19.

Allongée sur un transat du Cabo de Buena Esperanza, recouverte d’un plaid, Léa se remémorait ses derniers jours passés en France : le dîner à Montillac la veille de son départ avec la famille, Jean Lefèvre, sa mère et le père Henri. D’un accord tacite, on avait parlé de choses sans importance. Léa s’était montrée gaie et affectueuse envers tous. Sur le point de les quitter, elle mesurait combien elle les aimait et combien ils allaient lui manquer. Quand tous furent partis ou couchés, elle avait fait le tour de la vieille maison, était descendue sur la terrasse pour un ultime adieu. à chaque moment important de sa vie, à chaque départ comme à chaque retour, c’était sur cette terrasse, face au paysage paisible de vignes, de bois et de prés qu’elle puisait force et détermination. Une nouvelle fois, elle avait une impression de déchirement, de départ sans retour. Vers où allait-elle ? Elle n’en savait rien, elle pressentait seulement de nouvelles souffrances.

De son bref séjour à Paris, elle-gardait un souvenir désordonné. La présence quotidienne de Franck, qui ne se remettait pas de la mort de Laure, leurs sorties, les films qu’ils avaient vus, les boutiques qu’ils avaient faites avec l’argent de François, tout cela était confus comme son voyage jusqu’à Gênes pour prendre le bateau en compagnie de Daniel Zederman et d’Amos Dayan. Sur le navire, ils s’étaient séparés, les deux jeunes gens voyageant en deuxième classe, ce dont Léa avait été soulagée tant elle avait envie d’être seule. L’escale de Barcelone lui avait permis d’admirer les jardins de Gaudi, de se promener dans les ruelles de la ville et d’écouter des flamencos dans une boîte du port avec Daniel. À Lisbonne, elle était restée à bord, fiévreuse et migraineuse. Invitée, un soir, à la table du capitaine, elle avait fait la connaissance d’un Hollandais d’Amsterdam d’une trentaine d’années, bel homme malgré une certaine froideur, voyageant pour ses affaires, Rik Vanderveen. Il parlait un français remarquable avec une pointe d’accent, se disait collectionneur d’art, grand amateur de peinture surréaliste, entretenant une correspondance suivie avec André Breton, Marcel Duchamp et Salvador Dali qu’il avait rencontrés chez Lise Deharme, femme ravissante et cultivée qui tenait salon près des Invalides. Ces conversations sur l’art et la littérature lui rappelaient celles du cher Raphaël Mahl. D’abord, ils s’étaient rejoints tous les soirs au bar à l’heure de l’apéritif pour prendre un verre, puis après le dîner, pour finir par se retrouver côte à côte à la même table avec pour compagnons deux messieurs frôlant la cinquantaine qui ne parlaient qu’anglais avec un détestable accent.

Un jour qu’elle était arrivée en retard pour déjeuner et qu’ils ne l’avaient pas vue arriver, elle les avait surpris tous les trois parlant allemand à voix basse : cela lui avait causé un bref malaise. Très vite le séduisant Hollandais était devenu le chevalier servant de Léa. Il lui faisait une cour discrète à laquelle elle n’était pas insensible. Une chose l’agaçait cependant, c’était sa curiosité à son égard : d’où venait-elle ? Que faisaient ses parents ? Avait-elle des frères et sœurs ? Était-elle fiancée ? Qu’allait-elle faire en Argentine ? Chez qui descendait-elle ? Combien de temps comptait-elle rester en Amérique du Sud ? Avait-elle des amis à Buenos Aires ? Par jeu, plus que par méfiance, Léa s’était inventée une famille, une vie de jeune fille insouciante et sans problèmes. La seule chose sur laquelle elle dit la vérité, c’était l’invitation de Victoria Ocampo, mais sans entrer dans le détail.

Rik Vanderveen était un bon danseur, un peu raide, peut-être, rien à voir avec la souplesse d’un François Tavernier, mais agréable quand même, surtout pour le tango. Chaque nuit, Léa dansait jusqu’à deux ou trois heures du matin. Sa jeunesse et sa beauté égayaient ces soirées un peu guindées ; elle dansait volontiers avec qui l’invitait, surtout avec Vanderveen. Une nuit qu’il la raccompagnait jusqu’à la porte de sa cabine, il l’avait attirée à lui et embrassée ; Léa s’était laissé faire sans déplaisir puis, coquette, l’avait planté là. Entrée dans sa cabine, elle avait allumé et poussé un cri.

— Léa, que vous arrive-t-il ? avait crié Vanderveen à travers la porte.

Un doigt sur les lèvres, Amos lui avait fait signe de répondre.

