30.

Quelques instants à peine après le départ de Léa, deux automobiles s’arrêtèrent devant le magasin. Les badauds surpris regardèrent quatre hommes s’engouffrer dans l’entrée, des armes mal dissimulées sous leurs vestes.

— Comment se fait-il qu’il n’y ait personne ?

— C’est une entreprise bidon, elle sert de couverture aux trafiquants nazis. Les employés, peu nombreux, sont tous d’origine allemande. Mais il y a toujours quelqu’un pour garder l’endroit, aussi, soyons prudent. Qu’Amos reste près de l’entrée, pour surveiller la rue. François et Uri, suivez-moi.

Apparemment, les lieux étaient vides.

— Allons voir à la cave, dit Nardso Colomer, qui leur servait de guide.

— Je ne comprends pas, dit François Tavernier, pourquoi les portes étaient ouvertes. On dirait un piège.

Il venait à peine de terminer sa phrase qu’un coup de feu éclata et qu’une balle vint s’enfoncer dans le bois d’une étagère à quelques centimètres de sa tête. Il se jeta à plat ventre. Amos et Uri tirèrent. Un cri. Un homme tomba au milieu des caisses. Au-dessus d’eux, d’une large poutre métallique, un autre homme tira en direction de Narciso mais celui-ci fut plus rapide et abattit le tireur qui bascula à son tour. Puis ce fut le silence.

Laissant le rez-de-chaussée à la surveillance d’Amos et d’Uri, Tavernier et Colomer descendirent à la cave. Très vite, François remonta. Il se laissa tomber sur une caisse, bouleversé.

— Alors ?

Il fit signe qu’il était incapable de parler. Les deux jeunes gens descendirent à leur tour. Quand Uri revint, il pleurait. Narciso et Amos remontèrent, pâles, les yeux étincelants de colère… Pendant quelques instants, on n’entendit que la respiration haletante des quatre hommes.

— Nous la vengerons, dit Uri en essuyant ses yeux.

Dans la voiture qui l’emmenait, Léa commençait à reprendre ses esprits.

— Je suis arrivé à temps, on dirait, dit Rik Vanderveen en posant sa main sur son genou.

— Merci, balbutia-t-elle.

La limousine filait maintenant à vive allure dans les faubourgs de Buenos Aires. Peu à peu les maisons s’espacèrent, la terre remplaça l’asphalte : devant, à perte de vue, la pampa.

— Où allons-nous ?

— Je vous conduis en lieu sûr.

— Comment m’avez-vous retrouvée ?

— Je vous suivais, mais je n’ai pu intervenir à temps.

— Vous avez vu ce qu’ils ont fait à Carmen ? Il faut prévenir la police.

— Vos amis s’en chargeront.

Que voulait-il dire par là ? Tout était confus dans son esprit. Voyons, il fallait qu’elle réfléchisse, vite.

— Je ne comprends pas.

— C’est simple pourtant : messieurs Tavernier, Ben Zohar, Zederman et Dayan ne sont-ils pas de vos amis ?

Comment connaissait-il les noms d’Amos, de Samuel et d’Uri ? Son cœur s’emballa, ses mains devinrent moites.

— Vous faites bien partie d’un réseau de vengeurs ?… Ils étaient sur le point de vous retrouver.

— Mais alors pourquoi…

— … vous avoir arrachée des mains de Rosa Schaeffer ?…

Tout tournait dans la tête de Léa… Il connaissait Rosa Schaeffer… Alors ?… elle tenta d’ouvrir la portière.

— Ne faites pas cela, vous vous tueriez.

Un pistolet avait surgi dans sa main libre.

— Si vous recommencez, je vous tire une balle dans le genou.

Malgré tous ses efforts, Léa ne parvint pas à retenir ses larmes.

— Ne pleurez pas, belle enfant, vous allez gâcher ce joli visage. Tenez, je vous promets que si vous me dites très gentiment ce que vous savez de l’organisation de vos amis juifs, vous aurez la vie sauve, parole d’officier SS.

SS, il avait bien dit SS ? Toutes les horreurs de la guerre étaient dans ce mot. Elle revit ses amis assassinés, les monceaux de cadavres du camp de Bergen-Belsen, le corps mutilé de Carmen… Ses doigts lâchèrent la poignée de la portière. Elle s’affaissa contre Rik Vanderveen.

François Tavernier fit part à l’ambassade de France de la disparition de Léa. L’ambassadeur et lui furent reçus à leur demande par le chef de la police, le général Velazco.

— Je me souviens très bien de mademoiselle Delmas, une jeune fille ravissante. Elle a sûrement fait une escapade amoureuse, vous ne devriez pas vous inquiéter, monsieur l’Ambassadeur. Les jeunes filles européennes, maintenant…

— Général Velazco, nous sommes certains qu’il ne s’agit pas d’une escapade…

— Vos informateurs seraient-ils mieux renseignés que les miens ?

— Il ne s’agit pas d’informateurs, mais de témoins qui ont vu mademoiselle Delmas entraînée de force dans une voiture. Un des témoins a relevé le numéro du véhicule.

