20.

— On m’avait prévenu, mais je ne voulais pas le croire. Que fais-tu ici ?

— Tu le vois, je suis en vacances.

Léa réfréna l’élan qui la poussait vers lui. Surtout, ne pas lui montrer sa joie de le revoir, qu’il ne devine pas l’envie qu’elle avait de lui.

Bon Dieu, qu’elle était belle, encore plus désirable si c’était possible ! François avait beau essayer de montrer sa colère, il était heureux, très heureux qu’elle soit là malgré tous les problèmes qui allaient fatalement en découler.

— Victoria Ocampo m’avait bien dit qu’elle t’avait invitée et que tu avais accepté, mais je ne pensais pas que tu viendrais.

— Tu t’es trompé, je suis là.

— Tu comptes rester longtemps ?

— Je ne sais pas. Oh ! François… c’était si dur là-bas, si triste !… J’avais l’impression de m’enfoncer dans un ennui sans fin… Sans cesse, je pensais à Laure… à cette mort absurde… que c’est moi qui aurais dû être à sa place… Et puis, cette morosité, ce désenchantement en France… C’est pire que pendant la guerre, chacun ne pense qu’à soi, à son porte-monnaie, à son garde-manger. Le marché noir n’a jamais été aussi florissant, le trafic des tickets d’alimentation aussi important… La présence des Américains est presque aussi pesante que celle des Allemands ; nous avons troqué des troupes d’occupation contre d’autres… On a l’impression que cela est sans issue… Ici, tout à l’air plus facile, les femmes sont élégantes, les hommes bien habillés, les marchés regorgent de victuailles, les magasins de marchandises. Il y a même du vrai chocolat en abondance. Les Argentins ne semblent penser qu’à s’amuser et à courtiser les femmes.

— C’est une spécialité du pays. Le mâle argentin, quel que soit l’endroit, s’arrange toujours pour faire du coude ou du genou à une femme, quand ce n’est pas davantage.

— Je croyais que tous les hommes étaient comme ça.

— Avec toi, sans doute, dit-il en la prenant dans ses bras.

— Laisse-moi !

— Pas question, il y a des semaines que je pense à toi et que je n’ai pas…

— Que tu n’as pas quoi ? dit-elle en se débattant.

— Tu sais très bien ce que je veux dire. Mais peut-être n’en est-il pas de même pour toi. Je me suis laissé dire que sur le bateau tu ne t’étais guère ennuyée, qu’on te faisait la cour et que ça n’avait pas l’air de te déplaire.

— Oui, et alors ?… Je suis libre, moi.

— Non ! Tu es à moi.

Avec quelle certitude il avait dit cela ! Il la bascula sur le lit. Mais Léa, malgré son désir, était bien décidée à ne pas céder. C’était trop facile : il suffisait qu’il apparût et hop ! elle se retrouvait dans ses bras, amoureuse et ronronnante. Il fallait que cela change !

Contre toute attente, il la laissa, se releva et alluma une cigarette.

— Je suis invité à la réception donnée pour le mariage de la fille du chef de la police, le général Velazco. Il y aura toute la société péroniste, ce peut être amusant pour toi.

— Sarah sera là ?

— Évidemment, elle est presque intime d’Eva Perón. C’est très utile pour nous. As-tu une robe élégante ? Il faut que tu sois la plus belle.

— Je crois que ça ira. C’est à quelle heure ?

— à vingt heures.

Il était vingt et une heure passées, quand François Tavernier, Sarah et Léa arrivèrent à la réception. La mariée, en robe à volants à traîne, le corsage égayé par une lavallière bleu foncé, recevait les compliments des invités en compagnie de son mari, Léo Max Lichtschein, et de son père en uniforme. Assise, entourée d’une cour de jeunes hommes, Eva Perón, rutilante de bijoux, un adorable chapeau perché sur un chignon compliqué, parlait d’un ton animé. Elle fit signe de la main à Sarah.

— Chère madame Tavernier, que je suis heureuse de vous voir. Bonjour, monsieur Tavernier, comment allez-vous ? dit-elle en espagnol.

— Très bien, comme à chaque fois que je vous vois, dit-il en s’inclinant et en baisant la main tendue.

Eva Perón eut un sourire satisfait au plat compliment. Puis elle regarda Léa d’un air interrogateur, le regard froid.

— Qui est cette jeune fille ?