— Rien, je me suis cognée au bureau. Bonsoir, à demain.

— Vous êtes sûre que tout va bien ?

— Tout à fait sûre, merci. Bonne nuit.

— Bonne nuit.

Toujours un doigt sur les lèvres, Amos l’avait entraînée loin de la porte.

— Que faites-vous ici ? dit-elle à voix basse.

— Je vous attendais. Il y a longtemps que vous connaissez cet homme ?

— Qui ?

— Rik Vanderveen.

— Depuis que je suis sur le bateau. Nous avons sympathisé.

— N’avez-vous rien remarqué le concernant ?

— Non. Qu’aurais-je dû remarquer ?

— Quelles sont vos relations avec les autres personnes de la table ?

— Avec monsieur Barthelemy et monsieur Jones ?… des relations de table seulement. Ils se saluent mais parlent peu ensemble… Ah si ! une fois… ils parlaient allemand tous les trois.

— Que disaient-ils ?

— Je n’ai pas très bien compris, ils parlaient à voix basse et se sont tus à mon arrivée… J’ai cru entendre les mots « sous-marin » et « Cordoba »… Vous ne pensez pas que ce sont des nazis en fuite ?

— Je n’en sais rien. Nous essayons d’obtenir des renseignements par radio. En attendant, soyez prudente et essayez d’en savoir plus sur eux.

L’air frais fit frissonner Léa ; elle plia son plaid et rentra dans sa cabine. Un bouquet de roses rouges trônait sur la coiffeuse. Une carte accompagnait les fleurs : « Je vous attends ce soir au bar, Rik. » Et si c’était un nazi ? pensa-t-elle. Cela lui paraissait difficile à croire. Ne lui avait-il pas dit son horreur de la guerre et des atrocités commises par les Allemands ? Qu’il parle la langue des vaincus ne devait pas l’étonner, beaucoup de Hollandais la parlaient. Amos et Daniel se trompaient, ils voyaient des nazis partout. Cependant l’inquiétude demeurait, elle se promit d’être encore plus prudente et de le questionner.

Elle revêtit pour le dîner une longue robe de crêpe d’un blanc ivoire au corsage drapé et releva ses cheveux en boucles sur le sommet de sa tête. Elle sourit, satisfaite, à son reflet dans le miroir.

Le bar était très animé. Jocelito, le pianiste, jouait une valse lente et Ricardo, le barman, spécialiste de délicieux cocktails, secouait son shaker avec énergie. Il sourit en voyant Léa entrer.

— Buenos tardes, señora.

— Bonsoir, Ricardo.

— J’ai préparé un cocktail en votre honneur, mademoiselle, en honneur de la France, voulez-vous y goûter ?

— Avec plaisir, comment s’appelle-t-il ?

— « Deuxième DB », mademoiselle.

Le fantôme de Laurent d’Argilat sur son char passa. Léa prit le verre que lui tendait le barman et but au souvenir du jeune homme disparu.

— C’est bon, mais très fort.

— Faites attention aux mélanges de Ricardo, ils sont redoutables, dit Rik Vanderveen en s’approchant du bar.

— Merci pour les roses, Rik, elles sont magnifiques.

— Venez vous asseoir. Que voulez-vous boire ?

— Je vais reprendre un « deuxième DB ».

— Vous avez connu quelqu’un dans cette division ?

— Oui, un ami très cher qui a été tué en Allemagne.

Vanderveen poussa un soupir.

— Nous avons perdu beaucoup d’amis dans cette guerre.

— Où étiez-vous, Rik ?

— J’ai été fait prisonnier en 40. J’ai passé ces quatre années dans un camp d’officiers.

— C’était dur ?

— Assez ; mais rien en comparaison de ce qu’enduraient les juifs dans les camps de concentration.

— Vous avez des amis juifs ?

— Quelques-uns. Et vous ?

— J’en avais un, il est mort ; et une autre, qui a été déportée.

— Elle est revenue ?

— Je ne sais pas, mentit Léa.

Pendant un moment, ils burent en silence.

— Vous connaissez monsieur Barthelemy et monsieur Jones ?

— Pas plus que vous. Je sais qu’ils se rendent en Argentine pour l’exportation de viande et qu’ils sont Irlandais. Pourquoi cette question ?

— Pour rien. Allons dîner, j’ai faim.

