2.

Pour Sarah, le cauchemar continuait.

Sa découverte par Léa parmi les cadavres de Bergen-Belsen et son « évasion » du camp restaient pour elle irréelles, comme sa présence dans cet hôpital militaire de la banlieue de Londres. Chaque nuit l’horreur recommençait : c’était le bordel à soldats où, en dépit des traces des brûlures de cigarettes infligées par Massuy, elle restait une des filles les plus demandées par les officiers SS. Son corps meurtri se refusait en vain. Et quand la pénétration était trop laborieuse, ils barbouillaient son sexe de corps gras divers, le meilleur, prétendaient-ils, avec d’ignobles éclats de rire, était la graisse de juif. La première fois qu’elle avait compris, elle s’était évanouie. Un verre d’eau glacée l’avait ranimée. Depuis, quand les verges enduites d’innommables bouillies glissaient en elle, elle se murmurait le nom de tous ses amis juifs disparus et jurait de vivre pour les venger, puisqu’elle n’avait pas le courage de se tuer pour échapper aux infâmes étreintes. Un jour, elle avait cessé de plaire et on l’avait envoyée à l’entretien des routes. Là, au camp de Ravensbrück, elle avait subi les sarcasmes des autres prisonnières, marquées du triangle vert des droit commun, jalouses de ses formes encore séduisantes qui insultaient leur maigreur.

— Alors la queue de Boche, c’était bon ?

— C’est parce que tu ne savais pas sucer les bites qu’ils t’ont renvoyée ?

— C’est leur foutre qui t’a laissée gironde ?

La honte et la colère l’avaient rendu féroce ; elle s’était jetée sur deux mégères dont les os perçaient la peau sous la robe rayée et n’avait eu aucun mal à les assommer. La horde grondante des détenues s’était refermée sur elle. Elle n’avait dû son salut qu’à l’intervention des kapos[2], des gardes et de leurs chiens. Deux femmes étaient restées sans vie dans la boue. Six prisonnières avaient été désignées pour traîner les cadavres jusqu’au four crématoire. Sarah, sans émotion apparente, s’était laissé conduire à l’infirmerie où une jeune déportée, ravissante, lui avait donné les premiers soins et l’avait fait coucher sur un lit pliant aux draps raides de crasse et de sanie. Sarah s’était endormie.

À son réveil, une forte femme, en uniforme, assez belle malgré des traits lourds, était à son chevet.

— Je suis le docteur Schaeffer, assistante du docteur Oberheuser, médecin de ce camp de merde. Je vois sur votre fiche que vous êtes allemande, juive et allemande ; c’est une de trop vous ne trouvez pas ? Les juifs sont la lie de l’humanité et doivent être éliminés comme tels. Notre Führer l’a bien compris qui a décidé de débarrasser le monde de ces sous-hommes, ces presque singes. Mais comme vous êtes malgré tout allemande, je vais vous soigner pour que la juive puisse arriver en forme jusqu’à la chambre à gaz.

— La chambre à gaz ? avait murmuré Sarah en se redressant.

— Oui, c’est un moyen efficace d’éliminer des centaines de parasites. Ah… ah… si vous les voyiez gigoter, se battre, s’entretuer dans leur cage… comme des poux… ah… ah… comme des poux… Rien de tel qu’un bon jet de cyclon pour se débarrasser de la vermine juive…

Sarah l’avait saisie à la gorge et, avec une force décuplée par la haine qui la brûlait, tentait de l’étrangler. Les cris de la jeune déportée avaient alerté les kapos. Il n’en avait pas fallu moins de trois pour lui faire lâcher prise. Toussant, crachant, le cou barré d’une marque rouge où perlait un peu de sang, le docteur Schaeffer essayait de reprendre son souffle. Sarah, à nouveau évanouie, l’arcade sourcilière ouverte, les lèvres éclatées, gisait dans un coin.

Ayant recouvré ses esprits et son souffle, le médecin s’était acharné à coups de pieds sur le corps inerte. Sans doute l’aurait-elle tuée si une des kapos n’avait dit :

— Laissez, docteur, elle pourra servir à vos expériences.

Alors pour Sarah commença une longue descente dans l’horreur.