— Une amie qui arrive de France, mademoiselle Léa Delmas…

Eva salua de la tête, Léa fit de même. Visiblement le courant ne passait pas entre les deux jeunes femmes. Sarah vint à la rescousse.

— Léa est une grande amie, que vous impressionnez. De plus, elle ne parle pas votre langue.

Elle fit un geste qui signifiait que cela n’avait pas d’importance et reprit sa conversation avec les jeunes hommes.

Sarah prit le bras de Léa et l’entraîna à travers le salon, saluant, serrant des mains, riant, minaudant jusqu’à la terrasse où se tenaient seulement trois ou quatre personnes.

Au loin, sur le Rio de la Plata, des navires passaient.

— Tu es comme un poisson dans l’eau parmi ces gens-là, tu connais beaucoup de monde, il y a longtemps que je ne t’ai vue aussi gaie, aussi à l’aise.

— Je les hais. Je joue cette comédie pour mieux pénétrer les milieux péronistes et découvrir ceux qui aident les nazis.

— Tu as déjà des indices ?

— Oui, le chef de la police, Juan Filomeno Velazco est en relation avec certains d’entre eux.

— Tu en es sûre ?

— Aussi sûre que le docteur Rodriguez Arasja qui se répand partout en accusations sur Velazco quant à ses relations amicales avec des membres de réseaux nazis. Tu sais que Daniel et Amos en ont identifié deux à bord du Cabo de Buena Esperanza ?

— Oui.

— Ils ont été reçus longuement à l’hôtel de police avant de partir pour Cordoba. Ton ami hollandais est également parti pour Cordoba. Il n’a pas cherché à te revoir ?

— Non, il m’a fait porter des fleurs avec une carte disant : « A bientôt. » Tu as des renseignements sur lui ?

— Toujours rien. Mais Daniel et Amos, qui sont aussi à Cordoba, le surveillent…

— Mais ils vont se faire repérer, comme moi, ils ne parlent pas un mot d’espagnol !

— Dans leur cas, c’est préférable. N’oublie pas qu’ils se font passer pour Allemands et qu’ils sont censés ne parler que cette langue.

— Mais comment se débrouillent-ils ?

— Tu sais, à Cordoba, c’est sans problème. C’est presque ouvertement que les nazis sont installés là-bas. Sur place nous avons des amis argentins qui les ont pris discrètement en charge. Pour le moment, ils sont hébergés dans un hôtel appartenant à des Allemands, tenu par des Allemands, du concierge à la femme de chambre en passant par les garçons d’étage, avec un cuisinier allemand qui fait de la cuisine allemande, le tout dans une ambiance tyrolienne.

— Le gouvernement argentin tolère cela ?

— La presse péroniste est progermanique. N’oublie pas que l’Argentine n’est entrée en guerre contre l’Allemagne qu’un mois avant la capitulation de celle-ci. Samuel et Uri sont à Buenos Aires. Grâce à des communistes argentins, ils sont sur la piste d’un réseau qui organise des évasions de nazis à partir de l’Espagne. Nous allons passer à l’action très prochainement. Que comptes-tu faire en Argentine ? Je ne sais toujours pas pourquoi tu es venue.

— Je ne le sais pas très bien… pour venger Laure peut-être. As-tu retrouvé la trace de ces deux femmes ?

Le visage de Sarah se contracta.

— Pas encore, mais cela ne saurait tarder.

Les boucles de ses courts cheveux noirs auréolaient le visage légèrement maquillé de Sarah et la faisaient paraître plus jeune. Elle était très élégante dans sa robe de soie rouge à pois blancs.

— Léa, quel plaisir de vous retrouver ici !

Les deux amies se retournèrent.

— Rik ! je…

— Vous avez l’air d’être surprise. Vous saviez bien que je vous avais promis de vous revoir. Présentez-moi à madame.

— Sarah, je te présente monsieur Rik Vanderveen. Rik, je vous présente madame Mul… madame Tavernier.

Rik Vanderveen claqua les talons et s’inclina.

— Je suis ravi de vous connaître, madame, des amis m’ont parlé de vous.

— Ah oui ?… Comment ça ?

— Comme étant une amie de la belle présidente.

— Les nouvelles vont vite en Argentine. Vous vous plaisez dans ce pays ?

— Beaucoup. Les Argentins sont des gens très hospitaliers. Et vous même, madame, vous plaisez-vous ici, loin de Paris ?

— On trouve à Buenos Aires tout ce qu’on trouvait à Paris avant la guerre, c’est une ville très francophone, je ne suis pas du tout dépaysée ici.

