27.

Après avoir raccompagné Léa au « Plaza », après quelques mots au directeur de l’hôtel qu’il avait fait réveiller, François Tavernier partit avec Sarah Mulstein et Carmen Ortega. Ils n’allèrent pas dans l’appartement de la jeune Argentine de crainte qu’il ne soit surveillé par les nazis, mais se rendirent rue San Martin de Tours chez un médecin antipéroniste, Ricardo Lopez, juif d’origine portugaise. Là, dans le cabinet luxueux du médecin, ils attendirent Samuel Zederman, Amos Dayan et Uri Zohar.

Ils arrivèrent à trois heures du matin. Le docteur Lopez prit la tension de Samuel, blême et secoué de tremblements, et lui administra un sédatif. Bientôt le frère de Daniel sombra dans un sommeil agité.

Aux premières heures du jour, Lopez alerta des amis pour aller récupérer le corps de Daniel et le transporter à l’hôpital de Rivadaria dans le service dont il était le directeur. Alors, Sarah et ses amis prirent un peu de repos.

Le surlendemain les journaux firent état en quelques lignes d’une bagarre à Los Immigrante ayant provoqué la mort d’une femme munie d’un passeport argentin au nom de Maria Escalada. Une photo illustrait l’article de La Prensa.

— Ce n’est pas Rosa Schaeffer, dit Samuel.

— C’est Ingrid Sauter. La grosse Bertha court toujours, ajouta Sarah.

— Elle n’est pas la seule. Un de mes confrères, le docteur Pino Frezza, qui faisait partie pendant la guerre de la suite de Mussolini, a déclaré à son ambassade avoir rencontré Martin Bormann non loin de la brasserie munichoise « A.B.C. », rue Lavalle. Prévenues, les organisations juives argentines ont fait effectuer des enquêtes, sans succès jusqu’à ce jour. Bormann est introuvable. Sous couvert de la Capri, dirigée par l’Allemand Karl Fuldner, les comités d’accueil, le trafic des faux passeports, notamment à San Isidro, sont tout à fait au point. Dans le journal Der Weg, dont les premiers numéros ont paru l’année dernière, le professeur Johannes von Leers, chef de la propagande antisémite de Goebbels, célèbre pour avoir publié Die juden sehen dich an[64], a repris ses attaques contre les juifs et sa propagande en faveur du nazisme, tantôt sous le pseudonyme de docteur Euler, tantôt sous son vrai nom. Nous savons qu’il est en rapport avec les chefs nazis en fuite et qu’il entretient une importante correspondance avec l’Autriche et l’Allemagne. Son appartement du 863 Martin-Haedo y Vincente Lopez est sous surveillance. Il est au mieux avec des personnalités péronistes très haut placées. Ils sont ici comme des poissons dans l’eau. Mais il ne faudrait pas croire que tous les Argentins sont pronazis. Il faut se rappeler la joie des habitants de Buenos Aires à l’annonce de la libération de Paris. De nombreux députés de l’opposition interviennent au parlement pour dénoncer les services officiels qui emploient d’anciens nazis, notamment un de mes amis, le docteur Augustin Rodriguez Araya, et Sylvano Santander…

— Sait-on où est Rosa Schaeffer ? dit Sarah en interrompant Ricardo Lopez.

— Nous avons retrouvé le taxi, vide bien sûr, il avait été volé. Le propriétaire a porté plainte à la police qui l’a interrogé un peu brutalement. Le pauvre homme ne savait que dire : Me robaron a Mi… Me robaron a Mi…[65] il est actuellement en réanimation à l’Hôpital Espagnol.

— Vous le croyez complice ? demanda Tavernier.

— C’est possible. Il a pu louer son taxi et déclarer qu’il avait été volé. Un de mes confrères doit m’appeler dès qu’il aura repris connaissance. Quant à Rosa Schaeffer, après la fusillade, elle n’a pas pu s’embarquer : nous sommes à peu près sûrs qu’elle n’a pas quitté Buenos Aires. Nos meilleurs agents campent sur les lieux fréquentés par les nazis et leurs complices. Inévitablement, à un moment ou à un autre, Rosa Schaeffer entrera en contact avec l’un d’eux. Nous surveillons tout spécialement le domicile de von Leers et les bureaux de la Capri. Monsieur Tavernier, avez-vous appelé l’ambassade de France ?