Après le repas, Léa prétexta une migraine et se retira dans sa cabine, où elle trouva un message laconique de Daniel : « Soyez demain dimanche à la chapelle pour la messe. » Songeuse, elle se coucha mais, ne pouvant dormir, se releva, enfila un pantalon et un pull-over et alla sur le pont. De la musique lui parvenait du salon où l’on dansait. Accoudée à l’arrière du bateau, cheveux au vent, elle regardait le sillage du navire éclairé par la lune. Le ciel était superbe d’étoiles. François regardait-il le même ciel, pensait-il à elle ou bien l’avait-il déjà oubliée ?… Elle n’avait pas annoncé sa venue. S’il n’avait pas revu Victoria Ocampo, il risquait d’être surpris, furieux peut-être. Par contre, elle était sûre que Sarah serait heureuse de la revoir. « Qui sait si je ne pourrai pas leur être utile », pensait-elle. Un bruit de voix l’arracha à ses pensées, il lui sembla connaître l’une d’entre elles. Sans réfléchir, elle se dissimula derrière un rouleau de cordages. Des bribes de phrases en allemand lui parvenaient : « Aider les camarades… autorités alliées… internationale sioniste… heureusement que Perón… dans une estancia en Patagonie… notre trésor de guerre… nous serons les plus forts… Attention… on vient… Ah ça c’est vous… non, nous ne savons rien… nous verrons à Buenos Aires… Séparons-nous, il vaut mieux qu’on ne nous voit pas ensemble… »

Très vite, les causeurs s’éloignèrent. Léa sortit de sa cachette : elle avait reconnu la voix de monsieur Barthelemy. Amos et Daniel avaient donc raison !… Dès demain, elle les avertirait. Après avoir jeté un coup d’œil alentour, elle rejoignit rapidement sa cabine.

Quand Léa arriva, la petite chapelle du bateau était pleine. Les fidèles, ceux qui n’avaient pas trouvé de place sur les chaises pliantes, assistaient à l’office debout. Près de la porte se tenaient ses deux amis, l’air emprunté. Elle se faufila jusqu’à eux. Daniel glissa dans sa main un papier ; à son tour, elle lui en remit un dans lequel elle faisait part de ce qu’elle avait entendu la nuit dernière.

Après l’office, les passagers des secondes regagnèrent leur pont. Rik s’approcha de Léa.

— Avez-vous bien dormi ? Comment va votre migraine ?

— Tout va très bien, ce matin, il fait un temps magnifique. Demain nous faisons escale à Rio. Connaissez-vous le Brésil ?

— J’y suis venu avant la guerre. C’est un beau pays, mais il y a trop de Nègres. Me ferez-vous le plaisir de m’accompagner à terre ?

— Peut-être.

— Comment, peut-être, ne suis-je pas votre chaperon ? Vous ne connaissez personne à bord pour vous accompagner et c’est dangereux pour une femme seule de se promener dans les rues.

— Que voulez-vous qu’il m’arrive ?

— Pour le moins, d’être importunée. L’homme sud- américain est beaucoup plus entreprenant que l’Européen. Alors, c’est d’accord, je vous emmène ?

— On verra, demain est un autre jour. Vous m’excuserez je vais chez le coiffeur.

— Alors, à tout à l’heure.

« Soyez chez vous à deux heures du matin, j’ai des choses importantes à vous communiquer. Redoublez de prudence. » C’était signé Daniel. « On se croirait en plein roman d’espionnage », pensa Léa qui déchira le message en petits morceaux tout en surveillant le coiffeur dans un miroir. Elle était l’unique cliente du salon. Machinalement, elle feuilleta des magazines français, espagnols et américains. Un grand reportage sur de Gaulle retint son attention. On parlait de sa carrière militaire, mais rien sur ce qu’il était devenu depuis ce mois de janvier où il avait « décidé de se retirer ». Elle se souvint de sa déception, de sa tristesse. Quoi, même lui, le grand homme quittait le navire et pourquoi ? « L’honneur, le bon sens, l’intérêt de la patrie m’interdisaient de me prêter plus longtemps à une manœuvre qui aurait finalement pour but de laisser l’État plus méprisé, le gouvernement plus impuissant, le pays plus divisé et le peuple plus pauvre. Je me suis donc démis de mes fonctions que l’on semblait ne m’avoir confiées que pour m’empêcher de les exercer. » Depuis son départ, la France s’enlisait dans des querelles de partis ; le bel idéal de la Résistance n’avait pas survécu longtemps à la fin de la guerre. Dans un mois, ce serait Noël, un Noël au soleil. Retrouverait-elle jamais la joie des Noël d’antan ? Un regret enfantin l’envahit. Elle s’agita sous le séchoir. Le coiffeur, un bellâtre gominé qui ne parlait pas un mot de français, vint la délivrer.

Pour la première fois, Léa s’ennuyait à bord. Elle craignait de retrouver Rik Vanderveen pour le dîner et plus encore le rendez-vous tardif de Daniel.