— Et vous, Léa, vous plaisez-vous au pays du tango ?

— Beaucoup.

— Avez-vous revu cette jeune femme dont vous fîtes connaissance sur le bateau ?

— Tenez… quand on parle du loup… Carmen !…

— Che, Léa !… Chérie que je suis contente… Comment se fait-il que tu sois ici ?…

— Je suis venue avec des amis. Tu te souviens de monsieur Vanderveen ?

— Comment oublierais-je notre protecteur des rues de Rio ? Que c’est drôle que vous soyez là. Vous êtes un ami du marié, peut-être ?

— Non, du général Velazco.

Léa et Sarah se lancèrent un bref coup d’œil qui n’échappa pas à Carmen.

— Et vous, de qui êtes-vous l’amie ? De la mariée ?

— Non, de la señora Perón.

— Je croyais que vous étiez brouillées ?

— Oh ! non, on ne se fâche pas facilement avec moi. Léa, je fais demain une émission à Radio Belgrano, il y aura le grand chanteur de tango Hugo del Carril. Je t’emmène, ce sera très amusant… Oh, quel bel homme !

— C’est mon mari, fit Sarah.

— Oh pardon !

— Il n’y a pas de mal. Mon chéri, voici une jeune fille qui te trouve très séduisant. Mademoiselle ?…

— Carmen Ortega, répondit-elle en rougissant.

Léa s’écarta, le cœur serré. Que faisait-elle ici, dans ce pays inconnu, avec ces étrangers ?… Elle regardait l’homme qu’elle aimait, qu’elle était venue chercher jusque-là sans vouloir se l’avouer en se donnant de fausses raisons, faire le joli cœur avec cette petite actrice argentine sous le prétexte qu’elle le trouvait « bel homme » !… et Sarah qui jouait les entremetteuses !… Et Rik Vanderveen, pourquoi la regardait-il ainsi ?… Pourvu qu’il ne devine rien !… Elle lui sourit, coquette.

— Comme vous sembliez loin, tout à l’heure. On dirait que vous vous ennuyez ?

— Un peu. Si nous partions ?

— Ce serait incorrect vis-à-vis de vos amis…

— Ça m’est égal, j’ai envie de m’en aller. Vous venez ?

François, accaparé par Carmen Ortega, les vit partir la rage au cœur. Ah, la garce ! elle le lui paierait.

À la table voisine de celle occupée par Rik Vanderveen et Léa au restaurant « La Cabana », six hommes parlaient fort en allemand, très naturels, comme s’ils étaient dans une brasserie de Munich. Mal à l’aise, Léa s’agitait sur sa chaise, touchant à peine la somptueuse viande qui était dans son assiette.

— Vous n’aimez pas ? demanda Vanderveen.

— Je n’ai pas très faim.

— L’endroit vous déplaît ?

— Pas du tout, c’est amusant mais nos voisins sont très bruyants.

— Comprenez-vous ce qu’ils disent ?

— Pas du tout. Et vous ?

— Un peu, ce sont des Allemands. Il y en a beaucoup ici. Vous n’avez pas remarqué ?

— Non, je n’ai pas fait attention. Vous restez longtemps en Argentine ?

— Cela dépend de vous.

— Comment cela ?

— Il m’est très agréable de vous revoir et j’aimerais que nous fassions plus ample connaissance.

Léa ne répondit pas.

— Vous ne dites rien ? Qu’en pensez-vous ?

Que lui répondre ? Pourquoi avait-elle accepté de dîner avec lui ? C’était idiot : tout ça pour rendre François jaloux.

— Ce serait charmant, dit-elle d’un ton désinvolte. Mais pas avant quelque temps, je suis très prise en ce moment.

— Je suis très patient, chère amie.

Il y avait comme une menace dans sa façon de s’exprimer. Léa vit arriver la fin du repas avec soulagement. Il la raccompagna jusqu’au « Plaza ». Dans le hall, Vanderveen la remercia pour l’excellente soirée et ajouta :

— Je quitte Buenos Aires pour quelques jours. Dès mon retour je vous ferai signe. À bientôt. Je vous souhaite une très bonne nuit.

— Bonne nuit.

En lui donnant sa clef, le concierge lui remit un message.

Dans l’ascenseur, Léa lut :

« Je passe te prendre demain pour déjeuner. Je t’embrasse, Sarah. »

Assise dans un confortable fauteuil du bar du « Plaza », Sarah buvait un naranja bilz en attendant Léa. Elle la vit entrer et lui fit signe de la main. Les deux amies s’embrassèrent.

