naissance à un bel Aryen ? me dit le docteur Schaeffer. Dommage que je doive m’en servir pour tester un nouveau vaccin contre le typhus.
« Je la suppliai de laisser l’enfant et de tester son vaccin sur moi.
«— Il n’en est pas question. Toi, tu es retenue pour une autre expérience. Mais si tu ne veux pas me donner ton fils, tue-le.
Sarah alluma une autre cigarette, les traces de ses joues devenues rouges illuminaient son visage pâle.
«— Je restai éveillée toute la nuit, serrant contre moi mon bébé. Au petit matin, épuisée, je m’endormis. À mon réveil l’enfant avait disparu. Devant moi Rosa Schaeffer me regardait en souriant.
«— As-tu passé une bonne nuit ? Sans doute puisque te voilà debout.
«— Où est mon fils ?
«— Ton fils ? Ah oui, ton fils. Ne t’inquiète pas, il va bien.
«— Rendez-le moi.
«— On te le rendra mais à une condition.
«— Laquelle ?
«— Cette nuit, une Tzigane a mis au monde une petite fille. Elle est difforme mais se porte bien. Nous ne pouvons la laisser vivre, elle doit mourir. C’est toi qui vas la tuer.
«— Moi !
«— Oui, en échange de la vie de ton fils.
« Je la regardai incrédule : je devais tuer un enfant pour sauver le mien. J’éclatai de rire.
«— Cela te fait rire, tant mieux.
« Elle sortit me laissant bouleversée, mais riant comme une folle. Peu après, Schwester Ingrid entra, portant un paquet d’où sortaient les cris d’un nouveau-né, suivie par le docteur Schaeffer tenant mon petit garçon par les pieds… Je poussai un hurlement et me précipitai vers lui.
«— Ne bouge pas ou je lui fracasse la tête contre le mur.
« Je m’arrêtai net.
«— Tue la petite fille et je te le rends.
« Scbwester Ingrid me tendit le bébé. Je ne remarquai aucune difformité apparente. Quand il fut dans mes bras, une tendre lassitude m’envahit. Ses abondants cheveux noirs avaient la douceur de là soie. Machinalement je posai un baiser sur la petite tête. Les deux femmes me regardaient, attentives.
«— Tue-la, me dit presque tendrement Rosa Schaeffer,
« Je secouai la tête en lui tendant l’enfant.
«— Tue-la ou je tue ton fils.
Sarah haletait, les mains crispées sur sa poitrine. Tout bas, tremblante, Léa lui dit :
— Arrête, ne dis plus rien, tu te fais mal.
— Ce n’est pas le mal que je me fais que tu redoutes, mais celui que je peux te faire, dit Sarah, d’une voix sifflante.
Debout l’une en face de l’autre, les deux amies s’observaient. Sarah se détourna et continua.
— Mon fils, toujours tenu à bout de bras par le docteur Schaeffer, le sang à la tête, s’étouffait.
«— Tue-la.
«— Je ne peux pas.
« Elle balançait mon bébé dont les cris devenaient de plus en plus faibles, le visage de plus en plus rouge. Alors je pris le cou de la petite fille entre mes doigts et je serrai…
Glacée, paralysée, Léa avait du mal à retenir ses nausées.
— à ce moment-là, une femme à moitié nue, ensanglantée, surgit avec des hurlements tels qu’ils suspendirent mon geste. Elle m’arracha l’enfant. Alors, avec horreur, je regardai ma main… La Tzigane pressant son nouveau-né sur elle nous regardait avec fureur en reculant vers la porte ; elle ne l’atteignit jamais. Une rafale de mitraillette la coupa presque en deux. Quant au bébé, je m’approchai du petit corps, je me fis la réflexion : « elle est toute chaude… »
« Je posai doucement le cadavre sur celui de sa mère. Pliée en deux, je me mis à vomir. Rosa Schaeffer me regardait, ses yeux étincelaient de joie mauvaise, un rictus tordait sa bouche. Je tombai à genoux…, je me traînai jusqu’à elle tendant mes mains vers mon fils.
«— Donne-le moi !
« Elle rit.
«— Ne t’inquiète pas, je vais te le donner.
