9.

Albertine de Montpleynet voyait avec tristesse Françoise s’enfoncer dans une mélancolie de plus en plus profonde. La jeune femme restait de longs moments prostrée, le regard vide, sans forces et sans pensées. Quand elle ne considérait pas le monde autour d’elle avec indifférence, elle semblait ne le percevoir qu’avec une totale aversion et n’avait de goût à rien ; son enfant même n’arrivait pas à l’égayer. Seule la présence calme du nouveau régisseur parvenait à la sortir de son isolement. Peu à peu, entre les deux jeunes gens, une sorte d’amitié s’établit qui devint très vite de l’amour chez Lebrun, sentiment qu’il n’osait pas exprimer tant il sentait Françoise éloignée de tout penchant similaire.

Alain Lebrun connaissait son histoire. Sans doute son long séjour en Allemagne, dans une maison tenue par des femmes, lui permettait-il de comprendre les liens qui pouvaient se tisser entre ennemis. À maintes reprises, il avait pris sa défense dans les cafés, les assemblées où il se trouvait aller ; il avait même fait le coup de poing avec un viticulteur de Cadillac qui se répandait en insultes contre « ces putains qu’on aurait dû fusiller après les avoir tondues ». Comme Albertine, il s’inquiétait de son humeur sombre et s’ingéniait à la distraire, n’y réussissant que trop rarement.

Pourtant, un jour, il avait bien cru y parvenir : il l’avait emmenée à la foire de Duras pour l’achat d’oies et de canards dont il voulait faire un petit élevage. À l’issue de la foire, ils avaient déjeuné dans un bon restaurant de la ville. Là, pour la première fois depuis qu’il la connaissait, elle s’était montrée souriante et détendue. Au retour, ils s’étaient arrêtés pour admirer le panorama et faire quelques pas sur la route. Ils étaient entrés dans un bois au sol tapissé de mousse, s’étaient assis savourant l’ombre après la chaleur. Ils étaient restés silencieux, d’un silence sans tension, amical. De sa main, Alain lui avait touché doucement l’épaule. Enhardi par son manque de réaction, il l’avait attirée à lui et avait posé sur sa tête aux cheveux courts un léger baiser. À ce contact, elle avait sursauté et s’était relevée d’un bond, pâle, le regard perdu.

— Rentrons, avait-elle dit d’une voix sèche.

Ils avaient fait la route en silence, lui blessé, elle les lèvres serrées, raidie dans sa souffrance.

Arrivés à Montillac, ils s’étaient quittés sans un mot.

Pendant plusieurs jours ils ne s’étaient adressé la parole que par nécessité professionnelle.

Albertine, qui avait deviné les sentiments du régisseur et avait remarqué que Françoise semblait prendre plaisir à sa compagnie, s’était laissée aller à rêver d’une union possible. Ce brusque changement d’attitude la désorientait.

Un soir, après son travail, Alain Lebrun frappa à la porte de Léa et demanda à lui parler. Étonnée du ton sérieux de la demande, elle le fit asseoir sur le fauteuil en face du bureau de son père.

— Qu’avez-vous, Lebrun ? Vous en faites une tête.

— Mademoiselle Léa, je viens vous donner ma démission.

— Votre démission !… Pourquoi, le travail ne vous plait pas ?

— Ce n’est pas ça, mademoiselle… En fait cela ne dépend pas de moi.

— Je ne comprends pas, expliquez-vous. En avez-vous parlé à Françoise ?

— Justement…

— Quoi ? Justement.

— Françoise… enfin je veux dire madame Françoise… C’est à cause d’elle… Je voulais vous demander votre avis.

Alain se tut et resta silencieux.

— Eh bien parlez, quel avis voulez-vous que je vous donne ?

— C’est difficile à dire… Pensez-vous… que… madame Françoise…

— Quoi, madame Françoise ?

— … accepterait de m’épouser ?

Léa le regarda d’un air stupéfait puis éclata de rire.

Alain Lebrun blêmit et se leva.

— Mademoiselle, je ne suis pas homme à me laisser humilier ni railler.

— Mais Lebrun, vous vous méprenez, je ne me moque pas de vous, je ris parce que c’est à moi et non à Françoise que vous venez faire votre déclaration. Comment puis-je vous répondre à sa place ? Ma sœur ne me fait pas ses confidences.

— Sans doute, mais à votre avis, ai-je une chance qu’elle m’écoute seulement ?