— Oui. Personne ne s’est inquiété de nous, nous allons pouvoir réintégrer notre appartement de Viamonte.

— Bien. Monsieur Zederman devra venir reconnaître le corps de son frère et prendre les dispositions pour les obsèques.

— Courage Samuel, je viendrai avec vous, dit François.

— Moi aussi, je viendrai, dit Sarah.

— Est-ce bien nécessaire ?

— C’est à moi d’en juger. Je l’aimais comme un frère, comme un fils, je veux lui dire un dernier adieu.

— Comme tu voudras.

La mort de Daniel, si jeune encore, fut ressentie par tous comme une affreuse injustice.

Léa était comme brisée par cette mort. Durant les jours qui suivirent, elle resta presque constamment enfermée dans sa chambre du « Plaza », allongée sur le lit, les yeux grands ouverts. Après le drame, elle n’avait revu ni François, ni Sarah, ni Samuel. Carmen venait la voir chaque jour, essayant en vain de la faire sortir de sa retraite. Victoria Ocampo voulut la ramener à San Isidro, Léa refusa. Ce fut Ernesto, l’ami argentin de Daniel, qui la tira de son marasme. Très affecté, il vint chercher auprès d’elle un réconfort que bien évidemment, il ne trouva pas. Leur désarroi et leur chagrin les jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

Il était monté dans sa chambre, un bouquet de fleurs à la main. Il avait trouvé la porte ouverte et Léa allongée sur le lit, somnolant, vêtue seulement d’une combinaison de soie bleu pâle, les rideaux à demi tirés sur la chaleur de midi. Bien que son aînée de quelques années, elle eut un comportement enfantin, elle se recroquevilla comme un animal apeuré.

— Che, c’est moi Ernesto, n’ayez pas peur… Vous ne devriez pas laisser votre porte ouverte.

— Je sais, fit-elle d’une petite voix.

Il la regardait, surpris, elle n’avait plus rien à voir avec la jeune femme décidée et forte de leur rencontre, elle avait l’air d’une petite fille apeurée et désemparée. Il se sentait maladroit, timide, follement désireux de la réconforter. Il s’assit sur le lit, lui caressa doucement les cheveux en lui disant des mots qu’elle ne comprenait pas mais dont la musique était douce et apaisante. Elle se retourna et le regarda, les yeux encore brillants de larmes mais un sourire aux lèvres.

— Merci, Ernesto, vous me faites du bien… Allongez-vous près de moi, tenez bien ma main… parlez-moi dans votre langue… j’aime votre voix…

Combien de temps restèrent-ils ainsi, comme deux enfants sages ? Tout naturellement, leurs lèvres se cherchèrent… à peine avaient-ils conscience du désir qui bouleversait leurs corps. Léa se blottit contre lui, ses mains glissèrent…

Comme à chaque fois qu’elle avait fait l’amour, Léa se sentait renaître. Elle se pencha sur son jeune amant : qu’il était beau, que ses lèvres étaient douces et ses mains malhabiles, tendres ! Elle n’eut pas un remords en pensant à François Tavernier. Il y avait eu tant de spontanéité, d’affection, de confiance dans leur étreinte ! L’acte amoureux leur avait été consolateur.

— J’ai faim, dit-elle, si nous descendions déjeuner ?

Au grill de l’hôtel, on avait été heureux de revoir « la linda francesa ».[66] Les deux jeunes gens avaient été traités comme des hôtes de marque, malgré la tenue un peu débraillée d’Ernesto. Léa aurait aimé se confier à lui, mais elle ne savait pas jusqu’à quel point il était informé du rôle de Daniel. Carmen avait dit : « C’est un ami, mais il ne s’intéresse pas à la politique, il est antipéroniste, ça s’arrête là. » Elle lui parla de Montillac, disant que sa maison commençait à lui manquer, qu’ici, la nature était bien monotone.

— Monotone pour qui sait ne pas voir. Que diriez-vous si vous étiez dans le désert lunaire de la Patagonie !

— N’est-ce pas en Patagonie qu’il y a des baleines ?

— Oui, à Peninsula Valdés.

— Mon père était fou des baleines depuis qu’il en avait vu au Mexique. J’aimerais bien en voir.

— Il faut aller à Puerto Piramides où chaque année elles se rassemblent entre le mois de juillet et le mois de décembre.

— Il faudra m’y emmener.