« Je sentis mon corps frémir de joie, d’une joie démente : je me relevai… elle fit tournoyer le bébé…, de plus en plus vite… je criai, tentai de l’attraper… elle me repoussa du pied et… fracassa la petite tête contre le mur.
Accablée, recroquevillée sur elle-même, Léa glissa sur le sol. De la bave coulait le long du menton de Sarah, son crâne rasé était mouillé de sueur, ses yeux secs fixaient un coin de la pièce. Elle s’y dirigea d’une démarche d’automate, se baissa, fit le geste de ramasser quelque chose, mit ses bras en berceau et alla vers un canapé, berçant le vide en chantonnant une berceuse allemande. Elle s’assit avec précaution et, toujours berçant, dit d’une voix douce :
— Dors, mon petit, dors. Comme tu es beau… tu dois avoir faim… tiens mon chéri… bois.
Ouvrant son corsage, Sarah sortit son sein et le tendit vers une bouche fantôme.
C’en était trop pour Léa. Elle se releva et à deux reprises gifla violemment Sarah. Calmement, la jeune femme reboutonna sa robe.
— Merci, fit-elle en se redressant.
Les marques des doigts s’imprimaient d’un rouge vif sur la face blanche. À voix presque basse Sarah reprit :
— Pardonne-moi, il faut que je continue jusqu’au bout, tu dois savoir… Ce que tu m’as vu faire, c’est ce que j’ai fait là-bas. J’ai ramassé le corps de mon fils et je l’ai tenu contre moi essayant de le réchauffer, de le nourrir… je glissai le mamelon entre les petites lèvres, tièdes encore…
— Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi !
— … Je lui fredonnai la berceuse que mon père me jouait avant de m’endormir. J’avais oublié le cadavre de la petite fille, celui de la Tzigane et la présence des deux femmes. Je remarquais à peine qu’elles riaient ; j’étais heureuse, je tenais mon enfant dans mes bras. Craignant qu’il ne prît froid, je l’emmaillotai dans le drap du lit. Puis, pieds nus, en chemise tachée de sang, je quittai le Revier… il avait neigé… Je m’enfonçai dans la masse blanche, légère. Je ne sentais pas le froid, je marchais comme dans un rêve, le cœur débordant du bonheur de serrer mon petit garçon contre moi, de rentrer avec lui à la maison… J’arrivai à mon block. Une dizaine de détenues se tenaient devant la porte, grelottant dans leur défroque rayée. Elles s’écartèrent devant moi. L’une d’elles me prit par l’épaule, me conduisit près du poêle et me fit asseoir sur un tabouret. Une autre posa une couverture sur mes épaules, une autre encore m’enfila des bas de laines multicolores. Je me fis la réflexion qu’elle avait dû les tricoter avec une infinie patience en récoltant de droite et de gauche de petits bouts de laine. Je les remerciai avec reconnaissance ; depuis que j’étais dans ce camp, elles ne m’avaient pas habituée à tant de prévenances. On me tendit une boisson chaude. Je la bus avec délice.
«— Montre-nous ton bébé.
« Avec précaution, j’écartai le drap.
«— Surtout ne le réveillez pas.
« Des têtes rasées ou portant fichu se penchèrent. Mais pourquoi se rejetaient-elles en arrière, pourquoi criaient-elles, pleuraient-elles ? D’autres se penchèrent, puis d’autres. Toutes avaient la même attitude.
«— Chut, ne faites pas tant de bruit, vous allez le réveiller.
« Elles se turent. Seuls quelques sanglots troublaient le silence du block… Je ne comprenais pas pourquoi elles pleuraient au lieu de se réjouir avec moi… Pendant cinq jours, ces femmes que j’avais connues dures, égoïstes, capables de tout pour un morceau de pain, me nourrirent, me lavèrent, me cajolèrent, me laissèrent à ma folie. Ce fut sans doute grâce à leurs soins que je ne sombrai pas complètement et qu’enfin je compris que je ne berçais qu’un cadavre. Elles m’aidèrent à l’envelopper dans un linceul et en procession, fredonnant la berceuse de mon père, m’accompagnèrent jusqu’au four crématoire. Là, après un dernier baiser, je déposai le corps de mon enfant sur les corps attendant d’être brûlés.