23.

— Dépêchez-vous, Léa, nous vous attendons, nous allons faire une promenade à cheval dans la pampa, criait Guillermina à travers la porte.

— J’arrive…

— Pourquoi vous êtes-vous enfermée ?… Je vous fais monter du thé… Faites vite, les hommes sont déjà partis depuis longtemps.

Léa se leva précipitamment et écarta les rideaux. Elle ferma les yeux, éblouie. Elle se jeta sous une douche froide… Peu à peu, elle sentit son corps et son esprit se remettre à fonctionner… et dut se retenir aux parois glissantes. Cette nuit ?… un cauchemar ?… elle se laissa glisser le long du mur et, accroupie, se recroquevilla sous le jet… une nausée… elle vomit… Des coups violents tambourinés à la porte la tirèrent de son marasme. Péniblement, elle parvint à s’extraire de la cabine, à s’envelopper d’un peignoir et, les cheveux dégoulinants, poussa le verrou.

— Oh !… qu’est-ce qui vous arrive ?… vous nous avez fait peur !… Nous allions appeler quelqu’un pour enfoncer la porte… Quelle mine vous avez !… vous êtes malade ?… Maman, maman, Léa n’est pas bien !…

— Laissez, Guillermina, ce n’est rien. J’ai mal dormi, c’est tout. Et j’ai très mal à la tête.

— Ça ne m’étonne pas, si vous vous voyiez, vous êtes pâle à faire peur ! Vous avez sans doute trop bu hier soir.

— Que se passe-t-il ? On me dit que vous êtes souffrante, dit madame Ortiz en entrant en tenue de cheval, cravache à la main.

— Oui, madame, mais ce ne sera rien. Si vous le permettez, je resterai dans ma chambre…

— Et notre promenade ? fit Guillermina, déçue.

— Surtout, ne changez rien pour moi. Allez-y. Moi, je vais me reposer pour être en forme ce soir.

— Vous êtes certaine que cela ne vous ennuie pas de rester toute seule ?

— Non Guillermina, merci, pas du tout. Amusez-vous bien. Excusez-moi, madame.

— Mais non, je vais donner des instructions pour qu’on vous prépare un repas léger. En attendant, prenez votre thé.

— Merci beaucoup.

Après avoir bu deux tasses de thé, Léa commença à se sentir mieux et à envisager un peu plus clairement la situation : d’abord sécher ses cheveux, s’habiller, savoir si c’était bien un corps qui était transporté hier soir et joindre François ou, à défaut, Victoria Ocampo. Elle poussa la porte de la pièce à l’autre bout du salon où, la veille, s’était déroulée cette terrifiante cérémonie. Une bibliothèque aux boiseries sombres éclairées par de belles reliures ; plus de portrait ni de drapeaux, seulement un endroit confortable et calme. Sur une table, un téléphone… Léa décrocha : non !… elle n’avait point pensé que l’opératrice ne parlait qu’espagnol !… Elle raccrocha avec rage. Errant dans la maison, elle demanda aux domestiques d’obtenir pour elle le numéro : ils secouèrent la tête d’un air navré.