Qu’il était attendrissant, debout, gauche, ne sachant pas quoi faire de son corps. Léa le fit se rasseoir en souriant.

— Je serais très heureuse, Alain, que vous deveniez mon beau-frère et je pense que pour Françoise ce serait merveilleux d’avoir un mari comme vous. Vous savez l’essentiel de sa vie et cela n’est pas un obstacle pour vous ; mais c’en est peut-être un pour elle. Lui en avez-vous parlé ?

— Non, je comptais le faire mais depuis la foire de Duras, elle m’évite. Accepteriez-vous ?…

— Surtout pas, je connais Françoise, elle prendrait très mal une intervention de ma part. Tout ce que je peux faire c’est provoquer une rencontre en tête à tête.

— Vous feriez cela ?

— Ce n’est rien, dit Léa en haussant les épaules, je ferai tout ce que je peux pour redonner à Françoise le goût de vivre.

— Merci, mademoiselle, de mon côté je ferai tout pour les rendre heureux, elle et son petit.

— Vous me remercierez après. Laissez-moi réfléchir. Dès que j’ai une idée, je vous en parle.

— Faites vite, ajouta-t-il en prenant congé.

Après son départ, Léa s’appuya, songeuse, contre la fenêtre ouverte, laissant errer son regard sur la prairie qui descendait doucement vers les vieux peupliers surplombant la route de Saint-Macaire. Une brise tiède courbait la cime des arbres et faisait onduler l’herbe haute. Tout était si calme, tellement à sa place, immuable en quelque sorte. Léa savait tout cela trompeur, illusoire : cette brise pouvait devenir tempête, ce calme, fracas. Elle savait aussi qu’elle devait préserver ces apparences. Quelque chose comme un instinct de survie lui disait de tout faire pour favoriser les desseins de Lebrun, non seulement pour le bonheur de sa sœur mais pour le sien, pour sa tranquillité, pour sa liberté. Tous, à Montillac, avaient tendance à s’en remettre à elle, tant pour la gestion de la propriété que pour le choix du tissu d’une robe, de la vigne à arracher, des arbres à replanter comme du menu du dîner. Elle avait vaguement envie de déposer sa charge entre d’autres mains ; Alain Lebrun lui semblait tout indiqué. Bien sûr, la famille bordelaise ne verrait pas d’un très bon œil ce modeste parti, mais au point où en étaient leurs relations, cela n’avait aucune importance. Léa croyait entendre ses cousines ricanantes dire que dans la situation de Françoise, un mariage était inespéré et que de toute façon aucun homme de leur monde n’aurait voulu d’une femme avec un tel passé et, de plus, encombrée d’un bâtard. Le plus difficile était de convaincre sa sœur. Elle savait le souvenir d’Otto toujours présent à son cœur, mais il y avait le petit Pierre qui, en grandissant, aurait besoin d’un père. Une nouvelle fois, elle fut agacée par l’absence de François Tavernier. Lui saurait ce qu’il convenait de faire.

Jean Lefèvre avait repris ses habitudes d’avant la guerre ; chaque fin de journée, il venait à Montillac. Tous le voyaient arriver avec plaisir. Souvent il restait à dîner et passait la soirée avec ses amis. Quelquefois il venait avec sa mère, que les demoiselles de Montpleynet s’efforçaient à distraire. À chacune de ses visites, la pauvre femme ne manquait jamais de s’arrêter quelques instants devant l’endroit où avait reposé Raoul.

Sans vraiment s’en rendre compte, Léa avait repris avec son ami ses mines de coquette, oubliant qu’elle n’était plus une gamine ni lui un homme sans expérience. Jamais ils n’avaient reparlé de cette nuit à Morizès où les deux frères l’avaient aimée. Dans le souvenir de chacun elle était cependant présente ; une fête des sens à la fois tendre et folle, sans conséquences pour Léa ; pour Jean celui d’un profond trouble accompagné d’un sentiment de culpabilité et de remords. Il avait un peu perdu cette gaieté et cette désinvolture qui faisaient son charme et séduisaient autrefois Léa. Ses nouvelles responsabilités, le chagrin de sa mère, les souffrances endurées, la perte de son frère, lui donnaient un sérieux qui n’était pas dans sa nature. Plus que jamais il aimait Léa et rêvait d’en faire sa femme. Il connaissait sa liaison avec François Tavernier et cela l’empêchait de se déclarer ; il redoutait un refus et de l’entendre dire qu’elle en aimait un autre. Elle lui avait fait part des sentiments d’Alain Lebrun pour Françoise et demandé d’organiser une sortie au Pyla, où les Lefèvre avaient une villa en bord de mer. On était en juin : quoi de plus naturel que d’avoir envie d’aller se baigner dans l’Océan ? Comme il était impossible à Léa de trouver une raison pour ne pas emmener les deux petits garçons, ils partirent tous les six un samedi à l’aube dans la nouvelle voiture de Jean, une Citroën traction avant de 15 chevaux. En voyant la grosse voiture noire s’arrêter devant la maison, Léa avait eu un mouvement de recul, s’attendant presque à en voir surgir Maurice Fiaux et ses miliciens.