Contre toute attente, le dîner fut gai. Invitée avec Rik à la table du commandant, elle fit la connaissance d’une jeune Argentine qui travaillait à la radio de Buenos Aires. Dans un français approximatif, la ravissante Carmen Ortega raconta avec humour ses démêlés avec la femme du président argentin, Eva Duarte. Pendant quelque temps, elles avaient partagé un appartement de la calle Posadas, jolie rue ombragée, mais s’étaient séparées après maintes querelles à propos de leurs amants. Eva était resentida[17], elle l’avait prouvé à maintes reprises. Coquette, envieuse, elle voyait en toute femme une rivale. Elle jouait volontiers la petite fille pour attendrir son entourage. Carmen raconta la rencontre entre Eva et Perón à Luna-Park et comment elle avait évincé la belle actrice Libertad Lamarque. Mince, brune au corps parfait, Carmen Ortega avait un don inné de mime. À la fin du repas, les deux jeunes femmes étaient amies.

Il était près de deux heures du matin quand Léa regagna sa cabine. Elle venait à peine d’arriver que l’on frappa à sa porte.

— C’est Daniel, ouvrez.

Précipitamment, le jeune homme entra.

— Amos et moi avions raison, Barthelemy et Jones sont des nazis en fuite et des pires ; l’un était médecin au camp de Buchenwald, l’autre adjoint du commandant du camp de Dachau. Ils se nomment Adolf Reichman et Maurice Duval.

— C’est un nom français.

— Oui, la famille était originaire de France. L’ancêtre est arrivé en Autriche XVIIe siècle.

— Et Rik Vanderveen ?

— Nous n’avons rien trouvé sur lui, il semble bien être hollandais, ses papiers sont en règle. Nous en saurons plus à Buenos Aires. De votre côté, vous n’avez rien appris de nouveau ?

— Non. Demain, je vais à terre avec lui. Je vais l’observer attentivement.

— Redoublez de prudence, Barthelemy et Jones se méfient. Ils ont fait prendre des renseignements sur vous.

— Et vous, vous n’avez pas été repérés ?

— D’une certaine manière, si, mais c’est ce que nous voulions. Deux passagers de seconde croient que nous sommes allemands et que nous fuyons l’Europe. Bien sûr, nous faisons tout pour qu’ils croient le contraire tout en commettant quelques petites imprudences. Ils sont en rapport avec vos deux voisins de table. À l’arrivée, il faudra absolument éviter que l’on nous voit ensemble, ce serait dangereux pour vous et pour nous. Pour l’instant, par chance, personne n’a remarqué que nous nous connaissions et notre escapade à Lisbonne est passée inaperçue. Je ne pense pas que nous nous revoyions avant l’arrivée sauf en cas d’extrême urgence. Nous savons où vous joindre, attendez de nos nouvelles.

Ce fut sans plaisir que Rik Vanderveen servit de « chaperon » aux nouvelles amies qui découvraient avec émerveillement les immenses plages de Rio, ses rues animées, ses boutiques de luxe. Pour Léa, ce luxe, cette profusion après la disette de l’Europe paraissaient sortir d’un rêve. Elle remarqua à peine la misère des favelas entrevues au cours d’une promenade en taxi tant les Brésiliens étaient gais et souriants. Elles remontèrent à bord les bras chargés d’emplettes.

Pendant tout le reste du voyage, elles ne se quittèrent pas, au grand agacement de Vanderveen, et se promirent de se revoir à Buenos Aires.

Le bateau accosta à 7 heures du matin le lundi 16 décembre. Le temps était nuageux et frais. Une voiture attendait Léa. Le chauffeur, qui venait de la part de Victoria Ocampo, lui dit que celle-ci avait dû se rendre à Mar del Plata pour quelques jours et qu’elle la priait de l’en excuser. Elle lui avait réservé une chambre au « Plaza hotel » dont le directeur était de ses amis. Dès son retour, elle viendrait chercher son hôte et la conduirait à San Isidro. En attendant, le directeur se tenait à sa disposition pour la piloter dans la ville.

— Quelle chance tu as de descendre au « Plaza hotel », c’est un endroit que j’adore. Veux-tu que nous nous retrouvions au bar ce soir à 9 heures ? Ensuite, nous pourrions dîner ensemble.

— Avec plaisir, à ce soir.

Au « Plaza », le directeur l’attendait et la conduisit lui-même à sa chambre.

— N’hésitez pas à me déranger si vous avez besoin de quelque chose. Je vous envoie la femme de chambre. Me ferez-vous l’honneur de déjeuner avec moi ?

— Bien volontiers.

— Alors, à tout à l’heure, je vous attendrai au grill.