Léa lui était reconnaissante de cette conversation anodine : on était loin de la peur, du chagrin, de la mort… Ils se quittèrent en se disant : « À demain. »

Cet intermède amoureux avait remis Léa sur pied. Apaisée, elle pensait à Daniel avec une tendre tristesse et se rappela les derniers mots du jeune homme pour son frère Samuel. Elle se doutait bien que sa présence ne consolerait pas Samuel, mais au moins pouvait-elle tenter de lui apporter un peu de réconfort. Dans le modeste hôtel, non loin du « Plaza », où les deux frères étaient descendus, on lui dit ne pas les avoir revus depuis quatre jours. Quatre jours ! déjà ! Elle se décida à appeler François. Ce fut Sarah qui répondit.

— Te voici revenue sur terre ? lui dit celle-ci.

Léa fut surprise et peinée du ton de la voix.

— Pourquoi me parles-tu comme cela ?… J’étais anéantie, tu pouvais le comprendre ?…

— Pardonne-moi, je comprends… Moi je suis au-delà de l’anéantissement. Cependant j’ai ressenti douloureusement la mort de Daniel, je ne pensais pas être capable de souffrir encore. Je croyais avoir épuisé mes capacités de souffrance, il n’en était rien… Ils ont encore réussi à me faire mal… ils ne m’avaient pas complètement tuée comme je le croyais… Daniel, c’était mon double… maintenant je me retrouve plus seule que jamais… Je vengerai sa mort comme j’aurai vengé sa vie… je tuerai…

— Toujours se venger… toujours tuer…

— Toujours, je l’ai juré cet après-midi sur sa tombe.

— Cet après-midi ?… il a été enterré sans moi ?…

— C’est Samuel qui l’a voulu, en disant que cela aurait été aussi le désir de Daniel.

Il y eut un long silence.

— Allô, tu es toujours là ?…

— Oui… j’aurais voulu parler à François.

— Il est parti pour Mendoza tout de suite après l’enterrement.

— Il n’a rien dit pour moi ?

— Si, il a laissé une lettre que je déposerai tout à l’heure.

— Non, je viens la chercher.

Léa trouva Sarah amaigrie et vieillie ; ses courts cheveux noirs ne rajeunissaient plus son visage. Elle était vêtue d’un ensemble blanc qui accentuait l’aspect terreux de ses joues. Elle eut cependant un mouvement de joie en voyant son amie.

— Tu es jolie comme tout. Ta retraite au « Plaza » t’a fait du bien.

Léa se sentit rougir.

— Merci, je vais mieux. Que fait François à Mendoza ?

— Il est là-bas à titre officiel. Il faut bien donner de la vraisemblance à notre présence ici.

— Quand rentre-t-il ?

— Dans trois ou quatre jours. Je suis invitée demain par Eva Perón à un thé en compagnie des dames de la Fondation Eva Perón. C’est une société de bienfaisance que la présidente a créé pour se venger de la société des Dames de la Charité, Cette société dont font partie toutes les femmes de l’aristocratie porteña, fort riche, a évincé de la présidence honoraire la belle Eva bien que, par tradition, ce titre revînt à la femme du président. Les senoras portenas n’ont jamais accepté de la recevoir. Viens avec moi, le temps me paraîtra moins long.

— Qu’irai-je faire là-bas ?

— Me tenir compagnie et surtout, faire en sorte que l’on nous croie proche de Perón. Cela peut nous être utile un jour.

— Comme tu voudras.

Dans le taxi qui la ramenait à l’hôtel, Léa lut la lettre de son amant :

Ma belle chérie,

Ces jours passés loin de toi m’ont paru une éternité. Je ne vis plus depuis que tu es ici. Sans cesse j’ai peur qu’il ne t’arrive quelque chose. Jamais je n’ai éprouvé autant de craintes pour quelqu’un ; je suis comme paralysé. Cela me met hors de moi. Je t’en supplie une nouvelle fois, mon bel amour, quitte l’Argentine, retourne en France et attends-moi à Montillac. Là-bas est ta place, non dans ce climat de violence et de haine. Tu es faite pour la vie, pour l’amour, tu n’es que lumière. Ne te laisse pas entraîner par des sentiments qui ne sont pas les tiens. Il y a en toi un vrai bon sens ; tu es faite pour les choses aimables et tendres et ici, je ne puis t’offrir que l’insécurité et, qui sait, peut-être la mort. Pour t’arracher à ce pays, je suis prêt à tout abandonner, laisser nos amis se perdre dans cette boue… Je sais que cela te choque mais pars, mon amour… et si tu ne veux pas partir toute seule, je partirai avec toi. Je t’aime.