— Pourquoi n’est-il pas venu trouver la police de son pays ?

— Il aura eu quelque crainte.

— Monsieur Tavernier, un homme honnête n’a rien à craindre de la police.

— Sans doute…

— Quel est son nom ?

— Je ne l’ai pas retenu.

— Vous vous moquez de moi, monsieur Tavernier… vous dites avoir un témoignage concernant la disparition de mademoiselle Delmas et vous ne vous souvenez pas du nom du témoin ?

— C’est pourtant le cas, répondit-il froidement.

Le général Velazco se leva.

— Excellence, monsieur… vous avez bien fait de venir me voir. Malgré le peu d’éléments dont je dispose, je vais ordonner une enquête… Je ne manquerai pas de vous tenir au courant.

— L’hypocrite, le salaud !

— Calmez-vous, mon cher, cela ne sert à rien de vous mettre dans un état pareil, dit Vladimir d’Ormesson. Nos services vont enquêter de leur côté.

— Mais Léa sera morte avant. Vous savez ce qu’ils ont fait à Carmen Ortega ?

L’ambassadeur poussa un soupir de découragement.

— Je vous en prie, Tavernier, soyez prudent…

— Je n’en ai rien à foutre de vos conseils de prudence… c’est ce que je disais à Léa il y a deux jours.

— Puis-je vous déposer quelque part ?

— Non, merci, je vais marcher.

La voiture officielle s’éloigna.

— Mon nom est Albert Van Severen, je suis Flamand. J’ai été un des premiers volontaires de la Légion flamande avec mon camarade le député Reimond Tollenaere. Nous nous sentions très proches de l’Allemagne. Dès le début de la guerre, Tollenaere écrivait dans le journal de notre parti, le Volk en Staat : « Dans ce monde d’attentistes, d’anglophiles et de lâches bourgeois, nous ne cachons pas notre sympathie pour le combat que mène l’Allemagne. Nous sommes dans le même camp et, plus que jamais, son combat est le nôtre ! » Nous sortîmes de Radom avec le grade de Untersturmführer SS[97]. Nous combattîmes devant Leningrad. Là, Tollenaere, mon camarade, mon frère, fut tué le 21 janvier 1942. Cette mort renforça ma foi en Hitler. La Légion flamande fut héroïque au point que le Reichsführer Himmler dit de nous : « Les Flamands se battent comme des lions ! » Blessé sur les bords du Volkhov, encerclé avec mes hommes par les Russes, je réussis à me dégager. C’est à cette occasion que l’on m’a remis la Croix de fer. Après quelques mois passés à l’hôpital, je repartis au front avec la brigade d’assaut Langemark. Je fus fait prisonnier sur l’Oder, je réussis à m’enfuir et pus rejoindre, à Hanovre, Jef Van de Wiele et August Borms, des purs. J’y rencontrai le chef du peuple wallon, Léon Degrelle, qui aurait été digne d’être Flamand. À la fin de la guerre, avec un groupe d’anciens de la Wiking, nous avons décidé de nous expatrier pour préparer la revanche. Nous sommes nombreux à combattre pour cet idéal. Chaque jour de nouveaux amis se joignent à nous et nous ne laisserons pas de prétendus combattants juifs se mettre en travers de notre route. Nous les exterminerons tous, nous terminerons le travail commencé…

— Taisez-vous ! s’écria Léa.

Sans tenir compte de l’interruption, Albert Van Severen alias Rik Vanderveen continua.

— … par le peuple allemand. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’une femme telle que vous soit avec cette canaille. Quant à Tavernier, votre amant, son engagement m’est encore plus incompréhensible.

— L’idée que nous luttions pour la liberté, la dignité de l’homme, ne vous est pas venue ?

— Pas de grands mots, je vous en prie. La liberté n’est l’apanage que de quelques-uns, la masse est faite pour obéir. Allez, soyez gentille, dites-moi tout ce que vous savez sur nous, comment vous avez su que le juif Zederman était détenu à l’estancia Ortiz et comment vous avez pu prévenir Tavernier et madame Ocampo… Vous savez que vous m’avez bien eu, pendant quelque temps je vous ai pris pour une ravissante idiote. Même chez Ortiz, je doutais encore.

— Et pour Carmen, vous doutiez ?

— Non, nous avons su très vite qu’elle était communiste… Ce qui est arrivé à Carmen devrait vous rendre plus circonspecte ; cela m’ennuierait de vous remettre entre les mains de mes amis…

— Parce que vous ne vous chargez pas des sales besognes ?

— C’est à peu près cela, il y a les exécutants et ceux qui les commandent. Racontez-moi tout depuis le début.

Surtout gagner du temps.

— à l’heure actuelle, l’ambassadeur de France doit être informé de mon enlèvement…

— C’est possible, et alors ?

— La police va intervenir.

