Léa venait à peine de regagner sa chambre qu’un bruit de cavalcade la mit à la fenêtre. Les cavaliers étaient de retour. Aussitôt, la maison fut envahie de cris, de rires, de piétinements, de courses dans l’escalier. Sa porte s’ouvrit sur Guillermina et Jaime qui se bousculaient pour entrer. Impossible d’imaginer que c’était le même homme que celui de la veille. Rien d’une tête de salaud.
— Comment ça va ?… mieux, je vois. Vous nous avez manqué. Qu’avez-vous fait ?
— J’ai pique-niqué sous les arbres.
— Ça ne te regarde pas ce qu’elle a fait, dit Guillermina. Pauvre chérie, vous avez dû vous ennuyer toute seule ?… Vous allez vous rattraper ce soir. Je vais me changer, à tout à l’heure… Tu viens, Jaime ?
— Va, je te rejoins.
— Faites attention, il se prend pour un don Juan.
— Vas-tu filer, sale fille ? dit-il en claquant brutalement la porte.
— C’est toujours comme cela entre vous ?
— Depuis que nous sommes petits, nous ne pouvons pas nous sentir, mais nous ne pouvons pas nous passer l’un de l’autre.
— C’était comme moi, avec mes sœurs.
— On vous a téléphoné cet après-midi. Qui était-ce ?
Quelle dureté dans le ton ! Plus rien à voir avec celui qu’il employait tout à l’heure.
— Mais cela ne vous regarde pas !
— Tout ce qui se passe ici nous regarde, mon père et moi. Je répète : qui était-ce ?
— Madame Ocampo.
— Cette chère Victoria, pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ?
— Je n’en voyais pas l’importance.
— Que voulait-elle ?
— Savoir comment cela se passait, si je me plaisais chez vous.
— Qu’avez-vous répondu ?
— Que c’était un endroit horrible, avec des gens épouvantables.
Jaime éclata de rire.
— Je vois que vous aimez la plaisanterie, moi aussi. Vous n’avez vu personne ?
— à part les domestiques, personne.
— Je vous laisse, faites-vous belle pour ce soir.
Restée seule, Léa prit un bain, se lava les cheveux et s’habilla élégamment et confortablement ; ce n’était pas le moment d’être gênée par une robe encombrante. Elle mit quelques affaires auxquelles elle tenait dans un sac qu’elle posa derrière la porte et descendit.
Une dizaine de personnes buvaient des apéritifs, assis sous la véranda. Parmi elles, Rik Vanderveen. Il s’avança, un verre à la main.
— Vous allez mieux ? On m’a dit que vous étiez souffrante.
— Beaucoup mieux, merci. Comment s’est passée cette journée ?
— Très agréablement. Et la vôtre ?
— Calme et reposante.
— Vous vous êtes promenée dans les bois ?
— Non, je suis restée sous les arbres en bordure de la pelouse.
Jaime vint vers eux avec son père.
— Vous êtes ravissante, je suis heureux de voir que vous êtes rétablie.
— Merci, monsieur.
— Mon fils m’a dit que vous aviez eu madame Ocampo au téléphone ? Comment va cette chère amie ?
— Bien. J’ai cru comprendre qu’elle viendrait nous voir.
Le regard qu’échangèrent Manuel Ortiz et Rik Vanderveen n’échappa pas à Léa.
— Quelle bonne idée, dit ce dernier. Vous buvez quelque chose ?
— Merci, plus tard.
La nuit tomba rapidement, la pelouse et les alentours de la maison s’illuminèrent. Léa répondait machinalement aux propos des invités, tout en guettant un bruit de moteur. À l’écart, Manuel et Jaime Ortiz s’entretenaient avec Rik Vanderveen. On allait passer à table quand un ronflement de plus en plus fort fit lever les têtes ; des lumières clignotaient dans le ciel et se rapprochaient de l’estancia.
— Un avion, s’écria Guillermina.
— Ce doit être José qui nous fait la surprise de venir, dit madame Ortiz.
Le petit avion atterrit sur la pelouse, roula jusqu’à son extrémité, fit demi-tour et s’arrêta face au perron. Tout le monde se précipita vers lui. Le cœur battant, Léa reconnut François aux commandes. « Je ne savais pas qu’il pilotait, pensa-t-elle. Il y a tant de choses que je ne sais pas de lui. » Manuel Ortiz aida Victoria Ocampo à descendre de l’appareil.
— Quel plaisir de vous revoir, dit-il en lui baisant la main.
— J’ai tenu à accompagner mon ami, monsieur Tavernier. Sa femme malade réclame la présence de Léa. Nous sommes venus la chercher.
— Mon Dieu ! Sarah est malade ?
— Oui, gravement, elle insiste pour que tu viennes auprès d’elle, dit François d’un ton affligé.
— Alors, partons, je vais préparer mes affaires.
— Tout cela est bien contrariant, dit le maître de maison, mais je n’accepterai pas que vous quittiez ma demeure sans avoir partagé le repas qui nous attend.