François.

C’est vrai qu’il devait l’aimer pour lui écrire une lettre pareille, lui l’homme d’honneur, le combattant intransigeant. Elle ne pouvait accepter sa proposition, son engagement auprès de Sarah avait quelque chose d’irrémédiable, de sacré. Elle ne lui aurait pas pardonné de trahir, même par amour pour ses engagements.

Ernesto avait donné rendez-vous à Léa au cimetière de la Chacaritas devant la tombe de Carlos Gardel.

— Comment la trouverai-je ? avait-elle demandé.

— N’importe quel gardien te l’indiquera, avait-il répondu.

En effet, Léa avait trouvé l’endroit facilement. Sur la tombe se dressait une grande statue de bronze du célèbre chanteur de tango, une main dans la poche de son pantalon, l’autre tenant… une cigarette allumée, dont la fumée bleue montait dans la chaleur de l’après-midi. Cette cigarette allumée étonna beaucoup Léa.

— C’est la coutume ici que d’offrir au grand Gardel une cigarette. Tu veux lui en donner une ?

Aidée par son compagnon, Léa glissa entre les doigts de bronze une nouvelle cigarette allumée.

À cette heure de la journée, il y avait très peu de monde dans le cimetière, aussi l’attention de Léa fut-elle attirée par une femme en grand deuil, escortée de deux hommes. Pas de doute possible, l’un d’eux était Barthelemy. Alors ?… cette femme ?… ce ne pouvait être que Rosa Schaeffer. Il fallait absolument ne pas la perdre de vue. Elle prit Ernesto par le bras.

— Tu vois ces trois personnes là-bas ?

— Oui.

— Fais cela pour moi. Suis-les, ne les lâche pas d’une semelle.

— Mais pourquoi ?

— Je ne peux pas t’expliquer maintenant. Je ne peux pas les suivre moi-même, une d’entre elles me connaît. D’accord ?

— D’accord. Je te retrouve où ?

— Je retourne au « Plaza ». Dès que tu sais où elles demeurent, viens me rejoindre.

La nuit était tombée depuis longtemps quand Ernesto frappa à sa porte.

— Alors ?

— Cela n’a pas été facile, ils ont pris le métro, un tramway, un taxi puis à nouveau le métro. J’ai eu de la chance de ne pas les perdre.

— Où sont-ils allés ?

— Tiens-toi bien, tout près d’ici, à Paraguay.

— Tu es sûr ?

— Che, je suis resté sous une porte cochère pendant près d’une heure, personne n’en est ressorti. Maintenant, peux-tu me dire ?…

— Ces gens sont responsables de la mort de Daniel, ce sont des nazis.

Il resta un instant stupéfait.

— à mon tour de te demander : tu en es sûre ?

— Oui. Excuse-moi, je ne peux pas t’en dire davantage. Peut-être même t’en ai-je déjà trop dit.

— Tu n’as pas confiance en moi ?

— Ce n’est pas cela, mais ces gens sont très dangereux.

Léa appela Sarah ; personne ne répondit.

Elle détacha ses cheveux qu’elle portait en chignon et les secoua comme pour se libérer de leur poids.

— Que tu es belle !

— Viens t’allonger près de moi, je suis fatiguée et je voudrais dormir.

— Dormir ?…

Ils ne s’endormirent que beaucoup plus tard.

Ce fut la sonnerie du téléphone qui les réveilla.

— Allô, dit Léa en bâillant.

— Excuse-moi, mon amour, je te réveille ?… Je voulais savoir comment tu allais… Sarah t’a remis ma lettre ?… Je t’aime… tu me manques… Allô !… tu m’entends ?

— Oui.

— Tu n’es pas seule ?

— Non, ce n’est pas ça.

— Excuse-moi de t’avoir dérangée.

À Mendoza, François raccrocha rageusement. Léa le fit lentement, à regret. Ernesto la regardait d’un air interrogateur. Discret, il ne posa pas de question.

— Il est tard, je dois rentrer, ma tante et mon frère vont s’inquiéter.

Elle se blottit dans ses bras.

— Je suis bien avec toi.

Il la contempla d’un regard qui semblait lire en elle. Une fois habillé, il lui dit :

— À demain ?

Léa répondit par un petit geste de la main.