Jetée sur une paillasse au fond de l’infirmerie, elle resta pendant plusieurs jours sans soins et sans nourriture, avec juste un peu d’eau croupie apportée par une jeune déportée polonaise amputée d’une jambe. Au matin du troisième jour on lui arracha ses vêtements déchirés et on la traîna, brûlante de fièvre, mais lucide, dans une sorte d’enclos où étaient parquées une centaine de femmes, nues, tondues, sans âge, réduites, pour la plupart, à l’état de squelette, certaines amputées d’un bras, d’autres d’une jambe, toutes avec des plaies à vif, purulentes, parfois grouillantes de vers, aux épaules, au ventre, aux seins, aux cuisses ; recouvertes de croûtes de sang, de boue, d’excréments, allongées ou accroupies sur un sol humide tapissé d’immondices, de paille pourrie et de guenilles sordides. Projetée dans la fosse elle fut repoussée avec des cris de colère et de douleur par les femmes sur lesquelles on l’avait jetée et dut batailler, surmontant sa faiblesse, pour échapper aux coups et aux morsures. La fièvre lui faisait tout appréhender avec un sentiment d’irréalité. « C’est un cauchemar, pensait-elle, je vais me réveiller. »

Sarah ne se « réveilla » que le lendemain avec une impression d’étouffement. Il faisait sombre. Où était-elle ? Qui la retenait ainsi ? À grand peine, elle parvint à libérer un de ses bras et, tâtonnant, essaya de se retrouver. Sa main saisit quelque chose de glacé et de mou, puis de dur et glacé, de mou encore, de dur, de mou, de glacé, de mou, de… avec un hurlement, elle jaillit de la masse des corps sous laquelle elle était ensevelie. Mortes, elles étaient toutes mortes, les femmes mutilées de l’enclos ; des mortes bleues, vertes, grises, jaunes, couleurs qui transparaissaient sous l’ordure. Les visages figés dans une grimace de douleur, une bave épaisse sortant des bouches ouvertes, les membres tordus, les corps arqués par quelle intolérable souffrance ? Mortes ! comment ?… Pourquoi ?… Quand ?… Que faisait-elle, apparemment seule vivante, nue, tournoyant, essayant de fuir, écrasant une tête, s’enfonçant dans un ventre, brisant une épaule, piétinant dans une bouillie brune et puante, titubant, tombant, se relevant, retombant à la recherche d’une issue… Et puis ces rires, ces battements de mains, cet air allègre d’harmonica et, soudaine, cette odeur d’essence… Oh, ce cauchemar !… Elle avait cru se réveiller mais elle dormait encore. C’était de la faim sans doute que venaient ces songes noirs… Alors, elle s’arrêta de courir – peut-on fuir ses rêves ? – et attendit, les yeux clos, debout, les bras ballants, de se réveiller.

Une brusque chaleur les lui fit ouvrir : devant elle des flammes bleues léchaient des cadavres avec des grésillements gourmands et l’empyreume qui s’en dégageait fit surgir dans son esprit l’image d’un fabuleux repas offert par le roi du Maroc à son père à l’issue d’un concert : des dizaines de moutons rôtis sur les lits de braises qui éclairaient la nuit. Sarah saliva. Presque en même temps, elle fut envahie par un sentiment de honte qui l’arracha à son immobilité fascinée. Pour cette salive dans sa bouche, pour ces corps vus, l’espace d’une seconde, comestibles, pour la honte éprouvée, en saisissant la crosse de fusil qu’un SS lui tendait en riant, pour la peur qui lui vrillait le ventre, dans un bref éblouissement elle jura de se venger jusqu’à ce que l’oubli efface ces images et le souvenir de cette fringale obscène.

Sur un ordre jeté par une kapo, quatre déportées se saisirent des bras et des jambes de Sarah et la portèrent dans un baraquement presque propre où étaient alignés, derrière une tenture rouge, quatre ou cinq lits. Au fond, une baignoire pleine dans laquelle les femmes déposèrent sans douceur leur fardeau. Sarah poussa un cri, l’eau était glacée. Elle tenta de se relever mais une des déportées lui dit en français :

— Tu ferais mieux de te tenir tranquille, ce sera plus vite fait ; nous devons te laver…

— Me laver ?

— Oui, tu dois plaire à la grosse Bertha…

— La grosse Bertha ?

— La doctoresse du camp, elle ne s’appelle pas comme ça, c’est le surnom qu’on lui a donné entre nous. Elle aime les femmes. Quand une femme lui plaît, elle lui fait prendre un bain avant de s’en servir et puis après…

— Tais-toi, ordonna une déportée qui avait dû être belle.