— Tu as l’air fatigué, dit Sarah. Tu as mal dormi ?

— Oui. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Je suis inquiète.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas, j’ai une curieuse impression… l’impression d’être observée, épiée.

— C’est normal, tu dois l’être. Tout étranger fait ici l’objet de contrôles de police. Attends-toi à être interrogée.

— Tu l’as été, toi ?

— Discrètement. Je suis femme de diplomate et ils tiennent à donner une bonne image de leur pays, mais la police est très présente, partout. Tu dois donner le sentiment d’être une jeune femme insouciante, sans aucun problème, occupée uniquement de toilettes, de bijoux, de sorties. Ils ont un tel mépris des femmes qu’ils ne peuvent pas les imaginer autrement, conforte-les dans cette idée, c’est le meilleur moyen pour qu’ils te laissent tranquille. Plus tu seras coquette, futile, mieux cela vaudra.

— Je suivrai ton conseil. Où est François ?

— Il est parti pour Montevideo.

— Pour longtemps ?

— Jusqu’à la fin de la semaine. Il m’a chargée de m’occuper de toi.

— C’est trop aimable à lui.

— Ne le prends pas comme ça. Viens, je t’emmène déjeuner dans un endroit à la mode, l’« Odeon » : on y rencontre des comédiens, des journalistes, des écrivains et des gens moins recommandables. Après, nous irons chez « Harrods » et chez « Gath y Chaves » voir des robes.

À l’« Odeon », Sarah fut accueillie en habituée.

— Voici votre table, madame Tavernier.

— Merci, Mario.

Tout le long du déjeuner Léa admira la comédie jouée par Sarah ; riant fort, parlant haut : la parfaite idiote, pensait Léa qui avait bien du mal à garder son sérieux. Se piquant au jeu, elle lui donna la réplique.

— Tu as remarqué la robe de la señora Perón ?… quelle élégance !… et la robe de la mariée ?… un peu trop de volants peut-être… et cette lavallière !… ridicule, non ?… on ne verrait pas ça à Paris… Ton chapeau est charmant… comment trouves-tu le mien ? c’est une création de Gilbert Orcel… chou, n’est-ce pas ?…

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? chuchota Sarah.

— Je ne crois pas, vois comme nous regardent les hommes, l’air ravi et les femmes, l’air pincé ?… Qui salues-tu ?

— Une actrice, Fanny Navarro, et un acteur, Narciso Ibanez Menta.

— Comment fais-tu pour connaître tous ces gens ?… Ne te retourne pas.

— Qu’y a-t-il ?

— Tu m’avais bien dit que Daniel et Amos étaient à Cordoba ?

— Oui.

— Ils viennent de s’installer à une table près de la porte.

— Tu es sûre ?

— Tout ce qu’il y a de plus sûre.

— Surtout, fais semblant de ne pas les voir, nous sommes censés ne pas nous connaître. S’ils sont ici, c’est qu’il y a du nouveau. Que font-ils ?

— Ils regardent la carte… ils font signe au garçon… ils ont l’air de passer leur commande… Daniel se lève… il demande quelque chose à un serveur… il va vers les toilettes.

— Tu crois qu’ils nous ont vues ?

— Je pense… Amos fait un signe de tête dans la direction prise par Daniel…

— Ne bouge pas, j’y vais.

Le temps sembla long à Léa. Daniel revint à sa place. Mais que faisait Sarah ?

— Ah, enfin ! Tu as été bien longue. Que se passe-t-il ? Tu en fais une tête ?

Pâle, les traits tirés, Sarah s’efforça de sourire.

— Ils ont retrouvé leur trace.

— De…

— Oui. Il faut prévenir Samuel et Uri.

— Je peux t’aider ?

— Pas pour le moment. Rentre à l’hôtel, nous ferons les magasins une autre fois.

— J’ai promis à Carmen Ortega d’aller la voir à Radio Belgrano.

— Ne change rien à ton programme. Vas-y, je t’appellerai en fin de journée.

Le public, autour de Léa, applaudissait à tout rompre Hugo de Carril qui venait de chanter Adios pampa mia, ainsi que venait de l’annoncer Carmen, vêtue d’une longue robe de satin vert amande ; le présentateur vanta les cigarettes Arizona et Carmen enchaîna sur El Casino Ruso puis l’orchestre attaqua une rumba en final. La salle applaudit longuement. Carmen vint chercher Léa.