— Cela m’étonnerait beaucoup. Le chef de la police, le général Velazco, ne nous est pas franchement hostile. De plus, nous sommes loin de Buenos Aires. Ici, en Argentine, chacun est maître sur ses terres. Les gauchos de l’ami qui nous prête cette estancia sont tout dévoués à leur maître. Vous n’avez aucune chance de vous échapper d’ici. Abandonnez tout espoir, vous êtes seule entre nos mains. Dites-moi ce que vous savez, à moins que vous ne préfériez attendre la venue du docteur Schaeffer. Elle est très en colère depuis la mort de sa compagne. À défaut de Sarah Mulstein, c’est sur vous qu’elle se vengera.

Léa n’écoutait plus, elle glissait dans un désespoir profond, un désespoir sans questions, sans révolte, évident, tranquille. La conscience de ce désespoir la laissait… comment dire ? sereine, oui, c’est cela : sereine. Ce n’était pas incompatible. Elle se sentait irrésistiblement happée, submergée, roulée, enfoncée, noyée dans une houle sombre, irrésistible, puissance, véhémente, forte et vigoureuse, elle coulait dans un univers de deuil où le mal était la règle. Pour supporter cette douleur, il ne fallait pas résister, il fallait se laisser emporter loin, si loin que l’on devenait inaccessible. Oui, inaccessible, voguant vers des rivages inabordables…

— Mais ?… c’est trop fort, vous ne m’écoutez pas !

Léa le regardait sans même le voir, l’air de dire : « Là où je suis, vous ne m’atteindrez pas. » Le SS flamand semblait désarçonné par ce qu’il devinait de souffrance tranquille chez cette femme si belle. Il pressentait qu’il lui suffirait d’étendre la main pour la saisir, la prendre dans ses bras et la soumettre à son désir, sans rencontrer d’autre résistance que celle de son regard perdu dans un monde dont il ne détenait pas la clef. Ce n’était pas cela qu’il voulait d’elle. Qu’importait après tout qu’elle fut une ennemie : n’était-elle pas une femme qu’il avait désirée au premier regard ? De femmes, dans sa vie de soldat, il n’avait guère connu que les prostituées et quelques malheureuses violées après l’assaut. Ces étreintes ne lui avaient apporté que dégoût de lui-même et presque de la haine pour ces créatures veules ou épouvantées. La présence de Léa sur le bateau lui avait fait soupçonner qu’il y avait peut-être autre chose que le rapprochement furtif de deux corps. Il lui dit d’une voix basse et suppliante :

— Parlez, je vous en conjure, parlez.

Léa secoua la tête lentement.

Pour la première fois de sa vie, il avait peur… peur pour elle. Il savait qu’elle devrait parler, de gré ou de force. Il répugnait à la torture, la trouvait indigne d’un soldat, mais les autres ?… mais Rosa Schaeffer ?…

— Donnez-moi une cigarette.

Il s’empressa de lui présenter un paquet de Carrington.

— Vous n’avez rien d’autre ? dit-elle en tirant sur la cigarette.

— Grâce au numéro d’immatriculation relevé par le témoin, nous avons retrouvé le nom du propriétaire du véhicule : c’est celle d’un riche négociant en vins du Chili, Remondo Navarro, client assidu de l’« A.B.C. » qui, quand il vient à Buenos Aires, passe ses soirées à boire de la bière avec des anciens de la Gestapo. Grand ami d’Heinrich Doerge, qui pendant la guerre était conseiller de la Banque centrale d’Argentine, et de Ludwig Freude, ambassadeur officieux du Reich à Buenos Aires. Nous savons que c’est Freude qui a été chargé de dissimuler le trésor nazi. Certains de nos informateurs affirment qu’une partie de ce trésor serait au Chili entre les mains des dirigeants d’une société secrète nazie.

François Tavernier marchait de long en large, écoutant attentivement les propos du docteur. Dans un coin, Amos Dayan et Uri ben Zohar fourbissaient leurs armes.

— Remondo Navarro est introuvable pour le moment. Nous savons qu’il se rend fréquemment dans une estancia située à cent kilomètres de la capitale en direction du nord. Deux de nos agents sont partis. S’ils trouvent l’estancia, ils nous le feront savoir par radio. En attendant, nous devons nous séparer. Léa connaît cette adresse… j’ai une petite maison près du fleuve à San Isidro, elle appartient aux parents de ma femme. Je suis à peu près sûr que ni la police ni nos ennemis ne la connaissent. J’y tiens en état de marche un bateau à moteur qui peut nous permettre de fuir en cas d’attaque. Près de l’église de San Isidro, il y a une esquina tenue par des amis, c’est un de nos lieux de rendez-vous. Des instructions seront déposées là-bas dans la soirée. Le mot de passe est : « Où se trouve le presbytère ? » ; on doit vous répondre : « Le père n’est pas là. » Cet après-midi, il y a une manifestation des travailleurs des chemins de fer plaza de Mayo. Nous pensons que c’est à la faveur de ce grand rassemblement populaire que Rosa Schaeffer quittera sa cachette. Plusieurs des nôtres sont sur place près de son domicile et aux alentours. Sarah est avec eux.

— Sarah ?… mais c’est de la folie, Rosa Schaeffer va la reconnaître, dit Tavernier.

— C’est ce que nous lui avons dit, mais rien n’a pu la faire changer d’avis. Samuel est avec elle.