— Chez moi on dit toujours qu’un homme averti en vaut deux, alors une femme !…

Tout en lui parlant, elles lui lavaient le corps et les cheveux avec une savonnette rose au parfum écœurant. Malgré le froid de l’eau, Sarah éprouvait une sorte de bien-être.

— Tu dois lui plaire beaucoup pour avoir droit à sa savonnette. La semaine dernière la petite Yougoslave n’a eu droit, elle, qu’au savon de graisse de juif.

— Tais-toi, on n’a pas la preuve !…

— La preuve ? Quelle preuve ? De quoi crois-tu qu’ils soient incapables dans la monstruosité ?… Tu ne le vois pas chaque jour, de quoi ils sont capables ?… Et toi, qui fais ta mijaurée, qui prends des airs de donneuse de leçons de morale, tu acceptes bien, moyennant un bol de soupe supplémentaire et un bout de saucisse de temps en temps, certaines besognes !

— Je sais, je sais !… Je t’en supplie, tais-toi !

Les larmes coulaient sur le visage de la malheureuse tandis qu’elle rinçait les cheveux de Sarah.

— Tu as de beaux cheveux. Comment se fait-il qu’ils ne t’aient pas tondue comme nous autres ?

— Je ne sais pas.

— Cherche pas, elle était dans un bordel ; tu sais bien qu’ils n’aiment pas les putains chauves.

Allongée dans un lit aux draps blancs, ses blessures pansées, nourrie d’une soupe épaisse et chaude, vêtue d’une chemise de toile grossière mais propre, Sarah essayait de rassembler ses esprits. Pourquoi ce brusque revirement ? On la bat, on la laisse sans soins, on tue une centaine de femmes mais pas elle, on la sauve des flammes, on la lave, on la soigne, on l’alimente, tranquille, bien au chaud dans un bon lit, pourquoi ? Sarah eût aimé ne jamais avoir la réponse.

Ce n’était pas pour en faire une amante que le docteur Schaeffer faisait soigner la jeune femme, mais pour qu’elle ait une conscience plus grande de ce qu’elle allait subir.

Jeune médecin ayant réussi brillamment avant la guerre ses examens en gynécologie, le docteur Rosa Schaeffer était devenue l’assistante du professeur Cari Clauberg, gynécologue de grande réputation dont le test sur l’action de la progestérone lui avait valu une renommée mondiale et dont les articles sur les traitements hormonaux faisaient autorité. Après avoir exercé à l’hôpital de Königshutte, elle avait aidé le professeur dans ses expériences de stérilisation des femmes de races dites inférieures au camp d’Auschwitz en compagnie de l’infirmier Bünning et du chimiste Göbel, représentant les laboratoires Schering-Kahlbaum. Totalement insensible, elle avait assisté et participé à la stérilisation de dizaines de femmes, toutes juives, d’origines française, hollandaise, belge, grecque, polonaise, russe… Carl Clauberg et Rosa Schaeffer, couple monstrueux qui prêtait à rire, lui avec son mètre cinquante, elle avec son mètre soixante-quinze !… Envoyée à Ravensbrück pour diriger la maternité, elle s’était liée avec le docteur Herta Oberheuser, assistante du professeur Karl Gebhardt, ami et médecin de Himmler, qui expérimentait sur des détenues l’efficacité des sulfamides. Plusieurs cobayes qu’il appelait affectueusement ses « petits lapins » moururent et d’autres restèrent mutilées à vie.

À Ravensbrück, le docteur Schaeffer se complut avec ce qu’il y avait de plus ignoble parmi le personnel du camp et parmi les déportées de droit commun ou les prostituées. Malheur aux jeunes filles et jeunes femmes qu’elle conviait à ses parties fines, elles n’en ressortaient presque toujours que pour la chambre à gaz ou mortes d’une « crise cardiaque » provoquée par une piqûre mortelle. Être choisie par la grosse Bertha signifiait la mort. Certaines déportées encore belles se barbouillaient le visage de suie ou de terre pour n’être pas remarquées par la formidable amazone qui n’aimait rien tant que la chair fraîche et l’humiliation de ses conquêtes. Elle était habituée depuis des années à voir ses collaborateurs, puis les prisonnières trembler devant elle, et la révolte de Sarah l’avait mise dans un état de rage et de stupeur difficilement imaginables.