— Che, je t’emmène dans ma loge, je vais me changer. Comment as-tu trouvé ?

— Bien, très bien. J’aime beaucoup la voix d’Hugo del Carril.

— Après-demain, je reçois Alberto Castillo, c’est un des grands du tango lui aussi. Assieds-toi, je n’en ai pas pour longtemps. Aide-moi pour ma robe.

Carmen enjamba la robe et apparut dans une courte combinaison de soie rose ornée de dentelle noire. Ainsi, elle était ravissante.

— Hier soir, après ton départ, le général Velazco m’a posé des tas de question sur toi : depuis quand je te connaissais, de quoi avions-nous parlé, etc. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. J’espère pour toi que tu es en règle et que tu ne connais ni communistes ni étudiants.

— Des étudiants ?

— Oui, beaucoup sont antipéronistes. À Cordoba il y a eu des manifestations contre Perón, la police a arrêté plusieurs d’entre eux.

— Je ne connais personne ici, à part toi et Victoria Ocampo.

— Moi, ce n’est pas grave, on me considère comme une petite actrice sans importance. Victoria Ocampo, c’est plus embêtant : elle et ses amis sont très surveillés.

— Pourquoi ?

— Victoria appartient à l’aristocratie argentine. Comme beaucoup de porteños elle est antipéroniste. Tu comprends, che ?

— Oui, je crois. Mais toi, tu es quoi ?

Carmen lança un regard appuyé à sa nouvelle amie et dit d’un air hésitant :

— Che… la politique, tu sais, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Comme toutes les femmes, je n’y comprends rien, je laisse les hommes s’en occuper, cela a tellement l’air de les amuser. Ce n’est pas comme ça en France ?

— Oui, si on veut… mais en France nous avons maintenant le droit de vote.

— Pas encore en Argentine, mais la belle Eva s’est donné pour mission de « sauver les femmes, de leur montrer la voie », elle, « simple femme du peuple ».

— Tu veux dire qu’Eva Perón est féministe ?

— Che ! Surtout pas, pour elle les femmes sont toutes de possibles rivales, mais elle a senti, à moins que ce ne soit Perón, qu’il y avait là une force immense, qu’elle essaie de mettre au service de Perón. Comme elle le dit, elle n’est ni vieille fille, ni d’ailleurs assez laide pour jouer ce personnage créé par les suffragettes anglaises, ce personnage type de femme qui ne conçoit le féminisme que comme une sorte de revanche et dont la vocation première semble être celle d’ordinaire réservée aux hommes. Elle trouve que l’immense majorité des féministes du monde entier constitue une curieuse espèce de femmes. Je partage assez son avis. Et toi, qu’en penses-tu ?

— Pas grand-chose, je ne me suis jamais posé la question. Il me semble qu’étant femme on est forcément féministe. Je ne me suis jamais sentie en opposition aux hommes, je me sens capable de faire les mêmes choses qu’eux, ni mieux ni plus mal. Pendant la guerre les femmes ont eu à prendre des décisions souvent difficiles, certaines se sont battues comme les hommes, beaucoup ont risqué leur vie pour sauver des enfants juifs ou des aviateurs anglais. À ce moment-là, on ne se posait pas tant de questions, on faisait ce qu’on pensait devoir faire.

— Chez nous, c’est plus compliqué, la mentalité des hommes est très macho, nous n’avons pratiquement aucun droit, nous sommes sous la tutelle de nos pères, de nos frères et de nos maris. Eva l’a très bien compris, qui encourage les femmes à être indépendantes économiquement sans pour autant renoncer à leur féminité. Les Argentines la suivent assez bien là-dessus. Quand elle leur dit que la mère de famille est en marge de toutes les assurances, qu’elle est le seul être au monde à travailler sans salaire ni garantie de respect, sans horaire ni dimanche, sans vacances ni repos d’aucune sorte, sans indemnité de renvoi ni possibilité de grève, on l’acclame. Elle a été jusqu’à suggérer que la nation paie un salaire aux mères, salaire qui proviendrait des revenus de ceux qui travaillent, y compris les femmes…

— Ce n’est pas une mauvaise idée.

— Je le pense aussi. Tout n’est pas à jeter dans la politique du parti unique de la révolution.

— Qu’est-ce qui l’est ?

— Je t’expliquerai plus tard. Je te raccompagne au « Plaza ». Tu m’invites à prendre un verre ?

— Avec plaisir.