— Mais…
— Ma chère Léa, montez faire votre bagage et vous nous rejoindrez à la salle à manger. Guillermina va vous aider.
Le ton était sans réplique ; il fallait céder. Comment prévenir Daniel ? Elle s’approcha de Tavernier, lui prit le bras et dit d’une voix plus forte qu’il n’était nécessaire :
— Ne vous dérangez pas, François va m’aider, pendant ce temps il me parlera de Sarah.
Ils étaient déjà dans l’escalier, personne ne les suivit. Dans la chambre, ils s’étreignirent violemment.
— Où est Daniel ?
Léa l’entraîna à la fenêtre.
— Tu vois cette allée là-bas ? Il est dans un fossé. Mais comment aller le chercher avec toutes ces lumières ?
— Il faudrait couper le courant. Tu n’as pas remarqué où étaient les compteurs ?
— Non… enfin… je ne sais pas. Près de l’office, il y a un tableau avec plein d’interrupteurs.
— Il faut tenter notre chance. Tu ne comptes pas emporter cette valise ?… il n’y a pas de place, prends juste un sac.
— Voilà, il était déjà prêt.
— Ça ira. Maintenant, montre-moi où est l’office. Si j’arrive à éteindre ces satanées lumières, pas de panique, ne bouge pas afin qu’ils ne se doutent de rien. Dans l’obscurité, je ramènerai Daniel.
Tout le monde était à table quand ils entrèrent. La maîtresse de maison fit signe à François Tavernier de venir s’asseoir auprès d’elle. Léa se retrouva entre Jaime et son père qui avait Victoria Ocampo à sa droite.
— Oh, François, pouvez-vous aller à l’avion, j’ai oublié mon châle. Excusez-moi, cher ami, dit-elle en se tournant vers Ortiz, je suis un peu grippée ces temps-ci.
Tavernier sortit, courut à l’avion, prit le châle, revint, toujours en courant, et se dirigea vers l’endroit indiqué par Léa. Il écarta une tenture. C’était bien le tableau de commande de l’éclairage de la maison et du jardin. Pas le temps de fignoler. Il sortit de sa poche son briquet, vida le contenu, aspergea le tableau et la tenture et craqua une allumette. Une flamme bleue jaillit, le rideau s’enflamma comme une torche, puis le tableau.
— Vas-tu sauter, nom de Dieu !
Le ciel dut l’entendre, des étincelles jaillirent, les lumières s’éteignirent dans le jardin puis dans la maison. François se précipita au-dehors.
Dans la salle à manger, on s’exclamait :
— Encore une panne !
— Déjà hier !
— Ne vous inquiétez pas, mes amis, on va allumer les lampes… Maria, José… voilà… C’est très romantique, n’est-ce pas ?
— Vous avez souvent des pannes ? demanda Victoria Ocampo.
— Hélas oui, nous ne sommes pas aussi bien équipés qu’à Buenos Aires, ou en France, n’est-ce pas mademoiselle Delmas ?
Répondre… parler pour qu’il ne se doute de rien.
— Vous savez, en France, dans le Bordelais, cela arrive tout le temps, surtout pendant les orages qui sont là-bas très violents.
— Je ne connais pas la région de Bordeaux, par contre je connais son vin, excellent. Vous faites du vin dans votre famille ?
— Oui, il est bon, mais ce n’est pas un très grand cru. J’espère que lors de votre prochain voyage en France vous me ferez le plaisir de venir chez moi pour le déguster.
— Merci, mademoiselle, je retiendrai votre invitation. Jaime, tu vas voir ce que fait monsieur Tavernier, il a dû se perdre dans l’obscurité.
Le jeune homme sortit, Léa serra les poings sous la table.
— Papá, papá hay un incendio ![30]
Tous se levèrent et se précipitèrent vers la porte.
De hautes flammes couraient le long des murs, l’accès à l’office et aux cuisines était interdit. Un garde entra avec un seau d’eau.
— Patron, j’ai vu le feu, avec les autres on organise une chaîne, il vaudrait mieux que les dames sortent.
— Daniel… Daniel… c’est moi, Tavernier !
— Je suis là.
— Ça va ?… Vous pouvez marcher jusqu’à l’avion ?
— Ça ira.
Ils n’étaient plus très loin de l’appareil quand les flammes sortirent de la maison.
— C’est vous qui avez fait cela ?
— Je n’avais pas le choix, montez…
— Aie !…
— Je suis désolé, mon vieux… Mettez cette bâche sur vous… surtout ne bougez pas, cela peut être long.
Tavernier prit un seau des mains d’un domestique.
— Ah, vous êtes là, merci de nous aider, dit Jaime.
— Comment l’incendie a-t-il pris ?
— Je ne sais pas, on verra plus tard. Pour l’instant il faut l’éteindre.
Ce qui fut fait avec moins de difficultés qu’on ne le craignait. L’office était détruit ainsi qu’une partie de la cuisine. Manuel Ortiz examina les dégâts fumants.