On avait chargé le coffre de l’automobile de paniers remplis de victuailles par les soins de Ruth et d’Albertine ; les femmes étaient montées à l’arrière avec les enfants, les hommes devant. À Villandraut, c’était jour de foire. Malgré l’heure matinale, la ville était encombrée de charrettes, de camionnettes, de troupeaux de moutons et de chèvres ; des cageots s’échappaient les piaillements de la volaille et des tombereaux, les grognements des porcs. Dans la douce lumière du matin, chacun allait sans hâte vers ses affaires. Passé la ville, la route filait droit à travers la forêt des Landes. Léa eut un serrement de cœur en pensant aux jours passés dans ces bois, cachée, avec Camille et Charles. Bien que tout petit à l’époque, Charles se souvenait-il ? Il ne disait rien, regardant, sérieux et attentif, les arbres qui défilaient de chaque côté de la route.

— C’était par là, la palombière du père Léon ? demanda-t-il soudain.

Léa sursauta et Jean Lefèvre fit une embardée. Transmission de pensées ?… Tous les trois songeaient à la même chose.

— Tu te souviens de la palombière du père Léon ? demanda Léa.

— Pas très bien, il y avait toi et maman. C’était par ici n’est-ce pas ?

— Oui, mon chéri, ce n’est pas très loin, je crois.

Charles détourna la tête et, blotti contre la portière, parut s’absorber dans la contemplation du paysage. Sur les genoux de sa mère, Pierre s’était endormi. Ils roulèrent un long moment en silence.

Enfin, la route, si droite, qui semblait ne mener nulle part, s’incurva après le hameau de Lamothe ; Léa poussa un soupir de soulagement ; du plus loin qu’elle se souvînt, la traversée des Landes avait toujours été pour elle, contrairement à ses parents et à ses sœurs, un parcours oppressant. Devant ces forêts de pins tous semblables, elle éprouvait un sentiment d’angoisse qu’elle ne s’expliquait pas.

À la sortie d’Arcachon, ils s’arrêtèrent chez madame Roussel qui avait les clefs de la villa.

— Monsieur Jean, c’est un bonheur de vous revoir après toutes ces années ! Et le pauvre monsieur Raoul ! Quel grand malheur ! Et madame Lefèvre, la chère dame, quelle tristesse !

Jean parvint avec peine à échapper au bavardage affectueux de la gardienne.

La maison, occupée pendant la guerre par les Allemands, n’avait pas trop souffert, elle s’était éteinte. C’est le mot qui vint à l’esprit de Léa qui, sans même s’en rendre compte, le prononça à voix haute. Son ami la regarda avec étonnement.

— C’est exactement l’impression que j’ai… Tu te souviens la dernière fois que nous sommes venus, c’était juste avant les fiançailles de Camille et de Laurent.

— Il me semble qu’il y a une éternité !

— Attention ! ne nous laissons pas aller à la mélancolie : il fait beau et tu es si belle !

— N’est-ce-pas, fit-elle en tournant sur elle-même.

— Léa, Léa, viens vite, allons voir la mer, s’écria Charles en la bousculant.

— Pierre, voir la mer aussi.

Jean l’attrapa et le jucha sur ses épaules. Le petit garçon poussait des cris de joie. Léa, tenant Charles par la main, était partie en courant.

— Françoise, Alain, vous venez ?

— Je vous rejoins plus tard. Prenez bien soin de Pierre.

— Je reste aussi, dit Alain Lebrun.

— Comme vous voudrez. Tiens-toi bien cavalier, je suis Lumière de Feu, le cheval le plus rapide du monde… Tagada, tagada, tagada…

Tenant solidement les jambes de l’enfant qui criait de joie, Jean partit au galop.