Le soleil était haut ; un chapeau de paille traînait sur un des fauteuils de rotin de la véranda. Léa le mit, traversa la pelouse et rejoignit une allée qui filait entre les arbres. Elle marchait depuis un bon moment, perdue dans ses pensées, quand elle perçut un bruit de moteur. Instinctivement, elle recula dans le bois et se dissimula derrière un arbre : comme pendant la guerre, pensa-t-elle. Une camionnette poussiéreuse passa lentement. À l’intérieur, des hommes armés regardaient attentivement de chaque côté du chemin. Plaquée contre le sol, Léa se félicita d’avoir mis des vêtements sombres. Le véhicule s’éloigna. Le bruit du moteur s’était éteint depuis longtemps quand elle se décida à quitter sa cachette et à reprendre sa marche. À travers les arbres, elle aperçut une construction basse. Après une courte hésitation, Léa se dirigea vers la bâtisse. Elle en fit le tour… l’endroit avait l’air abandonné. Les quelques ouvertures, donnaient toutes sur une cour intérieure encombrée d’herbes, de charrettes cassées, de matériaux rouillés. Pas un bruit. Par une porte ouverte, elle entrevit une pièce sordide remplie de détritus de toutes sortes. Au milieu, une vieille table en bois aux pieds rongés disparaissait sous des assiettes, des verres sales et des cendriers débordant de mégots de cigares et de cigarettes ; il régnait dans la pièce une odeur de moisi et de tabac froid. Dans un coin, une cheminée encrassée de suie où l’on avait brûlé des papiers. Léa toucha la cendre, elle était encore tiède ; sur quelques feuillets épargnés par le feu, s’alignaient des chiffres. À l’opposé de la cheminée, un épais matelas de paille était étendu sur le sol. Et si le paquet de la nuit était caché là ?… La paille était fraîche et propre, ce qui contrastait avec la saleté des lieux. En éternuant, elle l’écarta. Bientôt une trappe apparut… fermée par un cadenas, mais… le cadenas était ouvert ! Léa fit glisser la trappe sans trop de difficultés. Une échelle de meunier descendait et se perdait dans un trou noir. Il devait bien y avoir quelque chose pour s’éclairer, ici ?… Sur la table, une vieille lampe à pétrole. Pas très rassurée, elle descendit, tenant la lampe d’une main et de l’autre l’échelle. Ses pieds touchèrent un sol recouvert de sable fin. Elle était dans une sorte de puits de terre d’où partait un souterrain. « On se croirait dans les oubliettes de l’ancien château de Saint-Macaire », se dit-elle. Le souvenir de ses excursions d’enfant lui redonna courage. Courbée, elle s’enfonça dans le souterrain. Presque aussitôt, une grille lui barra le chemin, mais celle-ci céda sous sa main. Là, elle put se redresser. Par terre, sur le sol meuble, de la paille, des chiffons et des chaînes. Une vraie prison de romans noirs !… À l’aide de la lampe, elle examina les guenilles. En fait de guenilles, il s’agissait d’une veste de toile déchirée et tâchée. Sans surprise, elle constata que c’était du sang. Avec dégoût, elle jeta la veste puis, se ravisant, s’accroupit et examina les poches… vides. Au ras du sol, près de l’endroit où était tombé le vêtement, une lueur… elle gratta le sable et élargit la brèche jusqu’à pouvoir passer sa tête : elle respira avec volupté le parfum de la terre boisée. Elle éteignit la lampe et, à l’aide du pied, agrandit l’ouverture. Quelqu’un était passé par là il y avait peu de temps, ce qui expliquait la relative facilité du travail. Enfin, elle se retrouva à l’air libre, entre les racines d’un arbre d’une hauteur impressionnante dont les troncs multiples formaient à eux seuls un petit bois. Tout autour, des plantes écrasées, des marques profondes montraient que plusieurs personnes avaient examiné le sol autour de l’arbre. Secouant ses cheveux et ses vêtements cou- verts de terre, Léa suivit les traces et se retrouva sur le chemin. Elle revint sur ses pas, s’assit et s’appuya contre un des troncs, tout en se disant qu’elle ne devait pas moisir ici. Fatiguée, elle s’assoupit.

Le bruit d’une chute, un gémissement étouffé la tirèrent de sa torpeur. Elle ouvrit les yeux, une main se plaqua sur ses lèvres, éteignant son cri.

— Taisez-vous, ne dites rien !… Calmez-vous !… Non, vous ne rêvez pas, je peux vous lâcher ?

Oui, fit-elle de la tête.

C’était Daniel !… Daniel, sale, barbu, les yeux injectés de sang, la poitrine nue ceinte d’un pansement dégoûtant, sans chaussures, le pantalon en lambeaux.

— C’était vous qu’ils transportaient la nuit dernière ?

— Oui, j’étais évanoui, ils m’ont torturé… ils voulaient savoir si je vous connaissais et quels étaient mes complices. Je ne leur ai rien dit, sauf que j’étais allemand comme eux et que j’avais fui l’Allemagne à l’aide de faux papiers.