— Nous avons eu de la chance, cela aurait pu être plus grave. Sans doute un court-circuit. J’en serai quitte pour refaire une installation moderne. Mesdames, retournez à la salle à manger, ces messieurs et moi allons nous nettoyer. Messieurs, merci pour votre aide. Monsieur Tavernier, vous avez été particulièrement efficace, encore merci, dit Manuel Ortiz en lui tendant la main.
Le dîner, éclairé par des lampes à pétrole, venait enfin de se terminer. Les hommes allèrent sur la véranda fumer un cigare. Il faisait très sombre.
Victoria Ocampo s’approcha de Manuel Ortiz.
— Cher ami, nous allons prendre congé, je suis morte de fatigue.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas passer la nuit ici ?
— Oui, j’en suis sûre, monsieur Tavernier doit être à Buenos Aires le plus vite possible. Sa femme est vraiment dans un état grave. Léa, êtes-vous prête ?
— Oui. Je ne prends qu’un sac, Guillermina me rapportera ma valise à Mar del Plata.
François prit le sac et, suivi de Victoria et de Léa, se dirigea vers l’avion après avoir salué Manuel Ortiz, sa femme, ses enfants et leurs invités.
Victoria Ocampo monta la première. Les phares d’un véhicule apparurent dans la nuit. Tavernier aida Léa puis monta à son tour. Une camionnette s’arrêta devant le perron dans un brutal crissement de freins. Deux hommes, pistolets à la ceinture, en descendirent. François mit le moteur en marche. L’hélice tourna. Un des hommes, l’air agité, dit quelque chose à l’oreille de Manuel Ortiz. Celui-ci eut un geste de colère. L’avion commença à rouler… Ortiz courut vers l’appareil, suivi de son fils et des hommes de la camionnette, pistolet au poing… l’avion prit de la vitesse… un coup de feu claqua… La lisière du bois approchait rapidement… le décollage se fit au ras des arbres…
À l’intérieur de l’avion régnait un silence tendu, chacun s’attendant au pire. Bientôt on fut à une certaine altitude, les passagers se détendirent.
— Nous avons eu beaucoup de chance, dit Victoria Ocampo d’une voix calme.
— Oui, je n’aurais pas cru que cela se passe aussi facilement, dit François. Comment va Daniel ?
— Il est évanoui, répondit Léa.
— Un médecin nous attend à Buenos Aires.
— Comment, nous n’allons pas à Mar del Plata ? dit Victoria.
— Non, c’est trop près de la bande d’Ortiz. Les nazis ont trop de complicités dans le coin. À Buenos Aires il sera plus en sécurité. Je suis désolé, madame, de vous avoir entraînée dans cette aventure.
— Cela ne fait rien. Je hais les nazis et leurs complices, surtout quand ce sont des compatriotes. Si j’ai pu vous aider à sauver ce jeune homme, tout est bien.
L’avion atterrit au club aéronautique du Rio de la Plata. Samuel et Sarah étaient là.
— Daniel est avec vous ?
— Oui.
— Est-il gravement touché ?
— C’est possible, il est sans connaissance depuis notre départ.
— Une voiture nous attend avec un médecin.
Avec précaution, on descendit Daniel, toujours inanimé. On le mit dans la voiture, qui partit avec Sarah et Samuel.
— Je n’ai pas prévenu de mon arrivée, dit, ironique, Victoria. Je vais prendre une chambre au « Plaza ».
— Je vous accompagne, dit François en ouvrant la porte du taxi qui les attendait.
La porte de l’ascenseur se referma sur Victoria Ocampo.
— Enfin seuls, souffla François. Toutes ces émotions m’ont donné soif. Que dirais-tu d’un verre de champagne ?
— Ce ne serait pas de refus, mais tu as vu l’heure ?… Le bar est fermé depuis longtemps.
— Je vais arranger ça.
Il alla parler au concierge en lui mettant une liasse de billets dans la main.
— Cela ne t’ennuie pas d’attendre un peu ? Je préfère m’en occuper moi-même.
Ensommeillée, recroquevillée dans un fauteuil, Léa acquiesça. Appuyé au comptoir de la réception, François l’observait avec émotion. Quelle drôle de petite bonne femme ! Pas un moment elle n’avait flanché au cours de cette étrange soirée. Il savait que si la bande d’Ortiz avait réussi à arrêter l’avion et trouvé Daniel, leur peau n’aurait pas valu très cher. Il connaissait les méthodes expéditives des nazis d’Amérique du Sud. La présence de Victoria Ocampo les avait protégés, mais jusqu’à quel point ? Il ne leur aurait pas été difficile de fabriquer un accident d’avion, dans lequel la grande dame aurait également trouvé la mort. Plus de témoins…
— Aquí tiene su champagne. Esta seguro que no quiere que se lo subamos[31] ?
— No, gracias. Buenas noches.[32]
— Buenas noches señor, Buenas noches señorita.[33]
L’envie qu’ils avaient l’un de l’autre ne leur permit pas de boire le champagne frais.