— Il va le faire tomber, s’écria Françoise mi-inquiète, mi-rieuse.

— Ne vous inquiétez pas, c’est un bon cheval, dit Lebrun.

De la maison, bâtie sur une hauteur, ils apercevaient la plage au-delà des dunes, déserte, encore encombrée des débris de la guerre sur lesquels semblaient veiller les blockhaus du mur de l’Atlantique.

— Et s’il y avait encore des mines, murmura la jeune femme en s’élançant pour rejoindre son fils.

Alain la retint.

— Ne craignez rien, les démineurs ont fait leur travail et l’accès de la plage a été autorisé.

— Ils ont pu en oublier… Ne souriez pas, il y a bien des obus de la guerre de 14 qui continuent à exploser.

— C’est vrai, mais là le déminage a été fait centimètre par centimètre. D’ailleurs des prisonniers allemands l’ont payé de leur vie.

— Je sais, fit-elle d’un ton mélancolique.

Aussitôt, il se reprocha d’avoir évoqué les prisonniers allemands, cela ne pouvait que lui être désagréable. Mais Françoise s’en était allée vers la voiture et retirait les provisions du coffre.

— Venez m’aider… Je ne sais pas ce que Ruth a mis dans ce panier, il pèse une tonne.

En silence, ils portèrent les victuailles sur une table de jardin rouillée.

Comme à chaque fois qu’elle revoyait la mer, Léa retrouvait ses impressions d’enfant : c’était le même émerveillement, le même désir d’aller au-delà de l’horizon voir si la mer continuait ou si elle tombait dans le vide. Longtemps, elle avait cru qu’au bout, il y avait d’immenses chutes plus grandes encore que celles du Niagara qu’elle avait vues à l’âge de six ou sept ans dans un documentaire dans le cinéma de Langon et qui l’avaient beaucoup impressionnée. Tout en courant, elle passa sa légère robe de rayonne par-dessus sa tête, fit sauter ses espadrilles, laissant le tout glisser sur le sable.

Jean se retrouva six ans en arrière, sur la même plage, regardant la même jeune fille, vêtue du même maillot de bains bleu marine… La même ?… non sans doute… plus mince, plus femme, plus belle encore ! Il eut un pincement au cœur. Il y a six ans, lui et son frère Raoul la regardaient ensemble, émus et épris… Comme il y a six ans, elle paraissait inaccessible.

— Veux descendre !

Tout à sa contemplation, il avait oublié Pierre gesticulant sur ses épaules. Il le souleva et le posa à terre avec douceur. Le petit détala vers Charles en poussant des cris. Les deux enfants se heurtèrent et roulèrent sur le sable avec des piaillements de plaisir. Aidés par Jean, ils se déshabillèrent. A son tour, il retira ses vêtements puis, prenant les enfants par la main, les entraîna vers la mer en appelant Léa qui s’éloignait vers le large d’un crawl rapide.

Assise au pied d’un pin, le dos appuyé contre la rugueuse écorce, Françoise regardait l’horizon, l’air détendu. Pour la première fois depuis longtemps, elle éprouvait une sorte de bien-être à la fois physique et moral et pensait à Otto sans ressentir cette souffrance qui la laissait sans forces, désemparée. Étaient-ce les rires, les cris joyeux de son fils qui lui parvenaient portés par le vent, ou la douceur de l’été commençant, ou bien la présence de cet homme simple et silencieux dont elle avait deviné l’amour ?… La vie pouvait donc encore être bonne ?… Depuis ce jour où elle avait senti le froid de la tondeuse, Françoise n’avait pas versé une larme ; l’annonce de la mort de son amant avait laissé ses yeux secs. « Je pleure en dedans », pensait-elle. Cette douleur aride n’en était que plus insupportable. Et voilà qu’elle sentait couler sur sa joue une chaleur humide qui glissait lentement, inexorablement, comme une eau trop longtemps contenue qui se libérait enfin.

Debout, non loin d’elle, Alain Lebrun contemplait ces pleurs qui semblaient laver le visage de la femme qu’il aimait et lui rendre la fraîcheur de l’enfance. Il retint l’élan qui le poussait vers elle, sachant, avec cette délicatesse naturelle aux amoureux, qu’il fallait la laisser aller seule au bout de son chagrin.