— Ils vous ont cru ?

— À Buenos Aires, les vrais ou faux policiers argentins qui m’avaient arrêté ont eu un doute mais cela n’a pas duré longtemps. Ils m’ont jeté dans une voiture et m’ont conduit ici où ils ont recommencé à me rouer de coups. Ils m’ont bandé les yeux. J’ai repris connaissance dans une sorte de cave. Me croyant sans doute plus amoché que je ne l’étais, ils ont négligé de m’attacher. Dans la nuit, j’ai senti un filet d’air, j’ai creusé et je suis sorti au pied de cet arbre.

— J’ai suivi le même chemin que vous, mais je ne savais pas qui j’allais trouver au bout.

— Est-on loin de Buenos Aires ?

— Je ne sais pas très bien. Six cents, huit cents kilomètres. Vous êtes ici à l’estancia Ortiz, à deux cents kilomètres de Mar del Plata.

— Que faites-vous ici ? Vous n’êtes pas prisonnière ?

— Non… pas encore. J’habite chez Victoria Ocampo mais je suis venue passer quelques jours à l’estancia avec les enfants d’Ortiz. Cette nuit, j’ai surpris ensemble les deux nazis du bateau avec Ortiz. Rik Vanderveen est aussi à l’estancia.

— Rik Vanderveen ?… Que vient-il faire là-dedans ? Les renseignements de Tel-Aviv à son sujet sont formels : il s’agit bien d’un industriel hollandais.

— Peut-être… c’est pour le moins étrange…

— Mais…

— Attendez, je n’ai pas fini : j’ai également surpris à l’estancia une réunion à laquelle participait le fils de la maison, Jaime, devant un portrait de Hitler et des drapeaux à croix gammée.

— C’étaient des Allemands ?

— Il y en avait sans doute, je n’ai pas pu voir combien ils étaient. De plus, ils parlaient espagnol.

— Vous avez compris ce qu’ils disaient ?

— Vous savez bien que je ne parle pas un mot de cette langue.

— Moi, j’ai commencé à l’apprendre, j’arrive à me débrouiller. Il faut que je retourne à Buenos Aires. Pouvez-vous me procurer de l’argent et des vêtements ?

— Je vais essayer. Mais vous ne pouvez pas rester ici. Tout à l’heure j’ai rencontré un camion d’hommes en armes.

— C’est moi qu’ils cherchent.

— Comment avez-vous pu leur échapper ?

— J’ai eu de la chance, ils ont regardé sous les arbres, dans les buissons mais pas en l’air. J’ai grimpé dans l’arbre et je me suis caché entre les branches. Quand je vous ai aperçue, j’ai cru que la fièvre me donnait des hallucinations.

— Qu’allons-nous faire ?

— Vous allez retourner vers la maison. Je vous suivrai de loin, à travers bois et cette nuit vous m’apporterez ce dont j’ai besoin.

— Si vous croyez que cela va être facile. Entre les arbres et la maison, il y a une pelouse grande comme la place de l’Étoile et la nuit je crois bien que les gardes patrouillent. Il vaut mieux faire ça en plein jour.

— En plein jour ?…

— Oui, ils sont tous partis à cheval pour la journée, il n’y a que les domestiques. Je vais aller leur demander une collation que je mettrai dans un panier avec des vêtements.

— Pour les vêtements, comment allez-vous faire ?

— Jaime est à peu près de votre taille, je vais en trouver dans sa chambre.

— Très bien, allons-y.

Daniel se leva péniblement en grimaçant.

— Vous croyez que vous allez pouvoir marcher ?

— Ne vous inquiétez pas, ça ira.

Quand ils arrivèrent en vue de la maison, Daniel, épuisé, se laissa tomber ; une odeur désagréable montait de son pansement souillé.

— Il vous faut un médecin.

— On verra plus tard, faites vite.

Léa s’éloigna en courant vers la maison.

— Voilà qui ira, dit-elle à haute voix en décrochant de la penderie un costume de lin marron.

Dans le tiroir de la commode, elle prit des sous-vêtements et une chemise ; dans un placard, elle trouva des chaussures de toile souple et, dans l’armoire à pharmacie de la salle de bains de quoi faire un pansement.

Comme elle sortait de la chambre, le téléphone sonna. Quelqu’un décrocha. Quelques instants après une voix appela en bas de l’escalier :

— Señorita… señorita, una llamada para usted[27].

Léa descendit quatre à quatre.

— ¿ Como ? [28]

— El teléfono está en la oficina[29], fit la domestique en désignant la bibliothèque.

— Allô !…

— Allô !… c’est toi, Léa ?…

— François !…

— Tu es seule ?…

— Oui.

— Bien, ne m’interromps pas… Tu es en danger… je vais venir te chercher… Je suis à Mar del Plata… Victoria Ocampo va m’accompagner…

— Mais…

— Tiens-toi prête, dans la soirée.

— Laisse-moi parler… J’ai retrouvé Daniel.

— Daniel ?

— Oui, il était prisonnier… il s’est évadé…

— Comment va-t-il ?

— Pas très bien, il est blessé à la poitrine.

— Grave ?

— Je ne sais pas.

— Fais très attention jusqu’à mon arrivée…

— Allô !… allô !…

La communication était coupée. Elle raccrocha.

À l’office, elle fit comprendre par gestes qu’elle voulait qu’on lui prépare de quoi manger et qu’on mette la nourriture dans un panier avec une bouteille d’eau. Le cuisinier, habitué aux extravagances de ses maîtres, ne s’étonna pas. Léa emporta le panier dans sa chambre. Elle sortit les victuailles, cacha dans le fond le linge, le costume et les chaussures, puis remit le tout par dessus.

D’un air dégagé, Léa traversa la pelouse et s’enfonça dans le bois. Elle n’avait rencontré personne.

— Daniel, appela-t-elle à voix basse.

Où était-il ? Désemparée, elle regarda autour d’elle… là… l’herbe foulée… il était allongé sur le ventre dans un fossé peu profond. Elle se glissa jusqu’à lui.

— Daniel…

Il ne bougea pas. Prise de peur, elle le secoua. Il était évanoui. Avec difficultés, elle le retourna. Le pansement avait glissé. Sous le sein droit, une large plaie purulente où se collaient de la terre et des feuilles. Serrant les dents et les narines, elle versa de l’eau sur la blessure. Nettoyée, l’horrible lésion était encore plus inquiétante. Quand elle y versa de l’alcool, le blessé sursauta et ouvrit les yeux. Malgré sa souffrance, il parvint à sourire.

— J’ai soif.

Léa fit glisser de l’eau entre les lèvres brûlantes et lui lava le visage. Il parvint à se redresser et regarda sa blessure.

— Ce n’est pas très beau.

— Tenez la compresse.

Une fois pansé, Léa l’aida à retirer son pantalon déchiré et à mettre les vêtements apportés. Les chaussures étaient un peu grandes.

— Vous voilà plus présentable. Maintenant, il faut manger.

— Je n’ai pas faim.

— Moi si, et vous, vous devez faire un effort… Là, c’est bien… Maintenant, écoutez-moi. François Tavernier a appelé… je lui ai dit que vous étiez là… il vient nous chercher…

— Enfin une bonne nouvelle ! Quand vient-il ?

— Dans la soirée… Vous croyez que vous tiendrez le coup jusque-là ?

— Ne vous inquiétez pas. Vous n’auriez pas apporté un peu d’alcool ?

— Tenez, j’y ai pensé. J’ai piqué une bouteille d’armagnac.

— De l’armagnac ? Voilà qui me remonte le moral. Léa…

— Oui ?

— Merci pour tout.

— Vous êtes bête… Attendez que l’on soit sorti d’ici… Maintenant, je dois rentrer. Surtout ne changez pas d’endroit.

— Embrassez-moi.

Léa se pencha sur le front couvert de sueur et y déposa un baiser.

— Mieux, fit-il en l’attirant.

Leurs lèvres se rencontrèrent. Léa réprima un mouvement de dégoût : la fièvre le rongeait.

Bouleversé, il la regarda s’éloigner.